Vers des guerres d`indépendance économique
Transcription
Vers des guerres d`indépendance économique
OPINIONS Vers des guerres d’indépendance économique ? Bertrand Quiminal Expert des marchés financiers internationaux (trading et clientèle). Conseil en intelligences économique et financière. Les multiples formes de guerre contemporaines La guerre peut recouvrir, selon les époques et les grilles d’analyse, des acceptions variées, en termes de concepts comme de réalités. Ainsi, à l’aune d’un critère quantitatif fréquemment énoncé, est qualifiée de majeure une guerre causant plus de 1 000 morts par an. La France serait alors en voie de remporter pour sa population une guerre très significative : après un pic de mortalité routière sur son territoire atteint en 1972 avec 16 545 victimes, 3 653 décès ont été dénombrés en 2012. Et cette tendance à la diminution de la mortalité devrait heureusement s’être poursuivie en 2013. Par comparaison, selon l’OCDE, le nombre de morts sur les routes s’est élevé à 38 000 personnes en 2011 sur le territoire de la Fédération de Russie, pour une population représentant le double de celle de la France. Pendant une autre époque dramatique qui n’était alors pas qualifiée de guerre mais d’événements, plus de 25 000 militaires français sont morts en Algérie entre 1954 et 1962. Depuis 1962, sur les 115 opérations militaires menées par la France, 5 seulement ont concerné des conflits pouvant être qualifiés d’interétatiques. Ils ont causé 4 des 396 soldats français « morts pour la France » sur la période (1). Les 110 autres opérations ont donc été engagées contre, ou avec, des organisations politiques non étatiques. La guerre conventionnelle entre États, comme préparée durant la guerre froide, constitue donc l’exception plutôt que la règle durant les dernières décennies. De même que la guerre non-conventionnelle, telle qu’envisagée toujours à l’époque du Pacte de Varsovie, était tenue comme potentiellement nucléaire, bactériologique ou chimique, et non par drones ou IED (Improvised Explosive Device ou Engins explosifs improvisés) déclenchés à distance lors de conflits dits asymétriques. Pendant la même période, et pour prendre l’exemple le plus terrible, le génocide au Rwanda de 1994 a causé, selon l’ONU, 800 000 morts en l’espace de quelques mois. Ces constatations ne signifient nullement que les risques de conflits préalablement cités comme conventionnels ou non-conventionnels seront absents d’un 69 avenir proche ou plus lointain. Mais que les conflictualités contemporaines peuvent aussi être utilement analysées selon des grilles de lectures différentes ; tout en conservant le prisme selon lequel la guerre se définit en tant que phénomène pouvant entraîner une remise en cause de la nation ou de l’État, de sa liberté d’action et de l’efficacité de l’économie de ses moyens. Retour d’investissement sur les buts de guerre Les buts ou objectifs de guerre apparaissent aussi multiples que les formes de celle-ci. La destruction, l’anéantissement ou la lutte d’egos nationaux ne constituent pas les uniques motivations des guerres ; l’asservissement, la réduction à l’état d’esclavage, la prédation économique ou l’élimination de compétiteurs commerciaux sont aussi des raisons d’engagement de conflits. En voici quelques exemples. Ainsi, en 49 avant Jésus-Christ, César, alors en guerre civile contre Pompée pour la domination de ce qui allait bientôt devenir l’Empire romain, rechercha d’abord la destruction de la cité de Marseille, alliée à son rival. Une fois sur place, convaincu par la situation géographique, l’intérêt humain, économique et maritime majeur de la ville, il en ordonna le siège pour pouvoir à son tour, dans les meilleures conditions, en exploiter les richesses. Le montant et la nature des réparations économiques envers l’Allemagne inscrites dans le Traité de Versailles, en 1919, sont considérés comme des éléments importants de l’échec du « Plus jamais ça ! ». À leur tour, les travaux d’Adam Tooze (2) montrent le poids central de la prédation économique dans les objectifs et la politique de conquête du Troisième Reich. Quant aux accords de Bretton Woods, signés en juillet 1944, ils « ont été pensés avant tout par les États-Unis comme une instrumentalisation de l’économie et du droit international pour éliminer définitivement le rival politique et économique qu’était alors le Royaume-Uni, en prévision de l’après-guerre » (3). Ces quelques réalités peuvent alimenter l’axiome n° 22 d’un ouvrage très récent (4) : « Le théâtre des opérations est bien plus vaste que l’endroit où l’on se bat, les armes à la main. Il recouvre les terrains économique, financier, juridique, médiatique et numérique ». Explorons plus en avant trois des éléments contenus dans cet axiome. Trois mots croisés d’une médiatisation permanente : mondialisation, financiarisation et numérisation