La MOVIDA, Conférence
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La MOVIDA, Conférence
LA MOVIDA MADRILENE Le thème que je vous propose aujourd’hui m’est inspiré par une réflexion à propos de l’étrangeté de l’Histoire. Il se trouve en effet que le phénomène de la Movida madrilène, contemporain des années 1978-83 (approximativement) se développe dans un climat très particulier, comme si la capitale de l’Espagne avait connu pendant ces années trois histoires parallèles: celle d’une transition politique à la fois difficile, agitée et réussie; celle d’une terreur provoquée par le délire meurtrier de l’E.T.A. et de son «commando Madrid»; enfin celle de la Movida, un mouvement indéfinissable qui n’est pas un mouvement social, que l’on hésite à qualifier de culturel mais qui a obtenu un écho international. ET ces parallèles, comme de juste, ne se rencontrent pas. Je veux dire que la Movida, qui ne se soucie pas de politique, demeure quasi indifférente aux événements politiques considérables qui se produisent alors (ainsi la tentative de Coup d’Etat du 23-F (1981), puis l’arrivée des socialistes au pouvoir (en 1982) qui inaugure une alternance politique très nouvelle en Espagne, et apparemment indifférente à la psychose de terreur que les attentats meurtriers répétés commis par le «commando Madrid» ont développée dans la capitale. Je me permets de rappeler en quelques mots les principaux événements politiques des années 1981-82 et les performances tragiques du commando Madrid pour que vous preniez conscience du climat étrange dans lequel a fleuri la Movida. La conjoncture politique d’abord: le premier ministre-surprise nommé par le roi Juan Carlos, Adolfo Suarez, avait réussi en quelques trois ou quatre années la transition politique, ce qui était un véritable exploit. Les partis politiques, y compris le parti communiste, malgré les réticences de 1 l’armée, et les syndicats avaient été légalisés, les Cortès franquistes s’étaient sabordées à l’issue d’un vote très majoritaire, les accords de la Moncloa avaient été signés par les représentants des forces politiques et les représentants du patronat, une Constitution très démocratique avait été préparée et votée à une majorité très forte en décembre 1978. Cependant, Adolfo Suarez avait subi l’usure du pouvoir; le parti qu’il avait créé pour gagner les élections, l’UCD, était miné par des rivalités et des divisions et beaucoup de ses militants le quittaient soit pour rejoindre l’ A.P., soit pour se rallier aux Socialistes. L’UCD avait subi des échecs lors d’élections régionales (communautaires) et lors de l’élection municipale de Madrid en 1979, de graves remous agitaient l’armée et en novembre 1978 une conjuration (le complot Galaxie) avait été découverte. Adolfo Suarez lui-même, qui avait de graves problèmes de santé et dont les relations avec le roi étaient moins chaleureuses, avait décidé de démissionner et il annonça sa décision lors d’un entretien télévisé le 29 janvier 1981. C’est précisément à l’occasion du vote destiné à lui donner un successeur comme chef du gouvernement, le 23 février 1981, que se produisit la tentative de Coup d’Etat menée aux Cortès par le commando de Gardes civils du lieutenant-colonel Tejero qui agissait en accord avec les généraux Armada et Milans del Bosch. L’échec de la conspiration grâce à l’action conjointe du roi, de ses collaborateurs directs et des généraux loyalistes, avait été suivi d’une manifestation massive dans la capitale le 27 février. La terreur ensuite. De 1974 à 1976 l’ETA avait commis moins de 20 assassinats par an, elle paraissait prendre acte du changement politique et, d’ailleurs les prisonniers politiques de l’E.T.A. avaient bénéficié le 14 2 LA MOVIDA MADRILENE octobre 1977 d’une amnistie totale.. Or, à partir de 1978, l’E.T.A est prise d’une folie meurtrière : 66 assassinats en 1978, 76 en 1979, 92 en 1980. Les attentats de mai 1979 avaient été particulièrement violents. A partir de 1978, l’activité de l’E.T.A à Madrid, qui bénéficiait encore du «sanctuaire français» pour servir de refuge et d’abri à ses militants en fuite, était de la responsabilité du Commando Argelia, créé par Txomin Iturbe qui s’était entraîné en Algérie et qui devint le commando Madrid, dirigé par un certain Iñaki de Juana, longtemps insoupçonnable parce que fils d’un officier franquiste. Ce commando, qui utilisa de préférence la technique de la voiture-bombe (coche-bomba), commit un très grand nombre d’attentats à Madrid, jusqu’à l’arrestation