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colloque 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page55 LA RUSSIE NOUVELLE par Galia Ackerman* Poutine, homme fort de la Russie, et l’intermède Medvedev I L SERAIT PERTINENT DE BROSSER D’ABORD un portrait du régime mis en place par Vladimir Poutine. Andreï Illarionov, ancien conseiller économique de Vladimir Poutine (entre 2000 et 2006), a donné une définition cinglante de ce régime : une corporation tchékiste[1]. Il y a quelques années déjà, une sociologue de renom, Olga Krychtanovskaïa (qui s’est rapprochée ultérieurement du Kremlin), a étudié la composition des cercles supérieurs du pouvoir et a démontré qu’en © FSP JFT 2008, vers la fin du deuxième mandat de Poutine, près de 80 % de 1 000 postes clés dans le pays étaient détenus par des gens issus des soi-disant «structures de force», c’est-à-dire, le FSB et autres services secrets, ainsi que le ministère de l’Intérieur et l’armée[2]. Cependant, il serait plus précis de parler à la fois d’une corporation tchékiste et d’une amicale de Vladimir Poutine. Le schéma élaboré par l’hebdomadaire russe The New Times montre clairement que le premier échelon du pouvoir est en grande partie composé soit des collègues de Vladimir Poutine au KGB, soit de ses collègues et subordonnés à la mairie de Saint-Pétersbourg, soit enfin de ses amis personnels. Ainsi, Dmitri Medvedev, le président russe; Viktor Zoubkov, ancien Premier ministre et actuellement premier vice-Premier ministre; Igor Setchine, vice-Premier ministre et chef reconnu du groupe des siloviki (issus des structures de force) ; Dmitri Kozak, vice-Premier ministre; Vladimir Tchourov, président de la Commission électorale centrale; Guerman Gref, directeur et président du conseil d’administration de la plus grande banque russe, la Sberbank; Alexei Miller, président du * Historienne, écrivaine, journaliste et traductrice franco-russe, spécialiste du monde russe et ex-soviétique. 1. Voir, par exemple, le témoignage d’Illarionov devant la Commission aux Affaires étrangères du Congrès des États-Unis, le 25 février 2009. http://foreignaffairs.house.gov/111/ill022509.pdf. 2. Olga Krychtanovskaïa, La nouvelle élite russe (en russe), The New Times, 21.4.2008. http://newtimes.ru/articles/detail/4324/. N° 47 55 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page56 HISTOIRE & LIBERTÉ Galia Ackerman présente l’organigramme de l’« amicale Poutine » © FSP JFT conseil d’administration de Gazprom et de celui d’une autre grande corporation, Gazpromneft: tous sont des anciens subordonnés ou collègues de Poutine à la mairie de Saint-Pétersbourg. Quant aux «tchékistes», il suffit d’énumérer quelques anciens collègues de Poutine: Serguei Ivanov, vice-Premier ministre, ancien ministre de la Défense; Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité, ancien patron du KGB ; Alexandre Bortnikov, directeur actuel du FSB ; Igor Levitine, ministre des Transports; Rachid Nourgaliev, ministre de l’Intérieur; Igor Chtchegolev, ministre des Communications; Vladimir Kojine, administrateur aux Affaires présidentielles ; Andrei Belianinov, directeur du Service fédéral des douanes ; Mikhaïl Fradkov, directeur du Service des renseignements extérieurs, ancien Premier ministre, etc.[3] Quels sont les traits de ce régime qu’on appelle souvent en Occident le « système Poutine»? Sa caractéristique la plus importante, c’est le contrôle qu’une petite élite gouvernante exerce à la fois sur la vie politique, les médias, la justice, le système parlementaire et – last but not least – sur l’économie du pays. Sans être un système totalitaire, sans même avoir la rudesse d’une dictature de type Franco ou Pinochet, cette élite a réussi à s’emparer d’une grande partie des richesses du pays, et ce contrôle global lui est indispensable pour les conserver. Les opposants russes traitent souvent le régime de Poutine de « démocratie d’imitation»: pour eux, il ne s’agit que d’un simulacre d’élections ou de séparation des pouvoirs[4]. En effet, l’une des inventions du régime Poutine est la création du «parti du 3. Voir l’édifiant diagramme publié par The New Times et repris par une multitude de sites russes, par exemple, http://lidiya-nic.livejournal.com/1154441.html, ainsi que l’article qui l’accompagne d’Evguenia Albatz et d’Anatoli Ermoline, « La Corporation Russie » (en russe), The New Times, n° 36, le 31/10/2011, http://newtimes.ru/articles/ detail/45648?sphrase_id=443726&&PAGEN_1=2. 