Du goût des sucres à leur régulation : de nouveaux

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Du goût des sucres à leur régulation : de nouveaux
DOSSIER
Du goût des sucres à leur régulation :
de nouveaux rôles pour les récepteurs
de la saveur sucrée
Philippe Reiser, Centre de documentation du sucre (CEDUS), Paris
Depuis les années 2000, la nature et la structure des récepteurs de la saveur sucrée sont connues. Clonés à partir des bourgeons
gustatifs de la langue, ces récepteurs ont ensuite été localisés à différents endroits dans le tube digestif puis dans de nombreux
autres organes ou tissus, chez les rongeurs comme chez l’homme. L’article présente brièvement les connaissances actuelles sur
les rôles de ces récepteurs dans la physiologie de notre organisme.
Abstract
Since the 2000s, the nature and structure of the sweet taste receptor
are known. Cloned from the taste buds of the tongue, these receptors
were then located at different places in the digestive tract and in many
other organs or tissues in rodents and humans. The article briefly presents the current knowledge on the functions of these receptors in our
physiology.
Les quatre dernières décennies ont été riches en publications sur les
mécanismes de perception de la saveur sucrée, sur ses déterminants
génétiques ou encore sur la fonction biologique du caractère agréable
qu’elle procure. Les motivations des recherches étaient multiples :
comprendre comment se transmet le signal apporté par la molécule sucrante au niveau des papilles et identifier les raisons pour lesquelles il
peut être perçu de façon plus ou moins intense ou agréable. En d’autres
termes, comprendre pourquoi les sucres sont « sucrés », mais surtout
pourquoi d’autres familles chimiques le sont également, parfois de manière très intense ou avec des après-saveurs.
Aujourd’hui, sans considérer que tout est bien élucidé sur ces différents
plans, la recherche s’oriente plutôt vers la fonction biologique et l’intégration du signal sucré dans notre métabolisme et nos comportements.
Avec des découvertes de nouvelles localisations et aussi de nouveaux
rôles des récepteurs au goût sucré qui ne laissent pas de surprendre !
A la recherche d’un modèle clé/serrure pour le sucré
Dans les années 1960-70, les études de type structure/activité, alors
très en vogue, ont bien tenté de « modéliser » les récepteurs gustatifs.
Partant de la composition et de la structure de la molécule de sucre (un
glucide) ou d’aspartame (un dipeptide), l’idée était d’identifier une ou
des parties communes susceptibles de former une « clé » entrant dans
la « serrure » des récepteurs sensoriels (Kier LB, 1972). Des modèles
possédant 2, 3 puis 8 unités d’interactions entre molécule sucrante et
récepteur ont été proposés jusque dans les années 1990, avec un succès
très relatif quant à l’explication des variations de perception entre molécules ni même entre les individus (Spillane WJ, 2006)..
A signaler tout de même que le dernier modèle à 8 sites de liaison, développé par des chercheurs de l’Université Claude Bernard de Lyon,
est à l’origine de la synthèse d’une série d’édulcorants extrêmement
puissants (Nofre C & Tinti JM, 2000). Parmi eux, le néotame, lointain
cousin de l’aspartame, est autorisé dans l’Union européenne depuis
2009 et crédité d’un pouvoir sucrant environ 10 000 fois supérieur à
celui du sucre ! Le record d’intensité sucrée est atteint avec l’un d’entre
eux, non autorisé dans l’alimentation à ce jour : baptisée lugduname en
hommage à la ville de Lyon, il aurait un pouvoir sucrant 220 000 fois
supérieur à celui du saccharose…
- 52 - Industries Alimentaires et Agricoles • Juillet-Août 2015
Le récepteur T1R2/T1R3 : une structure complexe pour
les sucres simples
Il a fallu attendre les années 2000 et des travaux de biologie moléculaire
pour en savoir beaucoup plus sur la nature des récepteurs gustatifs. Le
clonage du génome de la souris, du rat puis de l’homme va permettre en
effet d’identifier précisément l’emplacement, puis la structure même du
récepteur gustatif associé à la saveur sucrée (Li X et al., 2002).
La détection de la saveur sucrée se fait par le biais d’une structure complexe, dimère de deux récepteurs gustatifs spécifiques, protéines baptisées T1R2 (lire type 1 membre 2) et T1R3, qui sont couplées à une
protéine G, connue par ailleurs pour assurer la transmission de l’information reçue jusqu’aux fibres nerveuses. Cette structure est commune
à de nombreux mammifères ; elle permet chez l’homme d’expliquer la
sensibilité à bon nombre des sucres et des édulcorants connus.
