1571, p. 558
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Protée et le caméléon Matière, dignitas hominis et inconstance 1 Introduction Dans la littérature ancienne, la renommée du vieillard de la mer Protée est liée à l’épisode central du livre IV de l’Odyssée (v. 347-586)1 et à la dernière Géorgique de Virgile (IV, v. 317-558)2. Dans les deux textes, la divinité prophétique change à maintes reprises son aspect pour éviter les questions de Ménélas (chez Homère) et d’Aristée (chez Virgile): il se transforme sans arrêt en lion, en serpent, en panthère, en sanglier, en eau, en arbre, en feu… Grâce aux conseils de deux divinités féminines3, le héros et l’apiculteur apprennent qu’ils doivent mettre aux fers Protée pour qu’il réponde : vaincu, le berger de phoques accepte d’être interrogé et de dévoiler les secrets qui entourent le passé, le présent et le futur. A partir de l’Humanisme, ce mythe (au sens étymologique de « conte, narration, histoire »), dont on ne vient d’offrir qu’un résumé approximatif, connaît plusieurs interprétations4. Par exemple, Boccace dit que le vieillard de la mer symbolise les pratiques de l’hydromancie5. A la lumière des affirmations de Diodore de Sicile6, Cartari suggère, en outre, que l’idée des métamorphoses continuelles de Protée se rattache aux usages des monarques égyptiens, qui changeaient les images des insignes de la royauté7. Erasme propose enfin une explication morale de cette divinité marine, dont les mutations représenteraient les désirs, les états d’âme et les appétits variables des sots8. Il faut toutefois remarquer que, du XVe au XVIIe siècle, Protée symbolise de préférence la materia prima, la variabilité humaine et l’inconstance. On analysera, dans les pages suivantes, ces trois significations fondamentales, qui permettent de comprendre les raisons de la permanence de cette figure dans la pensée européenne proto-moderne. 1 Homère, Odissea, Milano, Mondadori, p. 108-122. Virgile, Le Bucoliche, Le Georgiche, Torino, Einaudi, 1981, p. 192-205. 3 La fille de Protée, chez Homère, et la mère d’Aristée, chez Virgile. 4 En ce qui concerne la fortune littéraire du mythe de Protée à la Renaissance, on renvoie à l’article de A. Bartlett Giamatti, « Proteus Unbound : Some Versions of the Sea God in the Renaissance », in Peter Demetz, Thomas Greene et Lowry Nelson Jr. (éds.), The Disciplines of Criticism, New Haven-London, Yale University Press, 1968, p. 437-475. 5 Boccacce, Genealogie Deorum Gentilium Libri, Bari, Laterza, 1951, p. 343-344. 6 Diodore de Sicile, Biblioteca storica, Milano, BUR, 2004, p. 296. 7 Vincenzo Cartari, Le imagini de i dei de gli antichi, Venise, Ziletti, 1571, p. 257. En ce qui concerne cette interprétation voir encore Alexander Ross, Mystagogus poeticus, Londre, J. Martyn-S. Mearn-H. Herringman, 1672, p. 371 et Natale Conti, Mythologiae, Venise, [s. é.], 1571, p. 558. 8 Erasme, Enchiridion militis christiani, Cambridge, Hayes, 1685, p. 102-103. 2 2 1. La matière Dans les Hymnes orphiques, le vieillard de la mer est une divinité première, qui révèle les principes de tout élément en changeant la matière sacrée en figures polymorphes : « Πρωτέα […] / πρωτογενῆ, πάσης φύσεως ἀρχὰς ὃς ἔφηνεν / ὕλην ἀλλάσσων ἱερὴν ἰδέαις πολυµόρφοις9 ». Ce passage, très connu à la Renaissance, représente le point de départ pour une interprétation de Protée en termes de philosophie naturelle10, dont témoignent, par exemple, Natale Conti11, Alexander Ross12 et Benedetto Varchi : selon ce dernier, la matière est, en effet « capace di tutte le forme, e in tutte a guisa di Proteo si può trasformare13 ». Francis Bacon développe cette idée au chapitre XIII (Proteus, sive materia) du De sapientia veterum (1609), recueil qui se compose de trente chapitres, où l’auteur propose des expositions synthétiques et des