d’Iñaki en 1987. Celui-ci avait alors 25 meurtres à son actif et l’attentat à la fourgonnette piégée qu’il avait organisé le 14 juillet 1986 place de la République Dominicaine au passage d’un autobus de la Garde Civile avait fait 12 morts et 45 blessés. C’est dans ce contexte politique et terroriste que s’est développée l’étrange aventure de la Movida madrilène dont l’écho international a été considérable. La durée de vie de la Movida a été relativement brève: environ cinq à six années, de 1978 à 1983. Elle s’est développée de façon quasi soudaine comme si, ai-je pu écrire, «surgissait soudain à la surface ee la ville un Madrid underground lontemps dissimulé et révélé à lui-même à la faveur d’un temps différent qui avait aboli les interdits.» Pour comprendre la quasi indifférence des acteurs de la Movida à l’actualité politique, sous ses différentes formes, il faut se souvenir de l’âge de ses acteurs et interprètes. La génération qui créa et entretint la 3 Movida n’avait pas connu la Guerre Civile, ni les années de la faim et avait grandi dans la prospérité du Desarrollo. Elle n’avait pas connu le régime franquiste de l’immédiat «après-guerre», celui des années 40 et 50, elle n’avait pas réalisé les chances de la démocratie. Au point de ne pas prendre au sérieux la tentative «putschiste» du 23 F. Seuls, trois des acteurs de la Movida, interrogés lors d’une enquête de presse, ont avoué avoir eu quelque inquiétude lors du 23-F. D’ailleurs, lors des Carnavals de la Movida en 1981, ils tournaient en dérision la nuit des Cortès: des dizaines de pseudo-mannequins, déguisés en Tejero et déjà très alcoolisés, se jetaient par terre en criant Todos al suelo ! La movida n’avait donc aucun contenu politique explicite : il n’est pas question d’utopie sociale, de mouvement revendicatif, de révolution. Il s’agissait d’une explosion d’une partie de la jeunesse de Madrid, d’un désir effréné de liberté après une longue dictature. Il fallait enfoncer les barrières, rompre avec les usages, connaître des expériences nouvelles, abolir les interdits, et le programme de quelques groupes tenait en trois mots : sexe, drogue et rock’n roll. A l’évidence, les interprètes de la Movida n’étaient pas de purs esprits : la sexualité joua un rôle essentiel dans l’épanouissement de la movida, avec les drogues et l’alcool. L’usage des drogues (cannabis, cocaïne, héroïne) était considéré comme presque obligatoire car les drogues étaient tenues pour un aspect important de la conquête des libertés publiques. Le schéma traditionnel du mariage, assimilé à un contrat d’achat-vente, était mis en question comme la famille traditionnelle. Les interprètes de la Movida changeaient souvent de partenaires sexuels (ainsi Ana Cura qui fut la novia de plusieurs chanteurs ou musiciens 4 était un modèle plausible LA MOVIDA MADRILENE pour les gens de la Movida). L’homosexualité était libérée, les travestis étaient à la mode. Maria Olvido Gara, alias Alaska, lesbienne déclarée, fut l’une des muses de la Movida. Certains titres de chansons sont significatifs, tels Deseo Carnal ou No es pecado sont révélateurs. Quels furent les maîtres-mots de la Movida ? Sans doute la couleur et la musique. L’obsession de la couleur est évidente et Miluca Sanz, l’une des artistes du Mouvement s’en est expliquée :. «Au début, tout était marron et gris. Ennuyeux et lourd. Les boîtes aux lettres et les uniformes des gardes étaient gris et les gens s’habillaient en marron parce qu’il n’y avait que des vêtements de cette couleur et même la musique était marron et ennuyeuse. La couleur n’existait pas, ni dans les vêtements, ni en rien.Il était aussi impossible de rencontrer la couleur que la musique qui nous plaisait. Et c’est pour cela que nous nous sommes mis à faire les deux.» La musique, le rock avant tout, était essentielle pour les interprètes de la Movida et plusieurs groupes apparurent: Burning, Ejecutivos Agresivos, Los Nikis, Zombis. Quelques chanteurs se firent un nom : Ramoncin, Alaska déjà nommée. La musique de la Movida attira à Madrid des groupes ou des artistes célèbres comme les Rolling Stones, des groupes argentins, mexicains, ou Andy Warhol. Il y avait dans le mouvement de vrais musiciens, tels Jesus Ordovas ou Ana Cura, passée par le Conservatoire. Les arts plastiques (peinture, dessein, gravures, affiches, photos) furent aussi en faveur au sein de la Movida. Quelques artistes émergèrent de la masse, ainsi Carlos Sanchez Perez dit Ceesepe, autodidacte qui démontra sa maîtrise dans