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LA RUSSIE NOUVELLE
par Galia Ackerman*
Poutine, homme fort de la Russie,
et l’intermède Medvedev
I
L SERAIT PERTINENT DE BROSSER D’ABORD
un portrait du régime mis en place par Vladimir
Poutine.
Andreï Illarionov, ancien conseiller économique de
Vladimir Poutine (entre 2000 et 2006), a donné une
définition cinglante de ce régime : une corporation
tchékiste[1]. Il y a quelques années déjà, une sociologue
de renom, Olga Krychtanovskaïa (qui s’est rapprochée
ultérieurement du Kremlin), a étudié la composition
des cercles supérieurs du pouvoir et a démontré qu’en
© FSP JFT
2008, vers la fin du deuxième mandat de Poutine, près
de 80 % de 1 000 postes clés dans le pays étaient détenus par des gens issus des soi-disant
«structures de force», c’est-à-dire, le FSB et autres services secrets, ainsi que le ministère de
l’Intérieur et l’armée[2].
Cependant, il serait plus précis de parler à la fois d’une corporation tchékiste et d’une
amicale de Vladimir Poutine. Le schéma élaboré par l’hebdomadaire russe The New Times
montre clairement que le premier échelon du pouvoir est en grande partie composé soit
des collègues de Vladimir Poutine au KGB, soit de ses collègues et subordonnés à la mairie
de Saint-Pétersbourg, soit enfin de ses amis personnels. Ainsi, Dmitri Medvedev, le président russe; Viktor Zoubkov, ancien Premier ministre et actuellement premier vice-Premier
ministre; Igor Setchine, vice-Premier ministre et chef reconnu du groupe des siloviki (issus
des structures de force) ; Dmitri Kozak, vice-Premier ministre; Vladimir Tchourov, président de la Commission électorale centrale; Guerman Gref, directeur et président du conseil
d’administration de la plus grande banque russe, la Sberbank; Alexei Miller, président du
*
Historienne, écrivaine, journaliste et traductrice franco-russe, spécialiste du monde russe et ex-soviétique.
1. Voir, par exemple, le témoignage d’Illarionov devant la Commission aux Affaires étrangères du Congrès des
États-Unis, le 25 février 2009. http://foreignaffairs.house.gov/111/ill022509.pdf.
2. Olga Krychtanovskaïa, La nouvelle élite russe (en russe), The New Times, 21.4.2008. http://newtimes.ru/articles/detail/4324/.
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Galia Ackerman présente l’organigramme de l’« amicale Poutine »
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conseil d’administration de Gazprom et de celui d’une autre grande corporation,
Gazpromneft: tous sont des anciens subordonnés ou collègues de Poutine à la mairie de
Saint-Pétersbourg. Quant aux «tchékistes», il suffit d’énumérer quelques anciens collègues
de Poutine: Serguei Ivanov, vice-Premier ministre, ancien ministre de la Défense; Nikolaï
Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité, ancien patron du KGB ; Alexandre Bortnikov,
directeur actuel du FSB ; Igor Levitine, ministre des Transports; Rachid Nourgaliev, ministre
de l’Intérieur; Igor Chtchegolev, ministre des Communications; Vladimir Kojine, administrateur aux Affaires présidentielles ; Andrei Belianinov, directeur du Service fédéral des
douanes ; Mikhaïl Fradkov, directeur du Service des renseignements extérieurs, ancien
Premier ministre, etc.[3]
Quels sont les traits de ce régime qu’on appelle souvent en Occident le « système
Poutine»? Sa caractéristique la plus importante, c’est le contrôle qu’une petite élite gouvernante exerce à la fois sur la vie politique, les médias, la justice, le système parlementaire et
– last but not least – sur l’économie du pays. Sans être un système totalitaire, sans même
avoir la rudesse d’une dictature de type Franco ou Pinochet, cette élite a réussi à s’emparer
d’une grande partie des richesses du pays, et ce contrôle global lui est indispensable pour les
conserver.
