Être bilingue en France aujourd`hui (B. Abdelilah
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Être bilingue en France aujourd`hui (B. Abdelilah
Éducation et sociétés plurilingues n°29-décembre 2010 Être bilingue en France aujourd'hui Barbara ABDELILAH-BAUER In Francia regna una certa confusione circa la definizione di bilinguismo. A seconda della natura delle lingue ivi implicate, il bilinguismo è considerato un must per il successo sociale degli individui, oppure la causa dei problemi scolastici e di integrazione di una parte della popolazione. Le indicazioni di genitori e professionisti raccolte in anni di consulenza e formazione testimoniano l'esistenza di un dato numero di idee preconcette che è necessario combattere sul campo, sia con i professionisti monolingue che con le famiglie multilingue. Questo lavoro è stato intrapreso dall'associazione BAFI (Bilinguismo: Animazione, Formazione, Informazione) e dal suo "Café Bilingue". Zweisprachigkeit wird in Frankreich widersprüchlich aufgenommen. Je nach den in Kontakt befindlichen Sprachen betrachtet man Zweisprachigkeit entweder als unerlässlich für den sozialen Aufstieg der Menschen, oder als Ursache für schulische Misserfolge und die mangelnde Integrationsfähigkeit eines Teils der Bevölkerung. Die während einer mehrjährigen Beratungs- und Fortbildungstätigkeit gesammelten Aussagen von Eltern und Fachkräften zur Zweisprachigkeit zeugen von den Stereotypen, mit denen letztere behaftet ist. Diese gilt es durch intensive Arbeit mit den monolingualen Fachkräften, sowie mit den mehrsprachigen Familien selbst, zu widerlegen. Die Organisation BAFI (Bilinguisme: Animation, Formation, Information) mit dem "Café Bilingue" ist in dieser Richtung tätig. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, le bilinguisme ne jouit pas d'une réputation positive en France. Ceci d'autant plus qu'il règne une certaine confusion quant au terme même. Pour les uns, le bilingue a une compétence égale dans deux codes linguistiques, il se comporte comme un monolingue dans chaque langue. Bilingue renvoie dans ce cas à une «double unicité» (Dabène 1990), la particule «bi» mobilisant «des images d’équilibre ou de déséquilibre, de communion ou de distinction, de dialogue ou d’opposition» , comme le remarquent D. Coste, D. Moore et G. Zarate (1997). Pour d'autres encore, est bilingue la personne qui maîtrise une langue étrangère au point de pouvoir satisfaire aux exigences du marché du travail. N'a-t-on pas pu assister récemment, en France, au discours d'un ministre de l'éducation nationale promettant le «bilinguisme français-anglais» à tous les lycéens de France durant leur scolarité? Ce qui n'a pas convaincu les parents, comme le démontre la ruée vers les «petites écoles» et autres ateliers d'anglais à laquelle on assiste actuellement. Pour beaucoup, aujourd'hui, bilinguisme sonne comme une promesse de réussite: «posséder» deux langues plutôt qu'une constituerait le premier pas dans B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui l'ascension sociale. Il n'est pas étonnant alors que l'idéal du bilingue parfait nourrit la méfiance à l'égard d'individus bilingues, qui représentent chacun une partie de cet idéal de perfection, et peuvent donc être définis par un manque: manque d'accent natif, manque de vocabulaire, manque de compétences équilibrées. C'est de ce déséquilibre, de cette «imperfection» des bilingues que naît l'image négative des enfants de parents issus de l'immigration, que l'on accuse de ne parler aucune langue «correctement», de se trouver dans un état de «confusion», de «conflit d'identité», de «semilinguisme». Ma pratique professionnelle depuis plus de vingt ans m'a permis de constater que les représentations du bilinguisme et des bilingues, entre admiration et méfiance, entre désintérêt et méconnaissance, sont partagées par tous, professionnels ou profanes, bilingues ou monolingues. En travaillant au sein de l'association BAFI (1) avec des publics très différents – parents expatriés, immigrés, couples mixtes, enseignants, éducateurs, professionnels de la santé – j'ai pu constater que beaucoup reste à faire en matière d'information et de formation sur le bilinguisme. Il s'agit, d'une part, de rassurer les parents dans leurs pratiques éducatives plurilingues et de leur faire prendre conscience, d'autre part, de l'importance de leurs langues pour la structuration identitaire de leur enfant. Il s'agit également de sensibiliser les professionnels aux enjeux de l'éducation familiale plurilingue et de les inciter à une prise en compte du répertoire plurilingue des enfants socialisés dans un environnement plurilingue. Il n'est pas étonnant que les témoignages et