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dossier U K R A I N E par Pierre Rigoulot* Marine et Vladimir contre l’Europe I L Y AVAIT LA DROITE, IL Y AVAIT LA GAUCHE. D’une part les conservateurs et d’autre part les tenants d’un autre monde, qui prétendaient pouvoir l’atteindre par des réformes quand ils étaient socialistes et par la révolution quand ils étaient communistes. Sans doute discutait-on les méthodes des uns et des autres. Il arrivait souvent qu’on s’accuse mutuellement de pactiser avec l’ennemi ou de trahir les idéaux. Mais pour n’être pas clairement définis, le camp de la droite et celui de la gauche étaient à coup sûr opposés aux yeux de la majorité des gens. Les analyses de précurseurs comme Souvarine, qui voyait dans l’Union soviétique un État totalitaire, sont restées méconnues; le pacte germano-soviétique et les similitudes qu’il supposait entre les deux systèmes ont été oubliés du plus grand nombre; la reconnaissance par certains historiens de la comparabilité puis même de l’analogie entre le nazisme et le communisme, n’a pas remis en cause l’opposition supposée – grille de lecture encore largement répandue – entre la gauche extrême, le communisme notamment, et la droite extrême, en particulier le nazisme. Quant aux sympathies de la Nouvelle droite d’Alain de Benoist pour l’Union soviétique et à sa préférence affichée pour la casquette de l’Armée rouge plutôt que pour celle des vendeurs de McDo, sans doute sont-elles bien réelles, mais restées sujets de «private joke» pour quelques spécialistes de groupuscules. La vie politique les a longtemps ignorées… Et voilà qu’en ce début 2014, non plus quelques personnes mais bien des millions peuvent constater, stupéfaites, que la politique de Vladimir Poutine, un ancien du KGB, respectueux du «glorieux passé soviétique», est approuvée par le Front national et une partie de la droite gaulliste; et voilà que Poutine et les dirigeants russes reçoivent à Moscou Marine Le Pen en amie, laquelle applaudit leur politique. Une alliance étonnante s’est *. Historien, chercheur, directeur de l’Institut d’Histoire sociale. N° 54 83 HISTOIRE & LIBERTÉ ouvertement formée entre les dirigeants russes et ce qu’on peut trouver de plus à droite en Europe: outre le FN français, certains groupes anglais, allemands et surtout le parti autrichien de Heinz-Christian Strache. Les raisons de s’étonner ne s’arrêtent pas à cette alliance mais à ses causes: sur quoi Poutine et l’extrême droite se sont-ils entendus? Sur la lutte contre le «fascisme» de Kiev, la capitale d’un pays indépendant qui ose réagir à l’envoi d’agents russes fomentant la révolte partout où ils le peuvent et faisant tout pour que des présidentielles prévues le 25 mai n’aient pas lieu. Poutine veut empêcher le nouveau gouvernement ukrainien d’accéder à une légitimité incontestable devant sa population. Les nationalistes européens approuvent donc le démantèlement et la tentative d’écrasement d’un jeune État attaché à son identité, à son indépendance, à sa culture et à sa langue. Qui l’eut cru? Une nation s’affirme. Or Mme Le Pen, M. Heinz-Christian Strache et quelques autres soutiennent son adversaire le plus obstiné! Étranges nationalistes… Comme on le sait, un train peut en cacher un autre, et la dénonciation à grands cris par les dirigeants russes d’un jeune État souverain peut être le paravent d’une autre dénonciation, celle d’un ennemi plus discrètement dénoncé mais combattu avec plus de hargne encore que l’Ukraine: l’Union européenne. Ici, fait sens l’amitié de Mme Le Pen et de l’extrême droite européenne avec les dirigeants russes. Ces derniers ont un projet politique et même géopolitique: la construction, à cheval sur le continent européen et le continent asiatique, d’une «Union eurasiatique», alternative à l’Union européenne. Ce projet recueille toute la sympathie d’une extrême droite française elle-même opposée à l’Europe – dite par elle de Bruxelles –, accusée de tous les maux économiques et sociaux que nous traversons aujourd’hui, dénoncée aussi parce qu’elle rogne la souveraineté des États. Et comme si cela ne suffisait pas, l’extrême gauche, en particulier le parti Die Linke allemand et le Front de gauche français de Jean-Luc