« Le Syndrome spécifique de la femme conjointe en expatriation »

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« Le Syndrome spécifique de la femme conjointe en expatriation »
« Le Syndrome spécifique de la femme conjointe en expatriation »
Mémoire de Sylvie Verdière, Psychologue Clinicienne, Psychothérapeute
Mémoire de Maîtrise de psychologie clinique et pathologique
RÉSUMÉ
Les écrits sur l’expatriation et l’expatrié sont nombreux, ceux sur le conjoint expatrié le sont moins.
Ils sont pourtant unanimes à reconnaître que le succès ou l’échec d’une expatriation dépend
essentiellement du conjoint. Enfin, les écrits de psychologie clinique semblent ne pas exister.
J’ai donc décidé de tenter de combler ce manque en m’intéressant exclusivement aux femmes
conjointes expatriées à Singapour, et à leurs plaintes récurrentes.
J’ai formulé l’hypothèse générale que le discours des femmes conjointes expatriées s’inscrirait dans
le registre de la perte : perte des liens affectifs (famille, amis, environnement…), mais aussi perte
de l’estime de Soi. De cette hypothèse principale découlent deux hypothèses spécifiques : parmi ces
femmes, celles qui ont recours à l’altruisme et/ou la sublimation comme mécanismes de défense
parviennent à « reconquérir » ou maintenir leur estime Soi d’une part, et d’autre part, celles qui
n’utilisent pas ces mécanismes de défense ont au contraire un faible niveau d’estime de Soi.
Pour éprouver ces hypothèses, l’approche est à la fois qualitative, quantitative et comparative.
Grâce à un entretien semi-directif, j’ai interviewé douze femmes conjointes expatriées, la durée
moyenne de chaque interview étant d’une heure et dix-sept minutes. Ces femmes ont été réparties
en deux groupes : un groupe de femmes supposé « aller bien » et un groupe de femmes supposé
« aller mal ». La retranscription minutieuse de leur discours a permis de relever les propos relatifs
au registre de la perte, de même qu’elle a permis de repérer et de coter les recours éventuels à
l’altruisme et/ou à la sublimation et ce, grâce à une évaluation en binôme pour une meilleure
fiabilité des résultats. Enfin, le niveau de leur estime de Soi a été mesuré grâce à un autoquestionnaire remis à l’issue de l’interview. Il s’agit enfin de savoir si un lien existait entre
l’altruisme et/ou la sublimation et le niveau d’estime de Soi.
A la lumière des résultats, j’ai pu constater que le discours des femmes conjointes expatriées
s’inscrivait bien dans le registre de la perte, mais qu’il ne semblait pas y avoir de relation entre le
niveau d’estime de Soi et le recours à l’altruisme et/ou à la sublimation. Par ailleurs, les résultats
ont révélé une faible estime de Soi pour la majorité des sujets, voire un niveau alarmant pour trois
d’entre eux.
MOTS - CLÉS
Expatriation
Femme conjointe expatriée
Registre de la perte, du deuil
Estime de Soi
Mécanismes de défense
Altruisme
Sublimation
INTRODUCTION
Ma situation actuelle d’expatriée permet d’expliquer mon choix concernant l’objet de mon
mémoire. Installée à Singapour depuis huit ans, je n’ai cessé de me poser multiples questions sur les
effets de l’expatriation sur les individus, d’autant plus que mon activité au sein de l’Association
Française de Singapour (AFS) durant les quatre premières années m’a fourni l’occasion d’entendre
de nombreuses plaintes de la part des femmes d’expatriés quant à leur vie à Singapour. Par ailleurs,
durant mon stage, la psychologue référente m’a dit rencontrer beaucoup d’enfants/adolescents
perturbés par l’expatriation. Les questions que je me posais au sujet de l’expatriation étaient
nombreuses, comme par exemple :
-
quels sont les troubles rencontrés par les enfants/adolescents ?
-
ces derniers souffrent-ils de carences affectives ?
-
quelle est la relation d’objet enfant-adolescent/ « maid » (bonne à plein temps employée
dans la majorité des foyers) ? Dans quelle mesure, jusqu’où, cette dernière se substitue-telle à la mère et quelles sont les répercussions sur les enfants/adolescents ?
-
pourquoi y a-t-il tant de divorces à l’expatriation ?
-
pourquoi tant de femmes donnent-elles l’impression de déprimer ?
-
quelles sont les plaintes récurrentes des femmes d’expatriés ?
-
etc.
Ma rencontre en automne 2005 à Shanghaï avec Victoria Hine, Directrice de Lifeline Shanghaï, n’a
fait que renforcer mon intérêt et ma curiosité envers le domaine de l’expatriation : Lifeline
International est une antenne téléphonique de support psychologique pour les expatriés et assure
l’anonymat ; prenant ses origines en Afrique du Sud, elle a maintenant vingt deux bureaux dans le
monde. Créée à Shanghaï en mars 2004, elle comptait déjà un millier d’appels au bout d’un an,
nécessitant d’avoir recours à une équipe de plus de soixante volontaires formés au soutien
psychologique et parlant tous confondus une vingtaine de langues différentes ! Selon Victoria Hine,
qui m’a fait état de nombreux cas de dépression, d’abus d’alcool et de drogues, de problèmes
relationnels, de maladies psychosomatiques et de stress, « pour de nombreux expatriés, il s’agit de
« survivre » à Shanghaï. Beaucoup se
sentent seuls et isolés ; aussi leur est-il vital de pouvoir discuter de leurs problèmes. Lifeline
Shanghaï est le « masque à oxygène » pour les expatriés de Shanghaï ! »1
L’expatriation n’est donc pas « un long fleuve tranquille », contrairement au mythe qui enveloppe
la vie d’expatriés, à savoir la vie dorée, fascinante et excitante. Selon toujours Victoria Hine qui
emploie le terme de « glamourous myth », ce mythe y serait d’ailleurs pour quelque chose dans les
troubles rencontrés par les expatriés : « avec une belle voiture, un chauffeur, une bonne, une grande
maison, etc., il est plus difficile de se lever et d’aller dire à quelqu’un que vous n’allez pas bien…
Les gens se sentent embarrassés voire honteux d’admettre qu’ils ont besoin de support ». En effet,
dans son « univers doré », de quoi l’expatrié(e) aurait-il (elle) le droit de se plaindre ?
Faisant suite à mes divers questionnements personnels et à mon entrevue avec Victoria Hine,
j’avais certes l’idée principale, la problématique des expatriés, mais quel vaste champ d’étude ! Qui
étudier ? Comment ? Et sur quels critères ?
Or, une première revue de la littérature sur ce domaine m’a révélé un paradoxe : il est maintenant
un fait reconnu qu’une expatriation est un succès (ou un échec) grâce au (ou à cause du) conjoint
de l’expatrié, et donc le plus souvent la femme. De nombreux écrits, dans le champ sociologique,
parlent du stress de l’expatrié, de ses compétences spécifiques, de ses capacités adaptatives, du choc
culturel, de la nécessité de prendre la décision de s’expatrier avec l’accord du conjoint, etc., mais
pratiquement aucun écrit au sujet, spécifiquement, de ce dernier n’existe. Dans son livre
« L’expatriation », Jean-Luc CERDIN2 reconnaît lui-même que « L’expatrié est le centre de cet
ouvrage. Le conjoint est pris en compte, de manière accessoire3 /…/ » !!! Il reconnaît d’ailleurs
également que « des recherches pourraient se concentrer sur les conjoints et les enfants ». Il existe
des sites Internet qui fournissent quelques témoignages et recommandations (ex : « femmexpat »,
« expatexpert », « moveablefamilies » …), mais là encore, aucune étude clinique n’apparaît. Deux
anciennes expatriées américaines, toutes deux titulaires d’un « Master’s degree in Social Work » se
sont intéressées à l’estime de Soi des femmes expatriées ; leur ouvrage4 constitue un énorme pas en
avant puisqu’il est exclusivement consacré aux femmes-conjointes d’expatriés mais, s’il fait
plusieurs fois référence à des termes cliniques, il aborde néanmoins le sujet plutôt sous l’angle
cognitivo-comportemental. Stéphanie Dugué, étudiante en Psychologie Sociale à l’IED-Université
Paris 8, a réalisé une recherche de Maîtrise intitulée « Les compétences à l’expatriation spécifiques
1
Propos recueillis lors de ma rencontre personnelle avec V. Hine, le 27 octobre 2004 à Shanghai.
CERDIN J-L. (2002). L’expatriation. Editions d’Organisation, Paris, p. 235.
3
souligné par mes soins.
4
BRYSON D. R. & HOGE C. M. (2003). A Portable Identity. A Park Publication, Georgetown.
2
au conjoint »5 dans le champ de la gestion des ressources humaines. Enfin, Victoria Hine, dont je
parlais précédemment, a rédigé un mémoire en vue de l’obtention d’un « Master of Arts in
Psychology » intitulé « The Trailing Spouse »6 : sa recherche constitue également un progrès
puisqu’elle s’intéresse aux attentes des femmes d’expatriés et au décalage entre ces attentes et la
réalité vécue, mais s’inscrit toujours dans le champ plutôt social et non clinique. Ainsi, le « néant »
en psychologie clinique et pathologique persiste-t-il.
J’ai donc décidé de me fixer pour objectif principal de tenter de combler un tant soit peu ce vide et
ai orienté ma problématique vers la question suivante : qu’est-ce que l’expatriation peut bien
évoquer pour ces femmes (je ne parlerai que des femmes, même si quelques cas très isolés de
conjoints « hommes » existent) sur les épaules desquelles repose le poids du succès ou de l’échec
de l’expatriation ? Existe-t-il des plaintes spécifiques et récurrentes ?
Posant l’hypothèse générale que la souffrance des femmes d’expatriés à Singapour s’inscrit
essentiellement dans le registre de la perte (perte des liens affectifs [famille, amis,
environnement…] et perte de l’estime de Soi), ma recherche sera de nature à la fois qualitative,
quantitative et comparative et aura pour objectifs :
-
d’appréhender les représentations que les femmes d’expatriés se font à propos de
l’expatriation ;
-
de vérifier s’il existe ou non des plaintes spécifiques et récurrentes s’inscrivant dans le
registre de la perte ;
-
d’analyser et comparer les mécanismes de défense de deux groupes d’échantillons grâce à
l’échelle d’évaluation des mécanismes de défense de J. Christopher Perry (1990) (DMRS :
Defense Mechanism Rating Scales) ;
-
d’étudier le lien éventuel entre ces mécanismes de défense et le niveau d’estime de Soi, ce
dernier ayant été préalablement mesuré grâce à l’Inventaire d’Estime de Soi de Coopersmith
(1967) (SEI : Self Esteem Inventory).
A cette fin, ma recherche s’articulera autour des deux hypothèses spécifiques suivantes :
Hypothèse spécifique 1 : parmi ces femmes, celles qui ont recours à l’altruisme et à la sublimation
parviennent à « reconquérir » ou maintenir leur estime de soi. L’analyse de leur discours recueilli
lors d’un entretien semi-directif doit permettre de mettre en évidence et de coter les recours
potentiels à ces mécanismes de défense grâce à l’échelle d’évaluation des mécanismes de défense
de J. C. Perry (1990). Les résultats du SEI devraient montrer un bon niveau d’estime de soi.