Les sucres comme le saccharose se lient aux 2 unités réceptrices, dans
leur partie terminale, tandis que les édulcorants tel que l’aspartame ou
le cyclamate ne s’associent qu’à l’une ou à l’autre, et sur des parties différentes de celles des sucres, ce qui pourrait expliquer certaines différences dans l’intensité et la qualité perçues.
Mammifères et goût sucré : beaucoup de différences
Si ces récepteurs sont bien identifiés chez l’homme et quelques rongeurs, il n’est pas certain qu’ils soient présents ou fonctionnels chez
tous les mammifères. En 2005, les chercheurs du Monell Chemical
Senses Center de Philadelphie ont recherché les gènes codant pour
la réception de la saveur sucrée chez le chat, le tigre et le jaguar. Résultat : les félins possèdent bien les 2 gènes en question mais il existe
une anomalie sur un gène, bloquant l’expression de la protéine T1R2.
En conséquence, le récepteur de la saveur sucrée, issu nécessairement
d’une combinaison des 2 protéines, ne peut se former. Ceci explique
que les félins ne perçoivent pas la saveur sucrée, fonction gustative
« perdue » au cours de l’évolution en raison d’un régime carnivore
quasi-exclusif. Il semble que cette perte d’aptitude à détecter le goût sucré soit aussi la règle chez les mammifères marins, lions de mer, otaries,
dauphins ( Jiang P et al., 2012).
La même équipe a vérifié si les pandas, du fait d’un régime strict de
feuilles de bambous très pauvres en sucres, n’avaient pas eux aussi perdu
cette sensibilité au sucré. L’étude montre que les pandas ont une préférence marquée pour les solutions sucrées et sont capables de percevoir
plusieurs sucres et édulcorants différents ! Leurs récepteurs aux saveurs
sucrées T1R2/T1R3 sont donc bien fonctionnels, peut-être pour assurer des fonctions de régulation métaboliques des sucres, comme la
plupart des mammifères consommant des végétaux ( Jiang et al., 2014).
Des structures communes avec d’autres saveurs
A noter pour l’histoire que ce couple T1R2/T1R3 est le premier récepteur gustatif isolé chez l’homme. Autre découverte depuis, celle
SPÉCIAL SUCRES
d’un couple légèrement différent, formé de protéines T1R1 et T1R3 :
cette association a été identifiée comme le récepteur répondant au goût
umami (le goût du glutamate, très présent dans la cuisine asiatique)
et à quelque acides aminés chez la souris, signalant très probablement
la présence d’aliments riches en protéines. Par ailleurs, des récepteurs
d’un autre type (T2R) ont aussi été isolés dans les bourgeons du goût
chez l’animal et chez l’homme, répondant à des composés amers
comme à des composés sucrés. Certaines molécules sucrantes pourraient ainsi stimuler d’autres récepteurs que ceux identifiés pour le
« sucré », à l’exemple de la saccharine, qui active aussi les récepteurs
T2R du goût amer (Zubare-Samuelov M, 2005).
Ces récepteurs gustatifs aux sucres comme à d’autres saveurs ont été
identifiés fort logiquement au niveau de nos papilles, mais il apparaît
qu’ils sont aussi présents ailleurs dans l’organisme. Où se cachent donc
les récepteurs aux sucres et pour quelles fonctions ?
Des récepteurs au sucre dans le tube digestif…
Il n’est pas trop surprenant de trouver le récepteur T1R2/T1R3 ou
l’une de ses sous-unités tout au long du tube digestif, où ils contribuent
sans doute à « signaler » la présence de sucres à l’organisme. Ainsi, on
a découvert récemment que la sous-unité T1R3 était exprimée par certaines cellules de l’estomac, cellules connues par ailleurs pour secréter
la ghréline, une hormone qui stimule l’appétit ; les sucres arrivant dans
l’estomac pourraient ainsi agir sur la sécrétion de ghréline.
C’est bien connu aujourd’hui, le récepteur T1R2/T1R3 est présent
à la surface de certaines cellules intestinales, celles en particulier qui
produisent des hormones appelées incrétines, telles que la GLP1 (glucagon-like peptide 1), qui stimule la production d’insuline et envoie
un signal de satiété au cerveau. Et il est par ailleurs démontré que la
présence de glucose dans le tube digestif active le récepteur T1R2/
T1R3, qui augmente la sécrétion de GLP-1 et d’une autre hormone,
le peptide PYY, lequel réduit la vidange gastrique. Ces effets conjugués
inhiberaient la prise alimentaire.
