Lumières du nord - Opéra

Transcription

Lumières du nord - Opéra
Feuillet du spectateur
par Constance Clara Guibert
Lumières du nord
Les pays nordiques nous interpellent. Le miracle
scandinave se traduit à tous les points de vue –
économique, social, sociétal, environnemental,
culturel. On aime leur PIB, leurs meubles, leur
écologie, leurs chœurs a cappella, leurs langues
exotiques, leurs romans noirs, leur système scolaire.
On envie leurs sociétés à la fois hyper-connectées et
(hyper) respectueuses des traditions populaires. On
aime se réfugier dans la pureté de la lumière du nord,
si précieuse à ceux qui ne la voient que six mois par an.
Fuir l’Europe ?
Qu’est-ce que le Nord ? C’est à la fois la Scandinavie (Norvège, Suède, Danemark),
les pays fenniques (Finlande, Estonie), les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie).
Traçons une ligne sur la frontière polono-lituanienne et tirons-la, au milieu de la
Baltique, jusqu’à ce qu’elle se heurte au pont construit entre le Danemark et
la Suède. Comment séparer deux pays qui se sont unis au‑dessus d’une mer ?
Englobons donc le Danemark. Au-delà, à l’ouest, la ligne se perd dans les eaux :
nous sommes en mer du Nord. Au-dessus de cette ligne se trouve notre nord.
Notre exotisme rassurant. Européen, mais loin de la déroute de notre Europe.
Que sait-on de ces pays, sinon que tout y fonctionne ? On n’en parle guère
en cours d’histoire. On y apprend, en géographie, que l’IDH y est excellent.
On projette sur eux une virginité qu’ils supportent bien : celle des pays qui ne
semblent avoir connu ni les guerres mondiales, ni l’esclavage, ni le communisme,
ni le choc pétrolier, ni… rien : des terres parfaites et proches qui n’émergent que
pour nous envoyer ABBA ou Ikea. C’est faux, évidemment, mais notre manque
de connaissance à l’égard de ces pays que nous n’entrevoyons qu’en rêve, sous
la forme d’aurores boréales, de saunas, de maisonnettes de bois dans la forêt,
d’intérieur beige et doux, de gens heureux dans une lumière blanche et bleue
(polaire, en somme), remplace tous les mondes rêvés qui nous ont successivement
déçus : celui d’Amerigo Vespucci, qui a largué la bombe A ; celui qui l’a reçue mais
nous inquiète par son taux de suicides et de pollution ; ceux qui nous rappellent
à chaque instant que notre civilisation les a détruits. Rien de tel au-dessus de
la ligne que nous avons tracée : ce peuple proche de nous, semblable à nous,
a la conscience pure. Nous fuyons chez eux ce que nous rejetons ici – la vieille
Europe, dominée pendant des siècles par la culture germanique du Saint-Empire
puis de l’Autriche-Hongrie, réfute aujourd’hui cet héritage. La Mitteleuropa
n’a plus lieu d’être – on ne sait plus ce que c’est. Les sociétés européennes, qui
peinent à intéresser les Etats-Unis, se rêvent en sociétés nordiques, délestées d’un
héritage culturel dont plus personne ne veut. Elles envient l’universalité de ces
cultures, dont la mythologie est si fondatrice dans l’imaginaire occidental. Se
décharger des derniers siècles de notre histoire pour renouer avec un passé dont
nous sommes tous descendants – celui des Vikings, celui des héros avant qu’ils ne
soient corrompus par l’idéologie nazie, celui d’une époque atemporelle que nous
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n’envisageons pas à travers la chronologie. L’histoire de ces pays, dans nos yeux
d’Européens du continent, n’est pas chronologique, n’est pas traversée de guerres,
de littérature classique ni de rien que l’on apprenne à l’école : elle est purement
idéalisée, comme un rêve de société communautaire et pragmatique (luthérienne
en un mot) perpétuellement en avance sur son temps.
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L’universel comme pragmatisme
Il faut dire que l’individualisme hédoniste des sociétés occidentales (et catholiques)
a été bien berné par le communautarisme pragmatique des sociétés nordiques (et
luthériennes). A notre époque post-moderne, la communauté, le partage, le vivreensemble, ont remplacé les valeurs d’épanouissement individuel revendiquées par
tous les peuples depuis l’Habeas Corpus. Comme si le XXe siècle et ses horreurs
avaient fait passer les sociétés à un autre type de système, développé paisiblement
depuis des siècles au-dessus de la mer Baltique. L’élan national, même quand
il soulève les montagnes, n’est pas revendicatif ni autocentré : il repose sur
l’idée très pragmatique qu’il faut s’ouvrir aux autres pour se faire entendre. La
culture nordique, si riche qu’elle soit, préfère se créer au fil des siècles un système
universel, qui séduit le reste du monde jusqu’à l’englober, plutôt que d’affirmer
sa singularité pour exister parmi les autres. C’est au XIXe siècle que les penseurs
scandinaves, baltes et finlandais s’intéressent à leur culture. Après des siècles de
pouvoir hanséatique et donc d’unité culturelle à travers la mer Baltique, qui
suppose forcément une forme de domination culturelle européenne (si ce n’est
allemande), les intellectuels nordiques veulent l’indépendance culturelle que
leurs pays méritent. Comme James McPherson, le poète écossais qui, au XVIIIe,
avait recomposé la mythologie celte à partir de poèmes d’Ossian et de légendes
orales, le folkloriste finlandais Elias Lönnrot publie en 1835 un recueil intitulé
Kalevala et fonde ainsi l’identité nationale finlandaise. A ceci près que les poèmes
de McPherson, qui inspirèrent ensuite Sir Walter Scott, distinguent l’Écosse
comme une nation à part et fière de l’être, tandis que le Kalevala inspire à l’Europe
un sentiment d’étrange proximité. Ses héros deviendront ceux de Tolkien, ses
illustrations inspireront la fantasy internationale.