Mélenchon, ajoutant de la confusion à la confusion, approuvent Poutine, cautionnent ses farces électorales et s’en font les avocats, de la même façon que ses adversaires de droite ou d’extrême droite[1] ! Nous devons admettre que la Russie peut avoir des ambitions internationales et qu’elle peut chercher à assurer une présence ou une influence partout dans le monde sans que l’on crie nécessairement au scandale. Elle le fait en Syrie; elle le fait de même en Amérique latine auprès des chavistes anti-occidentaux et anti-américains. Il est naturel alors qu’elle le fasse aussi en Europe. Nous comprenons bien son projet eurasiatique: mettre en œuvre une stra- 1. Les Russes, a déclaré Mélenchon, « sont en train de prendre des mesures de protection contre un pouvoir putschiste aventurier, dans lequel les néonazis ont une influence tout à fait détestable». 84 JUIN 2014 tégie qui ferait de la Russie une puissance pivot, touchant à deux des grands ensembles géopolitiques du monde, la Chine et l’Europe. Quel dirigeant russe, profitant de la position géographique de son pays, ne serait pas tenté par ce plan? Car nous savons bien que tout État est animé par une volonté de puissance. Mais ce serait rester à un niveau d’abstraction insupportable que de ne pas voir que la Russie de Poutine porte en elle des valeurs bien particulières et, disons-le tout de suite, des valeurs qui ne sont pas les nôtres. La première est la priorité donnée à l’ethnicité comme fondement de la politique extérieure. Un classique si l’on peut dire dans l’histoire internationale. L’allégation d’oppression ou de menaces contre des «compatriotes» ou des «frères ethniques» a été régulièrement prétexte à des interventions de grandes puissances. Les Occidentaux ne s’en sont pas privés dans le passé. En Europe même, ce principe a laissé de fâcheux souvenirs, que rappelle Timothy Snyder[2] : Hitler, cherchant à étendre l’espace vital allemand, s’en servit en Autriche en 1938 et en Tchécoslovaquie quelques mois plus tard. Autres valeurs défendues par Poutine: l’autorité d’un chef, le respect de la tradition, le cynisme politique – toutes les tentatives menées par la direction politique sont bonnes pourvu qu’elles réussissent. Right or wrong, my country… Dans une telle optique, le drapeau de saint Georges ukrainien et le drapeau rouge portant faucille et marteau peuvent coexister, comme le peuvent aussi les bulbes dorés des cathédrales orthodoxes et les statues d’un des ennemis les plus acharnés de la religion, Vladimir Illitch Lénine. Malgré cette spécificité locale, les valeurs poutiniennes sont celles de l’extrême droite européenne. Quand le n° 1 russe affirme que les pays européens se coupent de leurs racines en légalisant le mariage gay et en se pliant à un «politiquement correct» excessivement tourné vers la reconnaissance des droits des minorités, il ne peut que susciter un écho favorable chez les plus conservateurs: «Une politique est menée (en Europe) qui met sur le même plan une famille nombreuse et un partenariat de même sexe, la croyance en Dieu et la croyance en Satan»[3], s’indigne Poutine. S’il lâche quelques absurdités qui ne convainquent personne – comme la prétendue possibilité que soient reconnus dans l’Union européenne des partis favorables à la légalisation de la pédophilie –, il est en revanche certainement entendu quand il dénonce notre peur d’affirmer notre identité face aux minorités. Voilà sans doute l’une des raisons du soutien à Poutine des plus engagés à droite. De plus, un Parlement russe qui fonctionne comme une chambre d’enregistrement de l’exécutif, voilà qui n’est pas pour leur déplaire. Le culte du Chef est une tradition de ces milieux où l’on n’a – et ce n’est pas nouveau – que mépris pour le parlementarisme. 2. V. dans ce numéro p. 79 à 82. 3. V. «Putin calls for return to Values of Religion», Financial Times, 20 septembre 2013. N° 54 85 dossier MARINE ET VLADIMIR CONTRE L’EUROPE HISTOIRE & LIBERTÉ Mais François Fillon ? Mais Luc Ferry ? Comment peuvent-ils se retrouver dans cette galère aux côtés d’une Russie autoritaire, critique, pour ne pas dire ennemie de l’Europe, incapable de développer une économie moderne, se contentant de vivre de la rente pétrolière ?