5
DUGUE S. (2004). Les compétences à l’expatriation spécifiques au conjoint. Mémoire de maîtrise de psychologie
sociale et gestion des ressources humaines dirigé par Patrice Georget, Université de Paris 8, IED.
6
HINE V. (2005). The Trailing Spouse : A qualitative Study looking into the Expectations and Reality of Expatriate
Life in Shanghai, China”, a thesis presented in partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Arts in
Psychology, Massey University, New Zealand.
Hypothèse spécifique 2 : celles qui n’auront pas recours à ces moyens de défense auront une faible
estime de soi.
→
Ma recherche s’inscrit dans un but préventif à court terme et thérapeutique à moyen ou
long terme :
But préventif à court terme : aider les « coaches » (de plus en plus nombreux), les « counselors »
(de plus en plus nombreux), les thérapeutes mais aussi les entreprises à mieux comprendre les
schémas de pensée des femmes d’expatriés, à prendre conscience des souffrances endurées par
celles qui sont « sur le terrain » afin de mieux « préparer », « conditionner » les autres femmes qui
s’apprêtent, elles, à partir. Plusieurs auteurs déplorent en effet que les entreprises ont plus tendance
à « guérir » que « prévenir » ; or, la « guérison » consiste à rapatrier l’expatrié et sa famille de façon
prématurée… Outre le coût financier énorme que cela représente, c’est sans compter la blessure
psychologique que cela induit pour l’expatrié et sa famille. Des efforts ont été déjà faits dans la
mesure où quelques entreprises commencent à prendre le temps de rencontrer la femme de
l’expatrié potentiel et où des agences de « coaching » interculturel préparent les futurs expatriés
(mais dans de rares cas les conjoints) à affronter le fameux « choc culturel ». Mais la souffrance et
le mal-être semblent ne pas résider exclusivement dans le choc culturel et cette recherche
s’efforcera de le démontrer.
But thérapeutique à moyen ou long terme : ayant une fois identifié les plaintes récurrentes des
femmes d’expatriés et analysé leurs mécanismes de défense prévalents, j’aimerais créer une base
d’écoute et de soutien « sur mesure » pour ces femmes en souffrance : groupe de parole ? antenne
téléphonique à l’instar de Lifeline ? …Je ne sais encore, mais ce dont je suis sûre et qui devrait être
démontré dans ce mémoire, est qu’il existe un énorme besoin auquel il serait plus que temps de
tenter de répondre.

Une revue de la littérature permettra au lecteur d’accéder plus en détails à l’essentiel des
connaissances actualisées sur le sujet de l’expatriation ; bien que la théorie de base de cette
recherche soit d’inspiration psychanalytique, je ne peux passer outre les divers écrits en sociologie,
ressources humaines, etc., d’autant plus que ce sont les seuls existant à ce jour, pas plus que je ne
peux faire l’impasse sur plusieurs présentations chiffrées permettant d’avoir une idée plus précise
sur le « phénomène expatriation ». La revue de la littérature se divisera en deux sous-parties. La
première concernera tout le champ de l’expatriation, en partant du général pour aller au particulier :
je ne peux effectivement pas aborder d’emblée la question de la femme-conjointe sans avoir
auparavant fait état des études majeures sur l’expatriation qui, d’une façon logique, conduiront
progressivement vers mon objet de recherche. La deuxième sous-partie fera le point sur les deux
concepts psychologiques qui me serviront ensuite à ma recherche, à savoir le concept de deuil, de la
perte et le concept d’estime de Soi. A l’issue de cette revue de la littérature, je serai alors en mesure
de présenter en détail la méthodologie retenue.
Enfin, au vu des résultats obtenus et présentés, une discussion des résultats permettra de donner du
sens aux données et d’évaluer leur implication, l’originalité et les limites de la recherche ainsi que
les pistes futures de recherche…
…Mais tout cela ne saurait se faire sans une brève présentation préalable du pays… et du contexte
qu’il implique : Singapour !
L’ETAT DES LIEUX :
LE PAYS, SINGAPOUR, ET LE CONTEXTE QU’IL IMPLIQUE
Située en Asie du Sud-Est, Singapour est un lieu bien particulier : une petite île état, de trente
kilomètres de long sur vingt kilomètres de large, riche, jeune de quarante ans, où interagissent
quatre langues (mandarin, anglais, tamoul, malais), une grande variété de dialectes et de religions
(taoïsme, confucianisme, hindouisme, bouddhisme, christianisme, Islam, judaïsme). Singapour est
donc une ville-état multiculturelle où les Chinois représentent 76.9 % de la population, les Malais
14 %, les Indiens 7.7 %, le reste étant constitué d’expatriés ou de travailleurs immigrés.
Tout ce monde vit en harmonie et respect mutuel car la notion de Nation est le ciment de cette
société. Ceci peut expliquer le grand civisme des Singapouriens qui placent souvent l’intérêt
général avant l’intérêt particulier, ce qui, associé au désir de l’enrichissement propre à tout Chinois,
permet de comprendre en partie la réussite de ce pays. Sous la poigne autoritaire et la pensée unique
d’un gouvernement qui laisse peu de place à la polémique, Singapour tient à sa réputation de
« meilleur des mondes » ; ainsi, le civisme est grandement incité par de nombreuses forces de
l’ordre en civil, un contrôle discret de la population par caméra et un système de délation et
d’inspections surprises. Cette société policée dans laquelle la peine de mort par pendaison et les
coups de bâton existent peuvent la rendre antipathique à certains, même si le corollaire en est un
niveau de sécurité très élevé.
Singapour est une ville moderne où l’on trouve tout (y compris des produits français grâce
notamment à une grande chaîne d’hypermarchés française, des livres, avec deux librairies de langue
française), où il y a de bons réseaux de communication, où les événements culturels sont nombreux,
où les loisirs et les occasions de sortir dans des endroits agréables abondent. Du fait du dynamisme
économique de la cité et de l’octroi relativement facile de la « green card » (permis de travail), il est
possible de trouver un emploi pour les femmes d’expatriés… si elles font preuve de patience et
acceptent de lourds horaires en contrepartie d’un salaire… plutôt maigre dans la majorité des cas.
En raison de sa petite taille, on a vite fait le tour de Singapour et les grands espaces peuvent
manquer. Singapour doit donc être la porte ouverte sur l’Asie et sur toutes les cultures très
différentes qui composent ce continent.
Plaque tournante de l’Asie du Sud-Est, Singapour est le point stratégique de nombreuses
multinationales et les expatriés sont nombreux. Le Japon arrive en tête avec 20 000 immatriculés en
2004 ; viennent ensuite les Etats-Unis avec 17 000 immatriculés. La France représente la plus large
communauté parmi les Européens après la Grande-Bretagne et l’Allemagne : elle compte près de 4
000 ressortissants, 900 élèves au Lycée Français de Singapour, une Alliance française, une paroisse
francophone et une Association des Français de Singapour (AFS) très active. Il y a 395 filiales de
sociétés françaises à Singapour. La durée moyenne de résidence est inférieure à 5 ans et 82 % des
immatriculés restent entre 3 et 4 ans.7
Singapour appartient au groupe des destinations émergentes qui comprend également la Chine,
l’Inde, le Brésil, la Russie, le Mexique et Hong Kong.8 On observe un accroissement significatif de
la présence française dans la région Asie – Océanie entre 2004 et 2003 qui est de + 4.3 % ; le taux
s’élève à + 3.4 %9 à Singapour. En 10 ans, le nombre de Français à Singapour a augmenté de 37
%!
Notons enfin une sur-représentation des cadres dans les catégories socioprofessionnelles : la
répartition de la population française établie hors de France diffère fortement de celle observée en
France. Ainsi en France, 13 % des actifs sont classés en cadres supérieurs (et professions
intellectuelles). Chez les Français de l’étranger, cette proportion s’élevait à 33 % en 2004 ; en Asie
– Océanie, la proportion de cadres dépasse 50 %.
Singapour est réputée pour être une destination « facile » : lorsque l’on vient de France, Singapour
permet de découvrir l’Asie sans mettre de côté tout le confort de la vie moderne. Pour les personnes
déjà expatriées qui arrivent de pays plus « difficiles », Singapour est très reposante, même si moins
pittoresque. Mais dans tous les cas, il faut découvrir… et s’adapter. Selon la Présidente de
l’Association Française de Singapour (A. F. S.) et contrairement aux idées reçues, « plus le pays est
réputé pour être un « univers doré », plus dure est la chute : comme le pays est soi-disant
« facile », il y a beaucoup moins de solidarité et par conséquent beaucoup plus d’isolement et de
solitude. De plus, les personnes n’osent pas avouer que, malgré les clichés idylliques sur
Singapour, eh bien elles ne sont pas heureuses et ne vont pas bien du tout ! »10
7
Source : Ambassade de France à Singapour, Mission économique, 2006.
Source : « Global Workforce », Janvier 1998, pp. 18-21.
9
Source : Rapport AFE (Association des Français de l’Etranger), 2005.
10
Propos recueillis lors de ma rencontre personnelle avec la Présidente de l’AFS le 24 novembre 2005.
8
Avant de tester le bien-fondé de cette remarque, une revue de la littérature sur l’expatriation
permettra au lecteur de se forger une idée plus précise sur ce « phénomène » d’actualité qu’est
l’expatriation : qu’entend-on d’ailleurs par « expatriation » ? Où vont les expatriés ? Qui sont-ils ?
Quels problèmes rencontrent-ils ? Quelles ont été les réponses apportées jusqu’alors ?
PREMIERE PARTIE : REVUE DE LA LITTERATURE
1/ LE CHAMP D’ETUDE DE L’EXPATRIATION
→ QU’ENTEND-ON PAR « EXPATRIATION » ?
« Moving employees from anywhere to anywhere if they’re the best to do the job » (« Faire bouger
les employés de n’importe où vers n’importe où s’ils sont les meilleurs pour faire le
travail »)11…Telle est la devise des Ressources Humaines de la Compagnie Automobile Ford qui
nous plonge d’emblée dans le contexte, et à laquelle Jean-Marie Peretti, dans sa préface du livre de
Cerdin (op. cit), donne tout son sens quand il écrit que de nos jours, « les entreprises et les salariés
sont confrontés à une accélération de l’internationalisation des activités et des carrières.
L’unification technique et économique de la planète impose en très peu de temps et sous une
pression externe maximale, un renouvellement des approches et des pratiques de mobilité
internationale /…/ et la mobilité internationale est, dans ce contexte, une aventure non sans
risques. »
Mais quel est donc cet individu que l’on « bouge » et qui doit « bouger » ?! Un migrant ? Un
expatrié ? Une personne mobile ? Les différents termes employés peuvent prêter à confusion et il
me semble nécessaire de les clarifier avant d’aller plus loin.
Le dictionnaire peut lui-même prêter à confusion puisque Le Petit Robert définit l’expatrié comme
suit : « Qui a quitté sa patrie ou qui en a été chassé » et renvoie aux termes d’« émigré »,
d’« exilé » ou encore de « réfugié ». Il est bien évident que « notre » expatrié n’a ni été chassé ni
exilé de son pays… Mais la référence à la mère patrie a son importance et nous y reviendrons un
peu plus loin. J-L Cerdin définit l’expatrié comme « toute personne envoyée à l’étranger par son
organisation pour une durée temporaire »12… et la personne mobile comme « la personne qui
accepte une affectation à l’étranger pour quelques années, s’adapte et réussit dans la mission que
son organisation lui confie »13. Comme nous pouvons le constater, ces définitions sont en subtiles
nuances qu’il n’est pas toujours aisé de discerner !
