medee_Cherubini et la France révolutionnaire
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medee_Cherubini et la France révolutionnaire
Médée Opéra en trois actes Paris, Théâtre Feydeau le 13 mars 1797 Musique de Luigi Cherubini (1760-1842) Livret de François-Benoît Hoffmann D’après la tragédie de Corneille (1635) Production Théâtre royal de la Monnaie Cherubini et la France révolutionnaire — Michael Fend Pour les Italiens, Luigi Cherubini (1760-1842) était trop français, pour les Français (et les Belges) il était trop allemand, et pour les Allemands il était trop cosmopolite. Bien que Beethoven fût d’avis qu’il était le meilleur compositeur contemporain après lui, nous entendons rarement Cherubini de nos jours, en partie en raison de sa biographie peu commune, et en partie à cause des idéologies nationalistes qui ont balayé l’Europe aux XIXe et XXe siècles. L’enfance florentine de Cherubini coïncide avec une période de déclin économique dans la péninsule italienne, alors que les richesses nées du commerce et de l’industrie se déplacent des Pays-Bas à la Grande-Bretagne. Pour les jeunes musiciens italiens, les opportunités de carrière sont limitées, car le marché ne peut absorber tous les talents qui s’y présentent. Né dans une famille de musiciens, comme la plupart des composteurs du XVIIIe siècle, Cherubini a déjà écrit plusieurs messes entre dix et vingt ans, mais il décide de ne pas entreprendre une carrière de musicien d’église. À l’âge de dix-huit ans, Cherubini travaille comme assistant de l’un des compositeurs italiens les plus distingués, Giuseppe Sarti. À partir de 1781, dans des villes italiennes telles que Rome, Venise, et Florence, des directeurs de théâtre font appel à lui pour qu’il écrive ses propres opéras. En 1784, Cherubini prend la décision hardie de s’installer à Londres, mais après avoir composé trois opéras italiens dont l’accueil est mitigé, il rejoint en 1786 un groupe de musiciens italiens à Paris, où l’opéra est davantage en vogue. Exploitant la chute de l’Ancien Régime, en 1789, l’année même de la Révolution française, certains entrepreneurs véreux investissent dans la fondation d’un théâtre d’opéra indépendant, le Théâtre de Monsieur, dédié à un répertoire d’opéras italiens et français ainsi qu’à des pièces de théâtre françaises. Cherubini y est employé comme directeur musical au milieu d’un brillant groupe de musiciens pour la plupart français et italiens, qui représentent probablement à l’époque le meilleur orchestre d’Europe. Le directeur du Théâtre, Giovanni Battista Viotti, violoniste de renom sous l’Ancien Régime et musicien de chambre de Marie-Antoinette, partage ses quartiers avec Cherubini. Il est chargé avant tout de l’adaptation au goût parisien d’opéras italiens devenus populaires en Italie. Il s’agit d’importer un produit culturel à succès en l’ajustant aux attentes du marché local. En 1791, Cherubini remporte son premier succès international avec Lodoïska, opéra sur un thème gothique, basé sur un best-seller de l’époque. En 1792, il a déjà composé cinquante arias de substitution dans le cadre de l’adaptation de trente-quatre opéras italiens. Cependant, en cette même année, les guerres révolutionnaires entre la nouvelle République française et les monarchies de sa périphérie éveillent une ferveur nationaliste qui oblige les musiciens étrangers à se cacher ou à quitter le pays. La compagnie d’opéra tout entière doit fermer quelque temps et ne peut rouvrir qu’avec un répertoire exclusivement français. Cherubini, lui aussi, fait profil bas en 1793, alors que la terreur de la guillotine bat son plein. Mais à la différence de ses pairs, il s’installera en France, pour l’excellente raison qu’il s’est épris d’AnneCécile Tourette, fille d’un chanteur de la Chapelle royale de Louis XVI. La période révolutionnaire coïncide avec