Analyse du film

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Analyse du film
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Mardi 30 septembre 1997
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Film américain en couleurs. 1975. 2 heures 26.
A Woman Under Influence
Titre original
John Cassavetes.
Scénario
Mitch Breit.
Photographie
Bo Harwood.
Musique
Sam Shaw.
Production
Gena Rowlands
Mabel Longhetti
Interprétation
Peter Falk
Nick Longhetti
Matthew Cassel
Tony Longhetti
Matthew LaborteauxAngelo Longhetti
Christina Grisanti
Maria Longhetti
Katherine Cassavetes
Mama Longhetti
Lady Rowlands
Marta Mortensen
L’absence de tout résumé n’est
pas due à ma paresse mais à l’inutilité,
pour ce film, de ce type de concision: le
titre nous a déjà tout dit.
Mabel Longhetti est une femme sous
l’influence. Frustrant. L’influence de
quoi? Si Gena Rowlands incarne une
addicte, quel est donc son mystérieux
poison? L’alcool, si présent dans l’œuvre
de Cassavetes1, ce sera pour plus tard
(Opening night, où il s’offre un rôle très
explicite). Alors? Puisque nous sommes
dans le cadre d’un cycle folie et
psychiatrie la devinette n’en est plus une,
Mabel est contaminée par une certaine
folie; plus exactement, elle devient
cinglée et sans doute le demeurera.
Mais tout cela n’ira pas sans subtilité,
Gena Rowlands n’a nul besoin d’une
performance à la Rainman2 pour prouver
combien elle est capable d’irradier nos
écrans. La folie de Mabel soudainement
visible couvait, larvée, bien avant son
explosion comme (et Cassavetes nous le
laisse admirablement entendre) chez
chacun de nous, ou presque. D’ailleurs
cet influent dérèglement n’est pas à
proprement parler le réel sujet de ce film,
si Cassavetes s’attache à le décrire,
éruptif ou quotidien, fatal ou latent,
discutable
ou
irréfutable,
c’est
essentiellement pour nous aider à le
mieux comprendre. L’énoncé de son
apparition surtout importe, car il nous
faut plus le justifier que simplement le
Attention ! En raison du dîner organisé
à Jourdan pour les pensionnaires étrangers, la séance de mardi prochain est
retardée. Le film commencera donc à
21 heures 15.
percevoir, ce qui motive l’auteur c’est
en dresser le diagnostique, en résoudre
les tenants par les aboutissants. Certes
Mabel devient folle, mais pourquoi, et
est-elle la seule? Sa belle mère
hystérique
n’est-elle
pas
plus
dangereuse, et Nick son mari
brutalement dépassé par les événements
n’est-il pas lui-même, comme tout
autre, souterrainement atteint? Peter
Falk, excellent, rappelle qu’une scène
finalement coupée au montage
définissait, à l’occasion d’une séance
d’évocation commune de rêves, son
personnage comme beaucoup plus
proche de cette frontière qu’a franchie
Mabel et dont il se démarque. Plus
encore que ce possible basculement
c’est son avènement qui est en cause,
sans qu’il y ait procès de l’un ou de
l’autre Cassavetes nous questionne:
comment cela put-il advenir? Peter Falk
à nouveau, évoquant la difficulté qu’il
eut à cerner son rôle, l’affirme: tout
tenait dans un petit instant, un moment
où, à cause d’un nœud de ressentiments
en lui, il ne pouvait lui donner à ce
moment précis ce dont elle avait besoin
et elle devenait folle. Un instant après,
il était trop tard.(...) On ne sait pas, on
ne voit pas jusqu’à ce qu’on l’ait joué.
Ce petit ressentiment au fond, et puis à
partir de là tout bascule...
Car la voici la cause, l’origine de
cette influence, de cette folie plus visible
qu’à
l’ordinaire,
anachronique
balbutiement de la grammaire du
quotidien. Il habite tout le cinéma de
Suite du cycle “Folie et psychiatrie”:
Soudain l’été dernier de Joseph L.
Mankiewicz. Film américain en noir et
blanc de 1959.