De son côté, Stéphanie Dugué14 critique l’amalgame qui est fait entre « expatriation » et « mobilité
internationale », ce dernier terme étant de plus en plus utilisé à des fins « stratégiques », à savoir
banaliser le phénomène et le concrétiser de façon beaucoup moins onéreuse pour les entreprises. Sa
remarque va dans le sens d’Ongaretti-Bastrentaz15 qui suggère que « pour l’individu, la notion
d’expatriation a laissé place à celle de mobilité. » Selon cet auteur, la neutralité du terme
« mobilité » ne semble pas étrangère à la préférence qu’il suscite : en effet, selon Le Petit Robert,
s’expatrier, c’est « quitter sa patrie pour s’établir ailleurs. » Cette référence à la patrie, que la
même source définit comme « nation, communauté politique à laquelle on appartient ou à laquelle
on a le sentiment d’appartenir » confère à l’expatriation une connotation « nationaliste. » Au
contraire, le terme « mobilité » donne l’impression d’une plus grande neutralité. Or, les définitions
11
DESSLER G. (2000). Human Resource Management. Prentice Hall, Upper Saddle River, p. 614.
CERDIN J-L., (op. cit.), p. 4.
13
CERDIN J-L., (op. cit.), p. 17.
14
DUGUE S., (op. cit.), p. 3.
15
ONGARETTI-BASTRENTAZ N. (1991). Le management des équipes dirigeantes pratiqué par les grands groupes
français. 2ème Congrès de l’AGRH, pp. 369-372.
12
par extension ou métaphore du terme « patrie », c’est-à-dire respectivement, « lieu, endroit où l’on
est en harmonie » amoindrit nettement cet argument. S’expatrier consisterait alors à quitter le
lieu de ses racines, de ses origines pour aller vers des ailleurs, chez « les autres ».
→ LES FRANÇAIS ET L’EXPATRIATION
Selon le Ministère des Affaires Etrangères, près de deux millions de Français vivaient à l’étranger
en 2002. Ce chiffre est sensiblement supérieur à celui que j’ai trouvé auprès de la DFEA (Direction
des Français de l’Etranger et des Etrangers en France) : 1.253. 229 en 2004, mais la différence peut
s’expliquer par le fait qu’il s’agit dans le dernier cas des Français immatriculés, c’est-à-dire les
Français ayant fait la démarche de s’enregistrer auprès de l’Ambassade de France du pays d’accueil
concerné. Ce chiffre correspond d’ailleurs à celui annoncé par Bernard Fernandez16. Les panels
Europe de l’APEC (Association Pour l’Emploi des Cadres) témoignent également de la faiblesse de
l’expatriation dans les entreprises françaises (taux d’expatriation de 2.5 %, comparé à 6 % pour les
Anglais, par exemple, ou encore à 10 % pour les Italiens). Les expatriés transférés par leur
organisation représentent une petite proportion de Français à l’étranger, mais aucune statistique
officielle n’existe, ce qui rend difficile d’évaluer avec précision la réalité de cette population.
Néanmoins, force est de constater la faiblesse de l’expatriation des Français par rapport à d’autres
nationalités. Selon Fernandez, « l’expatriation à la « française » relèverait d’un exploit ». La
« mobilité baluchon » (Aubry17) est une question de mentalité. Outre cela, il nous faut préciser que
le terme « d’expatrié » s’il est compris par tous, il ne regroupe pas les mêmes significations pour
celui qui le vit. »18
→ LES PROBLEMES RENCONTRES A L’EXPATRIATION
Comme je l’ai déjà dit plus haut, mon étude fait apparaître divers paradoxes que je développerai
par la suite.
Les références théoriques, ici, sont essentiellement du domaine des Ressources Humaines, des
Sciences Humaines, de la psychologie sociale et de la psychologie cognitivo-comportementale.
« Challenge », « aventure non sans risques », « épreuve »… ces termes prennent toute leur essence
lorsque Cerdin19 et Durieux20 nous apprennent respectivement que 83.3 % des cadres expatriés le
16
FERNANDEZ B. (2001). L’expatriation d’occidentaux en Asie : de l’adaptation à l’acquisition de compétences
interculturelles spécifiques. Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche Interculturelle (ARIC),
Université de Genève, 24 – 28 septembre 2001, p. 3.
17
AUBRY Y. (1997). Le passeport de l’expatrié. Hexagone P°, Paris.
18
FERNANDEZ B., (op. cit.), p.3.
19
CERDIN J-L., (op. cit.), p. 140.
20
DURIEUX I. (1995). L’expatriation, une affaire de famille. L’Expansion, n° 507, pp. 117-119.
sont avec leur conjoint et que le taux de divorce est de 49 % supérieur à celui des sédentaires, soit
trois couples sur cinq qui ne survivent pas à un exil même doré. Dessler21 estime quant à lui qu’il
est déconcertant de voir dans quelles proportions les expatriations échouent. Mais là encore, les
chiffres varient d’une source à l’autre et il semble nécessaire de revenir sur la notion d’« échec » :
Cerdin définit l’échec comme « l’incapacité à fonctionner efficacement dans un environnement
étranger, avec comme résultat la fin de l’emploi ou le retour précoce dans le pays d’origine ».
Mais il souligne également l’insuffisance de cette définition qui ne tient pas compte de ceux qui
restent mais sont jugés peu performants par leur entreprise, ou encore du taux d’absentéisme.
Cerdin préfère, finalement, définir l’échec par son opposé, la réussite : ainsi, un expatrié qui a
réussi dans le pays d’accueil est un individu « non rappelé avant la fin de la mission dans le pays
d’origine ou qui ne demande pas son retour précocement et qui est jugé performant pour la
mission. »
Selon Dessler, les taux d’échec vont en général de 15 % à 50 % pour les firmes américaines. Selon
Cerdin, les études résumées par Zeira et Banai22 donnent un éventail de taux d’échec des managers
américains expatriés de 30 – 70 %. Cerdin et Dessler s’accordent à dire que le taux d’échec pour les
Européens et les Japonais seraient nettement inférieurs, avec des taux n’excédant pas 10 %. C’est
la Nouvelle-Zélande qui détient la palme avec un taux d’échec proche de 0 %. Malheureusement,
aucune donnée n’apparaît pour le cas de la France. Par ailleurs, Cerdin souligne que les chiffres
publiés varient fortement pour le même pays et entre les pays ; de son côté, Dessler fait remarquer
que le nombre exact d’échecs est difficilement quantifiable, justement parce que le terme « échec »
signifie « différentes choses à différentes personnes », confirmant par cela l’ambiguïté de la notion
même d’échec.
Au vu de ces chiffres inquiétants, les différents auteurs s’accordent à reconnaître que l’expatriation
présente un haut risque d’échec… à moins que des mesures spéciales soient prises auparavant pour
« sélectionner, former et compenser les futurs expatriés » (Dessler, 2000). Ils ont également
cherché à comprendre pourquoi tant d’expatriations échouent et certains ont élaboré des modèles
théoriques sur lesquels je reviendrai ultérieurement et succinctement. Les raisons principales
qu’ils avancent sont essentiellement et unanimement le « fameux » choc culturel, les capacités ou
plutôt, devrais-je dire, les incapacités adaptatives de l’expatrié et la non adaptation du conjoint.
Je rappellerai juste ici que Fernandez définit le choc culturel en Asie comme « la rencontre
d’individus de cultures différentes, nationales ou locales, travaillant ensemble dont les logiques
culturelles ou « espaces mentaux » relèvent parfois d’une incompréhension partielle ou totale /…/
Les premiers pas dans le monde « asiatique » activent des images plaquées, créant étonnement,
surprise voire un rejet irrationnel. Bref, un choc. Certains expatriés, fraîchement arrivés,
21
DESSLER G., (op. cit.), p. 620.
ZEIRA Y. & BANAI M. (1985). Selection of Expatriate Managers in MNCs : The Host-Environment Point of View.
International Studies of Management and Organisation, 15(1), pp. 33-51.
22
considèrent que c’est une « vue de l’esprit » postulant que le Chinois est proche du Français dans
sa manière de penser et d’agir. Pour d’autres, c’est au contraire vécu comme une curiosité et un
défi. Quant à la dernière catégorie d’individu, l’expérience du monde asiatique relève de
l’épreuve. »23
Quant à l’adaptabilité, elle comprendrait trois dimensions selon Cerdin24, à savoir les dimensions
relationnelle, perceptuelle et personnelle ; cette dernière dimension recouvre les capacités qui
permettent à l’expatrié de maintenir ou de renforcer sa santé mentale, son bien-être psychologique,
l’estime qu’il se porte, son efficacité personnelle et une gestion efficace du stress.

Le lecteur trouvera en annexe 1 un éclairage complémentaire concernant les concepts de
« culture », « choc culturel », « capacités adaptatives » et les modèles théoriques développés dans
ce contexte. Sans être en lien direct avec ma problématique de recherche, les écrits de différents
auteurs tels que Black, Mendenhall et Oddou25
26 27
, Cerdin (op. cit.), Fernandez (op. cit.),
Church28, Kroeber et Kluckhohn29, Kohls30, Payne31, Waxin et Chandon32 ou encore la
23
Souligné par mes soins.
CERDIN J-L., (op. cit.), pp. 149-153.
25
BLACK J. S., MENDENHALL M. & ODDOU G. (1991). Toward a Comprehensive Model of International
Adjustment : An Integration of Multiple Theoretical Perspectives. Academy of Management Review, 16(2).
26
MENDENHALL M. & ODDOU G. (1985). The dimensions of Expatriate Acculturation : A Review. Academy of
Management Review, 10(1).
27
BLACK J. S. & MENDENHALL M. (1991). The U- Curve adjustment hypothesis revisited : A review and theorical
framework. Journal of International Business Studies, 22.
28
CHURCH A. T. (1982). “Sojourner adjustment”. Psychological Bulletin, 9.
29
KROEBER A. & KLUCKHOHN C. (1952). Culture: A Critical Review of Concepts and Definitions. Papers of the
Peabody Museum, 47.
30
KOHLS R. L. (1993). The Survival Kit for Overseas Living : For Americans Planning to Live and Work Abroad, 3rd
edition, Intercultural Press, Yarmouth.
31
PAYNE R. (1991). « Taking stock of corporate culture », in CERDIN J. L. (2002). L’expatriation. Editions
d’Organisation, Paris.
32
WAXIN M-F. , CHANDON J-L. (2001). L’adaptation au travail des expatriés : ses antécédents et les effets du pays
d’origine. IEA d’Aix- en- Provence, W. P. n°594.
24
Metropolitan Immigrant Settlement Association33 (MISA), montrent néanmoins que le conjoint de
l’expatrié n’est pas pris en compte, sinon de manière accessoire, comme le reconnaît lui-même
Cerdin. D’ailleurs, le lecteur trouvera également en annexe 1 des extraits de témoignages de
femmes d’expatriés, opposant ainsi la théorie à la pratique.
Stéphanie Dugué avait déjà relevé cette lacune en 2002 et tenté d’y répondre en élaborant un
modèle de compétences à l’expatriation spécifiques au conjoint34. Sa recherche constitue donc un
progrès, mais dans le champ de la psychologie sociale et la gestion des ressources humaines.