4. Voir, par exemple, l’analyse très pertinente du politologue Dmitri Fourman, Le commun et le particulier dans la transition des États post-soviétiques, http://www.humanrights.kz/press_article_105.php. 56 MARS 2012 colloque 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page57 POUTINE, HOMME FORT DE LA RUSSIE, ET L’INTERMÈDE MEDVEDEV Sommet de l'édifiante pyramide de l’« amicale Poutine » publiée par The New Times pouvoir», La Russie unie, dont l’unique objectif affiché a toujours été de soutenir la politique de Vladimir Poutine[5]. Comme ce parti disposait d’une majorité constitutionnelle à la Douma jusqu’aux dernières législatives[6], n’importe quelle loi souhaitée par le gouvernement y passait automatiquement. Pareillement, si le gouvernement avait besoin d’abolir une loi devenue gênante, la Douma s’exécutait. Ce principe est également valable pour la Chambre haute du Parlement, le Conseil de la Fédération, où siègent les représentants des Quant à la définition du régime russe donné par le pouvoir lui-même, ce fut l’idéologue du Kremlin, Vladislav Sourkov, qui inventa le terme de «démocratie souveraine», c’est-à-dire une démocratie originale, russe, qui ne s’inspire pas aveuglement des préceptes occidentaux et ne permet pas d’ingérence dans ses affaires intérieures. 5. Sous sa forme actuelle, ce parti fut créé en décembre 2001, mais son prototype, Unité, avait été inventé par Boris Berezovski en septembre 1999, afin de battre le tandem Iouri Loujkov–Evgueni Primakov aux élections parlementaires, et empêcher ainsi l’élection de Primakov à la présidence en mars 2000. Pour le détail, voir Tania Rakhmanova, Au cœur du pouvoir russe, Paris, La Découverte, 2012, chap. V. 6. Officiellement, le Parti a obtenu 49,5 % des voix aux législatives en décembre 2011, mais selon les observateurs indépendants et de nombreuses associations russes, il s’agit d’un résultat falsifié. Le taux réel serait plus proche de 30 %, d’où la récente vague de contestation en Russie. N° 47 57 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page58 HISTOIRE & LIBERTÉ gouverneurs nommés par le Président. En réalité, la branche législative est entièrement soumise à l’exécutif qui, à l’exception du Président, n’est pas élu. Ni le Premier ministre ni les membres du gouvernement ne sont issus du parti du pouvoir: La Russie unie soutient le gouvernement, mais ce dernier est composé de bureaucrates professionnels nommés par le Président, qui ne se sont jamais soumis au verdict des urnes.[7] Mais pourquoi les électeurs votent-ils massivement pour La Russie unie, même si la popularité de ce parti s’est affaiblie dernièrement? En réalité, leur choix politique est très limité: d’une part, des dizaines de partis qui existaient sous Eltsine n’ont pas été réenregistrées sous Poutine et ont cessé de ce fait d’avoir une existence légale ou une existence tout court[8]. Parmi les rares partis restés légaux, comme par exemple Yabloko, certains ne siègent plus à la Douma car la barrière pour y accéder a été élevée à 7 % des voix, chiffre impossible à atteindre pour un parti qui ne compose pas avec le pouvoir. Dans le même temps, sous Poutine, la possibilité d’élire des personnalités indépendantes au scrutin uninominal a été abolie. Quant à La Russie unie, ce parti joue, structurellement, un rôle similaire à celui du PCUS : il encadre la population. Il est pratiquement indispensable d’être membre de La Russie unie pour faire carrière dans n’importe quel domaine: politique, économique ou culturel. Et ce sont les administrations locales – dans lesquelles tous les postes importants sont occupés par des représentants de La Russie unie – qui, lors des élections, doivent s’assurer d’un pourcentage élevé de voix en faveur de ce parti.