questions recueillis lors des ateliers et conférences organisés dans plusieurs villes (au «Café bilingue», dans des centres sociaux de banlieue ou sur www.enfantsbilingues.com), reflètent les représentations véhiculées dans la société française, non seulement au sujet de certaines langues et leurs locuteurs, mais aussi à propos des capacités des enfants d'acquérir plusieurs langues, y compris l'image onirique de l'enfant absorbant toutes les langues «comme une éponge». Dans les propos recueillis transparaît aussi la peur de «mal faire» dans une société qui a privé le parent de son rôle de premier éducateur et qui délègue aux professionnels savoir et savoir-faire éducatifs. «Mon mari parle anglais à notre fils de 11 mois et moi espagnol. Toutefois, il arrive que le français nous échappe, surtout à moi. Est-ce dangereux pour l'équilibre linguistique de notre enfant?» (2). 76 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui Bien que depuis les années 1960 toutes les recherches réfutent les résultats négatifs des premières études sur le bilinguisme, on doit constater que les stéréotypes, négatifs aussi bien que positifs, sont encore bien ancrés dans l'inconscient collectif. Si bien que de véritables mythes se profilent dans les questions des parents, aussi bien que dans les conseils donnés par les professionnels aux familles bilingues. Le mythe de la confusion L'idée de la confusion des langues et du système de pensée est encore bien présente dans l'opinion publique. L'acquisition simultanée de deux langues inhiberait la structuration du langage, les langues se «polluant» mutuellement aboutissant à un langage «hybride», «fluctuant», comme le formulait une orthophoniste. La phase du mélange langagier que traversent certains enfants est perçue comme une menace pour l'acquisition de la langue, par les parents aussi bien que les enseignants. «Je vais bientôt être maman, et la question me tracasse car quand je vois comment cela perturbe un enfant d'apprendre 2 langues, je ne sais pas comment faire. C'est un avantage non négligeable mais d'un autre côté je me demande si cela ne peut pas entraîner des retards chez l'enfant». Le mythe du «cerveau monolingue» La croyance que le cerveau est fait pour développer une langue et une seule à la fois, hante l'imaginaire collectif – au pays du monolinguisme du moins. D'où la théorie naïve, que l'acquisition simultanée de deux langues est une surcharge pour le cerveau. «Pour ce qui est de la lenteur des enfants bilingues, c'est normal qu'ils mettent du temps à parler vu qu'ils doivent assimiler 2 langues au lieu d'une! C'est du boulot en plus pour leur cerveau en développement...» (forum de www.enfantsbilingues.com, 2007) Le mythe du temps perdu (time-on task) Selon une croyance répandue, le temps passé pour apprendre la première langue serait du temps perdu pour apprendre la seconde langue, en l'occurrence le français. D'où le consensus prévalant parmi les professionnels qu'il faille parler français en famille. Ce serait l'immersion totale dans la nouvelle langue qui garantirait son apprentissage rapide, alors que le maintien de la langue maternelle empêcherait l’apprentissage du français et mènerait au semilinguisme. 77 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui «Sur les conseils de la maîtresse de CP de mon fils, l'année dernière, nous avions été voir une orthophoniste du fait d'un retard de langage. Sa conclusion nous a horrifiés. Elle aurait voulu que mon mari, Anglais, arrête complètement de lui parler anglais pour qu'il puisse solidifier son français. C'était fou car mon mari parle très mal le français». Le mythe de la fenêtre brièvement ouverte Le désir d'avoir un enfant bilingue est de plus en plus présent chez les parents, bien qu'il se concentre sur les langues socialement valorisées. Qu'il s'agisse de couples linguistiquement mixtes ou monolingues, tous sont en quête de méthodes et de techniques pour réussir le bilinguisme de leur enfant. Dans leurs questions se manifeste une motivation purement instrumentale (Lambert 1959) qui considère la langue comme un objet d'apprentissage qu'on manipule dans le but de donner toutes les chances de réussite à son enfant. L'idée d'une période critique unique pendant laquelle l'acquisition d'une seconde langue serait possible a été réfuté par la recherche, mais, dans les représentations, l' idée d'une fenêtre ouverte pendant un bref laps de temps, qui se fermerait inexorablement après, est toujours présente. L'apprentissage «parfait» de deux langues ne serait donc possible que pendant une courte période. Priorité doit donc être donnée à l'apprentissage précoce, voire très précoce. Cette idée a fait son chemin auprès du grand