Pourtant, la poursuite de la revue de la littérature va démontrer que le conjoint (et dans la grande
majorité des cas, la femme) joue un rôle clé dans la réussite (ou l’échec) de l’expatriation ; or, ces
écrits se contentent de constats et ne vont pas plus loin dans les recherches. Nous allons voir
ultérieurement que quelques auteurs ont néanmoins tenté d’élargir le domaine en s’intéressant soit à
la famille toute entière, soit aux enfants/adolescents, soit enfin à la femme-conjointe exclusivement.
Mais auparavant, il me paraît important de faire part au lecteur de quelques données… sidérantes
quant à la non-adaptation du conjoint.
Dans son ouvrage lui-même nourri par une revue de la littérature très riche, Cerdin35 mentionne que
l’expatrié peut avoir toutes les qualités requises pour une adaptation internationale réussie et
pourtant finir prématurément sa mission à l’étranger si son conjoint ou l’ensemble de la famille ne
parvient pas à s’adapter : « Les problèmes reliés à la non adaptation du conjoint et de la famille
sont avancés comme une des causes majeures de l’échec de l’expatriation. Certains y voient la
cause la plus importante. »36
Mais il est intéressant de constater que la « faute » attribuée au conjoint tient une place différente
selon les Etats-Unis, l’Europe et le Japon : au Japon, l’incapacité à s’adapter du conjoint est citée en
dernier, alors qu’elle arrive au premier rang aux Etats-Unis mais avant d’autres raisons d’échec
également évoquées ; enfin, en Europe, c’est la seule et unique raison évoquée !37
Pourtant, les conjoints sont souvent ignorés dans le processus de sélection par les entreprises
multinationales. Selon une étude de Black, Gregersen et Mendenhall38, le pourcentage de conjoints
interviewés ayant participé à une réunion de préparation était de 52 % aux Etats-Unis, 41 % en
Europe, 28 % dans la pays scandinaves et 0 % au Japon.
33
METROPOLITAN IMMIGRANT SETTLEMENT ASSOCIATION (MISA). (2005). The Heart that Breaks is
Reborn : Culture Shock. Halifax.
34
DUGUE S., (op. cit.), pp. 10-20.
35
CERDIN J-L., (op. cit.), p. 225.
36
Souligné par mes soins.
37
DESSLER G., (op. cit.), p. 621.
38
BLACK J. S., GREGERSEN H. B. & MENDENHALL M. (1992). “Global Assigments” in Cerdin J-L. (op. cit.), p.
225.
Par ailleurs, dans la recherche de Cerdin39, 16.6 % des conjoints avaient de fortes réticences
personnelles envers l’expatriation ; or, Cerdin reconnaît lui-même que ce sont les expatriés qui se
sont exprimés pour leur conjoint et que ce chiffre déjà non négligeable pourrait être supérieur dans
la réalité ! Cerdin précise également que le sentiment du conjoint de ne pas pouvoir choisir la
mobilité a un impact négatif sur son adaptation. Adler40, quant à elle, se demande si une femme, en
tant qu’accompagnatrice, peut refuser un transfert à l’étranger et parle de « décision prise à
l’avance. » Une autre remarque intéressante est formulée par Brett et ses collègues41 qui notent que
les hommes ont souvent un plus grand pouvoir dans la famille que les femmes car leur travail
fournit un plus grand prestige et contribue plus au niveau de vie de la famille que le travail de
l’épouse. Ils sont donc dans une meilleure position pour résister aux transferts qui pourraient
profiter à la carrière de leur femme et vaincre la résistance aux transferts qui pourraient favoriser
leur propre carrière !

Ainsi, tous les auteurs s’accordent à dire que la réussite d’une expatriation dépend de la femme-
conjointe et en Europe, la faute d’un échec incombe « automatiquement et uniquement » à la
femme accompagnatrice. Or, cette responsabilité semble peser lourd lorsque Adler nous apprend
qu’à cause de cette « réputation », les compagnies internationales sont très réticentes à envoyer des
femmes, cette fois à des postes d’expatriées (les femmes représentent seulement 14 % de la
population d’expatriés)42 . Ainsi, et pour reprendre le terme d’Adler, le « mythe » de la femme
réticente envers l’expatriation et cause de son échec courrait par de là le monde… On peut se
demander si ce « mythe », au même titre que les archétypes collectifs, ne jouerait pas un rôle dans
le sentiment de malaise et d’insécurité qu’éprouve la femme sur un sol étranger…
Comme je l‘ai mentionné précédemment, certains auteurs, à l’instar d’Adler et de Dugué, ont tenté
d’élargir la vision quelque peu réductrice de l’expatriation au seul regard de l’expatrié et se sont
39
CERDIN J-L., (op. cit.), p.145.
ADLER N. J. (1986). International Dimensions of Organizational Behavior. Belmont, Kent, p. 221.
41
BRETT J. M., STROH L. K. & REILLY A. H. (1992). “What is like being a dual-career manager in the 1990s ?” in
S. ZEDECK, Work, Families, and Organizations, Jossey-Bass, San Francisco, p. 146.
42
ADLER N. J. (1994). Women Managers in a global Economy. Training & Development, April 1994, pp. 12-13
40
intéressés de plus près à la famille… et à cette femme dont dépend l’échec ou la réussite de
l’expatriation. C’est ce que nous allons maintenant étudier…
→
ELARGISSEMENT DU CHAMP D’INVESTIGATION A LA FAMILLE ET LA
FEMME
En réalisant une étude longitudinale sur deux ans auprès de 28 familles nord-américaines expatriées
en Suisse à Genève, Mary Haour-Knipe43 explore comment ces familles font face au stress de se
retrouver dans une culture étrangère, comment les enfants font face au changement d’amis, à la
nouvelle culture et au nouveau langage, comment les femmes réagissent par rapport à la perte du
statut qui était le leur dans leur pays d’origine et qu’elles ont perdu en suivant leur mari à l’étranger,
et enfin comment les tensions de tenir un foyer dans un environnement non familier renforcent le
sentiment d’isolement dû à la perte du contact journalier avec sa famille et ses amis. Cette approche
cognitivo-comportementale est basée sur deux théories énoncées respectivement par Reiss (1981)
et Antonovsky (1987).
Le postulat de base de Reiss44 est qu’au cours de leur développement, les familles développent des
paradigmes, des schémas de croyances riches et ordonnés au sujet du monde social. Ces croyances,
ou « construits partagés », façonnent la manière dont ces familles perçoivent le monde extérieur et
commercent avec lui.
Constatant lors d’une recherche israélienne sur la ménopause que certaines femmes rescapées des
camps de concentration étaient malgré tout, de longues années plus tard, en excellente forme
physique et mentale, Antonovsky a conduit une autre recherche se concentrant sur ce qui permettait
aux individus de rester en bonne santé : parmi les différentes ressources de résistance relevées
(psychologiques, sociales, culturelles…) est apparue la façon de « donner du sens au monde. » A
partir de là, Antonovsky a développé le concept du sens de la cohérence (Sense Of Coherence,
SOC, 1979, 1987)45 qui comprend trois dimensions : l’intelligibilité, la faisabilité et le sens donné
aux choses, à la vie (« comprehensibility, manageability, meaningfullness. ») En d’autres termes, il
y a quelque chose qui nous tient à cœur, les choses de la vie sont dignes d’un investissement et d’un
engagement personnels. L’opposé est le sentiment que rien dans la vie importe particulièrement.
Parmi les trois dimensions, Antonovsky estime que le sens donné aux choses, à la vie est central,
mais précise qu’elles sont toutes trois en interaction46.
43
HAOUR-KNIPE M. (2001). Moving Families: expatriation, stress and coping. Routledge, London.
REISS D. (1981). The Family’s Construction of Reality. Harvard University Press, Cambridge.
45
ANTONOVSKY A. (1979). Health, Stress and Coping. Jossey-Bass, San Francisco.
ANTONOVSKY A. (1987). Unraveling the Mystery of Health : How People Manage Stress and Stay Well. JosseyBass, San Francisco.
46
HAOUR-KNIPE M., (op. cit.), pp. 4-6.
44
Utilisant le questionnaire du Sens de la Cohérence (SOC) d’Antonovsky (29 items sur une échelle
allant de 1 à 7), la recherche de Haour-Knipe a démontré qu’une famille avec un fort SOC choisit
de vivre des expériences qui peuvent être modérément stressantes (choisissant de manière
judicieuse des stress, des risques qui ont des chances de réussir), mais qui, grâce à un coping
efficace et réussi, conduisent en fin de compte à apprendre et à toujours mieux faire face au stress.
Divergences entre les attentes et expériences du mari et celles de la femme, jalousies potentielles,
petits différends qui peuvent se transformer en fortes disputes…, l’enquête révèle que de telles
sources d’irritation deviennent insidieuses à partir du moment où la famille est loin de sa structure
et routine habituelles. La carrière est le seul argument utilisé par les femmes qui étaient
réticentes à partir ; frustrées par la suite, le mari est la seule « cible » disponible sur laquelle les
femmes peuvent « déverser » leur colère et ressentiment47. L’isolement et les problèmes
d’adaptation engendreraient des tensions considérables au niveau du couple. Ces tensions et le
mal-être de la femme auraient bien sûr des répercussions sur les enfants qui ont aussi à faire face
aux problèmes de l’adaptation d’une part, et d’autre part, sont souvent laissés aux bons soins de la
« maid », ce qui occasionne une détresse encore plus grande48. Mais l’enquête de Haour-Knipe
montre des différences importantes entre les familles : celles qui ont un SOC élevé parviennent
à faire face aux différents problèmes et à trouver un bon équilibre, contrairement à celles qui
ont un SOC faible.
De façon générale, l’enquête suggère qu’une dose de stress modéré est nécessaire et bénéfique
pour la maturité et le développement de la résilience49, terme désignant la capacité à réussir, à vivre,
à se développer en dépit de l’adversité selon Cyrulnik50. Cette recherche aboutit aux mêmes
conclusions que celles de nombreux auteurs comme, par exemple, Lazarus (1966) qui est à
l’origine du concept de « coping » ou « processus actif par lequel l’individu, par l’auto
appréciation de ses propres activités, de ses motivations, fait face à une situation stressante et
réussit à la maîtriser. »51

Que nous disent maintenant les écrits consacrés à la femme-conjointe exclusivement ?
Comme je l’ai mentionné dans l’introduction de ce mémoire, ils sont rares et de surcroît, ne font
pas vraiment référence à des théories ; il s’agit plutôt d’informations descriptives, de recueils de
témoignages qui ont néanmoins le mérite d’exister. Cependant, deux auteurs ont tenté de
développer un modèle visant à aider les femmes à maintenir leur « sens du Soi » à l’étranger et nous
le présenterons succinctement.
47
HAOUR-KNIPE M., (op. cit.), pp. 73-78.
HAOUR-KNIPE M., (op. cit.), p. 85.
49
HAOUR-KNIPE M. , (op. cit.), p. 225.
50
CYRULNIK B. (1999). Un merveilleux malheur. Odile Jacob, Paris.
51
BLOCH H. et al. (1992). Grand dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris.