La riche veuve Mrs Venable fera une
donation à l’hôpital à condition que le
Docteur Cukrowicz pratique une lobotomie sur sa nièce Catherine. La jeune
fille est traumatisée par la mort du fils
de Mrs Venable qui semble vouloir
l’empêcher de raconter ce qui s’est
passé.
Le scénario nous entraîne dans la découverte de ces personnages déséquilibrés à la manière d’un récit policier apportant des indices successifs. Mankiewicz a su reproduire l’univers violent et
Cassavetes ce poison, “plus doux que
l’ambroisie”, cette drogue atroce que
“toute la science humaine ne saurait
soulager”, même par sevrage-bloc. C’est
l’amour, ou sa sublimation, cet amour que
Mabel porte à sa famille, dont elle ne peut
supporter les fluctuations, qu’elle
voudrait maintenir à un niveau constant
et permanent. Ce film illustre
merveilleusement le fait d’“aimer à
perdre la raison”. Il suffit pour s’en
convaincre d’observer avec quelle
rapidité et quelle négligence est effleuré,
puis délaissé, un possible passif
psychanalytico-foireux.(C’est plus une
astucieuse excuse évoquée par Mabel
qu’une véritable piste). Bien que
farouchement Nord américain3 l’auteur
nous
épargne
cette
lourdingue
démonstration, lui, il filme la vie telle
qu’elle s’enroule ou hoquette, une vie
banale qui ne s’offre aucune excuse
d’aliénation
ou
d’excessif
refus
d’adéquation.
Un art magnifique de la simplicité
qui traverse tout le film mais se montre
particulièrement prégnant dans la superbe
scène du repas de spaghettis improvisé,
lorsque Nick ramène chez lui ses
collègues de chantier. Un repas-fête
anodin et émouvant pourtant terriblement
tendu, en constante oscillation entre la
bouffe amicale et débridée et la
mascarade gênée aux entournures. À n’en
pas douter Woody Allen4, comme tant
d’autres, a pu trouver ici quelques règles
de l’art de la mise en scène de Cassavetes.
Le jeu y est d’un naturel étonnant et la
caméra caresse ses personnages,
s’attardant ou sautant de l’un à l’autre,
discrète et virtuose, tendre et
chirurgicale. Favorisée par un emploi
très prisé et particulièrement maîtrisé du
cadrage à l’épaule, cette liberté des
travellings ou des plans fixes est l’une
de ses plus célèbres caractéristiques.
Mais gare aux faux pas: on a souvent
évoqué à cet effet le curieux principe du
“cinéma-vérité”. rien n’est plus idiot, le
cinéma n’a rien à voir avec la vérité, du
moins en tant que vecteur. Bien sûr, en
éternel mystificateur, Godard s’est fendu
d’une célèbre définition: le cinéma c’est
la vérité 24 fois par secondes , plus
méconnue et tout aussi ‘valable’ est la
réponse de Fassbinder: je le dis, c’est le
mensonge 25 fois par seconde . Jeux de
mots, fausse polémique que notre auteur
aurait pu résoudre par le cinéma c’est
ma réalité . Ni cinéma-vérité, ni
documentaire, Cassavetes filme sa
vision de la réalité, sans concession
excessive à la fiction5. Malgré de
tenaces légendes le texte comme le jeu
des acteurs n’ont jamais été improvisés,
ils étaient au contraire extrêmement
écris. Seulement son besoin de sincérité,
plus encore que de crédibilité, laissait
l’auteur ouvert à toutes les suggestions
d’où qu’elles viennent (de sa ‘famille’
de plateau comme de l’extérieur ou d’un
public choisi); il les suscitait même,
certain d’obtenir en définitive ce qu’il
recherchait. De là vient également cette
célèbre caractéristique: les prises
multiples6. Justifiées par l’amour qu’il
portait à ses acteurs, elles lui
permettaient à la fois de les aider à
s’épanouir dans leurs rôles et de
multiplier les points de vue, quitte à ce
qu’au montage un seul subsiste. (Il serait
d’ailleurs très intéressant d’analyser les
plans de coupes qui ponctuent certains
‘monologues’, tant il apparaît qu’ils
furent filmés en plein contexte).