public, si bien qu'on voit actuellement fleurir des «ateliers» d'anglais pour bébés à partir de 12 mois (voir des sociétés comme Babylangues ou Baby-speaking). «Je parle assez bien anglais, et j'aimerais parler anglais à mon bébé, car j'ai lu que l'exposition de l'enfant très jeune à cette langue, même pour peu de temps, lui facilitera son apprentissage ultérieur. Mon épouse n'est pas très enthousiaste, car elle a peur que je n'arrive pas à ne lui parler que l'anglais. Si je ne parviens pas à parler uniquement l'anglais à notre enfant, est-ce que cela lui créera des problèmes?» Le mythe du bilinguisme parfait La représentation de la langue comme une unité parfaite mène à l'idée que le «vrai» bilingue possèderait deux langues «complètement». Selon cette représentation le bilingue devrait réagir – sur le plan communicatif et conceptuel – comme deux monolingues. Il s'ensuit une attitude exigeante des parents quant au niveau à atteindre dans les deux langues. «Je suis enceinte, française, et vis à Paris, avec le père de l'enfant qui est anglais (ne parlant pas du tout français). Nous parlons anglais ensemble. 78 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui Quels conseils pouvez-vous me donner pour que notre enfant soit le plus bilingue possible? Comme tout l'environnement social de l'enfant est français, comment m'assurer que son anglais soit parfait?» Ces mêmes parents qui réfléchissent avant la naissance sur la meilleure «technique» de transmission, sont aussi très attachés à la forme de la langue quand l'enfant commence à parler. Ce sont souvent les mères qui endossent le rôle de professeur de langue, s'interrogeant sur la meilleure manière de faire pour que l’enfant “apprenne” bien leur langue. «J'apprends les deux langues à mon bébé: chaque fois que je dis un mot en français, je le répète en chinois. Quand je lui donne le biberon, je le dis d'abord en français, puis en chinois. Sinon, comment elle saurait comment se dit le même objet dans l'autre langue?» Dans certains cas, cependant, le «schéma linguistique» prévu avant la naissance de l'enfant devient caduc dans les interactions avec l'enfant réel: à leur grand étonnement, les parents se voient envahis d'émotions en parlant telle langue ou telle autre, langue qu'on croyait neutre durant la période de «planification»: «J'ai une petite fille de neuf mois. Pendant ma grossesse j'avais prévu de lui parler en néerlandais mais, depuis qu’elle est née, je lui parle en français. Je n’arrive pas à lui parler en néerlandais en permanence, sans doute parce que cela m’évoque mes parents (qui nous parlaient chacun dans leur langue et ont mal communiqué entre eux…).J’aimerais énormément qu’elle apprenne cette langue qui fait partie entière de moi, mais je n’arrive pas à lui parler en néerlandais tout le temps, son père lui parlant français». Ce qui semblait une situation idéale pour réussir le bilinguisme – chaque parent parlant sa langue avec l'enfant – s'avère source de conflits quand une langue est moins présente ou n'est pas comprise par le partenaire. «Mon mari est jaloux de savoir que notre enfant maîtrisera plus ma langue que la sienne, d'autant plus que la seule personne qui peut lui parler en corse est le grand père paternel et qu'il vit justement en corse six mois par an et que bébé sera donc plus souvent en famille espagnole». Quand un des parents ne comprend pas la langue du partenaire, celui-ci se trouve souvent dans une situation inconfortable, craignant d'exclure le partenaire de la communication parent-enfant. «Je suis Russe et maman d’une petite fille de 4 mois. Son papa, Français, ne s’oppose pas au fait que je parle russe à ma fille, mais il ne s’intéresse ni à cette langue ni à la culture… et j’ai un problème: chaque fois que je parle à ma fille il est exclu de la conversation, alors il y a aucune possibilité de 79 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui discussion à trois! Evidemment pour le moment nous ne menons pas de grandes discussions mais déjà maintenant je suis obligée de switcher de langue en parlant avec mon bébé en fonction si je veux que le papa participe ou pas». Le mythe du «laisser faire la nature» Quand les parents ont eux-mêmes grandi avec plusieurs langues, deux types d'attitudes se profilent dans la gestion des langues familiales. Les uns considèrent la compétence plurilingue comme un patrimoine culturel que l’on désire transmettre à son enfant. Comme l'exprime cette maman rencontrée lors d'une conférence: «Je voudrais que mon enfant soit trilingue comme moi (arabe, français, anglais): je lui parle les 3 langues à différents moments de la journée.» Pour d'autres, le bilinguisme est naturel, on n'y réfléchit