les principales contributions de Cherubini à l’histoire de l’opéra. Musicalement, il reprend de nombreux éléments aux Italiens (à Sarti, mais aussi à Jommelli et Traetta) et surtout au Bohémien Gluck, qui, dans les années 1770, livrait au public d’opéra parisien de l’Académie royale de Musique un spectacle bien plus excitant que ceux auxquels l’avaient accoutumé les tragédies lyriques de Lully et Rameau. Gluck s’est appliqué à rendre tous les éléments de l’opéra dramatiquement irrésistibles. Doué d’une vision mais aussi d’une maîtrise hors du commun dans un environnement hostile, Gluck arrache le pouvoir aux chanteurs légendairement enclins, sur la scène lyrique, à faire étalage de leur habileté en matière de gargouillis. Gluck abrège radicalement les arias répétitives de haut vol, habituelles dans les opéras de Haendel, et entrelace les arias et récitatifs dans des dialogues dramatiques ; il élève le chœur et même l’orchestre au rang de protagonistes et s’en sert pour révéler les sentiments des principaux personnages, dont ils ne sont eux-mêmes pas conscients. Une « révolution » tout aussi importante se joue dans la redéfinition de la relation entre le style de chant et son accompagnement orchestral. Traditionnellement, les cordes soutenaient, voire redoublaient mélodiquement les parties vocales, tandis que les instruments à vent se limitaient souvent à simplement accentuer le phrasé et à jeter un éclairage sur des moments cruciaux. Dans le sillage de Gluck, Cherubini rendra les mélodies des chanteurs nettement plus indépendantes de la partie orchestrale. Dans ses opéras des années 1790, des lignes vocales aiguës semblent devoir livrer bataille à l’accompagnement orchestral, qui souvent esquisse des motifs courts, répétitifs. La texture musicale fracturée qui en résulte, exacerbée par des rythmes croisés, ne dégénère toutefois pas en un hurlement pur et simple grâce à la diction métrique, aux divisions formelles claires et même à l’usage de la forme sonate dans les arias. Combinées l’une à l’autre, toutes ces techniques servent à mettre en évidence la gamme émotive des personnages. Certes, l’opéra s’est toujours focalisé sur les émotions des protagonistes. Mais dans l’opéra parisien de la fin du XVIIIe siècle, pour la première fois dans l’histoire du genre, l’équipe tout entière allant du librettiste au peintre scénographe va s’appliquer à rendre musicalement, mais aussi dramatiquement et visuellement saisissantes les actions violentes, quelquefois perpétrées sur scène. À cette fin, Cherubini et ses librettistes manipulent le temps musical aussi bien que dramatique, retardant délibérément le développement d’une intrigue au début d’une scène ou d’un acte et hâtant son dénouement. Pour un public du XXIe siècle, gavé de médias, l’originalité visuelle de ses opéras n’est peut-être pas immédiatement apparente. À cet égard, Cherubini et ses collègues n’en ont pas appris autant des opéras de Gluck que des opéras-comiques des compositeurs français, Monsigny et Philidor, et surtout du Liégeois Grétry, qui travaillaient tous pour une autre compagnie d’opéra confusément appelée le Théâtre de l’Opéra comique. La superposition de deux scènes ou la mise en scène d’un tableau magique, naufrage, cachot ou même avalanche mettaient en émoi le public de l’époque. Des espaces non conventionnels s’infiltraient dans l’imagination lyrico-théâtrale et des tableaux étaient employés comme nouveau procédé parce que l’immobilisation de l’action donnait aux chanteurs l’occasion d’exprimer leurs sentiments – prérogative par excellence de l’opéra. Comme le montre clairement aujourd’hui l’explosion de revues, pamphlets et même romans musicaux, l’opéra devient une forme d’art psychologiquement plus séduisante. Il cesse d’être le genre où des histoires trouvent inévitablement une issue heureuse. Aucune