relectures rationalistes d’autant de mythes anciens. La structure bipartie résumé/explication, dont la syntaxe apparemment disjonctive des titres relève, caractérise chaque section et, en particulier, le passage sur Protée : dans la première partie, l’auteur fait abstraction des éléments narratifs présents, en général, dans la tradition mythique (« Narrant poetae ») pour en dévoiler au lecteur, dans la deuxième partie, la signification. Cette dispositio offre une image renversée du travail du mythographe : l’abstraction initiale est, en réalité, le résultat final d’un processus critique qui débute paradoxalement par l’interprétation. Il est évident que l’auteur choisit les mythèmes permettant de démontrer le bien-fondé d’une conception philosophique et/ou idéologique aprioristique 9 Inni orfici, texte établi et traduit par Gabriella Ricciardeli, Milano, Fondazione Lorenzo Valla, 2000, p. 72. Voir, à ce propos, l’article de William E. Burns, « ‘A proverb of versatile mutability’ : Proteus and Natural Knowledge in Early Modern Britain », Sixteenth century journal, XXXII, 4, 2001, p. 969-98. Burnes aborde surtout le sujet de la représentation masculine de la nature. 11 « Nam ex eadem materia pro aeris caloris ve ratione occulta, vel arbores, vel animali nascuntur, vel materia ipsa convertitur in elementa, quod antiqui significarunt, per tot, atque multiplices formarum mutationes, cum Proteus quasi τὸ πρῶτον ὅν, primum existens scilicet sit. Materia enim omnis in intellectu forma prior […] existit, formasque varias semper expetit naturae impulsu quamobrem in tot formas verti dictus est Proteus » (Natale Conti, op. cit., p. 557). 12 « Proteus was thought to be the first god, as his name sheweth: therefore Orpheus calls him the first born, by which they meant the first matter, which is capable of all forms; forms this arose the fiction of Proteus his many shapes: and because Thales held water to be the first matter or principle of all things» (Alexander Ross, op. cit., p. 374). 13 Benedetto Varchi, Lezioni sul Dante, Firenze, Società editrice delle storie del Nardi e del Varchi, 1841, p. 126. 10 3 (au sens étymologique du terme) : ainsi, la relecture patente se transforme-t-elle en réécriture latente qui actualise à nouveau l’un des contenus collectifs du mythe. En ce qui concerne plus en particulier le chapitre Proteus sive materia, l’auteur affirme : Narrant poetae Proteum Neptuno pastorem fuisse; eundemque senem et vatem; vatem scilicet praestantissimum et veluti ter-maximum. Noverat enim non futura solummodo, sed et praeterita et praesentia, adeo ut praeter divinationem, etiam omnia antiquitatis et omnium secretorum nuncius ac interpres esset. Morabatur autem sub ingenti specu. Ibi ei mos erat sub meridiem gregem suum phocarum numerare, atque deinde somno se dare. Qui autem opera ejus aliqua in re uti volebat, is non alio modo apud eum valere poterat, nisi eum manicis coprehensum vinculis constringeret. Ille contra, ut se liberaret, in omnes formas atque rerum miracola, ignem, lympham, feras, se vertere solebat ; donec tandem in pristinam formam restitueretur14. Ainsi, le philosophe se borne-t-il à énumérer dix détails, que l’on mentionne dans la liste suivante : 1) Le berger de Neptune ; 2) Le vieux prophète trismégiste (« ter-maximum »), qui connaît le passé, le futur et le présent ; 3) La caverne ; 4) La sortie à midi ; 5) Le troupeau des phoques ; 6) Le comptage du troupeau ; 7) Le sommeil après le comptage; 8) L’emprisonnement de Protée ; 9) Les chaînes ; 10) La métamorphose « circulaire ». Pour ce qui est de l’interprétation, l’auteur dit que ce conte cache, sous le voile de la fiction, les conditions et les caractéristiques de la matière, dont Protée est l’emblème. Du point de vue de la structure, l’analyse du mythe est partagée en trois macro-sections: primo, l’auteur affirme que les éléments 1, 3-6 et 7 renvoient à la condition naturelle de la matière ; secundo, il montre que les éléments 8-10 symbolisent les tentatives de manipuler (et même de détruire) la matière; tertio, il suggère que l’élément 2 fait allusion aux savants qui connaissent les secrets da la matière. 