pas, on le vit. À l'image de cette jeune femme bilingue arabe – suédois, mariée à un Français d'origine marocaine. Le couple a un enfant de 12 mois avec qui la mère parle tantôt en arabe, tantôt en suédois, tantôt en français. Le père utilise indifféremment l'arabe et le français. Leur argument: «on ne s'est pas encore décidé pour une langue, on verra plus tard»! Souvent, cette gestion naturelle du patrimoine plurilingue est remise en question dès les premiers contacts avec l'institution scolaire: «L'institutrice a conseillé à mon épouse de ne plus parler à notre fille en tchèque, mais uniquement en français. Nous lui avons répondu que mon épouse a toujours parlé à notre fille en tchèque et que lui parler tout à coup en français pourrait peut-être la perturber. L'institutrice a rétorqué que l'enfant est dans une école française, qu'elle ne doit parler que français et ce, au plus vite». Les enseignants ayant à cœur de repérer au plus tôt d'éventuels troubles du langage, ont tendance à considérer toute particularité langagière comme pathologique et adressent volontiers les enfants plurilingues à l'orthophoniste. «Sur les conseils de la maîtresse de CP de mon fils, l'année dernière, nous avions été voir une orthophoniste du fait d'un retard de langage. Sa conclusion nous a horrifiés. Elle aurait voulu que mon mari arrête complètement de lui parler anglais pour qu'il puisse solidifier son français. C'était fou car mon mari parle très mal le français». Le mythe du handicap bilingue Si toutes les langues ont la même valeur pour les linguistes, il n'en est pas de même dans les représentations des individus, qu'ils soient monolingues 80 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui ou bilingues. Le bilinguisme – ou devrions-nous dire un certain bilinguisme? – représente un handicap aux yeux de nombreux professionnels. Selon la croyance qui veut que le temps passé à apprendre la langue des parents, est du temps perdu pour l'apprentissage du français, de nombreux professionnels défendent la thèse que la langue maternelle des enfants issus de l'immigration entrave la structuration de la langue et est à l'origine de divers troubles chez l'enfant. Les défenseurs de cette thèse considèrent la langue comme un outil de communication, occultant par là-même la fonction identitaire de la langue de première socialisation. Un des spécialistes de l'éducation bilingue, le linguiste J. Cummins, insiste justement sur cette fonction identitaire de la langue: «L'identité des élèves s'affirme et les résultats scolaires s'améliorent quand les enseignants expriment du respect pour les connaissances linguistiques et culturelles que les élèves apportent dans la classe…» (cité in Hélot 2007: 222). Quand l'acquisition du français langue seconde a lieu au dépens de la langue première, stigmatisée, ce bilinguisme «soustractif» entraîne des compétences moindres en langue seconde, comme il a été démontré dans de nombreuses études, basées sur le modèle de l'interdépendance développementale des langues (cf. Hamers et M. Blanc 2000 pour une revue de la recherche). Une certaine méfiance à l'égard des langues minoritaires apparaît dans les remarques de professionnels, comme montre le témoignage d'une mère italienne dont la fille de deux ans fréquente une crèche parisienne. La mère parle italien avec sa fille, ce qui lui attire l'admiration des puéricultrices. Une employée, d'origine sénégalaise, dont l'enfant fréquente la même crèche, lui fait remarquer: «C'est bizarre, toutes les puéricultrices vous disent que c'est bien de parler italien avec votre fille. Moi, elles m'ont dit qu'il est temps que je parle français avec ma fille, sinon elle ne l'apprendra jamais!» Dans un contexte de dévalorisation des langues, le bilinguisme précoce n'est pas un objectif pour des parents issus de l'immigration. Ils manifestent dans leurs propos l'image négative à l'égard de leur propre langue que leur renvoie la société. L'arabe maghrébin ou le berbère sont désignés comme des «dialectes» sans valeur par les locuteurs eux-mêmes, que certaines mères n'hésitent pas à remplacer par le français, même mal maîtrisé: «Le kabyle, c'est trop difficile, je lui apprendrai plus tard», me disait récemment un jeune femme algérienne. Une autre explique qu'elle a parlé en arabe 81 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui avec sa petite fille jusqu'à l'âge de trois ans, âge à partir duquel elle est passé au tout français, «parce qu'à la maternelle il faut savoir parler français». Une autre raison avancée par les mères ayant opté pour le français, est celle de ne pas vouloir stigmatiser leur enfant comme différent, reconnaissable comme «étranger». Comme cette mère malienne