48
Auteur, journaliste, interlocutrice et éditeur, Robin Pascoe est réputée pour être l’ « experte des
expats. » Les femmes-conjointes, les professionnels des Ressources Humaines, les écoles et les
communautés internationales applaudissent son approche certes pragmatique, mais néanmoins
sensée et sensible des challenges de l’expatriation. Elle s’est exprimée auprès de vingt pays dans le
monde, invitée par différentes corporations afin de sensibiliser le monde des affaires aux besoins
des familles d’expatriés. Elle écrit régulièrement de nombreux articles dans la presse et sur
Internet ; ses articles sont notamment parus dans des journaux ou magazines tels que « The
Washington Post », « The New York Times », « The International Herald Tribune », « The Weekly
Telegraph », « Working mother Magasine », etc. Bien que ses écrits ne relèvent d’aucune théorie,
ils regorgent d’informations essentielles sur les ressentis des femmes. Aussi ai-je jugé indispensable
d’en faire part au lecteur.
Selon Pascoe52, de nos jours, les femmes peuvent maintenant obtenir beaucoup d’informations au
sujet du pays vers lequel leur famille va être dirigée, grâce à Internet. Mais ce qu’Internet ne leur dit
pas, c’est ce qu’elles vont ressentir, une fois arrivées dans le pays d’accueil et après avoir tout quitté
pour l’amour et l’intérêt de leur époux. L’expérience peut spécialement se transformer en véritable
défi lorsque arrive le jour où leur mari disparaît pour une durée prolongée en voyage d’affaires et
leurs enfants disparaissent dans le bus scolaire. Et Pascoe fait référence à sa propre expérience : « je
n’avais pas anticipé le flot d’émotions53 qui me submergerait et essentiellement, le ressentiment
envers mon mari qui avait franchi la porte vers une journée de travail qui l’attendait. Je ne
m’attendais certainement pas à me sentir si désespérément sans sécurité si bien que ma seule envie
était de rester cachée dans mon lit toute la journée. » Selon Pascoe, il y a trois principaux
facteurs précipitants derrière cette forme de choc culturel, qui ne cessent de pousser de
nombreuses femmes d’expatriés au-delà des limites de leurs zones de confort :
-
L’abandon d’une carrière : l’indépendance financière a maintenant été remplacée par une
« allocation » et une totale dépendance vis-à-vis du mari ; la perte de la confiance en soi et
de l’estime de soi, typiquement forgées autour de l’identité professionnelle et du feed-back
des amis, de la famille, causent de nombreux symptômes tels que fatigue, anxiété, insomnie
et profonde colère et ressentiment à l’égard du mari ;
-
La perte des amis et de la famille ;
-
La perte de la capacité de communiquer, la perte de la maîtrise des choses et des
événements et la crainte d’être mal perçue.
52
PASCOE R. (2004). Accompanying Spouse Shock. The Weekly Telegraph,
www.expatexpert.com/going_abroad/accompanyingspouse.php, pp. 2-3.
53
Souligné par mes soins.
Pascoe pose la question de savoir ce que peut bien faire une femme pour combattre le choc d’être
dorénavant connue sous le nom de « Mme - La femme de X - qui travaille chez » (« Mrs.
Husband’s Job) et d’être identifiée par le terme non moins flatteur de « femme que l’on traîne
derrière soi » (« trailing spouse »).
Selon Pascoe, beaucoup de femmes ne verbalisent pas leur détresse. Pourtant, elle fait également
remarquer que, lorsqu’elle visite les communautés d’expatriés et rencontre les femmes, c’est
comme si « les vannes s’ouvraient. » Et de conclure : « comment les femmes pourraient-elles
parler autant de quelque chose qui n’existe pas ? »
La recherche de Victoria Hine54 va dans le sens des données fournies par Pascoe : Hine a dirigé des
entretiens semi-directifs auprès de 11 femmes-conjointes expatriées à Shanghaï et a abordé cinq
thèmes majeurs qui sont l’identité, le contrôle, les rapports avec les autres, la culture et les
mécanismes de défense. La perte de l’identité, et ses corollaires, la perte de la confiance en soi
et la perte de l’estime de soi semble être le problème majeur rencontré par ces femmes. Le
sentiment de vivre une vie sans but est associé à la perte du travail, à l’isolement par rapport aux
amis et à la famille, à la soudaine dépendance financière et au changement des rôles sociaux en
devenant « la Femme de. » Les femmes malheureuses étant la cause principale des rapatriements
prématurés, Hine suggère qu’au lieu de dépenser de l’argent à rapatrier les familles et à lancer une
nouvelle campagne d’embauche, les entreprises feraient mieux d’investir au préalable dans la
prévention, avant d’envoyer les familles sur un sol inconnu et de mieux les accompagner une fois
sur place. Cela lui semble être une attention mineure en regard du bien-être émotionnel du couple
d’une part, et de la famille nucléaire d’autre part.
Bryson et Hoge, quant à elles, déplorent également le manque de littérature au sujet des femmesconjointes expatriées bien que certains auteurs reconnaissent que les femmes font l’expérience de
changements et de pertes d’identité. Mais selon elles, ces livres se focalisent sur certains aspects de
l’expatriation et les auteurs ne font que « gratter la surface du problème » concernant ces femmes.
Au mieux daignent-ils leur accorder quelques pages. Bryson et Hoge ont estimé que ces femmes
avaient besoin de comprendre ce qui se passait au niveau de leur identité et ont entrepris
l’élaboration de leur livre qu’elles considèrent comme un premier pas à la rencontre de ce besoin55.
Elles déclinent alors les quatre facettes de l’identité qui sont les vues intérieures de Soi, les facteurs
externes affectant l’identité, les rôles occupés par la femme et les rapports significatifs aux autres.
Selon elles, une fois à l’étranger, l’identité est un état en transition et elles utilisent la métaphore du
crabe de Gretchen Janssen56 : durant la mue, le crabe se défait de sa carapace externe ; sans elle, il
54
HINE V., (op. cit.), Chapter 4 : Findings » and Chapter 5 : Discussion. »
NB: Victoria Hine ne m’a envoyé qu’une partie de son mémoire et il n’y a aucune pagination.
55
BRYSON D. R. & HOGE C. M., (op. cit.), p. 3.
56
JANSSEN G. (1992). Women on the Move : A Christian Perspective on Cross-Cultural Adaptation. Intercultural
Press, Yarmouth, p. 18.
est fragile, sans protection et se cache en attendant qu’une nouvelle carapace se reforme. Dans la
même situation que le crabe en mue, la femme-conjointe expatriée aurait également des
comportements d’évitement. Bryson et Hoge ont développé le modèle de « La Roue » (« The
Wheel ») qui fonctionne comme « un véhicule permettant de les conduire hors de cet état
transitionnel et de reconstruire les quatre facettes de leur identité. »57
Le centre de ce modèle ou plutôt, le centre de La Roue, est l’engagement que se font les femmes
envers elle-mêmes ; elles doivent pour cela recourir à leurs ressources personnelles que les auteurs
ont regroupées en cinq catégories (la capacité au renoncement, à la connaissance de Soi, à la
maîtrise du stress, à l’accès à des soutiens, à l’ouverture d’esprit). Les outils pour obtenir le
changement sont classés en sept catégories : le rétablissement d’un sens de stabilité et de sécurité,
la communication avec le Soi, la communication avec les autres, le rétablissement d’un réseau de
soutien, l’acceptation, la recherche d’activités internes et enfin la recherche d’activités externes.
Selon Bryson et Hoge, la communication avec le Soi et la recherche d’activités internes font appel à
un travail d’introspection, les activités internes permettant d’explorer les profondeurs de l’âme.
Les auteurs proposent différentes façons d’y parvenir, comme la rédaction d’un journal intime, la
méditation, le yoga, la prière, l’écoute de la musique, la lecture et toutes les activités d’autoexpression comme la danse, le chant, la pratique d’un instrument, le dessin, la peinture…

Nous avons maintenant une un peu meilleure idée de ce que peut être l’expérience des femmes-
conjointes expatriées et de leur malaise psychologique. Ce dernier semble trouver ses origines dans
le registre de la perte… et les pertes sont multiples : travail, famille, amis, environnement, repères,
confiance en soi, estime de Soi, identité, etc. Toutes ces différentes pertes semblent former un
ensemble de composantes en interaction, certaines ayant peut-être plus d’influence que d’autres
comme le travail, par exemple, qui a été cité comme jouant un rôle important. L’identité, la
confiance en Soi et l’estime de Soi semblent être à la fois des éléments actifs dans l’interaction,
mais aussi la conséquence finale du processus. J’oserai également avancer qu’elles forment un tout,
représenté globalement par l’estime de Soi.
Mais ces pertes ont une caractéristique particulière du propre fait de la situation d’expatriation :
elles sont provisoires et non définitives, et ne font pas l’objet de rituels permettant un travail de
deuil.
Il s’impose donc d’étudier maintenant les concepts théoriques de la perte et de l’estime de soi. Je
ferai également un bref rappel théorique des mécanismes de défense puisque certains d’entre eux
vont faire l’objet d’une tentative d’identification chez les femmes conjointes expatriées.
57
BRYSON D. R. & HOGE C. M., (op. cit.), p. 82.
2/ CONCEPTS THEORIQUES ET A-THEORIQUES DE L’ESTIME DE SOI,
DU DEUIL ET DES MECANISMES DE DEFENSE
2-1 L’ESTIME DE SOI
L’estime de soi est encore, pour les chercheurs, un vaste chantier d’où n’émerge aucune théorie
globale. Les approches sont multiples et foisonnantes, et s’y repérer n’est pas facile (pas moins de
3.350.000 mentions sur Internet à la date du 3 mars 2006 !) Ainsi, la perspective développementale
et l’approche psychanalytique présentées par E. Mahu58 m’ont-elles paru pertinentes en regard de
mon objectif de recherche. Par ailleurs, l’approche psychiatrique, bien qu’a-théorique m’a paru
également intéressante pour mieux cerner le concept de façon plus « concrète. »
→
La notion d’estime de soi
Les psychiatres C. André et F. Lelord59 font remarquer qu’en France le terme d’ « amour-propre » a
longtemps été préféré à celui d’estime de soi, « témoignant ainsi d’une vision plus affective, voire
ombrageuse, du rapport à soi. » Mais le terme d’estime de soi a maintenant largement pris la place
et les deux auteurs le définissent comme un « regard-jugement que l’on porte sur soi » et qui « est
vital à notre équilibre psychologique. » Cette définition postule que l’estime de soi se comprend
donc comme un regard global sur soi-même alors que d’autres chercheurs pensent que l’estime de
soi est en fait l’addition de plusieurs estimes de soi, spécifiques à différents domaines, qui peuvent
fonctionner de manière relativement indépendante les unes des autres (par exemple, une bonne
estime de soi dans le domaine professionnel et une moins bonne en matière de vie sentimentale).60
Le Grand Dictionnaire de la Psychologie, quant à lui, définit l’estime de soi comme « valeur
personnelle, compétence, qu’un individu associe à son image de soi » et spécifie : « l’estime de
soi peut être fondée sur le choix par le sujet de normes extérieures dont il constate qu’il est ou non
58
MAHU E. (2003). Le traumatisme infantile a-t-il des incidences sur l’estime de soi à l’adolescence ? Mémoire de
Maîtrise de Psychologie Clinique et Pathologique dirigé par S. Schauder, Université Paris 8, Institut d’Enseignement à
Distance (IED), pp. 10-15.
