Les théories de la dépendance. - Enjeux et Défis du Développement

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Les théories de la dépendance. - Enjeux et Défis du Développement
Les théories de la dépendance
Pierre Beaudet, septembre 2013
En 1952, un économiste et démographe français, Alfred Sauvy, évoque le « tiers-monde », en
référence à ce qui est arrivé en France au moment de la révolution et où émergeait le « tiersétat » (les nouvelles classes populaires), à côté des ordres dominants (aristocratie et clergé). À
ce moment dans le « tiers-monde », un débat est initié en Amérique latine, sous l’influence de
la CEPAL et de son infatigable animateur, l’argentin Raul Prebish. La CEPAL ne préconise ni
le socialisme ni la rupture, mais le développement d’une manière qui n’est pas éloignée de
Rostow. Cependant dit-elle, les structures prévalentes dans les rapports nord-sud ne sont pas
propices à ce développement, car elles reproduisent la dépendance et l’atrophie des secteurs
de l’économie plus modernes. Selon Prebish, il faut briser les anciennes oligarchies qui se
recyclent dans l’agrobusiness et l’exploitation des ressources naturelles, car sans cela, le sud
restera sous-développé, enfoncé dans une division internationale du travail qui lui est
désavantageuse. Par la suite, cette proposition est reprise à Bandung par un rassemblement
inédit de nouveaux États indépendants, surtout en Asie. Le ton est encore là résolument
réformiste et fait appel à l’ONU, sur la base de propositions très concrètes qui ressemblent à
celles qu’on entend encore aujourd’hui. Le contenu est très « économique » et réclame une
assistance (l’aide publique au développement) et de nouvelles règles dans le commerce
international pour permettre aux pays du tiers-monde de prendre leur juste part. Les
revendications sont également politiques.
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Respect des droits humains fondamentaux en conformité avec les buts et les principes de la Charte des
Nations Unies.
Respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de toutes les Nations
Reconnaissance de l'égalité de toutes les Nations, petites et grandes.
Non-intervention et non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays
Respect du droit de chaque Nation de se défendre individuellement ou collectivement conformément à
la Charte des Nations Unies.
Abstention d'actes ou de menaces d'agression ou de l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou
l'indépendance politique d'un pays
Règlement de tous les conflits internationaux par des moyens pacifiques, tels que négociation ou
conciliation, arbitrage ou règlement devant des tribunaux, ainsi que d'autres moyens pacifiques que
pourront choisir les pays intéressés, conformément à la Charte des Nations Unies.
Communiqué final de la conférence afro-asiatique de Bandung
En 1967, le Mouvement des pays non-alignés produit la « Charte d’Alger sur les droits
économiques et sociaux du tiers-monde ». Le diagnostic est sévère : le tiers-monde ne se
développe pas à cause des blocages des pays riches. Les changements requis sont profonds.
Il faut instaurer une nouvelle division internationale du travail suivant laquelle les pays développés éviteraient
de prendre des mesures de protection qui portent préjudice aux exportations agricoles des pays en voie de
développement dans les domaines où ces pays sont des producteurs plus efficaces (…) Il faudrait créer des
conditions favorables à l’industrialisation pour que les pays en voie de développement puissent utiliser leurs
ressources au maximum. La diversification de la production des pays en voie de développement devrait être
réalisée dans le cadre d’une division du travail permettant d’intensifier le courant des échanges entre les pays en
voie de développement …
« Charte d’Alger »
Entrevue avec Houari Boumediene, président de l’Algérie à l’époque
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L’Afrique devient indépendante et se pose la question de la décolonisation malgré tellement
d’obstacles. Un projet émerge autour de personnalités comme Patrice Lumumba, Modibo
Keita, Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral, Thomas Sankara …
Malgré ces obstacles émerge un appel pour un « Nouvel ordre économique international »
(NOEI). Le sous-développement n’est pas un phénomène conjoncturel, un retard, mais un
phénomène structurel. Pour le surmonter, il faut un programme global : revalorisation du
pouvoir d’achat des pays du tiers-monde, industrialisation accélérée, transferts
technologiques, ouverture des marchés des pays industrialisés, augmentation de l’aide et des
flux de capitaux privés, remises de dettes, etc.Parallèlement se dégage une perspective
explicitement anti-impérialiste, un appel à la lutte, qui est exprimé par Che Guevara dans son
discours à l’ONU et aussi dans son « message à la Tricontinentale.
En définitive, il faut tenir compte du fait que l’impérialisme est un système mondial, stade suprême du
capitalisme, et qu’il faut le battre dans un grand affrontement mondial. Le but stratégique de cette lutte doit être
la destruction de l’impérialisme. Le rôle qui nous revient à nous, exploités et sous-développés du monde, c’est
d’éliminer les bases de subsistance de l’impérialisme : nos pays opprimés, d’où ils tirent des capitaux, des
matières premières, des techniciens et des ouvriers à bon marché et où ils exportent de nouveaux capitaux (des
instruments de domination) des armes et toutes sortes d’articles, nous soumettant à une dépendance absolue.