[9] Le système ressemble désormais au multipartisme de certains pays de l’Est à l’époque communiste, comme la RDA. Formellement, quatre partis sont représentés au Parlement, mais aucun n’a la majorité ni même suffisamment de voix pour bloquer une initiative gouvernementale quelconque. C’est le cas des communistes, du Parti libéral-démocrate (nom trompeur!) de Jirinovski, et de La Russie juste. Ce sont des partis qui composent avec le régime tout en captant des segments spécifiques de l’électorat: pour les communistes, les vieux; pour le parti Jirinovski, le lumpenprolétariat; pour La Russie unie, une partie des working poor. 7. Ainsi, de façon totalement cynique, Vladimir Poutine a nommé le nouveau Premier ministre (Mikhaïl Fradkov) et son gouvernement quelques semaines avant l’élection présidentielle où il se représentait pour le second mandat, en 2004. 8. Cf., par exemple, le sort réservé au plus ancien parti politique russe, le Parti Républicain de Vladimir Ryjkov, créé en 1990. En 2007, le parti se vit refuser un nouvel enregistrement et fut liquidé par la décision de la justice russe. Cette décision vient d’être révoquée après avoir été reconnue comme illégale par la Cour européenne de Strasbourg. 9. Sous sa forme actuelle, ce parti existe depuis 2001, mais son prototype, Unité, fut créé, sur l’initiative de Boris Berezovski, en octobre 1999, afin de battre le tandem Iouri Loujkov–Evgueni Primakov et d’empêcher ce dernier, très populaire, de gagner la course présidentielle en mars 2000. Aux législatives de décembre 1999, ce «parti du pouvoir», nouvellement créé, obtint 23 % des suffrages, loin devant celui de Loujkov–Primakov. Cf. Tania Rakhmanova, Au cœur du pouvoir russe, Paris, La Découverte, 2012, chap. V. 58 MARS 2012 POUTINE, HOMME FORT DE LA RUSSIE, ET L’INTERMÈDE MEDVEDEV Ainsi a été aplati le champ politique. Parallèlement, le travail des ONG a été rendu bien plus difficile que par le passé. Le pouvoir russe s’est inspiré des mesures prises dès 2004 par le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko: désormais, les ONG ont le plus grand mal à se faire réenregistrer ou à obtenir des subventions de fondations étrangères comme la Fondation Soros ou le NED (National Endowment for Democracy), car le pouvoir doit à chaque fois étudier à quelles fins pourraient être utilisées les sommes allouées et vérifier si, par exemple, cette utilisation pourrait être dommageable à l’image de la Russie ou servir à des activités dites «extrémistes» etc.[10]. Parallèlement, on a fait pression sur les hommes d’affaires russes pour qu’ils n’accordent pas de dons à l’opposition; dans le cas contraire, ils risquent de très gros ennuis: perquisitions, contrôles fiscaux et autres. En même temps qu’était étouffée la vie politique, la justice russe a été placée sous le contrôle du Kremlin ou des autorités locales, presque comme à l’époque soviétique. Dès qu’il s’agit de procès ayant une connotation politique ou financière, la justice n’a de juste que le nom, comme le montre parfaitement le sort de Mikhaïl Khodorkovski, jadis l’homme le plus riche de la Russie, aujourd’hui, prisonnier de conscience dans le Grand Nord[11]. Marie Mendras, qui donne dans son livre une image très complète du «système Poutine», cite un sondage de 2007 où la majorité des personnes interrogées répond qu’un citoyen ordinaire a plus de chances d’obtenir la justice à la Cour européenne des droits de l’homme (60 %) qu’au Tribunal russe (26 % seulement)[12]. Enfin, les médias ont été eux aussi placés sous contrôle. L’État contrôle la totalité des chaînes de télévision, à l’exception d’une petite chaîne disponible sur satellite: Dojd («La Pluie»). Il contrôle la totalité des radios, à l’exception notable d’Écho de Moscou, une excellente radio proche de l’opposition, mais diffusée seulement dans quelques grandes villes et sur Internet. Et puis, il y a un journal, Novaïa Gazeta, et un hebdomadaire, The New Times, qui sont des médias d’opposition, mais de faible diffusion[13]. Cette verticale du pouvoir construite par Poutine – avec les superpréfets, les gouverneurs, le FSB, La Russie unie et, depuis peu, un nouvel instrument d’embrigadement créé par Poutine pour pallier la relative impopularité de La Russie unie: le Front populaire unifié – 10. Par exemple, en 2008, le Service fédéral d’enregistrements exigea la liquidation de 30 ONG. Cf. le rapport d’un groupe d’experts, Première année de l’application de la nouvelle législation russe sur les ONG (en russe) http://www.nkozakon.ru/monitoring/5/. 