En somme Cassavetes filme sans
schémas préconçus ou trop construits,
comme un torrent, au gré du courant,
avec ses soubresauts et ses cascades, ses
aires calmes ou caressantes. La
métaphore est facile puisqu’elle me
conduit au titre emblématique de son
véritable dernier film7: Lovestreams,
des torrents d’amour. Amour des acteurs
et de la mise en scène pour illustrer sa
vision de la vie, la quête impossible,
indispensable ou destructrice de la seule
chose qui vaille ici ras: l’amour, quel
qu’il soit. En établir une liste s’avère
vite impossible tant il est protéiforme.
Dans les faits comme dans la fiction il
s’exprime aussi bien en duo avec l’appui
talentueux et éblouissant de Gena
Rowlands (sa femme avant même qu’il
commence à mettre en scène), par la
famille (parents, enfants, du couple ou
des amis sont très régulièrement
présents dans la distribution) ou
l’amitié (Seymour Cassel, Ben
Gazzara, Peter Falk...). Cet amour
c’est toujours lui qui tisse les films de
Cassavetes, les corrode, les laisse
éclater et nous les lance en pleine
figure.
Pour parodier le titre de ce film,
avant de laisser la parole à son auteur,
nous vous invitons à découvrir ce soir
un cinéma sous influence.
Je pense que chacun de nous a
besoin d’une façon de dire: “ où et
comment est-ce que je peux aimer?
Puis-je être amoureux, de façon à vivre
avec un certain sentiment de paix? ”
cinéma 1994. Ce livre reproduit les
textes des entretiens réalisés pour
l’admirable reportage Anything for
John qui jusqu’à présent ne fut diffusé
qu’en septembre 93 sur Canal+. À noter
également le reportage prometteur (je
n’en ai vu que de parcimonieux
extraits), mais encore plus inaccessible,
de Michael Ventura I’m almost not
crazy réalisé en 1984 sur le tournage de
Lovestreams. Sinon le spécial Cahiers
du cinéma a de jolies photos (surtout
Gena la sublime et Lynn Carlin,
l’inoubliable brune de Faces) pour le
reste, selon leur nouvelle habitude, il y
a vraiment à boire et à gerber, pardon
manger.
_______________________
1 À ce propos, pour les plus vieux d’entre
vous, je ne peux que vous enjoindre à relire
ardemment l’excellent article de Stephan
(...) C’est pourquoi j’ai besoin, pour
réellement analyser l’amour, de voir
les personnages du film en discuter, le
tuer, le détruire, se détester, faire toutes
ces choses dans cet univers polémique
de mots et d’images qu’est la vie. Le
reste ne m’intéresse pas. Ça intéresse
peut-être d’autres gens. Mais moi, la
seule chose qui m’intéresse, c’est
l’amour.
Ferrari consacré à l’indispensable
présence de ce précieux breuvage sur cette
non moins précieuse production. Et
croyez-moi, pour l’avoir si souvent
accompagné, je sais qu’il sait de quoi il
parle...
2 Je sais les autistes ne sont pas des fous,
mais l’intrusion de ce catastrophique
ratage n’a lieue que par antithèse. Nous
vous projetons un film et non un prétexte
aux démonstrations - si talentueuses
soient-elles - de jeu de l’acteur.
3 Il l’a répété sa vie durant: je ne peux
parler que de ce que je connais, et je ne
connais que l’Amérique .
4 Qui, pour le tournage de son surprenant
Maris et femmes, a explicitement et
expressément revendiqué cette influence.
5
Contrairement à la politique de
l’entertainment des studios d’Holywood,
qu’il a toujours fuis en tant que réalisateur,
Olivier Coulon.
N.B. Noblesse oblige, c’est ma source
de citations et de témoignages, je ne
saurais trop conseiller, aux aficionados
comme aux autres, la lecture de John
Cassavetes. Portraits de famille de
Doug Headline et Dominique
Cazenave, aux éditions Ramsay