La mondialisation des échanges économiques peut être analysée par la grille de lecture que constitue la maritimisation (5). L’importance stratégique du commerce 70 OPINIONS maritime est certes ancrée dans le temps long. L’Angleterre dispose déjà d’une marine de guerre permanente sous le règne d’Édouard III (1312-1377), marine de guerre dont la fonction première, telle que théorisée plus tard par l’amiral américain Mahan (1840-1914), est de protéger la libre circulation du commerce maritime. Ainsi depuis l’invention en 1956 par l’américain Malcom McLean du conteneur, l’utilisation massive de cette modalité de transport a radicalement modifié les possibilités et l’importance du trafic maritime et donc permis l’explosion du commerce mondial. La règle habituelle des 80/20 semble même ici dépassée par le phénomène ; ainsi, 90 % des échanges mondiaux en tonnage sont désormais effectués par voie de mer (6). De même, « retirez d’une grande surface ce qui a transité par mer, il ne restera qu’environ 10 % des marchandises sur les étagères ! » (7). Un porte-conteneurs de 16 000 EVP (équivalent vingt pieds, unité de mesure spécifique aux conteneurs, représentant approximativement 38,5 m3) représente la contenance de 10 700 camions poids lourds ou de 200 trains de marchandises. Un porte-conteneurs de taille plus médiane « charge l’équivalent de 6 000 camions semi-remorques ou de 1 000 Airbus A380 Cargo. Le coût de transport d’un conteneur de 20 tonnes entre la Chine et l’Europe équivaut à celui d’un seul passager par avion » (7). Par ailleurs sont installés « au fond des mers le maillage par où transitent 99 % des communications mondiales. Sans ces tuyaux sous-marins à grand débit, il n’y aurait tout simplement pas d’Internet » (7). Et donc de médiatisation immédiate et permanente, caractéristique forte également de notre époque. La financiarisation, quant à elle, a reposé sur trois principes préalables. La généralisation de la bancarisation pour les particuliers. En France par exemple, cette politique promue par les pouvoirs publics dans la deuxième partie des années 1960 (obligation de versement sur des comptes bancaires du salaire à partir d’un certain montant, autorisation de détenir un compte bancaire en nom propre pour une femme…) a conduit en quinze ans à une bancarisation quasi généralisée. Notons que ce phénomène a probablement constitué la première utilisation à échelle « industrielle » des systèmes informatiques à destination des particuliers. La dérégulation politique menée par les États occidentaux – la France étant pionnière en la matière – du fonctionnement des marchés financiers dans les années 1980, qui a ensuite permis à ces mêmes États d’emprunter massivement à partir des années 1990. Le développement de l’utilisation des produits dérivés par les banques dans les années 1990, d’abord sous le nom de « basket trading », a conduit à l’utilisation encore plus massive de telles stratégies, désormais connues sous l’appellation de « Trading haute fréquence ». Pour ne retenir qu’un seul chiffre, et en se focalisant sur le seul marché des devises, les volumes échangés quotidiennement sur les places 71 financières sont désormais de 5 300 milliards de dollars. En termes de tendance, ces mêmes volumes s’élevaient à 1 500 milliards par jour au milieu des années 1990, avec une baisse temporaire – suivant les rapports de la Banque des règlements internationaux (BRI) – à 900 milliards constatée après l’introduction de l’euro financier le 1er janvier 1999 (par disparition des transactions sur les monnaies nationales des pays fondateurs). À titre de comparaison, l’Insee estime à 10 554 milliards d’euros, soit 14 340 milliards de dollars au cours actuel, le patrimoine total de la population française en 2012. La numérisation, enfin, peut se définir comme la compression du temps et de la distance rendue possible par les Technologies de l’information et de la communication (TIC). Via le cyberespace, elles constituent le premier milieu, désormais indépassable, entièrement construit par les humains, qui jusqu’à présent avaient expérimenté l’adaptation – et la transformation – aux milieux naturels préexistants. Elle se traduit là aussi par la médiatisation ou par l’infobésité, maladie à laquelle seraient soumises les organisations ou organismes qui, ayant perdu de vue repères et intentions, se trouveraient incapables de digérer les volumes d’informations proposés. Cette numérisation s’incarne également dans les objets emblématiques du quotidien pour tout un chacun (smartphones, tablettes…), ou pour certains seulement, à ce stade (drones, imprimantes 3D…). À noter que l’équivalent des smartphones et tablettes actuels constituait encore dans la première moitié des années 1990 l’apanage exclusif de cercles très restreints (services de renseignement, unités militaires spécifiques, salles de marchés…). Ce