11. De toute la littérature sur cet ex-oligarque, je citerai la préface d’Hélène Despic-Popovic au recueil de textes de Mikhaïl Khodorkovski, Paroles Libres, Fayard, 2011, qui résume avec grande précision son itinéraire et ses deux procès. 12. Marie Mendras, L’Envers du pouvoir, Odile Jacob, 2008, sous-chapitre «La dépendance des juges», p. 209-212. 13 D’ailleurs, le Kremlin fait de temps en temps des remontrances au rédacteur en chef d’Écho de Moscou, Alexeï Venediktov, quand sa radio «outrepasse» des limites apparemment désignées par le Kremlin. Ainsi, en 2008, Venediktov fut personnellement accusé par Poutine d’être «ennemi de la Russie», à cause d’un éclairage équilibré du conflit russo-géorgien. Et récemment, Poutine a accusé Venediktov de l’«arroser de merde du matin au soir» (en lien avec le mouvement de protestation). N° 47 59 colloque 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page59 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page60 HISTOIRE & LIBERTÉ ne sert qu’à une chose : exclure toute possibilité d’alternance du pouvoir. L’arrivée au pouvoir d’un groupe qui ne soit pas issu de cette «famille» (au sens mafieux classique) risquerait de déclencher des processus qui non seulement priveraient l’élite actuelle de ses richesses mais enverraient quelques-uns de ses membres en prison. Et quid de la personne de Vladimir Poutine? Comment cet homme à qui ses collègues à la mairie de Saint-Pétersbourg, dans la première moitié des années 1990, ont donné le sobriquet de «Stasi» (par ceux qui l’aimaient) et de «teigne» (par ceux qui le détestaient) s’est propulsé d’une relative obscurité jusqu’à la tête de l’État? Malgré ses postes dans l’administration présidentielle et à la tête du FSB, Poutine était relativement peu connu du grand public lorsque, à la surprise générale, il fut nommé en 1999 Premier ministre par le président Eltsine qui, peu de temps après, partit à la retraite, permettant à Vladimir Poutine de devenir président par intérim et de préparer ainsi sa propre élection[14]. Mais cette ignorance du grand public ne signifie pas que Poutine n’était pas déjà très influent parmi les initiés, même quand il n’était que conseiller de Sobtchak. Récemment, son ancien conseiller, Andreï Illarionov, a publié un long entretien dans la revue Kontinent[15] où il résume ses recherches sur l’ancien Premier ministre russe, Egor Gaïdar, grand promoteur d’une thérapie de choc pour l’économie et la société russes dans les années 1990. Cette «thérapie» consistait à appliquer des recettes libérales à l’américaine, sans prendre en compte la spécificité d’un pays sortant du communisme et dont l’infrastructure industrielle était tournée vers une production à caractère militaire. Dans ce texte, Illarionov donne des informations qui jettent une lumière très particulière sur ce grand libéral qu’aurait été Gaïdar. Par exemple, le 27 décembre 1991, deux jours après la démission de Mikhaïl Gorbatchev, alors que le pays était confronté à une énorme pénurie de produits de consommation courante et de produits alimentaires, Gaïdar prit la surprenante décision d’octroyer une aide financière au régime de Fidel Castro d’un montant de 100 millions de dollars. Il faut se souvenir que les caisses de l’État étaient vides, car les prix des hydrocarbures étaient au plus bas, et que, par exemple, tout le budget du pays pour le mois de janvier 1992 était seulement de 148 millions de dollars. Illarionov explique en détail le mécanisme de ce paiement: la Russie vendait aux Occidentaux du pétrole au prix du marché; avec les devises ainsi obtenues, elle achetait du sucre cubain à un prix bien supérieur à celui du marché. En réalité, cette année-là, la Russie a versé à Cuba, comme le montre Illarionov, non pas 100 mais 200 millions de dollars, prix exigé par le régime Castro pour préserver le centre d’écoutes de Lourdes dans la banlieue de La Havane, 14. Cette «passation des pouvoirs» est racontée, entre autres, par Laure Mandeville, La Reconquête russe, Grasset, 2008, chap. V et VI. 15. En russe, Kontinent, la revue des dissidents soviétiques fondée en 1975 à Paris, publiée depuis 1994 à Moscou, et qui garde son caractère contestataire. Voir n° 146, 2011, Chemin difficile vers la liberté. 