Les opposants russes traitent souvent le régime de Poutine de « démocratie
d’imitation»: pour eux, il ne s’agit que d’un simulacre d’élections ou de séparation des
pouvoirs[4]. En effet, l’une des inventions du régime Poutine est la création du «parti du
3. Voir l’édifiant diagramme publié par The New Times et repris par une multitude de sites russes, par exemple,
http://lidiya-nic.livejournal.com/1154441.html, ainsi que l’article qui l’accompagne d’Evguenia Albatz et
d’Anatoli Ermoline, « La Corporation Russie » (en russe), The New Times, n° 36, le 31/10/2011,
http://newtimes.ru/articles/ detail/45648?sphrase_id=443726&&PAGEN_1=2.
4. Voir, par exemple, l’analyse très pertinente du politologue Dmitri Fourman, Le commun et le particulier dans la
transition des États post-soviétiques, http://www.humanrights.kz/press_article_105.php.
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Sommet de l'édifiante pyramide de l’« amicale Poutine » publiée par The New Times
pouvoir», La Russie unie, dont l’unique objectif affiché a toujours été de soutenir la politique de Vladimir Poutine[5]. Comme ce parti disposait d’une majorité constitutionnelle à la
Douma jusqu’aux dernières législatives[6], n’importe quelle loi souhaitée par le gouvernement y passait automatiquement. Pareillement, si le gouvernement avait besoin d’abolir
une loi devenue gênante, la Douma s’exécutait. Ce principe est également valable pour la
Chambre haute du Parlement, le Conseil de la Fédération, où siègent les représentants des
Quant à la définition du régime russe donné par le pouvoir lui-même, ce fut l’idéologue du Kremlin, Vladislav
Sourkov, qui inventa le terme de «démocratie souveraine», c’est-à-dire une démocratie originale, russe, qui ne
s’inspire pas aveuglement des préceptes occidentaux et ne permet pas d’ingérence dans ses affaires intérieures.
5. Sous sa forme actuelle, ce parti fut créé en décembre 2001, mais son prototype, Unité, avait été inventé par Boris
Berezovski en septembre 1999, afin de battre le tandem Iouri Loujkov–Evgueni Primakov aux élections parlementaires, et empêcher ainsi l’élection de Primakov à la présidence en mars 2000. Pour le détail, voir Tania
Rakhmanova, Au cœur du pouvoir russe, Paris, La Découverte, 2012, chap. V.
6. Officiellement, le Parti a obtenu 49,5 % des voix aux législatives en décembre 2011, mais selon les observateurs
indépendants et de nombreuses associations russes, il s’agit d’un résultat falsifié. Le taux réel serait plus proche
de 30 %, d’où la récente vague de contestation en Russie.
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gouverneurs nommés par le Président. En réalité, la branche législative est entièrement
soumise à l’exécutif qui, à l’exception du Président, n’est pas élu. Ni le Premier ministre ni
les membres du gouvernement ne sont issus du parti du pouvoir: La Russie unie soutient le
gouvernement, mais ce dernier est composé de bureaucrates professionnels nommés par le
Président, qui ne se sont jamais soumis au verdict des urnes.[7]
Mais pourquoi les électeurs votent-ils massivement pour La Russie unie, même si la
popularité de ce parti s’est affaiblie dernièrement? En réalité, leur choix politique est très
limité: d’une part, des dizaines de partis qui existaient sous Eltsine n’ont pas été réenregistrées sous Poutine et ont cessé de ce fait d’avoir une existence légale ou une existence tout
court[8]. Parmi les rares partis restés légaux, comme par exemple Yabloko, certains ne siègent
plus à la Douma car la barrière pour y accéder a été élevée à 7 % des voix, chiffre impossible
à atteindre pour un parti qui ne compose pas avec le pouvoir. Dans le même temps, sous
Poutine, la possibilité d’élire des personnalités indépendantes au scrutin uninominal a été
abolie. Quant à La Russie unie, ce parti joue, structurellement, un rôle similaire à celui du
PCUS : il encadre la population. Il est pratiquement indispensable d’être membre de La
Russie unie pour faire carrière dans n’importe quel domaine: politique, économique ou
culturel. Et ce sont les administrations locales – dans lesquelles tous les postes importants
sont occupés par des représentants de La Russie unie – qui, lors des élections, doivent s’assurer d’un pourcentage élevé de voix en faveur de ce parti.[9]
Le système ressemble désormais au multipartisme de certains pays de l’Est à l’époque
communiste, comme la RDA. Formellement, quatre partis sont représentés au Parlement,
mais aucun n’a la majorité ni même suffisamment de voix pour bloquer une initiative
gouvernementale quelconque. C’est le cas des communistes, du Parti libéral-démocrate
(nom trompeur!) de Jirinovski, et de La Russie juste. Ce sont des partis qui composent avec
le régime tout en captant des segments spécifiques de l’électorat: pour les communistes, les
vieux; pour le parti Jirinovski, le lumpenprolétariat; pour La Russie unie, une partie des
working poor.