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Au même moment, Henrik Ibsen crée un personnage sans nationalité, qui voyage
aussi bien au pays des trolls qu’en Afrique du nord, et s’inspire aussi peu du
folklore norvégien que Don Quichotte s’inspire du folklore espagnol ou Candide
du folklore français (s’il existe ?). Et pourtant, nulle envie à cette époque de
vouloir créer « à l’européenne » : c’est une littérature et une pensée norvégiennes
qu’Ibsen revendique, plus qu’une identité folklorique et populaire. Quant à tous
ceux qui participèrent au Printemps des peuples de mars 1848 et qui passèrent
les décennies suivantes à se révolter contre la domination austro-prussienne, c’est
dans la singularité qu’ils se détermineront et qu’ils se déterminent encore – qui
peut se targuer d’avoir créé en Europe occidentale un mode de vie à l’instar des
pays nordiques ? L’efficacité Ikea et le zen écolo de la Scandinavie ont vaincu le
reste.
Musicalement, la démarche est là aussi tout à fait opposée : alors que Dvořàk fait
entendre la voix de son peuple, Sibelius lui en donne une ; d’un côté, le Hongrois
revendique les mélodies folkloriques, de l’autre, le Finlandais crée un monde auquel
on ne pourra qu’adhérer. Car oui, on adhère forcément à ce romantisme teinté
de folklore difficile à situer, qui semble venir de tous les recoins d’Europe, de la
Laponie aux Carpathes. L’hymne symphonique qu’il donne à son pays, Finlandia,
résume cette universalité : évoque-t-il les paysages de Laponie ? Sans doute, aussi
bien qu’il évoque tout sentiment d’indépendance et d’évasion. Comment ne pas
se sentir finlandais quand on écoute Finlandia ? Alors que l’écoute des Danses
roumaines de Georges Enesco ne donne pas envie de se sentir roumain – mais
de se rendre en Roumanie pour goûter à cette culture, à ces danses. C’est certes
puissant, mais ne l’est-ce pas moins que de se sentir partout en Finlande ?
Il faut dire que les compositeurs nordiques ont très rapidement apprivoisé l’outil
musical le plus efficace pour plaire à toutes les civilisations : le modal. Si la musique
tonale a régné en maîtresse sur des siècles de musique savante occidentale, depuis
la fin du XVIIe siècle jusqu’à l’avènement de la musique sérielle dans la première
moitié du XXe, la musique modale, qui ne répartit les sons ni en majeur ou mineur,
ni par séries de douze, n’évoque ni une époque ni un lieu : les modes employés par les
compositeurs nordiques à partir de Sibelius évoquent en nous un fonctionnement
sonore bien moins intellectualisé, bien moins artificiel, que la tonalité. Bien que
parfaitement intégrée à nos habitudes musicales, la tonalité est une construction
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humaine et savante ; le modal convoque chez ceux qui l’entendent (y compris
sans le reconnaître) des instincts sonores naturels, et provoque une sérénité qui
ne peut que séduire. Le succès contemporain de la musique pour chœur, dans les
pays nordiques puis, bientôt, partout dans le monde, en est la preuve vivante. A
une époque où la musique classique (tonale) est vue comme de l’archéologie et
la musique contemporaine (sérielle) comme de la science, la musique modale, ni
trop folklorique ni trop intellectuelle, donc ni passéiste ni individualiste, apaise et
redonne confiance aux sociétés en perdition.
Quant à la forme, elle est majoritairement chorale – la musique chorale fait
évidemment partie de la démarche communautaire et pragmatique de ces
sociétés nordiques. Le « peuple chantant », comme se nomment les Estoniens,
c’est celui qui réunit tous les individus dans une pratique enthousiasmante, là
encore universelle et voulue comme telle : la pratique instrumentale est bien plus
élitiste que la pratique chorale, et on peut aisément caractériser une société à sa
propension à chanter ou à jouer. La nation estonienne, comme beaucoup de ses
voisines, se définit par le chant et non par ce qu’elle chante.
On ne peut qu’envier des pays où cette musique-ci est aussi populaire que le
métal ou ABBA, des peuples qui grandissent dans la sérénité que nous cherchons
justement, des peuples qui n’ont pas peur de leur culture puisqu’elle a conquis le
reste du monde par l’évidence plutôt que par les armes.
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À se procurer, à consulter, à rechercher, en ligne ou en papier,
numériquement ou physiquement :
Hors-séries « Dossier Nord »
Classicagenda.fr
Le Silmarillion
récit de J.R.R. Tolkien
Peer Gynt
film de David Bradley, premier rôle de Charlton Heston
Pelléas et Mélisande
musique de scène de Sibelius
Akseli Gallen-Kallela
peintre finlandais, illustrateur du Kalevala
Lumières du nord
Nicolas Dautricourt | Humoresques - mai 2017
Peer Gynt - mai 2017
Orchestre de l’Opéra de Limoges | Finlandia - mai 2017
Tous les textes à télécharger sur :
operalimoges.fr/livre-numérique
Conception graphique : A. Jouffriault - Opéra de Limoges | nov. 2016
dans la saison 2016/2017 de l’Opéra de Limoges