60 MARS 2012 POUTINE, HOMME FORT DE LA RUSSIE, ET L’INTERMÈDE MEDVEDEV qui couvrait une partie importante du territoire américain. C’est seulement en 2000 que Vladimir Poutine a cessé de payer cette allocation annuelle au régime Castro: apparemment, la vieille base militaire n’était plus à la pointe de la technologie. On peut se poser la question: qui, au juste, était Gaïdar pour avoir obéi aux injonctions des services secrets russes, les seuls intéressés à préserver sa base cubaine de Lourdes, alors que ces services, et en particulier le KGB, se trouvaient à ce moment-là dans un grand état de faiblesse? D’ailleurs, ce ne fut pas la seule mesure étrange de Gaïdar. Il signa ainsi des autorisations spéciales pour Vladimir Poutine (à cette époque, responsable à la mairie de SaintPétersbourg du Comité pour les relations avec l’étranger) afin de permettre à celui-ci des exportations importantes de matières premières. L’argent ainsi obtenu était censé servir à l’importation de produits alimentaires, afin d’en éviter la pénurie à Saint-Pétersbourg. Malgré l’interdiction de telles pratiques dans le reste du pays – qu’il avait lui-même décidée – Gaïdar autorisa ces exportations de matières premières, «sous la responsabilité personnelle de Vladimir Poutine». Toujours selon Illarionov, le gouvernement de Gaïdar a donné à la mairie de SaintPétersbourg l’autorisation d’exporter des matières premières (pétrole, bois, etc.) pour un montant d’un milliard de dollars, dont au moins 850 millions ont disparu au sein de ce comité que dirigeait Poutine. La ville n’a reçu ni viande ni farine en échange, et lorsque la Commission du Soviet de Saint-Pétersbourg, avec Marina Salié à sa tête, mena son enquête et demanda la démission de Sobtchak et de Poutine, le gouvernement russe défendit ce dernier. L’affaire fut étouffée et Marina Salié se vit obligée de se réfugier à la campagne et de se taire pendant de longues années, par crainte pour sa vie[16]. Normalement, à l’époque, un chef de gouvernement n’avait pas affaire à des fonctionnaires du rang de Vladimir Poutine, ce qui montre que Poutine jouait déjà à ce moment-là un rôle important au sein du pouvoir naissant. Je me permets de citer ici des extraits d’un entretien de Marina Salié qui explique d’où lui venait cette importance: « Lorsque j’ai analysé cette situation, j’ai compris que Poutine possédait un réseau très solide, de type mafieux, à travers lequel il agissait. C’est lui qui a dirigé cette magnifique opération d’exportation de matières premières. Et ces sociétés (via lesquelles il menait ses affaires) appartenaient à la Stasi. La société avec laquelle nous travaillions – j’y suis allée, je leur ai rendu visite à deux ou trois reprises en Allemagne – ne s’en cachait tout simplement pas. Ils disaient : “Nous sommes la Stasi” ». 16. Cf. sa récente interview à la Radio Liberty (en russe) : Pourquoi Marina Salié s’est tue pendant dix ans, http://www.svobodanews.ru/content/article/1972366.html. N° 47 61 colloque 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page61 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page62 HISTOIRE & LIBERTÉ Marina Salié poursuit ainsi: «À l’époque, le KGB s’était divisé en plusieurs camps et la partie la plus ancienne avait été réduite en poussière. Mais il restait une organisation à l’intérieur du KGB, prioritairement liée aux renseignements extérieurs, qui avait déjà réuni des forces considérables et avait l’intention – ce sont des officiers du KGB qui me l’ont euxmêmes raconté – de prendre le pouvoir dans le pays après le putsch».