7. Ainsi, de façon totalement cynique, Vladimir Poutine a nommé le nouveau Premier ministre (Mikhaïl Fradkov)
et son gouvernement quelques semaines avant l’élection présidentielle où il se représentait pour le second
mandat, en 2004.
8. Cf., par exemple, le sort réservé au plus ancien parti politique russe, le Parti Républicain de Vladimir Ryjkov,
créé en 1990. En 2007, le parti se vit refuser un nouvel enregistrement et fut liquidé par la décision de la justice
russe. Cette décision vient d’être révoquée après avoir été reconnue comme illégale par la Cour européenne de
Strasbourg.
9. Sous sa forme actuelle, ce parti existe depuis 2001, mais son prototype, Unité, fut créé, sur l’initiative de Boris
Berezovski, en octobre 1999, afin de battre le tandem Iouri Loujkov–Evgueni Primakov et d’empêcher ce
dernier, très populaire, de gagner la course présidentielle en mars 2000. Aux législatives de décembre 1999, ce
«parti du pouvoir», nouvellement créé, obtint 23 % des suffrages, loin devant celui de Loujkov–Primakov. Cf.
Tania Rakhmanova, Au cœur du pouvoir russe, Paris, La Découverte, 2012, chap. V.
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Ainsi a été aplati le champ politique. Parallèlement, le travail des ONG a été rendu bien
plus difficile que par le passé. Le pouvoir russe s’est inspiré des mesures prises dès 2004 par
le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko: désormais, les ONG ont le plus grand mal à
se faire réenregistrer ou à obtenir des subventions de fondations étrangères comme la
Fondation Soros ou le NED (National Endowment for Democracy), car le pouvoir doit à
chaque fois étudier à quelles fins pourraient être utilisées les sommes allouées et vérifier si,
par exemple, cette utilisation pourrait être dommageable à l’image de la Russie ou servir à
des activités dites «extrémistes» etc.[10]. Parallèlement, on a fait pression sur les hommes
d’affaires russes pour qu’ils n’accordent pas de dons à l’opposition; dans le cas contraire, ils
risquent de très gros ennuis: perquisitions, contrôles fiscaux et autres.
En même temps qu’était étouffée la vie politique, la justice russe a été placée sous le
contrôle du Kremlin ou des autorités locales, presque comme à l’époque soviétique. Dès
qu’il s’agit de procès ayant une connotation politique ou financière, la justice n’a de juste
que le nom, comme le montre parfaitement le sort de Mikhaïl Khodorkovski, jadis
l’homme le plus riche de la Russie, aujourd’hui, prisonnier de conscience dans le Grand
Nord[11]. Marie Mendras, qui donne dans son livre une image très complète du «système
Poutine», cite un sondage de 2007 où la majorité des personnes interrogées répond qu’un
citoyen ordinaire a plus de chances d’obtenir la justice à la Cour européenne des droits de
l’homme (60 %) qu’au Tribunal russe (26 % seulement)[12].
Enfin, les médias ont été eux aussi placés sous contrôle. L’État contrôle la totalité des
chaînes de télévision, à l’exception d’une petite chaîne disponible sur satellite: Dojd («La
Pluie»). Il contrôle la totalité des radios, à l’exception notable d’Écho de Moscou, une excellente radio proche de l’opposition, mais diffusée seulement dans quelques grandes villes et
sur Internet. Et puis, il y a un journal, Novaïa Gazeta, et un hebdomadaire, The New Times,
qui sont des médias d’opposition, mais de faible diffusion[13].
Cette verticale du pouvoir construite par Poutine – avec les superpréfets, les gouverneurs, le FSB, La Russie unie et, depuis peu, un nouvel instrument d’embrigadement créé par
Poutine pour pallier la relative impopularité de La Russie unie: le Front populaire unifié –
10. Par exemple, en 2008, le Service fédéral d’enregistrements exigea la liquidation de 30 ONG. Cf. le rapport d’un
groupe d’experts, Première année de l’application de la nouvelle législation russe sur les ONG (en russe)
http://www.nkozakon.ru/monitoring/5/.