59
ANDRE C. & LELORD F. (1998). L’Estime de soi. Odile Jacob, Paris, pp. 11-12.
60
ANDRE C. & LELORD F., (op. cit.), p. 22.
capable de les atteindre. Elle peut aussi découler de la comparaison entre plusieurs images de soi
coexistant chez le même sujet ; le moi actuel d’une part et, d’autre part, le moi idéal, le moi-quidevrait-être, l’image de lui que le sujet suppose chez certaines des personnes qui le connaissent. »61
Il me paraît également indispensable de citer la définition faite par le Manuel de l’Inventaire
d’Estime de Soi de S. Coopersmith (1967) puisque le S. E. I. va ultérieurement me servir
d’instrument de mesure : « L’estime de soi se définit comme un ensemble d’attitudes et d’opinions
que les individus mettent en jeu dans leurs rapports avec le monde extérieur /…/ l’estime de soi
recouvre une disposition mentale qui prépare l’individu à réagir selon ses attentes de succès, son
acceptation et sa détermination personnelles. »62 Ainsi, selon Coopersmith, « L’estime de soi est
l’expression d’une approbation ou d’une désapprobation portée sur soi-même. Elle indique dans
quelle mesure un individu se croit capable, valable, important. C’est une expérience subjective qui
se traduit aussi bien verbalement que par des comportements significatifs. »63
Enfin, selon André et Lelord, les trois « piliers » de l’estime de soi sont la confiance en soi, la
vision de soi et l’amour de soi qui constituent des composantes interactives.64 L’amour de soi serait
l’élément le plus important, le « socle » de l’estime de soi, « son constituant le plus profond et le
plus intime » et serait forgé à partir de « nourritures affectives », selon l’expression de B.
Cyrulnik65, prodiguées durant l’enfance.
→
Les origines du concept d’estime de soi : la perspective développementale au travers de la
sociologie psychologique et la contribution de James et Cooley
William James (1842-1910), l’un des fondateurs de la psychologie scientifique moderne, est aussi
l’un des premiers à avoir travaillé sur l’estime de soi. Ce médecin et philosophe américain66 avait
été frappé par l’absence de lien direct entre les qualités objectives d’une personne et le degré de
satisfaction qu’elle a d’elle-même. Il en vint à la conclusion que la satisfaction ou le
mécontentement de soi dépend non seulement de nos réussites, mais aussi des critères sur lesquels
nous jugeons celles-ci, ce qu’il
succès
résuma par l’équation suivante : estime de soi = -----------------prétentions
61
BLOCH H. et al. (1992). Grand dictionnaire de la psychologie. Larousse, Paris, p. 284.
COOPERSMITH S. (1967). Inventaire d’Estime de Soi. Traduction et publication : ECPA , Paris, 1984, p. 5.
63
COOPERSMITH S., (op. cit.), p. 6.
64
ANDRE C. & LELORD F., (op. cit.), p. 14-20.
65
CYRULNIK B.(1993). Les Nourritures affectives. Odile Jacob, Paris.
66
JAMES W. (1998). « Prétentions et réussites », in BOLOGNINI M., PRETEUR Y., Estime de soi : perspectives
développementales, Delachaux et Niestlé, Lausanne, p. 16-17.
62
L’équation de James explique non seulement le niveau d’estime de soi, mais aussi ses évolutions.
Globalement, le principal enseignement de ce modèle arithmétique de l’estime de soi porte sur l’art
de gérer ses aspirations.
En 1892, James rappelait à quel point les idéaux influencent le regard qu’on porte sur soi : « Nous
nous estimons dans ce monde exactement d’après ce que nous prétendons être et prétendons
faire, » soulignant par là que l’estime de soi, en fin de compte, dépend de la distance que nous
percevons entre notre comportement et ce qui représente notre idéal.
Mettant l’accent sur les relations interindividuelles au sein des groupes sociaux, le sociologue
américain Charles Horton Cooley (1864-1929) aborde le « sentiment de valeur de soi » comme le
résultat d’un effet de « moi-miroir » (« looking-glass self »)67 que Tap, dans sa préface du livre de
Bolognini et Prêteur (1998) dénomme « miroir social » : l’estime de soi n’est pas seulement une
évaluation personnelle, c’est aussi une anticipation ou une estimation de l’évaluation d’autrui.
Ces deux auteurs soulignent le caractère évolutif du sentiment d’estime de soi et l’intervention
d’éléments émotionnels dans sa construction.
→
Image de soi, estime de soi et narcissisme selon l’approche freudienne
Le narcissisme traverse le champ psychanalytique en participant à la fois de la théorie de la libido et
de la constitution du Moi. Si Freud (1856-1939) n’a pas explicitement centré le narcissisme autour
de la problématique de l’image de soi et de l’estime de soi, la question du passage de l’autoérotisme au narcissisme y fait toutefois allusion.
Dans son article « Pour introduire le narcissisme », Freud explique que « le terme de narcissisme
provient de la description clinique, et a été choisi en 1899 par P. Näcke pour désigner le
comportement par lequel un individu traite son corps de façon semblable à celle dont on traite
d’ordinaire le corps d’un objet sexuel. »68 Jusqu’alors, le narcissisme renvoyait donc plutôt à une
idée de perversion. Freud fera du narcissisme une forme d’investissement pulsionnel nécessaire à la
vie subjective, c’est-à-dire plus du tout quelque chose de pathologique, mais au contraire « une
donnée structurale du sujet. »69
Pour Freud, le narcissisme représente à la fois une étape du développement subjectif et un résultat
de celui-ci. L’évolution de l’infant doit l’amener non seulement à découvrir son corps, mais aussi et
surtout à se l’approprier, à le découvrir comme le sien propre. Cela veut dire que ses pulsions, et
67
COOLEY C. H. (1902). Human Nature and the Social Order. Scribner and Sons, New York.
FREUD S. (1914). « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, PUF, 1969 (13ème édition : 2002, avril), p.
81.
69
Grand Dictionnaire de la Psychologie, (op. cit.), p. 491.
68
particulièrement ses pulsions sexuelles, prennent son corps pour objet. A partir de ce moment existe
un investissement permanent du sujet sur lui-même. Ce narcissisme constitutif et nécessaire ou
narcissisme primaire, qui procède de ce que Freud appelle tout d’abord l’auto-érotisme, se redouble
généralement d’une autre forme de narcissisme à partir du moment où la libido s’investit également
dans des objets extérieurs au sujet. Mais il arrive que les investissements objectaux soient
concurrentiels des investissements moïques ; c’est lorsque adviennent un certain désinvestissement
des objets et un repli de la libido sur le sujet que l’on peut repérer cette deuxième forme de
narcissisme ou narcissisme secondaire. Ainsi, « un état de toute-puissance du Moi définit le
narcissisme primaire, alors que le narcissisme secondaire désigne ce même état rendu à nouveau
présent par le retour des investissements d’objet sur le Moi. »70
Le narcissisme représente également une sorte d’état subjectif, relativement fragile et facilement
menacé dans son équilibre. Les notions d’idéaux, en particulier le moi idéal et l’idéal du moi,
s’édifient sur cette base.
En effet, alors qu’il s’interroge encore sur le destin de la libido retirée des objets, Freud pense que
la psychologie du refoulement peut apporter un élément de réponse. Rappelant que le refoulement
provient du Moi et précisant « de l’estime de soi qu’a le Moi » 71, Freud explique que l’individu
établit en lui un idéal auquel il mesure son Moi actuel et qu’ainsi, la formation d’idéal serait du côté
du Moi la condition du refoulement. Freud ajoute : « C’est à ce Moi Idéal que s’adresse maintenant
l’amour de soi dont jouissait dans l’enfance le Moi réel. Il apparaît que le narcissisme est déplacé
vers ce nouveau Moi Idéal. /…/ Il (l’homme) ne veut pas se passer de la perfection narcissique de
son enfance ; /…/ il cherche à la regagner sous la nouvelle forme de l’Idéal du Moi. Ce qu’il
projette devant lui comme son Idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance. »72
Plus loin, Freud écrit : « Le sentiment d’estime de soi nous apparaît tout d’abord comme expression
de la grandeur du Moi, sans qu’entrent en considération les éléments dont cette grandeur se
compose. Tout ce qu’on possède ou qu’on atteint, tout reste du sentiment primitif d’omnipotence
que l’expérience a confirmé, contribue à augmenter le sentiment d’estime de soi /…/ Le sentiment
d’estime de soi dépend, de façon tout à fait intime, de la libido narcissique. » Par ailleurs, Freud fait
remarquer que « l’investissement de libido sur les objets n’élève pas le sentiment d’estime de soi.
La dépendance par rapport à l’objet aimé a pour effet d’abaisser ce sentiment /…/ Celui qui aime
a, pour ainsi dire, payé amende d’une partie de son narcissisme, et il ne peut en obtenir le
remplacement qu’en étant aimé. Sous tous ces rapports le sentiment d’estime de soi semble rester
en relation avec l’élément narcissique de la vie amoureuse. »73
70
KAUFMANN P. (1993). L’apport freudien. Bordas, Paris, p. 259.
Souligné par mes soins.
72
FREUD S., (op. cit.), p. 98.
71
73
FREUD S., (op. cit.), pp. 102-105.
Ainsi, selon Freud, l’estime de soi aurait trois origines différentes : une part du sentiment d’estime
de soi serait primaire (reste du narcissisme infantile), une autre partie aurait son origine dans ce que
l’expérience confirme de notre toute-puissance (accomplissement de l’Idéal du Moi), une troisième
partie proviendrait de la satisfaction de la libido d’objet.

On peut constater que ces approches théoriques font toutes référence à la notion d’idéal. Il est
également intéressant de noter la référence à la notion de miroir de Cooley (1864-1929)74 : le
« moi-miroir » fait étrangement penser au stade du miroir de Lacan (1901-1981), phase mettant en
évidence le rôle médiateur de l’image totale du corps et la signification du corps propre dans la
constitution de l’identité, et d’où procéderait le narcissisme primaire. Selon Lacan, le narcissisme
secondaire serait le résultat de l’opération où le sujet investit ensuite un objet extérieur à lui, mais
malgré tout « semblable » puisque c’est son propre moi, un objet qui est l’image pour « laquelle il
se prend », avec tout ce que ce processus comporte de leurre et d’aveuglement. Or, l’idéal
s’édifierait à partir de ce désir et de ce leurre.75 De la même façon, l’image sur soi-même que
renvoie autrui, le « moi-miroir » ou encore le « moi social » ne participerait-elle pas d’un idéal ?
On peut se poser la question de savoir si, dans le cas des femmes-conjointes expatriées, le Moi
Idéal et surtout l’Idéal du Moi ne seraient pas mis à dure épreuve par le « Moi-miroir » ou « Moi
social », faisant ainsi s’effondrer l’édifice de l’estime de soi. P. Kaufmann explique d’ailleurs, en
référence au stade du miroir de Lacan, que « s’identifier au reflet du miroir, c’est encore se voir en
fonction d’un premier regard porté sur soi. »76 Kaufmann parle ici du premier regard porté sur
l’enfant, mais on peut envisager raisonnablement que tous les regards extérieurs portés sur soi à
travers le temps et au temps présent influencent l’estime de soi.