[17] Pendant ces années passées à Saint-Pétersbourg, Poutine fut également directement impliqué dans des affaires immobilières douteuses: ainsi, la société allemande SPAG, dont il était officiellement conseiller, achetait de l’immobilier au centre de Saint-Pétersbourg en blanchissant, au passage, l’argent des narcotrafiquants colombiens[18]. Selon plusieurs témoignages recueillis à Saint-Pétersbourg, Poutine en était considéré comme l’éminence grise. On sait qu’Anatoli Sobtchak, le maire, exigeait que tous les contrats et autres documents officiels de la mairie soient visés par Poutine. Il est difficile de savoir si ce sont effectivement les liens de Poutine avec la Stasi et la possibilité d’utiliser les réseaux de la puissante police secrète est-allemande qui l’ont rendu indispensable à certaines personnalités clés de la Russie postcommuniste. En tout état de cause, on peut supposer que le lien entre Gaïdar et Poutine, dès la fin de l’époque soviétique, fut établi par l’intermédiaire d’Anatoli Tchoubaïs, un autre collaborateur de Sobtchak à la mairie de Saint-Pétersbourg et économiste de renom (avec Gaïdar, il porte une large responsabilité dans l’instauration du capitalisme oligarchique en Russie). Ce serait également Sobtchak qui aurait proposé à Vladimir Poutine de venir à Moscou, après la défaite d’Anatoli Sobtchak aux élections municipales de Saint-Pétersbourg, en 1996. On peut supposer que c’est lui qui l’a introduit auprès de Pavel Borodine, le tout-puissant chef de l’administration présidentielle. Au sein de cette administration, Vladimir Poutine, qui «valait» déjà au moins quelques centaines de millions de dollars, s’occupa d’abord des actifs immobiliers russes à l’étranger, puis devint directeur adjoint de l’Administration présidentielle et dirigea la Direction principale de contrôle. Enfin, en mai 1998, il devint premier directeur adjoint de l’Administration présidentielle, en charge des régions. Pendant une grande partie de sa carrière, Poutine a donc occupé des postes dits «économiques», à l’exception de son bref passage à la direction du FSB, pendant un an (1998-1999). Selon certaines sources, il serait aujourd’hui l’un des hommes les plus riches au monde et sa fortune personnelle se chiffrerait à des dizaines de milliards de dollars[19]. Le rapport d’un 17. Op. cit. 18. Cf. Newsweek details putin’s alleged organized crime tr… http://www.jamestown.org/single/?no_cache= 1&tx_ttnews[tt_news]=23415&tx_ttnews[backPid]=215. 19. Pour les richesses accumulées par Vladimir Poutine, voir, entre autres, http://www.telegraph.co.uk /news/worldnews/1573354/40bn-Putin-is-now-Europes-richest-man.html. 62 MARS 2012 POUTINE, HOMME FORT DE LA RUSSIE, ET L’INTERMÈDE MEDVEDEV groupe d’experts indépendants intitulé «Poutine et la corruption», démontre comment celui-ci, ainsi que son entourage personnel, s’y prend pour s’approprier des biens de l’État et détourner des fonds de l’État[20]. S’il perd le pouvoir, il peut s’attendre à subir le même sort que celui réservé aux dictateurs déchus des pays arabes, se retrouver ainsi dépouillé de ses avoirs et confronté à des poursuites judiciaires pour activités frauduleuses, mais peut-être aussi pour crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité commis en Tchétchénie. Bien naturellement, le «système Poutine» a tout fait jusqu’ici pour éviter l’éventualité d’une alternance. Dimitri Medvedev, autre subordonné de Poutine à la mairie de SaintPétersbourg, ne fut fait Président que pour «garder au chaud» la place pour son ancien patron. Pendant trois ans et demi, de nombreux dirigeants étrangers (dont Nicolas Sarkozy), et aussi de nombreux Russes ont cru que Medvedev pourrait s’émanciper de son «boss» et devenir une alternative viable. Mais, à part un discours plus moderne que celui de Poutine, Medvedev n’a promu aucune mesure allant véritablement dans le bon sens. C’est sous sa présidence qu’a éclaté la guerre honteuse contre la Géorgie en août 2008[21] ; c’est sous sa présidence que fut renforcée la surveillance policière des citoyens, sous prétexte de lutter contre l’extrémisme[22] ; c’est sous sa présidence aussi que la justice est devenue encore plus vénale et soumise au pouvoir politique, comme en témoigne en particulier le second procès de Mikhaïl Khodorkovski[23] ; c’est sous sa présidence, enfin, que la corruption a atteint de nouveaux sommets. En 2000, Transparency International plaçait la Russie à la 82e place au palmarès des pays «non-corrompus»; en 2011 le pays est descendu à la 143e place, avec une note de 2,4 sur une