11. De toute la littérature sur cet ex-oligarque, je citerai la préface d’Hélène Despic-Popovic au recueil de textes de
Mikhaïl Khodorkovski, Paroles Libres, Fayard, 2011, qui résume avec grande précision son itinéraire et ses deux
procès.
12. Marie Mendras, L’Envers du pouvoir, Odile Jacob, 2008, sous-chapitre «La dépendance des juges», p. 209-212.
13 D’ailleurs, le Kremlin fait de temps en temps des remontrances au rédacteur en chef d’Écho de Moscou, Alexeï
Venediktov, quand sa radio «outrepasse» des limites apparemment désignées par le Kremlin. Ainsi, en 2008,
Venediktov fut personnellement accusé par Poutine d’être «ennemi de la Russie», à cause d’un éclairage équilibré du conflit russo-géorgien. Et récemment, Poutine a accusé Venediktov de l’«arroser de merde du matin
au soir» (en lien avec le mouvement de protestation).
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ne sert qu’à une chose : exclure toute possibilité d’alternance du pouvoir. L’arrivée au
pouvoir d’un groupe qui ne soit pas issu de cette «famille» (au sens mafieux classique)
risquerait de déclencher des processus qui non seulement priveraient l’élite actuelle de ses
richesses mais enverraient quelques-uns de ses membres en prison.
Et quid de la personne de Vladimir Poutine? Comment cet homme à qui ses collègues à
la mairie de Saint-Pétersbourg, dans la première moitié des années 1990, ont donné le
sobriquet de «Stasi» (par ceux qui l’aimaient) et de «teigne» (par ceux qui le détestaient)
s’est propulsé d’une relative obscurité jusqu’à la tête de l’État?
Malgré ses postes dans l’administration présidentielle et à la tête du FSB, Poutine était
relativement peu connu du grand public lorsque, à la surprise générale, il fut nommé en
1999 Premier ministre par le président Eltsine qui, peu de temps après, partit à la retraite,
permettant à Vladimir Poutine de devenir président par intérim et de préparer ainsi sa
propre élection[14].
Mais cette ignorance du grand public ne signifie pas que Poutine n’était pas déjà très
influent parmi les initiés, même quand il n’était que conseiller de Sobtchak. Récemment,
son ancien conseiller, Andreï Illarionov, a publié un long entretien dans la revue
Kontinent[15] où il résume ses recherches sur l’ancien Premier ministre russe, Egor Gaïdar,
grand promoteur d’une thérapie de choc pour l’économie et la société russes dans les
années 1990. Cette «thérapie» consistait à appliquer des recettes libérales à l’américaine,
sans prendre en compte la spécificité d’un pays sortant du communisme et dont l’infrastructure industrielle était tournée vers une production à caractère militaire.
Dans ce texte, Illarionov donne des informations qui jettent une lumière très particulière sur ce grand libéral qu’aurait été Gaïdar. Par exemple, le 27 décembre 1991, deux jours
après la démission de Mikhaïl Gorbatchev, alors que le pays était confronté à une énorme
pénurie de produits de consommation courante et de produits alimentaires, Gaïdar prit la
surprenante décision d’octroyer une aide financière au régime de Fidel Castro d’un
montant de 100 millions de dollars. Il faut se souvenir que les caisses de l’État étaient vides,
car les prix des hydrocarbures étaient au plus bas, et que, par exemple, tout le budget du
pays pour le mois de janvier 1992 était seulement de 148 millions de dollars. Illarionov
explique en détail le mécanisme de ce paiement: la Russie vendait aux Occidentaux du
pétrole au prix du marché; avec les devises ainsi obtenues, elle achetait du sucre cubain à un
prix bien supérieur à celui du marché. En réalité, cette année-là, la Russie a versé à Cuba,
comme le montre Illarionov, non pas 100 mais 200 millions de dollars, prix exigé par le
régime Castro pour préserver le centre d’écoutes de Lourdes dans la banlieue de La Havane,
14. Cette «passation des pouvoirs» est racontée, entre autres, par Laure Mandeville, La Reconquête russe, Grasset,
2008, chap. V et VI.