Perte d’un idéal, perte d’une image, perte d’un reflet positif que la famille et les amis pouvaient
renvoyer… voici quelques pistes qu’il s’avère maintenant nécessaire d’explorer dans le registre de
« la perte » en général. En effet, il a été mentionné plus haut que les différentes pertes auxquelles
sont confrontées les femmes conjointes expatriées semblaient former un ensemble de composantes
en interaction, lui-même interagissant peut-être avec l’estime de Soi en général ; or, il a été
également précisé que ces pertes présentaient la caractéristique d’être provisoires et non définitives,
et de ne pas faire l’objet de rituels permettant un travail de deuil. Il m’a donc paru intéressant
d’étudier ce que la littérature nous dit à propos du registre de la perte et du deuil, et de voir si ces
particularités sont abordées par certains auteurs.
2-2 LA PERTE ET LE DEUIL
74
COOLEY C. H. (1902). Human Nature and the Social Order. Scribner and Sons, New York.
Grand dictionnaire de la Psychologie, (op. cit.), p. 492.
76
KAUFMANN P., (op. cit;), p. 233.
75
Avant d’aborder plus en détail la revue de la littérature, il me paraît nécessaire de revenir sur ces
notions de « perte » et de « deuil. »
→
Définitions :
Selon A. de Broca77, « le mot deuil sous-entend de nombreux sens. Il désigne autant l’événement
aigu que représente le décès d’un être cher que les signes extérieurs du deuil consacrés par la
coutume. Il évoque la période après le décès, appelée travail du deuil, mais fait aussi référence à
des sentiments ou à des notions de psychologie, de psychanalyse, voire même à des notions
médicales. » D’autres auteurs font également remarquer à juste titre que l’on utilise deux verbes
pour parler du deuil : être et faire. Etre en deuil et faire son deuil, la deuxième expression sousentendant un processus. Selon ces auteurs, le deuil serait un
« processus d’adaptation d’un
individu au stress provoqué par une perte significative. »78
Le Grand dictionnaire de la Psychologie, quant à lui, définit le deuil en ces termes : « Etat de perte
d’un être cher s’accompagnant de détresse et de douleur morale, pouvant entraîner une véritable
réaction dépressive et nécessitant un travail intrapsychique, dit « travail de deuil » (S. Freud), pour
être surmonté. »79 Le deuil serait donc le résultat, la conséquence de la perte, cette dernière se
référant plutôt à un état, alors que le deuil fait plutôt référence à un processus. Cette dernière
définition nous amène tout naturellement à Freud qui a entrepris en 1915 une étude comparée du
deuil et du processus mélancolique. Selon Freud, « Le deuil est régulièrement la réaction à la perte
d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. »80
Toutes ces définitions se ressemblent plus ou moins, mais celle de Freud est intéressante dans la
mesure où elle nous rapproche déjà un peu plus de notre thème spécifique de recherche, à savoir la
perte non pas d’une personne mais d’une abstraction ou alors de choses matérielles.
J’aborderai donc la revue de la littérature sous l’angle de la psychanalyse, mais aussi sous l’angle
« socio-psychanalytique », et psychiatrique.
→ Points de vue de différents auteurs
Le Dictionnaire de la psychanalyse explique que, dès 1895, Freud s’interrogeait sur la mélancolie et
que, dans un manuscrit envoyé à Fliess, il la rapprochait du deuil, c’est-à- dire du « regret de
quelque chose de perdu. »81 En 1915, dans « Deuil et mélancolie », Freud explique que devant la
reconnaissance de la disparition de l’objet externe, le sujet doit accomplir un certain travail, celui
du deuil. La libido doit se détacher des souvenirs et espoirs qui la reliaient à l’objet disparu, après
quoi le Moi redevient libre. Mais il précise que « L’action des mêmes événements provoque chez de
77
DE BROCA A. (2001). Deuils et endeuillés. Masson, Paris, p. 5.
ANCELIN SCHÜTZENBERGER A. & BISSONE JEUFROY E. (2005). Sortir du deuil. Payot, Paris, p. 103.
79
Grand Dictionnaire de la Psychologie, (op.cit), p. 214.
80
FREUD S. (1915). « Deuil et mélancolie » in Metapsychologie, Gallimard, Paris, 1968, p. 146.
81
ROUDINESCO E. & PLON M. (1997). Dictionnaire de la psychanalyse. Fayard, Paris, p. 661.
78
nombreuses personnes /…/ une mélancolie au lieu du deuil. » Selon Freud, le tableau clinique du
deuil ressemble en tous points à celui de la mélancolie à une exception près : « Le mélancolique
présente un trait qui est absent dans le deuil, à savoir une diminution extraordinaire de son
sentiment d’estime du moi, un immense appauvrissement du moi. Dans le deuil le monde est devenu
pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même. »82 Le moi s’identifie à l’objet perdu et à
partir d’un choix d’objet narcissique, régresse jusqu’au narcissisme. Freud ajoute un autre élément
distinguant le deuil de la mélancolie à savoir l’ambivalence à l’égard de la personne perdue : « La
mélancolie a quelque chose de plus dans son contenu que le deuil normal. La relation à l’objet
n’est pas simple dans son cas, mais compliquée par le conflit ambivalentiel. »83 Selon Freud, c’est
cette condition de conflit ambivalentiel qui transforme le deuil normal en deuil pathologique. John
Bowlby s’élèvera contre cette affirmation, à partir de données tirées d’études sur le deuil des
adultes : « l’ambivalence à l’égard de la personne perdue caractérise de nombreux cas dans
lesquels le deuil suit un cours normal bien qu’elle soit plus intense et plus persistante chez ceux qui
vont évoluer de manière pathologique. »84 Mélanie Klein (1935-1940), quant à elle établira un lien
entre le deuil pathologique et les processus de deuil qui se sont produits durant les premières années
et la petite enfance : les nourrissons et les jeunes éprouvent des deuils et des phases de dépression,
affirmait-elle, et leur manière de réagir à de tels moments est déterminante de la manière par
laquelle plus tard dans leur vie, ils réagiront à de nouvelles pertes.85 Les expériences de perte que
Klein considère comme pathologiques appartiennent toutes à la première année de la vie et sont
principalement liées au nourrissage et au sevrage. Influencé par Klein, Bowlby rejettera néanmoins
son paradigme tout en reconnaissant que l’ « on peut tirer de ses idées les prémisses d’un système
pratique de mise en ordre des données. »86 Prenant comme cadre conceptuel de travail la théorie de
l’attachement, Bowlby prétend que « les données sont en faveur d’une conceptualisation selon
laquelle l’objet le plus signifiant qui puisse être perdu est non pas le sein, mais la mère elle-même,
que la période vulnérable n’est pas limitée à la première année mais s’étend sur un certain nombre
d’années d’enfance (comme Freud l’a toujours soutenu), se poursuit également jusqu’à
l’adolescence, et que la perte d’un parent donne lieu non seulement à l’angoisse de séparation et
au chagrin, mais à des processus de deuil dans lesquels l’agression, dont la fonction est de réussir
la réunion, joue une part majeure. »87
Ceci nous amène à nous interroger un peu plus en détails à ce qu’on entend par deuil normal et
deuil pathologique et à aborder ce thème sous l’angle de l’approche psychiatrique. Celle-ci
82
FREUD S., (op. cit.), p. 150.
FREUD S., (op.cit.), p. 168.
84
BOWLBY J. (1984). Attachement et perte: 3 La perte. PUF, Paris, p. 46.
85
KLEIN M. (1940). « Mourning and its Relation to Manic-Depressive States” in Love, Guilt and Reparation and
Other Papers, 1921-1946. (“Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs, Essais de psychanalyse »),
Payot, Paris, 1968.
86
BOWLBY J., (op. cit.), p.56.
87
BOWLBY J., (op. cit.), p.56.
83
distingue en fait, non pas deux types de deuils, mais trois (le deuil normal, le deuil compliqué et
enfin le deuil pathologique) et divise le travail de deuil en trois phases qui sont la détresse, la
dépression et l’adaptation. Selon le Grand Dictionnaire de la Psychologie (op. cit.), le deuil normal
se liquide assez rapidement en passant successivement par les trois phases précitées grâce « aux
processus de désinvestissement, d’intériorisation et d’identification à l’objet disparu, de culpabilité
puis de détachement final. » Les deux autres types de deuil entreraient dans le cadre de la
pathologie psychique. Le deuil compliqué se caractériserait par « un blocage du travail avec
prolongation de la phase dépressive, réaction au stress et passages à l’acte suicidaires
particulièrement fréquents. Le deuil pathologique débouche sur la maladie mentale. Ses critères
sont un retard dans l’apparition de l’affliction puis une prolongation de son évolution au-delà de
deux ans et une menace réelle sur la santé psychique. »88
La plupart des auteurs s’accordent à diviser le travail de deuil en quatre phases, même si la
terminologie de celles-ci varie : certains parlent de quatre phases allant de la sidération et la
réorganisation, en passant par le chagrin aigu (désorganisation) et le flottement, l’errance89 ;
d’autres qualifieront ces quatre étapes de choc initial ou véritable, puis de culpabilité, puis
d’inconfort général et enfin de cicatrisation90 ; d’autres encore ne parlent plus de phases mais de
tâches et énumèrent, chronologiquement : accepter la réalité de la perte, connaître la douleur de la
perte, s’adapter à son environnement sans le défunt, donner une nouvelle place au défunt et
réapprendre à aimer la vie.91
Ces mêmes auteurs s’accordent également à dire le travail de deuil est rendu plus difficile par la
société occidentale et par la disparition progressive des rites funéraires qui avaient une fonction
sociale, permettant de se rencontrer autour de la tristesse. De plus, selon Ancelin Schützenberger et
Bissone Jeufroy, « la société nous apprend à gagner, mais ne nous apprend pas à perdre. » Elles
mentionnent par ailleurs que la société occidentale ne nous aide pas en nous demandant de rester
digne dans la douleur, de ne pas nous plaindre, de vite redevenir « comme avant » et en forme.92
Leurs propos rejoignent ceux de Bowlby qui s’insurge contre le fait qu’on a tendance généralement
à considérer qu’une personne normale et en bonne santé peut, et doit, surmonter son deuil à la fois
rapidement et complètement en écrivant : « Tout au long de ce livre, je vais m’opposer à ces
préjugés. L’accent sera régulièrement mis sur la longue durée de l’affliction, sur la difficulté à se
remettre de ses effets, et sur les conséquences fréquemment nocives de la perte sur le
fonctionnement de la personnalité. »93 Augagneur dénonce également
le bâillonnement des
émotions : « L’émotion déplace et dérange des éléments que les citoyens mettent tant de soin à
88
GRAND DICTIONNAIRE DE LA PSYCHOLOGIE, (op. cit.), p. 214.
AUGAGNEUR M-F. (1998). Vivre le deuil. Chronique Sociale, Lyon, pp. 43-68.
90
DE BROCA A., (op. cit.), p. 11.
91
KEIRSE M. (1998). Faire son deuil, vivre un chagrin. De Boeck Université, Bruxelles, 2005 (1ère édition 1998), pp.
23-36.
92
ANCELIN SCHÜTZENBERGER A. & BISSONE JEUFROY E., (op. cit.), pp. 9-12.
93
BOWLBY J., (op. cit.), p. 20.
