Identité culturelle de l`Europe et diversité culturelle - MSHS Sud-Est

Transcription

Identité culturelle de l`Europe et diversité culturelle - MSHS Sud-Est
Version de travail de :
« Identité culturelle de l'Europe et diversité culturelle en Europe : l'Europe (n') a-t-elle (qu') une
âme ? »
Par Laurent Martin
Professeur d'histoire à l'université de Paris III Sorbonne-Nouvelle, chercheur aux laboratoires ICEE
et CERLIS.
Dans les textes officiels européens (actes des conférences intergouvernementales, traités,
déclarations communes, programmes européens), on ne parle guère de multiculturalisme ; pour
autant, la question de la coexistence pacifique voire harmonieuse des peuples, des communautés,
des individus qui diffèrent par leur langue, leur religion, leurs coutumes et traditions, leur vision du
monde dans un même ensemble politique, autrement dit la vieille question de l'un et du multiple est
au cœur de la construction européenne. Elle l'est depuis les origines de cette construction mais je ne
remonterai pas, pour cette communication, au-delà des années 1960.
Depuis le début des années 1970 au moins, disons depuis le sommet de Copenhague à l'occasion
duquel les chefs d’Etat et de gouvernement des futurs Neuf de la Communauté européenne
affirment leur volonté d’introduire la notion d’identité européenne dans leurs relations extérieures
communes, le thème de l'identité culturelle européenne est au centre des interrogations des
responsables de l'Europe. Les débats autour de l'adoption d'une « Charte culturelle européenne »,
devenue simple « déclaration européenne sur les objectifs culturels » à Berlin en 1984 montrent à
la fois l'importance de ce thème et la difficulté des Européens à en préciser les contours et le
contenu.
Si l’on réaffirme à l’envi tout au long des années 1980-90 et jusqu'aux négociations sur la
Constitution européenne au début des années 2000 ce postulat d’une identité culturelle au-delà des
frontières politiques qui divisent l’Europe et dont le patrimoine commun de valeurs et d’idéaux
constituerait le cœur, c’est bien entendu parce que son existence ou l’entente sur son contenu sont
rien moins qu’assurées. La tension est permanente entre l’aspiration à, ou l’affirmation d’une unité
culturelle de l’Europe et le constat de ses divisions internes, qui n’ont pas connu de solution avec la
réunification de l’Allemagne et de l’Europe après 1989. La dynamique de l’unification se heurte à
la persistance des rivalités nationales, à la méfiance des gouvernements et des opinions envers tout
ce qui pourrait remettre en cause la souveraineté culturelle des Etats-nations, ainsi qu’aux tensions
entre communautés à l’intérieur de certains Etats, le cas yougoslave étant le pire mais non le seul
exemple de ces tensions.
Les rencontres internationales de la fin des années 1980 et du début des années 1990 insistent
toutes sur le nécessaire respect de la diversité, comme pour conjurer les atteintes portées à cette
diversité par le culturalisme d’Etat : la conférence de Palerme de 1990, la première de la « Grande
Europe » officiellement réconciliée, adopte une « Déclaration sur la société multiculturelle et
l’identité culturelle européenne » ; celle de Vienne en 1993 parle de « cohésion de l’Europe dans
le respect de ses diversités ». L’identité entre unité et diversité, la culture européenne définie par la
pluralité des cultures, ces formules quelque peu contradictoires dans leurs termes tentent de faire
de ce qui fait obstacle à l’unité européenne l’essence même du projet européen. La question est de
savoir si le constat d’une « densité des différences culturelles » (pour reprendre les termes de
Hermann Lubbe dans sa conférence intitulée « Identité européenne, perspective européennes »)
qui serait typiquement européenne, la reconnaissance de la diversité culturelle ne ruinent pas en
doute la notion même d’une identité culturelle supranationale. Un doute largement partagé en
Europe comme en témoigne, en 1993, la recommandation de l’Assemblée parlementaire du
Conseil de l’Europe qualifiant la notion d’identité culturelle européenne de « contestable » en
raison du flou qui demeure quant à son contenu et à l’extension de l’ensemble géographique
concerné. Il est clair que l'élargissementt à l'Est a rendu cette notion encore plus problématique.
De ce point de vue, l'accent mis sur la « diversité culturelle » a pu apparaître comme une
« solution de repli » aux élites européennes. Elle est en tout cas devenue un pilier du discours
communautaire : la devise de l'Union européenne est "unie dans la diversité » ; l'expression figure
dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (2000) ; elle est citée au rang des
objectifs de l'Union européenne à l'article 3 du Traité sur l'Union européenne (Traité de Lisbonne
2007) : « L'Union européenne […] respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et
veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen. »
Cette notion s'est substituée à celle d' « exception culturelle » au cours des années 1990. Dans un
premier temps, en effet, le principe de l'exception culturelle a été mis en avant, à l'instar de
l'exclusion culturelle obtenue par le Canada ds le cadre de l'ALENA. Selon ce principe, un film,
un disque, un livre peuvent, certes, faire l’objet d’un commerce mais parce qu'ils sont aussi et
surtout les supports de valeurs, de sens, de représentations qui définissent des identités politiques
et culturelles, parce qu’ils ne sont pas « des marchandises comme les autres » selon l'expression
attribuée à J. Delors, des règles particulières peuvent leur être appliquées qui dérogent aux lois du
marché et sont de la responsabilité des Etats.
Cette position commune des Européens est elle-même le fruit de laborieuses tractations entre des
pays attachés à l’intervention de l’Etat dans le domaine de la culture (en particulier la France),
appuyés par des associations de créateurs et de producteurs (en particulier du secteur
cinématographique), et d’autres plus méfiants et proches des Etats-Unis par tradition (RoyaumeUni) ou par reconnaissance (pays d’Europe centrale et orientale dans les années 1990), auxquels
s’ajoutaient les lobbies industriels soucieux de ne pas s’attirer les foudres de l’administration
américaine. Un accord fut finalement trouvé en interne avant de s’imposer dans le cadre des
négociations multilatérales en 1993 : l’accord général sur le commerce des services (GATS)
excluait les biens et services culturels, notamment les productions audiovisuelles, du processus de
libéralisation des marchés. De nouvelles escarmouches se produisirent à l’occasion de
négociations annexes, en particulier sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), mais la
position européenne définissant une « exception culturelle », à laquelle s’étaient ralliés une
majorité de pays dans le monde, continua de prévaloir.
Une évolution se produisit dans la deuxième moitié des années 1990, où la notion d’« exception
culturelle » fut remplacée par celle de « diversité culturelle » dans le discours officiel. Jugeant la
première trop défensive et trop liée au contexte français, menacée d’encerclement et d’étouffement
par les normes qui se mettaient en place dans le commerce international sous l’égide de l’OMC,
les partisans du droit des Etats à intervenir dans le champ de la culture mirent en avant la notion de
diversité, plus consensuelle, plus positive et plus extensive.
Comme l'a souligné A.M. Autissier, « selon le registre de valeurs employé, le mot de "diversité
culturelle" apparaît tour à tour comme la meilleure alliée du commerce, le prétexte pour imposer
des usages rétrogrades, le soutien à la pluralité artistique, la prise en compte de la diversité
anthropologique… ». La plasticité du terme est pour beaucoup dans son succès discursif, au risque
d'une dilution du concept et d'un affaiblissement de sa portée opératoire. Cette auteure estime
également que la politique de reconnaissance de la diversité culturelle s'arrête à la porte des
cultures non europénnes. L'obstacle majeur tiendrait « au paradigme qui sous-tend les politiques
nationales depuis le 19e s : à un Etat correspondrait un territoire, une langue majoritaire et des
affinités naturelles (…) Il y aurait une coïncidence entre une communauté vécue au sens citoyen et
une communauté vécue au sens culturel. » Or, comme elle le souligne également, la réalité est
beaucoup plus complexe : on ne pt parler de polq cult ss accorder une place concrète à la diversité
cult. Il n'est pas seulement question d'exception culturelle, il faut aussi considérer que sur notre
propre territoire, dans notre propre collectivité, nous sommes au croisement de plusieurs cultures,
européennes ou non. « C'est la prise en compte de cette nouvelle dimension qui manque
aujourd'hui aux politiques nationales : une ouverture conduisant finalement à accepter les
expressions minoritaires non européennes et à les prendre en compte à côté du modèle dominant. »
Dans la suite de la communication, nous interrogerons les notions de « dialogue interculturel » et
de « multiculturalisme » telles qu'elles apparaissent à la fois dans les discours et les pratiques mises
en œuvre par l'Union européenne et les Etats-membres.

Documents pareils