15. En russe, Kontinent, la revue des dissidents soviétiques fondée en 1975 à Paris, publiée depuis 1994 à Moscou,
et qui garde son caractère contestataire. Voir n° 146, 2011, Chemin difficile vers la liberté.
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qui couvrait une partie importante du territoire américain. C’est seulement en 2000 que
Vladimir Poutine a cessé de payer cette allocation annuelle au régime Castro: apparemment, la vieille base militaire n’était plus à la pointe de la technologie.
On peut se poser la question: qui, au juste, était Gaïdar pour avoir obéi aux injonctions
des services secrets russes, les seuls intéressés à préserver sa base cubaine de Lourdes, alors
que ces services, et en particulier le KGB, se trouvaient à ce moment-là dans un grand état de
faiblesse? D’ailleurs, ce ne fut pas la seule mesure étrange de Gaïdar. Il signa ainsi des autorisations spéciales pour Vladimir Poutine (à cette époque, responsable à la mairie de SaintPétersbourg du Comité pour les relations avec l’étranger) afin de permettre à celui-ci des
exportations importantes de matières premières. L’argent ainsi obtenu était censé servir à
l’importation de produits alimentaires, afin d’en éviter la pénurie à Saint-Pétersbourg.
Malgré l’interdiction de telles pratiques dans le reste du pays – qu’il avait lui-même décidée
– Gaïdar autorisa ces exportations de matières premières, «sous la responsabilité personnelle de Vladimir Poutine».
Toujours selon Illarionov, le gouvernement de Gaïdar a donné à la mairie de SaintPétersbourg l’autorisation d’exporter des matières premières (pétrole, bois, etc.) pour un
montant d’un milliard de dollars, dont au moins 850 millions ont disparu au sein de ce
comité que dirigeait Poutine. La ville n’a reçu ni viande ni farine en échange, et lorsque la
Commission du Soviet de Saint-Pétersbourg, avec Marina Salié à sa tête, mena son enquête
et demanda la démission de Sobtchak et de Poutine, le gouvernement russe défendit ce
dernier. L’affaire fut étouffée et Marina Salié se vit obligée de se réfugier à la campagne et de
se taire pendant de longues années, par crainte pour sa vie[16].
Normalement, à l’époque, un chef de gouvernement n’avait pas affaire à des fonctionnaires du rang de Vladimir Poutine, ce qui montre que Poutine jouait déjà à ce moment-là
un rôle important au sein du pouvoir naissant.
Je me permets de citer ici des extraits d’un entretien de Marina Salié qui explique d’où
lui venait cette importance:
« Lorsque j’ai analysé cette situation, j’ai compris que Poutine possédait un
réseau très solide, de type mafieux, à travers lequel il agissait. C’est lui qui a
dirigé cette magnifique opération d’exportation de matières premières. Et ces
sociétés (via lesquelles il menait ses affaires) appartenaient à la Stasi. La société
avec laquelle nous travaillions – j’y suis allée, je leur ai rendu visite à deux ou
trois reprises en Allemagne – ne s’en cachait tout simplement pas. Ils disaient :
“Nous sommes la Stasi” ».
16. Cf. sa récente interview à la Radio Liberty (en russe) : Pourquoi Marina Salié s’est tue pendant dix ans,
http://www.svobodanews.ru/content/article/1972366.html.
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Marina Salié poursuit ainsi:
«À l’époque, le KGB s’était divisé en plusieurs camps et la partie la plus ancienne
avait été réduite en poussière. Mais il restait une organisation à l’intérieur du KGB,
prioritairement liée aux renseignements extérieurs, qui avait déjà réuni des forces
considérables et avait l’intention – ce sont des officiers du KGB qui me l’ont euxmêmes raconté – de prendre le pouvoir dans le pays après le putsch».[17]
Pendant ces années passées à Saint-Pétersbourg, Poutine fut également directement
impliqué dans des affaires immobilières douteuses: ainsi, la société allemande SPAG, dont il
était officiellement conseiller, achetait de l’immobilier au centre de Saint-Pétersbourg en
blanchissant, au passage, l’argent des narcotrafiquants colombiens[18]. Selon plusieurs témoignages recueillis à Saint-Pétersbourg, Poutine en était considéré comme l’éminence grise. On
sait qu’Anatoli Sobtchak, le maire, exigeait que tous les contrats et autres documents officiels
de la mairie soient visés par Poutine.