œuvre de la période révolutionnaire française n’illustre aussi remarquablement toutes ces intentions que la Médée de Cherubini. En présentant l’ouvrage comme « opéra », il relève sa différence par rapport à la « tragédie lyrique » et à l’« opéra comique ». Cependant, il emprunte à la première le ton lourd de pathos et au dernier la structure des numéros musicaux (incluant les récitatifs) interrompus par des dialogues parlés. Il n’y a rien de « comique » dans Médée. Cherubini compte sur la familiarité du public avec l’intrigue, centrée sur la vengeance de Médée contre Jason, son déloyal époux : elle poignardera leurs deux jeunes fils et offrira à sa nouvelle fiancée, Dircé, une robe empoisonnée qui la tuera. Si nombre d’opéras, de l’ Arianna de Monteverdi à la Lulu de Berg, incluant La Traviata de Verdi, Carmen de Bizet et Madama Butterfly de Puccini, traitent de « la défaite des femmes » (voir L’Opéra ou la défaite des femmes, Catherine Clément), Médée se présente comme une exception. Cette héroïne respectera le plan de sa vengeance, avec un sang-froid apparent, une minutie chirurgicale. En termes d’énergie musicale pure, le chef-d’œuvre de Cherubini resta inégalé jusque tard dans le XIXe siècle. Hélas, il ne lui valut que peu de succès auprès du public et un maigre bénéfice financier. Il est probable que le livret était déjà prêt en 1793, sinon en 1790. Or une situation de rébellion eût été mieux appréciée dans la première période de la Révolution française. Après la chute de Robespierre, en 1794, et au commencement du Directoire en 1795, le public français préfère des spectacles divertissants. En 1797, les spectateurs sont déjà moins susceptibles de s’identifier à une « sans-culotte déchaînée » (c’est en ces termes que le musicologue Alexander Ringer a décrit Médée). Illustrant ce changement d’attitude, un critique contemporain accuse Cherubini de « terrorisme musical » dans sa harangue au public. Une purge du répertoire pour raisons politiques conduit, vers 1800, à l’évacuation de Médée de la scène parisienne. En réponse, Cherubini cherche à adopter une veine comique avec un succès modéré, mais il triomphe la même année avec Les Deux Journées, ou Le porteur d’eau. Synthèse musicale d’une nouvelle forme de simplicité, de pathos et d’ironie, et approbation dramatique de la société patriarcale, Les Deux Journées a bénéficié d’une popularité internationale tout au long du XIXe siècle. À l’écoute de l’ouverture de Beethoven au Coriolan de Collin et à son Fidelio, on comprend tout ce qu’il doit à Cherubini. Toujours est-il que la sonorité des opéras de Cherubini était trop lourde et bruyante pour les oreilles italiennes du XIXe siècle, l’accompagnement orchestral souvent trop contrapuntique pour les Français, tandis que les auteurs germanophones, menés par Schumann, déploraient le manque de développement harmonique et thématique dans sa musique instrumentale. Mais la non-participation de Cherubini aux idéologies nationalistes du XIXe siècle et, si ce n’est très incidemment, au mouvement romantique, pourrait compter davantage que ces critiques musicales. En 1830, alors que les Français exigent de Charles X qu’il abdique, que Berlioz exprime son désarroi profond dans la Symphonie fantastique et que La Muette de Portici d’Auber provoque un soulèvement politique dans ce même Théâtre de la Monnaie où nous nous trouvons aujourd’hui, Cherubini a mis sur le métier Ali Baba, ou Les quarante voleurs. L’œuvre manque de conviction musicale ; elle est retirée de l’affiche après onze représentations seulement. À partir de 1795, il est professeur au Conservatoire de Paris où, dès 1822, il exerce les fonctions de directeur. Idéalement, les professeurs ne font pas des idéologues et les administrateurs ne font pas des romantiques. – Traduction : Evelyne Sznycer lestalenslyriques.com