phénomène illustre la vitesse des transformations en cours ; tout comme l’état moribond de la société Blackberry (8), pourtant acteur principal de l’introduction massive de la messagerie électronique professionnelle nomade dans le monde des entreprises, dix ans plus tôt seulement. Cette grille à trois mots croisés a-t-elle entraîné l’apparition ou le renforcement d’acteurs-clés face aux États, parallèlement aux organisations politiques non gouvernementales précédemment citées ? Les organisations économiques non gouvernementales : les nouvelles frontières des sociétés transnationales La mondialisation des échanges économiques et du commerce ne s’est pas développée, loin s’en faut, selon les seules frontières étatiques mais selon une cartographie beaucoup plus internationaliste, celle des sociétés et groupes financiers multinationaux. Ainsi, « les transferts internes aux entreprises transnationales s’élèvent à plus de la moitié du commerce mondial des marchandises. Plus de 60 % des échanges mondiaux se font par et au sein des entreprises multinationales. La Banque mondiale estime que l’ensemble du commerce interne aux multinationales 72 OPINIONS dépasse la valeur totale du commerce international. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) évalue à 40 % la valeur globale des échanges intra-groupe par rapport au commerce international » (9). L’importance de ces transferts intra-groupe constitue un point majeur pour un des attributs de souveraineté des États constitués, la collecte de l’impôt. Car un même groupe peut certes choisir d’optimiser les résultats de ses filiales dans les pays présentant les taux d’imposition les plus attractifs pour lui. Mais la fixation de prix de transfert des biens et services entre ces mêmes filiales, difficilement contrôlables quant à leur pertinence réelle, constitue un puissant levier à la disposition d’une société multinationale pour privilégier encore plus les territoires étatiques à la fiscalité la plus avantageuse. « 1000 $ le seau et 52 $ le lance-missiles… ». Les prix de ce seau et du lance-missiles ont été dévoilés lors d’une enquête de l’administration des douanes américaines. Ils sont une parfaite illustration de la manière dont des multinationales évitent de payer des impôts sur la base de leur activité réelle dans les pays où elles opèrent. Les seaux en question étaient achetés à un prix dérisoire à une filiale tchèque par une filiale dans les îles Caïman qui les cédaient à la filiale américaine à ces tarifs prohibitifs. La seule entité à engranger de gros bénéfices dans l’affaire est comme par hasard la filiale des Caïman très peu imposée. Dans le cas des lancemissiles, le chemin se faisait en sens inverse des États-Unis en passant par un paradis pour aboutir en Israël. Cette technique est d’autant plus commune que selon l’OCDE, 60 % des échanges mondiaux s’effectuent au sein d’un groupe plutôt qu’entre deux sociétés indépendantes. La technique des prix de transferts se développe sur des produits ou des services beaucoup plus délicats à évaluer comme des brevets ou des droits d’utilisation de propriété intellectuelle (10). Autre illustration de ce phénomène de double-défiscalisation : en mai dernier, Apple annonçait un emprunt obligataire record de 17 milliards d’USD, deuxième emprunt obligataire le plus important de l’histoire financière en termes de montant émanant d’une société commerciale privée. Pourtant, le groupe Apple affichait 145 milliards de dollars de liquidités sur ses comptes à fin mars 2013. Une grosse partie des fonds se situant sur des comptes à l’étranger, il aurait été jugé en effet préférable d’emprunter plutôt que de les rapatrier. « La dette est très bon marché en ce moment aux États-Unis et l’argent d’Apple à l’étranger rapporte probablement plus en intérêts que ce que l’emprunt va lui coûter. En plus, ramener l’argent aux États-Unis occasionnerait des taxes élevées, rendant l’opération encore moins attractive financièrement », reprenait ainsi l’AFP. Pour des États déjà lourdement endettés, le non-accès à ces « gisements fiscaux vitaux » constitue un manque à gagner majeur en termes de collecte de l’impôt, et donc de ressources disponibles pour leurs budgets et leurs populations. En France par exemple, les multinationales constituant le CAC 40 sont en moyenne imposées à hauteur de 8 % de leurs bénéfices, alors que le taux normal d’impôt des 73 sociétés (IS) est de 33 %, et que les petites et moyennes entreprises (PME) en reversent de l’ordre de 22 % en moyenne (11). Dès lors, les sociétés multinationales constituent-elles des organisations ou des organismes hors-sol, qui pourraient continuer à fonctionner et se développer sans le substrat des territoires et des États ? Inversement, les États et leurs populations sont-ils condamnés définitivement à l’affaiblissement face à ces sociétés ? Les organisations