Che Guevara, Adresse à la continentale (1967)
De la décolonisation et de la lutte du tiers-monde
Le « réveil » de Bandoeng qui avait surpris un peu tout le monde avait identifié les principaux
changements espérés par ce qui devenait le « tiers-monde ». Quand on les lit, on est frappés
par le caractère contemporain de ces revendications qui ressemblent à ce qu’on entend
aujourd’hui à l’ONU, parmi les BRICS et même dans la galaxie des mouvements sociaux (le
Forum social mondial par exemple). En même temps, on se rend compte que ces
revendications n’étaient pas vraiment « révolutionnaires », qu’elles s’inscrivaient en fait dans
le paradigme de la modernisation, celui de Keynes et celui de Rostow !
La conférence de Bandoeng est restée dans la mémoire comme le point de départ des revendications du tiersmonde et comme l’affirmation d’une volonté collective des pays du sud de se démarquer des grandes
puissances qui cherchaient à imposer leur loi. (pour autant), Bandoeng envisage le développement comme une
nécessité universelle, censé advenir partout au terme d’un important effort économique, stimulé par les capitaux
étrangers et la mise en œuvre de la technologie moderne. Vision optimiste qui concernait tous les protagonistes,
dans l’orbite américaine ou soviétique, qui se référaient à des modèles assez semblables…
G. Rist
Au départ confiné à quelques pays, le programme de Bandoeng s’envole dans les années 1960
autour de l’idée d’un Nouvel ordre économique international (NOEI), traduit par des
documents comme la Charte d’Alger. L’idée du NOEI présentée à l’ONU reprend les thèmes
de la croissance économique, de l’expansion du commerce et de l’augmentation de l’aide au
développement.
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Parallèlement est proposé par le tanzanien Julius Nyerere la perspective de la self-reliance.
Le self reliance vise à redéfinir les priorités économiques afin de produire les biens utiles à l’ensemble de la
population plutôt que de compter sur le commerce internationale pour importer des biens de consommation. Il
repose sur l’utilisation prioritaire des facteurs de production disponibles localement. Il veut harmoniser le mode
de vie avec l’environnement, et entraîner une diversité de « développements » en refusant les modèles importés.
Il favoriser la solidarité avec ceux qui se trouvent au même niveau que soi. Il résiste à la dépendance entraînée
par le commerce international et les fluctuations de prix, Il met fin à la dichotomie centre/périphérie.
G. Rist
Pendant ces revendications étaient émises, le monde vivait de grandes confrontations au
Vietnam et en Amérique latine notamment, d’où l’exaspération d’une partie croissante du
tiers-monde (c’est le message de Che Guevara à la Tricontinentale qui exprime cela).
Théories de la dépendance
C’est dans ce contexte tumultueux que de se développe une nouvelle école de pensée qui
restera à l’histoire sous le nom de l’école de la dépendance. En substance, les premières
théorisations de cette école prennent appui sur les travaux de la CEPAL qui avaient démontré
l’écart structurel entre le Nord et le Sud, et surtout que cet écart ne serait jamais comblé sans
des politiques adéquates ayant pour but de renforcer les capacités économiques du Sud.
Autrement dit, qu’un programme de nature keynésienne doit être mis en place à l’échelle
mondiale (c’était d’ailleurs l’idée de Keynes lui-même en 1948).Pour l’École de la
dépendance, l’écart n’est pas le résultat de politiques inadéquates, ce n’est ni une erreur, ni un
accident de parcours, mais la conséquence d’un système mondial. Ce capitalisme mondial vit
de, « dépend » des pratiques et politiques dont les conséquences sont l’échange inégal, la
désindustrialisation du Sud et son confinement dans les ressources naturelles. Les objectifs de
la politique pratiquée par le Nord sont de maintenir cette situation, et non de la changer. Cette
perspective est d’abord développée aux États-Unis par un courant « néo-marxiste » (autour de
la revue MonthlyReview) qui reprend et approfondit les thèses de Rosa Luxembourg et de
Lénine à l’effet que le capitalisme a besoin de l’impérialisme pour poursuivre l’accumulation
du capital et donc éviter les crises périodiques.Dans la suite des débats, la théorie de la
dépendance se répartit entre plusieurs « écoles ». L’école « brésilienne » autour de Furtado et
de Cardoso constatent l’échange inégal, mais ils estiment que la croissance économique est
quand même possible au sud, en dépit des liens de dépendance. La thèse opposée est proposé
par André Gunder Franck qui estime que « rien n’est possible » dans le contexte de la
dépendance. Le système n’est pas réformable, d’où la seule conclusion logique : il faut briser
ce système ou au moins s’en sortir. L’intégration du Sud dans un système mondial dominé par
le capitalisme du Nord ne peut briser le cercle vicieux de la dépendance et de la pauvreté.
The present underdevelopment of Latin America is the result of its centuries-long participation in the process of
world capitalist development. My study of Chilean history suggests that the Conquest not only incorporated this
country fully into the expansion and development of the world mercantile and later industrial capitalist system
but that it also introduced the monopolistic metropolis-satellite structure and development of capitalism into the
Chilean domestic economy and society itself. This structure then penetrated and permeated all of Chile very
quickly. Since that time and in the course of world and Chilean history during the epochs of colonialism, free
trade, imperialism, and the present, Chile has become increasingly marked by the economic, social, and
political structure of satellite underdevelopment. This development of underdevelopment continues today, both
in Chile's still increasing satellization by the world metropolis.