14 Francis Bacon, Sapienza degli antichi, Milano, Bompiano, 2000, p. 155. 4 Le tableau suivant montre les significations précises que Bacon attribue à chaque « objet narratif » de la fabula : Interprétation La condition naturelle de la matière La matière Protée La voute céleste sous laquelle la matière La caverne demeure Les opérations et les distributions de la Le berger de Neptune matière, qui se produisent de préférence sous forme liquide La totalité des animaux, des plantes et des Le troupeau des phoques métaux La création (c’est-à-dire la distribution de la Le comptage du troupeau matière dans la totalité des animaux, des plantes et des métaux) L’épuisement apparent de la matière après Le sommeil après le comptage la création Le temps opportun pour la création La sortie à midi Les tentatives de manipuler la matière La manipulation et la violence des L’emprisonnement de Protée « ministres de la nature », qui cherchent à détruire la matière L’impossibilité humaine de détruire la La métamorphose « circulaire » matière (c’est-à-dire les transformations de la matière qui revient à sa forme première après la manipulation) La façon d’emprisonner la matière, qui doit Les chaînes être saisie aux extrémités Les savants qui connaissent la matière Le vieux prophète trismégiste (« ter- La connaissance générale (et non pas maximum »), qui connaît le passé, le futur particulière) des savants, qui comprennent les mutations et les processus de la matière et le présent Mythos Ainsi, le mythe de Protée devient-il une allégorie de la science et un conte cosmogonique. Non seulement le philosophe souligne, de façon très moderne, les limites et les pouvoirs de la connaissance et de l’activité scientifiques, mais il transforme la figure ambiguë et changeante du berger de Neptune en androgyne qui symbolise le moment de la création. 5 En effet, Protée est, en même temps, une divinité masculine (« senem et vatem15 ») et un principe féminin, c’est-à-dire la matière, mater et matrix de toutes les choses sur laquelle agit le logos spermatikos de Dieu : « Tum enim per virtutem illam divini verbi (Producat), Materia ad imperium Creatoris, non per ambages suas sed subito confluxit, et opus suum in actum affatim perduxit, ac species constituit16 ». La présence de deux éléments masculins (Dieu et Protée le vieillard), dont la parole génératrice est l’élément caractérisant (le verbe de Dieu et le pouvoir prophétique de Protée) font penser que, dans l’imaginaire, ces figures se superposent : Protée se transforme vertigineusement en image d’une nature autocréatrice qui fait coexister (et même coïncider) la puissance vitale de la matière féminine et le souffle concepteur du logos masculin. Il est intéressant de remarquer que cette coincidentia oppositorum caractérise, au niveau linguistique, la figure du vieillard de la mer déjà chez Homère (Odyssée, IV, v. 417 et 457) 17 et chez Virgile (Géorgiques, IV, 409-410)18: les deux auteurs, en effet, disent que Protée, divinité aquatique, se métamorphose en feu et en eau, principes opposés et symboles générateurs par antonomase. Pour conclure on peut bien affirmer que Francis Bacon ne se borne pas, dans le De sapientia veterum, à résumer, à généraliser et à expliquer le mythe de Protée: à la lumière d’une tradition longue et hétéroclite, il réélabore plutôt un nombre défini et limité de caractéristiques qui ne réussissent pas à montrer la complexité symbolique de la mythopoiesis et qui permettent, toutefois, de revitaliser le conte mythique. Ainsi, la dé-mythification aboutit-elle paradoxalement à une ré-mythification : le mythe se soustrait aux chaînes de la réduction rationnelle et aux enfermements de la lecture allégorique. Comme Protée, la matière mythique se transforme infiniment pour revenir toujours à ses formes premières, variables et constantes, fixes et insaisissables… 15 Ibid., p. 155. Ibid., p. 157. 