économiques transnationales dans tous leurs États : la perspective de guerres d’indépendance économique Il paraît certes difficile de caractériser la localisation territoriale ou la nationalité des centres de pouvoir et de décision des sociétés multinationales actuelles : siège social, origines des dirigeants, siège de la holding financière, actionnariat, localisation des bureaux de recherche ou des employés, lieux où ses produits et services sont consommés... Bien plus complexe en tout cas qu’à l’époque de la République de Venise, de la Compagnie britannique des Indes orientales (BEIC) fondée en 1600, ou de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) créée en 1602. Néanmoins, sans sombrer dans les affres de « mains invisibles », quelques éléments peuvent contribuer à dissiper le brouillard ambiant. Le secteur des TIC est largement dominé par des entreprises d’origine américaine, parfois regroupées sous le sobriquet de « bande de GAFA » (Google, Amazon, FaceBook, Apple). Cette domination apparaît si importante que l’expression de « colonisation numérique » a été utilisée lors d’un rapport sénatorial en France (12). Par ailleurs, la raison pour laquelle l’État chinois poursuit une politique d’« Internet national » est-elle uniquement une volonté de contrôle sur sa population ou la recherche de souveraineté dans un domaine jugé stratégique ? En juin 2013, le yuan chinois et le dollar de Hong Kong, poursuivant leurs tendances, ont représenté 1,9 % des paiements mondiaux dans le cadre du commerce international, continuant à se rapprocher du yen japonais (2,7 %) *. Le positionnement de la devise chinoise est d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas à ce stade librement convertible. * INDICE SWIFT Les trois devises principales utilisées pour le commerce international, à la même date, sont l’Euro (36,56 %), l’USD (36,44 %) et le GBP (8,28 %), le JPY arrivant en 4e position. En septembre 2012, l’excédent mensuel du commerce extérieur chinois avait brusquement chuté de 45 %, tombant de manière inattendue à 15,2 milliards de dollars contre 28,6 milliards le mois précédent ; cela avant de remonter à 31,1 milliards 74 OPINIONS de dollars en octobre 2012. Principale explication : la fermeture par précaution pendant quelques jours seulement, mi-septembre, de leurs usines en Chine par les sociétés japonaises, suite à des manifestations illustrant la tension entre les deux pays au sujet de territoires maritimes. D’après le groupe Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA CGM), sur 150 millions de containers transitant au total chaque année dans le monde, 23 millions passent par le seul port de Shanghai. La principale mission militaire de l’Union européenne, depuis plusieurs années et dans un cadre fixé par l’ONU, est la mission Atalante pour la lutte contre la piraterie maritime au large de la Corne d’Afrique. Nous retrouvons ici la prégnance et l’importance du triptyque numérisation, financiarisation et mondialisation dans les relations internationales actuelles, au travers de l’interdépendance économique globale. Interdépendance harmonieuse, ou perte de souveraineté liée à des dépendances excessives, des termes de l’échange trop déséquilibrés ; voire même sentiment de colonisation. Selon la réponse, nous risquons, comme au temps de la guerre froide, de perdre de vue une dimension essentielle, peut-être systémique, des buts de guerre : la recherche d’indépendance économique. ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE (1) Michel Goya : « La France et la guerre depuis 1962 – Les conflits interétatiques », La Voix de l’Épée, 12 novembre 2013. (2) Adam Tooze : « Le salaire de la destruction – Formation et ruine de l’économie nazie », Les Belles Lettres, octobre 2012. (3) Benoist Bihan : « Le vide stratégique français à la lumière du Livre blanc 2013 », La Plume et le Sabre, 6 décembre 2013. (4) Jean-François Phélizon : Un Nouvel art de la guerre ; Éditions Nuvis, janvier 2014. (5) Jeanny Lorgeoux et André Trillard : « Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans », rapport du Sénat, juillet 2012. (6) Tristan Lecoq : « Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation », revue L’Archicube, décembre 2013. (7) Emmanuel Desclèves : « Demain, la mer », revue L’Archicube, décembre 2013. (8) AFP : « Télécoms : BlackBerry perd 4,4 milliards, s’associe à Foxconn », 20 décembre 2013. (9) El Hadji Dialigué : thèse de doctorat en droit soutenue le 7 juillet 2011, Université Paris Est. (10) Anne-Sophie Bellaiche : « Des lance-missiles à 52 $, le miracle fiscal des prix de transferts », L’Usine Nouvelle, 18 avril 2012. (11) Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, octobre 2010. (12) Catherine Morin-Desaillyon : « L’Union européenne, colonie du monde numérique ? », Commission des affaires européennes du Sénat, 20 mars 2013. 75