Il est difficile de savoir si ce sont effectivement les liens de Poutine avec la Stasi et la possibilité d’utiliser les réseaux de la puissante police secrète est-allemande qui l’ont rendu indispensable à certaines personnalités clés de la Russie postcommuniste. En tout état de cause, on
peut supposer que le lien entre Gaïdar et Poutine, dès la fin de l’époque soviétique, fut établi
par l’intermédiaire d’Anatoli Tchoubaïs, un autre collaborateur de Sobtchak à la mairie de
Saint-Pétersbourg et économiste de renom (avec Gaïdar, il porte une large responsabilité
dans l’instauration du capitalisme oligarchique en Russie). Ce serait également Sobtchak qui
aurait proposé à Vladimir Poutine de venir à Moscou, après la défaite d’Anatoli Sobtchak aux
élections municipales de Saint-Pétersbourg, en 1996. On peut supposer que c’est lui qui l’a
introduit auprès de Pavel Borodine, le tout-puissant chef de l’administration présidentielle.
Au sein de cette administration, Vladimir Poutine, qui «valait» déjà au moins quelques
centaines de millions de dollars, s’occupa d’abord des actifs immobiliers russes à l’étranger,
puis devint directeur adjoint de l’Administration présidentielle et dirigea la Direction principale de contrôle. Enfin, en mai 1998, il devint premier directeur adjoint de l’Administration
présidentielle, en charge des régions.
Pendant une grande partie de sa carrière, Poutine a donc occupé des postes dits «économiques», à l’exception de son bref passage à la direction du FSB, pendant un an (1998-1999).
Selon certaines sources, il serait aujourd’hui l’un des hommes les plus riches au monde et sa
fortune personnelle se chiffrerait à des dizaines de milliards de dollars[19]. Le rapport d’un
17. Op. cit.
18. Cf. Newsweek details putin’s alleged organized crime tr… http://www.jamestown.org/single/?no_cache=
1&tx_ttnews[tt_news]=23415&tx_ttnews[backPid]=215.
19. Pour les richesses accumulées par Vladimir Poutine, voir, entre autres, http://www.telegraph.co.uk
/news/worldnews/1573354/40bn-Putin-is-now-Europes-richest-man.html.
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groupe d’experts indépendants intitulé «Poutine et la corruption», démontre comment
celui-ci, ainsi que son entourage personnel, s’y prend pour s’approprier des biens de l’État et
détourner des fonds de l’État[20]. S’il perd le pouvoir, il peut s’attendre à subir le même sort
que celui réservé aux dictateurs déchus des pays arabes, se retrouver ainsi dépouillé de ses
avoirs et confronté à des poursuites judiciaires pour activités frauduleuses, mais peut-être
aussi pour crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité commis en Tchétchénie.
Bien naturellement, le «système Poutine» a tout fait jusqu’ici pour éviter l’éventualité
d’une alternance. Dimitri Medvedev, autre subordonné de Poutine à la mairie de SaintPétersbourg, ne fut fait Président que pour «garder au chaud» la place pour son ancien
patron. Pendant trois ans et demi, de nombreux dirigeants étrangers (dont Nicolas
Sarkozy), et aussi de nombreux Russes ont cru que Medvedev pourrait s’émanciper de son
«boss» et devenir une alternative viable. Mais, à part un discours plus moderne que celui
de Poutine, Medvedev n’a promu aucune mesure allant véritablement dans le bon sens.
C’est sous sa présidence qu’a éclaté la guerre honteuse contre la Géorgie en août 2008[21] ;
c’est sous sa présidence que fut renforcée la surveillance policière des citoyens, sous
prétexte de lutter contre l’extrémisme[22] ; c’est sous sa présidence aussi que la justice est
devenue encore plus vénale et soumise au pouvoir politique, comme en témoigne en particulier le second procès de Mikhaïl Khodorkovski[23] ; c’est sous sa présidence, enfin, que la
corruption a atteint de nouveaux sommets. En 2000, Transparency International plaçait la
Russie à la 82e place au palmarès des pays «non-corrompus»; en 2011 le pays est descendu
à la 143e place, avec une note de 2,4 sur une échelle de 0 à10 (10 étant la meilleure note).