toutes les techniques (l’huile, l’encre, l’acrylique, le 5 collage), ou Ouka Lele, qui domina lui aussi plusieurs genres, de l’acrylique à l’aquarelle. Certains peintres ont survécu à la Movida, comme Carlos Berlanga ou Luis Gordillo. Ouka llele avait commencé par la photographie qui révéla quelques vrais artistes, telle Ana Arabaolaza. Et on ne saurait oublier l’architecture: plusieurs des concepteurs des gratte-ciels de la Castellana et de la M 30 passèrent par la Movida comme certains créateurs de mode (Isa Brena). Le mouvement généra des hebdomadaires qui lui servirent de publicité et de support, ainsi Madrid me mata (Madrid me tue) ou La Luna de Madrid et Dezine. Il fut également servi par une chaine de radio (Onda Dos) et, surtout, par le succès d’un certain nombre de «boîtes» du quartier de Malasaña, autour de la place Dos de Mayo, haut lieu de la Movida: par eemple, Rockola, qui n’ouvrit pourtant qu’en 1981, Pentagramma, El Sol, King Creole, la Via Lactea. Ces boîtes donnèrent au quartier une animation nocturne exceptionnelle. La magistrature municipale d’Enrique Tierno Galvan, très permissive, convenait parfaitement aux gens de la Movida. Certes, les valeurs morales, esthétiques, philosophiques de la Movida qui incarnait comme l’a très bien vu mon collègue et ami Bernard Bessière, une sorte de «doute radical, un refus provocateur des valeurs refuges comme la foi, la révolution, la technologie ou le progrès», n’étaient pas celles du «vieux professeur» qui s’inquiétait d’un «vide conceptuel qui excluait les perspectives collectives» mais il comprenait qu’il s’agissait d’une sorte de défoulement à la fois individuel et collectif, d’une immense soif de liberté. Evidemment, Tierno était un maire idéal pour des jeunes à qui il offrait des bars ouverts toute la nuit et dont il acceptait sans la réprimer 6 LA MOVIDA MADRILENE une consommation de drogues et d’alcool sans précédent. Tierno avait aussi encouragé les fêtes de rues et les sonneries de cloches pour toute manifestation d’allégresse et toléré les botellones qui envahissaient les rues. On a pu considérer que les années 1977-82 furent «les années de plus grande liberté de toute l’histoire de la monarchie constitutionnelle.» La commissaire de l’exposition consacrée à la Movida à la fin des années 2000, Blanca Sanchez Bercian, admet que, je cite, «ce moment d’extraordinaire créativité surgit d’une manière spontanée sans aucune forme d’énoncé théorique.» J’ajoute que le catalogue de l’exposition permet de prendre conscience de l’importance de la couleur dans la Movida. Il est vrai que les créations culturelles de la Movida ne sont pas d’une qualité exceptionnelle et le mouvement a été très loin de faire l’unanimité. Il a été durement critiqué aussi bien à gauche qu’à droite et peut-être surtout à gauche. Les critiques dénonçaient le libertinage sexuel, l’ivrognerie, la consommation massive de drogue, la qualité médiocre de la production artiqtique. Ainsi José Luis Cebrian, fondateur d’El Pais, le grand quotidien madrilène de centre gauche, écrivait en 1987 : « La fameuse Movida madrilène fut une opération de marketing presque spontanée...Le sous-produit culturel qu’elle a fini par engendrer est des plus pauvres et parfois des plus réactionnaires.» Et El Pais déplorait «l’exaltation injuste de ce phénomène culturel.» On observera qu’il n’y eut pas un cinéma de la Movida et Almodovar ne peut pas être considéré comme l’expression cinématographique du mouvement même si son premier long-métrage connu, Pepi, Luci, Bom y otras chicas del monton, joua un rôle dans la diffusion du mouvement. Il est vrai que 7 Ceesepe, l’un des artistes les plus doués de la Movida, réalisa pour ce film une remarquable affiche en acrylique en 1984. La durée de la Movida fut relativement brève. Sa gestation, inconnue du grand nombre, pendant les années 1970, autour du Rastro, aboutit à l’explosion de 1977-78. L’apogée du mouvement correspond aux années 1978-82 et le déclin est déja sensible en 1983. Les revues qui avaient servi le développement de la Movida comme Madrid me mata ou La Luna de Madrid disparaissent à la fin des années 1980. Et les mouvements similaires qui, à l’exemple de Madrid, s’étaient développés dans quelques villes de province (Vigo, Gijon, Séville, Malaga), s’étiolèrent rapidement. Les pouvoirs publics assistèrent avec une certaine satisfaction à la disparition d’un phénomène qui ne contestait guère l’ordre établi mais dont on craignait toujours les possibles débordements. 8