échelle de 0 à10 (10 étant la meilleure note). Récemment, le président du Comité national de la lutte contre la corruption (NAK), Kirill Kabanov, a évalué à 300 milliards de dollars le volume annuel des transactions liées à la corruption en Russie, soit un quart du PIB du pays[24]. En fait, l’affaire Khodorkovski fut le premier grand raid de l’État contre la propriété privée. La société Ioukos fut démantelée au profit des corporations gérées par l’État, et concrètement, par la même petite clique corrompue. Mais cette affaire n’est que le sommet de l’iceberg. À l’heure actuelle, on compte près de 800000 détenus en Russie dont 15 % sont 20. Ce rapport est accessible sur Internet, en russe et en anglais; cf. http://www.putin-itogi.ru/putin-corruptionan-independent-white-paper/ 21. Officiellement, c’est Dmitri Medvedev qui a donné l’ordre d’offensive aux troupes russes (alors que Poutine se trouvait en Chine pour les Jeux Olympiques) et qui ensuite a reconnu l’indépendance des provinces géorgiennes séparatistes d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. 22. Voir en particulier Andrei Soldatov et Irina Borogan, Les héritiers du KGB, Paris, François Bourin, 2011, chap. IV et V («La menace intérieure» et «Sus à l’extrémisme»). 23. Cf. note 11. Voir également Alexandre Poumpianski, Serguei Kovalev, Boris Joutovski, Affaire Khodorkovski (en russe), Moscou, Centre Sakharov/Zebra, 2011. 24. Cf. «Le marché de corruption en Russie est évalué à 300 milliards de dollars par an» (en russe), Komsomolskaïa Pravda, 28.1.2012, http://kp.ru/online/news/810781/. N° 47 63 colloque 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page63 0A-04_Ackerman_10p:H&L-dossier 24/02/12 11:58 Page64 HISTOIRE & LIBERTÉ derrière les barreaux ou dans des camps pour «crimes économiques». Parmi ces prisonniers «économiques», la majorité écrasante, près de 100000 personnes, sont des victimes de raids, c’est-à-dire, d’expropriations menées par des groupes criminels avec l’aide de la police, du fisc et des tribunaux. Si un propriétaire ne cède pas volontairement son business florissant, il risque d’être tout simplement exproprié, voire de se retrouver en prison[25]. L’immense popularité en Russie de l’avocat et blogueur Alexei Navalny s’explique par le fait qu’il s’est élevé contre la corruption en mobilisant la population. C’est lui d’ailleurs qui a donné la meilleure définition au parti du pouvoir, La Russie unie: « Le parti des escrocs et des voleurs»[26]. La Russie, dans sa longue histoire, a connu aussi bien des tyrans que des tsars éclairés, aussi bien des dirigeants communistes sanguinaires que des plus modérés, mais jamais elle n’avait été gouvernée par une élite dont la première et unique motivation est un cynique pillage du pays. Les autres maux de la Russie, à savoir un système de santé publique déficient qui contribue à mortalité précoce (en 2009, selon l’OMS, l’espérance de vie pour les hommes était de 62 ans, et pour les femmes, de 74 ans), un taux élevé de criminalité, le non-renouvellement des infrastructures, l’absence de réels investissements dans les domaines de la recherche et de l’éducation, etc., sont en grande partie le résultat des pratiques mafieuses des gouvernants du pays[27]. Le Bien public y reste un mot vain, et c’est la subite compréhension de ce fait qui met aujourd’hui la société russe en ébullition. 25. Voir le site de l’Académie anti-corruption, http://www.anti-corruption.su/nashi-predlozhenija/pomoschzhertvam-rejderskih-zahvatov.html. 26. Depuis 2008, Navalny achète des actions des grandes sociétés et exige, en tant qu’actionnaire minoritaire, d’avoir accès aux informations sur le fonctionnement et la comptabilité de ces sociétés. De cette façon, il a réussi à découvrir et à rendre publics des abus importants. Il a même obtenu l’ouverture d’une enquête criminelle contre l’un des dirigeants du Gazprom et la démission du Pdg de la banque VTB-leasing. Pour pouvoir mener ses enquêtes, il collecte des dons via Internet. 27. Voir le rapport d’experts indépendants, Boris Nemtsov et Vladimir Milov, « Poutine, le bilan », http://www.putin-itogi.ru/putin-what-10-years-of-putin-have-brought/ (en anglais). 64 MARS 2012