17 Homère, op. cit., p. 112 et 114. 18 Virgile, op. cit., p. 196. 16 6 2. Pico della Mirandola et Juan Luis Vives : la Dignitas hominis L’interprétation du mythe de Protée en termes de philosophie naturelle n’est pas étrangère à Pico della Mirandola, qui met de plus en relation la figure variable du vieillard de la mer avec la liberté et l’indétermination ontologiques de l’homme. Pour comprendre en profondeur cette double valeur, il faut avant tout analyser le grand dessein gnoséologique qui anime l’Oratio de dignitate hominis, où le savant italien crée une structure de pensée synthétique et, en même temps, originale, qui permet de montrer l’unité profonde des différentes traditions religieuses et philosophiques19. Après avoir exposé le sujet général de l’oraison (« cur felicissimum proindeque dignum omni admiratione animal sit homo, et quae sit demum illa conditio quam in universi serie sortitus sit […]20 »), Pico propose une nouvelle version de la création : le « Pater architectus Deus » partage la demeure du monde en trois parties, c’est-à-dire en « mentes » (qui habitent la « supercelestem regionem »), en « animae » (qui habitent les « ethereos globos ») et en « animalia » (qui habitent les « excrementarias ac feculentas inferioris mundi partes »)21. A la fin de son œuvre, Dieu voudrait engendrer l’homme pour qu’il existe une créature capable d’admirer le spectacle du cosmos. Etant donné que les archétypes (au sens d’images génératrices) sont toutefois terminés, il décide que le « contemplator universi » doit être une « indiscretae opus imaginis »22 qui contient en puissance tous les éléments de l’univers et qui peut ainsi décider de soi-même sa place dans l’échelle des êtres. Après avoir terminé le macrocosme, la divinité « double » de la sorte son œuvre en créant un microcosme, qui englobe « omnifaria semina et monigenae vitae germina »23. Ainsi, l’homme est-il un caméléon ainsi qu’un Protée parce qu’il a la capacité étonnante de transformer son essence en tout ce qu’il veut : 19 Pour faire cela, Pico della Mirandola énonce, tout au début, les principes généraux de sa Weltanschauung ; ensuite, il en démontre le bien-fondé à la lumière de textes très hétérogènes (il cite la Bible, les Chaldéens, les Musulmans, les Pythagoriques, Platon et beaucoup d’autres). 20 Giovanni Pico della Mirandola, Discorso sulla dignità dell’uomo, Brescia, Editrice La Scuola, 1987, p. 2. Etant donné que l’on utilisera, par souci de précision, les définitions latines de Pico della Mirandola, on indiquera, si possible, les pages de référence à la fin de chaque paragraphe pour éviter d’alourdir excessivement le texte. 21 Ibid., p. 4. 22 Ibid., p. 4. 23 Ibid. p. 6. 7 Quis hunc nostrum chamaeleonta non admiretur? Aut omnino quasi aliud quicquam admiretur magis? Quem non immerito Asclepius Atheniensis versipellis huius et se ipsam transformantis naturae argomento per Protheum in mysteriis significari dixit. Hinc illae apud Hebreos et Pythagoricos methamorphosees celebratae24. Bien que Dieu ait crée trois principes universaux (les « mentes », les « animae » et les « animalia »), il existe quatre niveaux que l’homme-caméléon peut traverser. Si l’on veut exploiter la métaphore « agraire » de Pico della Mirandola, on dira qu’il existe quatre « semina » que l’homme-Protée doit cultiver en soi pour avoir la possibilité de métamorphoser son essence : primo, les « semina