… L’histoire fournit le premier argument. Ainsi, « la Crimée est russe depuis le XVIIIe siècle »[4]. La belle affaire ! Le comté de Nice, devenu français à la suite d’un referendum très «travaillé» par les agents de Napoléon III, la Corse même, française seulement depuis 1769, doivent-il être rendus aux Italiens? La présence de bases militaires russes, légalement présentes sur le sol ukrainien du fait d’un accord contractuel entre le gouvernement russe et le gouvernement ukrainien, doitelle permettre aux militaires russes de prendre le contrôle de la totalité de la région? C’est ce que semble dire Luc Ferry, qui trouve «grotesque» de parler d’invasion russe puisque les Russes y étaient déjà[5] !… Le «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» est également invoqué. De quel peuple s’agit-il? Du peuple ukrainien? D’une partie de ce peuple, vivant en Crimée? Voire d’un autre peuple (en majorité russe) vivant hors de l’État auquel il a longtemps appartenu? Notons que, quand ils furent consultés en 1991, les habitants de la Crimée se sont prononcés en faveur d’une Ukraine indépendante, à laquelle ils voulaient appartenir… Leurs sentiments ont-ils changé? Étant donné les conditions particulières de l’attribution en 1954 de la Crimée à l’Ukraine, fallait-il revoir cette disposition? Cela pouvait – et peut encore – très bien se concevoir, mais ce doit alors être fait dans la légalité, et donc autour d’une table de négociation, et non en envoyant des agents masqués et armés susciter des troubles et entraîner le pays dans l’aventure d’une scission. Et surtout pas sur la base d’une simple considération ethnique ou linguistique. Les Corses, les Basques, les Catalans, les Écossais, les Flamands doivent-ils chercher à discuter avec le gouvernement des États dont ils font partie ou bien doivent-ils se lancer dans une rébellion armée? Si cette dernière proposition est inacceptable, pourquoi ce qui ne serait pas légitime (nous ne parlons pas de légalité mais de légitimité) à l’ouest de l’Europe le serait-il ailleurs, sur les bords de la mer Noire? Luc Ferry caricature les positions occidentales et européennes. Elles ne désignent pas, comme il l’affirme, de «bons Ukrainiens» et de «méchants Russes». Et l’on ne saurait réduire la question ukrainienne, celle du droit et de l’Europe du droit, aux effets de «l’emballement irréfléchi d’intellectuels en mal de grandes causes à chevaucher devant les caméras». Ferry s’en prend aux Occidentaux aussi parce qu’ils ont fait miroiter aux Ukrainiens la 4. Luc Ferry «Sanctions anti-Poutine. Quelle erreur!», Le Figaro, 20 mars 2014. 5. V. également Valeurs actuelles du 4 avril 2014: «La Crimée est plus russe qu’ukrainienne». 86 JUIN 2014 possibilité d’une entrée dans l’Europe (il ne s’appuie pas – et pour cause – sur le moindre texte, la moindre déclaration en ce sens), et qu’il considère que ce dernier acte du processus d’élargissement européen va «bientôt signer sa mort». Que recommande-t-il enfin, rejoint en cela parmi bien d’autres, dont François Fillon? De discuter avec M. Poutine. Comme si on ne l’avait pas fait et comme si on ne cherchait pas à le refaire! L'Europe, selon François Fillon, refuserait de discuter avec la Russie par mépris envers Poutine; il prétend même que la France traite ce pays comme une «république bananière »[6] et Luc Ferry surenchérit, brandissant la littérature, les arts et la musique russes pour faire honte aux diplomates européens qui, regardant de haut ce grand pays qu’est la Russie, ont osé décider quelques sanctions économiques contre lui. À la fin des années 1930, les noms de Beethoven et de Goethe pouvaient-ils être évoqués pour justifier qu’on accepte le dépeçage ou l’absorption de petits pays par un plus gros? Non, bien sûr. Il est vrai que nos gouvernements de l’époque trouvèrent trop longtemps, sans même en référer à la culture, de bonnes raisons de manquer de fermeté. Mais nous n’en sommes pas là. Ni les acteurs ni les conjonctures ne sont identiques. Mieux: les démocraties occidentales sont unies pour l’essentiel et ont opposé aux manœuvres poutiniennes des sanctions mesurées mais non négligeables… 6. Conférence à l’IEP de Bordeaux le 6 mars 2014. N° 54 87 dossier MARINE ET VLADIMIR CONTRE L’EUROPE