AGF
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Cette perspective est reprise par l’égyptien Samir Amin. La polarisation nord/sud contredit la
thèse optimiste tant d’Adam Smith/Rostow que de celle de Karl Marx qui pensaient que la
modernité capitaliste allait homogénéiser le monde. Au contraire, le nord s’assure une
« rente » impérialiste que lui permet sa domination politique et militaire. Dans le sud,
l’accumulation se poursuit par la dépossession (le pillage) des ressources et de la main
d’œuvre.
La nécessaire déconnexion
Dans ces conditions, la polarisation ne peut être supprimée dans le cadre de la logique de déploiement du
capitalisme réellement existant. Les tentatives de développement mises en œuvre à la périphérie, dans leurs
versions du libéralisme néocolonial (ouverture au marché mondial), du nationalisme radical (modernisation),
aussi bien que du soviétisme (priorité aux industries industrialisantes) non comme une remise en cause de la
mondialisation mais comme sa continuation. De telles expériences ne pouvaient que conduire à la « faillite »
générale du développement. La seule solution : la déconnexion. Ce qui veut dire de subordonner les rapports
extérieurs à la logique du développement interne — soit exactement l’inverse de l’ajustement structurel des
périphéries aux contraintes que fait peser l’expansion polarisante du capital. Il s’agit alors de développer des
actions systématiques en direction de la construction d’un monde polycentrique, seul à même d’ouvrir des
espaces d’autonomie au progrès d’un internationalisme des peuples, de constituer un socialisme mondial et de
permettre une transition vers « un au-delà du capitalisme ».
Rémy Herrera
Impacts et enjeux
Pendant les années 1970, les théories de la dépendance, sous leurs diverses formes (modérées
ou radicales) ont dominé le paysage politique et intellectuel. De grandes confrontations dans
les diverses régions du tiers-monde ont abouti à des défaites importantes de l’impérialisme
américain et de ses alliés : Vietnam, Laos, Cambodge, Iran, Liban, Afghanistan, Angola,
Mozambique, Zimbabwe, Guinée-Bissau, Éthiopie, Nicaragua, Chili (jusqu’en 1973).
Une nouvelle vague de luttes sociales, au Nord comme au Sud, a suivi les évènements de mai
1968 en France pour s’élargir en Europe de l’Est et de l’Ouest, pendant que la contestation
sociale a atteint un paroxysme aux États-Unis (mouvement contre la guerre au Vietnam et
révoltes afro-américaines).
Dans le Sud, de nouvelles générations ouvrières et populaires ont repris la résistance à la fois
sur le plan politique et militaire, y compris dans des pays de la périphérie importants du point
de vue du système mondial, tel l’Afrique du Sud, les Philippines, le Brésil, la Corée du Sud,
où en dépit de la croissance de l’économie, les polarisations sociales s’acroissent au profit
d’élites locales modernes alliées aux États-Unis..
Autrement, plusieurs pays du tiers-monde sans nécessairement effectuer des ruptures avec le
système mondial ont tenté de changer les rapports nord-sud. Pensons à l’Algérie et aux pays
qui ont constitué l’OPEP, notamment. Ces confrontations nord-sud se sont par ailleurs
superposées à la fracture est-ouest qui a connu également des rebondissements avec le
« réarmement » militaire et politique des États-Unis, notamment lors de l’élection de Ronald
Reagan à la présidence des États-Unis en 1980.
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Malgré ses efforts cependant, le Sud n’a pas réussi durant cette décennie à entamer la
construction d’un nouvel ordre international. Les conflictualités avec les États-Unis ont
entrainé d’énormes coûts et une déstabilisation permanente, comme on l’a vu au Nicaragua,
en Angola, en Afghanistan et ailleurs.
Les projets de développement mis de l’avant n’ont pas pu concrétiser l’utopie de la selfreliance et du développement autocentré. Le monde paysan est laissé à L’arrière-plan. La
diversification de l’économie ne réussit pas à consolider l’industrie. Les retards dans les
infrastructures matérielles et humaines persistent. Des structures autoritaires et centralisées
ont nui à l’épanouissement des communautés, d’où des conflits internes à répétition et des
systèmes de gouvernance contaminés par la corruption et le népotisme. Parallèlement,
diverses tentatives de relancer des négociations nord-sud via l’ONU échouent.
Les propositions du Rapport Dag Hammarskjôld (1975) que personne n’a écoutés !
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Placer la satisfaction des besoins au centre même du processus de développement
Renforcer la capacité de développement autocentré du Tiers Monde
Transformer les structures sociales, économiques et politiques
Accroître les disponibilités alimentaires et l'accès à ces disponibilités
Réorienter la science et la technique vers un autre développement
Redéfinir les politiques de transferts de ressources et assurer leur financement automatique
Etablir une autorité mondiale pour gérer le patrimoine commun de l'humanité.
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