89
garder dans l’ordre établi, ordre physique et mental, auquel ils attribuent tant d’importance. D’une
part, le temps n’est pas prévu pour ce désordre dans le rythme toujours accéléré des
organigrammes ; d’autre part, qui d’entre nous sait composer avec ce mouvement dans le concret
et le quotidien ?/…/ La seule digue que nous sachions lui opposer est le silence dubitatif qui
prépare la fuite /…/ Il en résulte que le sujet affecté est renvoyé à lui-même, déçu et alourdi d’une
frustration supplémentaire. » Or, selon cet auteur, « il faut chercher à comprendre et laisser le flux
couler à sa destination cathartique. »94

Enfin, ces mêmes auteurs sont d’accord sur le fait qu’il existe d’autres pertes et deuils que ceux
d’une personne défunte : « Toute expérience proche de la perte de quelqu’un ou de quelque chose
de précieux peut entraîner un processus de deuil » nous dit Keirse95. L’auteur cite comme exemples
la perte d’un projet de vie important, une espérance qui ne se réalise pas, une promotion ratée, la
perte d’un emploi, une mutation non souhaitée, la fin d’une carrière personnelle (en précisant pour
ce dernier point que cela entraîne également « la fin d’un statut, voire de l’estime de soi ») et estime
que l’ « on passe trop souvent à côté de la signification bouleversante de certaines pertes. »
Ancelin Schützenberger et Bissone Jeufroy, quant à elles, donnent l’exemple d’une rupture
amoureuse, de la perte d’un ami, de son pays, de sa maison, d’un emploi ou la fin d’un idéal
professionnel. Elles précisent que « dans tous ces cas, qui sont autant de traumatismes, nous
perdons notre sécurité de base, nos rapports au monde changent et deviennent fragiles. »96 S’il ne
s’agit pas dans tous les cas d’abstractions, on ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec la
définition du deuil faite par Freud que nous avons vue précédemment. Cependant, même si tous les
auteurs reconnaissent qu’il existe d’autres pertes et deuils, aucun ne s’attarde sur le sujet ; seules
Ancelin Schützenberger et Bissone Jeufroy accordent un chapitre (mais de dix pages seulement) à
ce sujet, et en parlant surtout de l’importance du lieu de vie. Néanmoins leurs écrits ont le mérite
d’exister et sont intéressants dans le contexte présent. Selon elles, « la maison, l’appartement où
l’on habite peuvent revêtir une importance bien plus grande que ce que l’on croit. Ces « lieux »
sont porteurs de notre symbolique, ils sont des expressions de notre vie passée et présente. Notre
maison /…/ est comme une deuxième peau /…/ Quitter sa maison, son « lieu de vie », déménager
/…/, c’est un deuil à accomplir /…/ Il s’agit non seulement de sa maison, de son appartement, mais
aussi de son voisinage, de son quartier, de ses repères, de ses habitudes /…/ bref, de tout ce qui
contribue à forger notre sentiment de sécurité et de bien-être. »97 Les auteurs rapprochent ces types
de perte des « pertes non reconnues » par la société, pouvant par cela susciter la honte et empêcher
le deuil ; outre la honte qui peut empêcher le deuil, aucune coutume, aucun rituel ne donne forme à
94
AUGAGNEUR M-F., (op. cit.), pp. 124-126.
KEIRSE M., (op. cit.), p. 16.
96
ANCELIN SCHÜTZENBERGER & BISSONE JEUFROY E., (op. cit.), p. 7.
97
ANCELIN SCHÜTZENBERGER A. & BISSONE JEUFROY E., (op. cit.), pp. 32-34.
95
ce genre de chagrin. Selon Keirse, « la notion de « perte non reconnue » met en évidence le fait que
dans notre vie sociale, il y a des règles plus ou moins explicites qui spécifient qui peut être en deuil,
quand, où, comment et combien de temps /…/ Les règles sont le reflet de ce que la vie sociale
estime être un « droit » au deuil. » D’après cet auteur, il y aurait trois raisons de la nonreconnaissance d’une perte : l’absence de relation reconnue, le fait que certaines pertes ne soient
pas considérées comme des pertes significatives et le fait que dans certaines situations, on imagine
que la personne subissant la perte est incapable d’éprouver le sentiment de perte. Mais l’ensemble
des auteurs s’étend plus sur les thèmes du SIDA, de la prison, des cohabitants et relations extraconjugales, des amis, des malades mentaux, etc. et beaucoup moins sur les thèmes qui nous
intéressent dans cette recherche. C’est pour cette raison que j’ai estimé nécessaire de faire de
nouveau appel aux écrits de Robin Pascoe concernant le thème de la perte et du deuil pour la
femme-conjointe expatriée. Je ferai également référence à un livre concernant les enfants et les
adolescents expatriés, considérant que le contenu peut tout autant concerner les femmes.
En effet, selon Pascoe, il y a de multiples pertes associées au fait de partir à l’étranger et elle pose
la question de savoir si les familles voudraient réellement quitter leur maison, leur pays, si elles
savaient qu’elles sont conduites vers une période de deuil à la place d’une aventure excitante !
Pascoe explique que les pertes peuvent être nombreuses et dépendent de la période du cycle de vie
de la famille et de la configuration de celle-ci, mais qu’elles incluent nécessairement la famille, les
amis, l’environnement familier et, pour de nombreuses femmes-conjointes expatriées, la carrière.
Elle poursuit en écrivant que, contrairement à la perte d’un être cher, il n’y a pas ici de rituels et
qu’en fait, « faire le deuil » de son pays, de sa maison est encore considéré par de nombreux
expatriés comme quelque chose qu’ils doivent « mettre de côté » ; chacun est supposé « faire avec »
et ce, le plus tôt possible (« the sooner the better »). Mais Pascoe précise que, justement, la peine
associée à la perte ne disparaît pas magiquement : « La perte engendre une blessure émotionnelle.
Afin de s’en remettre, les personnes ont besoin d’accomplir un travail de deuil. » Or, Pascoe
explique que parler de ce sujet est souvent difficile, notamment pour les femmes-conjointes qui
sont généralement responsables du bien-être émotionnel de la famille toute entière, en même temps
qu’elles doivent s’efforcer elles-mêmes de contrôler leurs propres sentiments à propos de
l’expatriation.98 Enfin, elle souligne que dans la société actuelle, où l’identité est associée à la
carrière, la perte par la femme-conjointe de son travail peut entraîner une « profonde perte de soi »
(« profond loss of self ») et qu’en plus, bien souvent, la femme-conjointe reste « bloquée » à l’une
des phases du travail de deuil, à savoir le plus souvent à la seconde qu’elle nomme « phase de
déni » ou encore à la troisième phase, phase de la colère. Pascoe explique cela par le fait qu’il est
98
PASCOE R. (2005). An Unexpected Shock to the System. The Weekly Telegraph,
www.expatexpert.com/going_abroad/accompanyingspouse.php, pp. 1-4.
plus facile d’avoir du ressentiment à l’égard du mari ou de la compagnie que de travailler sur une
perte… non reconnue. Il est donc indispensable, selon elle, que les expatriés soient informés à
l’avance et par la suite accompagnés afin qu’ils puissent savoir ce qui les attend et faire un réel
travail de deuil.99
Dans leur livre intitulé « Les enfants de la tierce culture » (« Third Culture Kids » ou « TCK »),
Pollock et Van Reken (2001) nous disent que les pertes non élaborées sont le deuxième
« challenge » que les TCK doivent affronter. Ils en réfèrent aux « pertes cachées », comme la perte
de leur monde, de leur statut, de leur style de vie, de leurs possessions, etc. De nouveau, les auteurs
insistent sur le fait que, dans ces types de perte, il n’y a aucun « marqueur », aucun rituel permettant
d’ « officialiser » la perte et de faire alors un travail de deuil. Et si jamais ces pertes ont bien été
identifiées, pouvant alors laisser entrevoir une élaboration psychique, d’autres facteurs
interviennent et empêchent ce travail d’élaboration, comme par exemple la non-autorisation de
s’apitoyer sur son sort, sur les pertes vécues, le manque de temps, le manque d’écoute empathique
ou tout simplement de réconfort.100
2-3 LES MECANISMES DE DEFENSE
Dans l’« Introduction à la traduction française des Defense Mechanism Rating Scales de J.-C.
Perry », Guelfi, Despland et Hanin101 présentent une excellente synthèse de l’historique du concept
et des différentes définitions, que je me propose de résumer ici.
Ces auteurs expliquent que les mécanismes de défense font partie des concepts fondamentaux de la
psychanalyse que S. Freud a élaborés dans sa théorie des psycho-névroses. Si, à l’origine, c’est
contre la sexualité que la défense se dresse, la notion de défense sera par la suite élargie ; le terme
même de « mécanisme de défense » a été employé pour la première fois dans Métapsychologie
(Freud, 1915), soit pour désigner l’ensemble du processus défensif, soit pour connoter l’utilisation
défensive de tel ou tel destin pulsionnel. Anna Freud a poursuivi l’élaboration théorique du concept,
et à sa suite, plusieurs psychanalystes comme M. Klein (1921), W. Bion (1962), J. Bergeret (1972),
J. Lacan (1966), pour n’en citer que quelques-uns.
Les auteurs estiment que « c’est en 1997 que Serban Ionescu, Marie-Madeleine Jacquet et Claude
Lhote ont publié le texte le plus exhaustif rédigé en langue française sur les mécanismes de
défense » et proposent leur définition générale des mécanismes de défense, à savoir : « Processus
psychiques inconscients visant à réduire ou à annuler les effets désagréables des dangers réels ou
99
PASCOE R. (2006). Lost in the Move : Identity.The Weekly Telegraph,
www.expatexpert.com/going_abroad/accompanyingspouse.php, p. 4.
100
POLLOCK D. C. & VAN REKEN R. E. (2001). Third Culture Kids. Nicholas Brealey Publishing (nbi), London,
pp. 165-176.
101
PERRY J. C., DESPLAND J. N., GUELFI J. D., HANIN B., (2004). Echelles d’évaluation des mécanismes de
défense. Masson, Paris, pp. 3-9.
imaginaires, en remaniant les réalités internes et/ou externes et dont les manifestations –
comportements, idées ou affects – peuvent être inconscientes ou conscientes ».102
Ils font également remarquer que dans le DSM-IV, les mécanismes de défense sont assimilés aux
styles de coping et citent le Manuel : « Les mécanismes de défense ou style de coping sont des
processus psychologiques automatiques qui protègent l’individu de l’anxiété ou de la perception de
dangers ou de facteurs de stress internes ou externes. » Ces processus sont « généralement
inconscients ».
Ainsi, J.-N. Despland et coll. nous disent que défenses et styles de coping ont des définitions aux
frontières floues et sont souvent utilisés l’un pour l’autre. De la même façon, le nombre de défense
retenues s’avère très variable d’un auteur à l’autre.

La revue de la littérature nous conforte donc dans l’idée que le discours des femmes-conjointes
expatriées devrait s’inscrire dans le registre de la perte, du deuil, mais une perte/un deuil bien
particuliers puisque transitoires et ne concernant pas forcément des êtres chers. Elle nous conforte
également dans l’idée que l’estime de soi devrait être fragilisée. Il va maintenant s’agir de vérifier
cela et de voir si le recours de certaines à l’altruisme et/ou à la sublimation les aide ou non à
maintenir un bon niveau de l’estime de soi.
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PERRY J. C. et al, (op. cit.), p. 5.

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