Récemment, le président du Comité national de la lutte contre la corruption (NAK), Kirill
Kabanov, a évalué à 300 milliards de dollars le volume annuel des transactions liées à la
corruption en Russie, soit un quart du PIB du pays[24].
En fait, l’affaire Khodorkovski fut le premier grand raid de l’État contre la propriété
privée. La société Ioukos fut démantelée au profit des corporations gérées par l’État, et
concrètement, par la même petite clique corrompue. Mais cette affaire n’est que le sommet
de l’iceberg. À l’heure actuelle, on compte près de 800000 détenus en Russie dont 15 % sont
20. Ce rapport est accessible sur Internet, en russe et en anglais; cf. http://www.putin-itogi.ru/putin-corruptionan-independent-white-paper/
21. Officiellement, c’est Dmitri Medvedev qui a donné l’ordre d’offensive aux troupes russes (alors que Poutine se
trouvait en Chine pour les Jeux Olympiques) et qui ensuite a reconnu l’indépendance des provinces géorgiennes séparatistes d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.
22. Voir en particulier Andrei Soldatov et Irina Borogan, Les héritiers du KGB, Paris, François Bourin, 2011, chap.
IV et V («La menace intérieure» et «Sus à l’extrémisme»).
23. Cf. note 11. Voir également Alexandre Poumpianski, Serguei Kovalev, Boris Joutovski, Affaire Khodorkovski (en
russe), Moscou, Centre Sakharov/Zebra, 2011.
24. Cf. «Le marché de corruption en Russie est évalué à 300 milliards de dollars par an» (en russe), Komsomolskaïa
Pravda, 28.1.2012, http://kp.ru/online/news/810781/.
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derrière les barreaux ou dans des camps pour «crimes économiques». Parmi ces prisonniers «économiques», la majorité écrasante, près de 100000 personnes, sont des victimes de
raids, c’est-à-dire, d’expropriations menées par des groupes criminels avec l’aide de la
police, du fisc et des tribunaux. Si un propriétaire ne cède pas volontairement son business
florissant, il risque d’être tout simplement exproprié, voire de se retrouver en prison[25].
L’immense popularité en Russie de l’avocat et blogueur Alexei Navalny s’explique par le
fait qu’il s’est élevé contre la corruption en mobilisant la population. C’est lui d’ailleurs qui
a donné la meilleure définition au parti du pouvoir, La Russie unie: « Le parti des escrocs et
des voleurs»[26].
La Russie, dans sa longue histoire, a connu aussi bien des tyrans que des tsars éclairés,
aussi bien des dirigeants communistes sanguinaires que des plus modérés, mais jamais elle
n’avait été gouvernée par une élite dont la première et unique motivation est un cynique
pillage du pays. Les autres maux de la Russie, à savoir un système de santé publique déficient qui contribue à mortalité précoce (en 2009, selon l’OMS, l’espérance de vie pour les
hommes était de 62 ans, et pour les femmes, de 74 ans), un taux élevé de criminalité, le
non-renouvellement des infrastructures, l’absence de réels investissements dans les
domaines de la recherche et de l’éducation, etc., sont en grande partie le résultat des
pratiques mafieuses des gouvernants du pays[27]. Le Bien public y reste un mot vain, et c’est
la subite compréhension de ce fait qui met aujourd’hui la société russe en ébullition.
25. Voir le site de l’Académie anti-corruption, http://www.anti-corruption.su/nashi-predlozhenija/pomoschzhertvam-rejderskih-zahvatov.html.
26. Depuis 2008, Navalny achète des actions des grandes sociétés et exige, en tant qu’actionnaire minoritaire,
d’avoir accès aux informations sur le fonctionnement et la comptabilité de ces sociétés. De cette façon, il a
réussi à découvrir et à rendre publics des abus importants. Il a même obtenu l’ouverture d’une enquête criminelle contre l’un des dirigeants du Gazprom et la démission du Pdg de la banque VTB-leasing. Pour pouvoir
mener ses enquêtes, il collecte des dons via Internet.
27. Voir le rapport d’experts indépendants, Boris Nemtsov et Vladimir Milov, « Poutine, le bilan »,
http://www.putin-itogi.ru/putin-what-10-years-of-putin-have-brought/ (en anglais).
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MARS 2012