affirmant, en pointant du doigt sa petite fille à qui elle parle exclusivement français: «Celle-ci sera française!» Les enfants, quant à eux, intériorisent très tôt les représentations négatives de la langue familiale, au point de refuser l'emploi de celle-ci. «Mon garçon (cinq ans) ne veut pas que je lui parle en arabe devant ses copains», raconte une mère marocaine, «il m'a dit que ça fait honte de parler arabe!» La langue familiale n'a pas droit de cité dans l'espace institutionnel, du moins dans les représentations des enfants, comme l’illustre une enquête effectuée par F. Ezembé, psycholo-sociologue, fondateur de l'association Afrique Conseil. Dans une école de la banlieue parisienne avec une majorité d'élèves maliens, il demandait en quelle langue les enfants parlaient avec leurs parents. En classe tous affirmaient parler français, mais en dehors de la classe, ils confiaient à l'enquêteur qu'ils parlaient bien soninké à la maison, mais que «ça ne se dit pas devant la maîtresse!» (communication personnelle). Il est pourtant communément admis, aujourd'hui, que le maintien de la première langue doit être encouragé et ceci non seulement pour des considérations d'ordre psycho-linguistique (Cummins 1979: 222-251). Sur le plan psychologique et affectif, l'abandon précoce de la première langue par des parents maîtrisant mal le français induit des difficultés d'exercer l'autorité parentale, empêche la transmission des valeurs culturelles et de l'histoire de la famille et nuit à la construction identitaire de l'enfant. B. Cyrulnik (1995) ne dit pas autre chose quand il écrit: «N'appartenir à personne, à aucun groupe, c'est se condamner à ne devenir personne… Pour se construire, on a besoin de repères identitaires, de codes culturels. C'est là que la langue maternelle, celle du groupe, du pays dont on est issu, prend toute son importance. La langue, les gestes, les attitudes sont autant d'éléments identificatoires: grâce à eux, on se reconnaît, on sait comment se comporter…». Démystifier le bilinguisme? Ce sont les attitudes et comportements à l'égard des langues et leurs locuteurs – et l'interprétation de ces comportements par l'individu bilingue 82 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui – qui déterminent la place donnée aux langues et au bilinguisme dans le système de valeurs de l'individu et qui contribuent à forger son identité culturelle et ethnolinguistique. Si l'on veut faire accepter le bilinguisme pour ce qu'il est, un phénomène courant et somme toute désirable, un travail de formation et d'information est indispensable afin de déconstruire les mythes qui l'entourent et de permettre ainsi aux enfants en contact avec plusieurs langues de construire une identité culturelle, ethnolinguistique et sociale positive. L'aperçu de la réalité du terrain que nous venons de donner à travers les propos des familles, ne reflète certes que des histoires singulières. Mais aussi longtemps que des représentations négatives sont encore véhiculées dans la société, ne serait-ce que dans une frange de la population, elles touchent des individus, des familles et des enfants, dont la réussite scolaire et sociale sera compromise. Ce que constate J. Cummins au Canada est valable aussi pour la France et d'autres pays européens: «Le capital culturel, linguistique et intellectuel de nos sociétés augmentera de manière significative quand nous aurons fini de considérer les enfants différents, sur le plan linguistique et culturel, comme un "problème à résoudre" et quand nous nous ouvrirons aux ressources linguistiques, culturelles et intellectuelles que ces enfants apportent à nos écoles et à nos sociétés.» Notes (1) Le BAFI («Bilinguisme: Animation, Formation, Information») organise le «Café Bilingue», ainsi que des formations. (2) sauf mention spéciale, les propos dans ce qui suit ont été recueillis lors d'entretiens individuels ou en groupe. Références COSTE, D., D. Moore et G. Zarate. 1997. Compétence plurilingue et pluriculturelle. Conseil de l’Europe, Strasbourg. CUMMINS, J. 1979. Linguistic interdependence and the educational development of bilingual children», Review of Educational Research, n° 49: 222-251. 83 B. Abdelilah-Bauer, Être bilingue en France aujourd'hui DABENe, L. 1990. Didactique des langues et sociolinguistique: quelles relations? ), pp. 73-80 in D. Hamm (éd.), Recherche, terrain et demande sociale, Actes du 2e colloque international, ACEDLE, Strasbourg, Université des sciences humaines (novembre). HAMERS, J. F. & M. BLANC. 2000. Bilinguality and Bilingualism, 2nd edition, Cambridge University Press, Cambridge. HELOT, C. 2007. Du bilinguisme en famille au purilinguisme à l'école, L'Harmattan, Paris. 84