Le même récepteur aux sucres a également été identifié au niveau des
cellules de la paroi de l’intestin grêle, où la stimulation par les sucres
favoriserait l’absorption et le passage de glucose dans le sang. Il est donc
bien établi qu’il joue un rôle important dans la signalisation de sucres
apportés par l’alimentation, ainsi que dans leur assimilation pendant la
digestion.
…et dans bien d’autres organes
Plus curieusement, des études très récentes chez l’homme, le rat ou la
souris ont confirmé la présence du couple ou de l’une des sous-unités
T1R2 ou T1R3 en dehors de tube digestif. Leur présence est ainsi mise
en évidence dans des organes tels que la rate, le pancréas, le foie, dans
les cellules du tissu adipeux, de la vessie et jusque dans le cerveau, localisé principalement dans l’hypothalamus. Et tout dernièrement, on en
a même isolé dans les cellules qui revêtent les voies respiratoires de la
souris et de l’homme, cavité nasale, larynx, etc. (Kinnamon SC, 2012).
Quelle serait donc leur rôle ? Pour le pancréas, les récepteurs aux sucres
et aux édulcorants agiraient sur la sécrétion de l’insuline, selon une voie
encore non élucidée mais différente de la voie métabolique classique.
Du côté du tissu adipeux, les récepteurs aux sucres seraient impliqués
dans la régulation et la production des cellules de la masse grasse. Dans
la vessie, les récepteurs aux sucres participeraient à sa contraction lors
de l’émission d’urine. Quant à leur présence dans l’hypothalamus, au
niveau de neurones sensibles au glucose sanguin, elle semble bien associée aux processus de régulation de l’appétit et de l’équilibre énergétique (Laffitte et al., 2014).
Partenariat sucré/amer pour protéger nos sinus
Nous savons depuis quelques années que nos voies respiratoires
abritent de nombreux récepteurs à la saveur amère du type T2R.
Ceux-ci complètent notre protection contre l’absorption de composés toxiques, en déclenchant une cascade de réactions allant jusqu’à
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la toux ou l’éternuement. Ils agissent aussi en cas d’infection microbienne de la cavité nasale : les bactéries qui se multiplient produisent
des composés amers, ce qui stimule les récepteurs des cellules tapissant nos sinus et provoque la libération de peptides antimicrobiens,
pour lutter contre l’infection
Fait surprenant, des récepteurs à la saveur sucrée ont aussi été identifiés dans nos sinus. En temps normal, les récepteurs sucrés sont activés par le glucose présent dans le mucus de surface et bloquent les
récepteurs amers. Mais en cas d’infection, le glucose est consommé
par les microbes ; les récepteurs au sucré sont alors inactivés, ce qui
libère l’action des récepteurs amers et ainsi la production d’antibiotiques naturels. Cibler les récepteurs de la saveur sucrée présents à
cet endroit serait une nouvelle piste de recherche, pour lutter contre
les infections chroniques des voies respiratoires supérieures (Lee et
al., 2014).
La liste des organes ou tissus dans lesquels sont exprimés les récepteurs T1R2 et/ou T1R3 s’allonge d’année en année : lymphocytes B,
fibres musculaires du cœur, spermatozoïdes, etc., le rôle des récepteurs n’y étant pour l’heure pas encore bien compris.
Ainsi, nous sommes passés en quelques dizaines d’années à une toute
autre vision des mécanismes de détection des sucres. Les récepteurs
aux sucres, appelés encore « gustatifs » en référence à leur première
fonction de signalisation lorsque nous mangeons « sucré », apparaissent désormais comme des capteurs répartis dans des organes ou
tissus clés, signalant à notre organisme que nous avons consommé
des sucres et l’aidant ensuite à gérer cette source d’énergie par des
boucles de régulation complexes.
Qu’il s’agisse de la détection des sucres, des acides aminés ou encore
des acides gras, les variations individuelles de nos gènes codant pour
les récepteurs gustatifs sont sans doute à l’origine d’importantes différences de sensibilité d’une personne à l’autre. Ces variations pourraient aussi influencer notre métabolisme sinon nos comportements,
livrant à la recherche un nouveau et vaste champ de cibles thérapeutiques pour le diabète ou d’autres maladies nutritionnelles.n
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