vegetalia », qui caractérisent la « nihil sentiens natura » de la « planta » (les végétaux); secundo, les « semina sensualia », qui caractérisent la « bruta anima et sensualis » du « brutus » (les bêtes) ; tertio, les « semina rationalia », qui caractérisent la « recta ratio » du « philosophus » (les hommes sages) ; quarto et ultimo, les « semina intellectualia », qui caractérisent la « spiritalis intelligentia » du « numen » (les anges)25. L’homme doit parcourir ces quatre stades ontologiques pour arriver à l’union parfaite en Dieu, symbolisée par trois anges : « Thronus », « Saraph » et « Cherub », qui représentent respectivement le « iudicium », la « charitas » et l’« intelligentia ». La voie de Cherub est nécessaire pour obtenir l’amour de Saraph et le jugement de Thronus26. Plus en particulier, la voie de Cherub correspond aux quatre degrés de la connaissance (la « moralis scientia », la « dialectica », la « naturalis philosophia » et la « divinarum rerum cognitio ») qui permettent non seulement de parcourir l’échelle des êtres vivant « ab imo solo ad caeli summa », mais encore d’atteindre l’état divin qui transforme la guerre du monde phénoménique dans la paix de l’univers nouménal27. Après avoir mentionné bien des textes et des traditions pour démontrer la validité de son système à la fois gnoséologique, théologique et éthique, Pico de la Mirandola termine la partie descriptive de l’oraison par la figure d’une autre triade angélique : « Raphael », « Gabriel » et « Michael »28. Le premier préside à la morale et à la dialectique, le deuxième à la philosophie naturelle et le troisième à la théologie : 24 Ibid. p. 6. Ibid., p. 6-8. 26 Ibid., p. 10. 27 Ibid., p. 12 et 14. La « divinarum rerum cognitio » est en réalité la « sanctissima theologia » (Ibid., p. 18). 28 Ibid., p. 28. 25 8 […] Raphaelem coelestem medicum advocemus, qui nos morali et dialectica uti pharmacis salutaribus liberet. Tum ad valitudinem bonam restituos, iam Dei robur Gabriel inhabitabit, qui nos per naturae ducens miracela, ubique Dei virtutem potestatemque indicami, tandem sacerdoti summo Michaeli nos travet qui, sub stipendiis philosophiae emeritos, theologiae sacerdotio quasi corona preciosi lapidis insignet.29 Par souci de clarté, on résume la structure générale de l’oraison dans le tableau suivant : Création Semina Niveaux Moyens Anges Animalia Vegetalia Stupida natura Moralis scientia Raphael Sensualia Bruta anima Dialectica Animae Rationalia Recta ratio Naturalis philosophia Gabriel Mentes Intellectualia Spiritalis intelligentia Sanctissima theologia Michael Il est très intéressant de remarquer que, dans la conclusion 28 sur les Hymnes Orphiques, Pico dit : « Frustra adit naturam et Protheum, qui Pana non attraxerit30 ». En d’autres termes, il sera intuile de s’approcher de la nature et de Protée, si l’on n’atteigne pas Pan. Selon Edgar Wind « the advice to seek for the hidden Pan in the ever-changing Proteus refers to the principle of ‘the whole in the part’, of the One inherent in the Many31 ». Il ajoute que, à la lumière de la « law of self-contrariety32 » qui caractérise la théologie orphique, « mutability, in Pico’s view, is the secret gate through which the universal invades the particular. Proteus persistently transforms himself because Pan is inherent in him33 ». Le grand critique oublie toutefois le troisième élément que Pico mentionne, c’està-dire la nature : il réduit ainsi la triade en dyade dialectique, ce qui simplifie excessivement la conclusion du philosophe italien. En réalité, dans les Hymnes orphiques, trois poèmes sont consacrés à la nature, à Protée et à Pan (respectivement le dixième, l’onzième et le vingt-cinquième) : ces trois divinités évoquent les anges qui symbolisent le mouvement d’élévation philosophiquereligieuse dont on a parlé en précédence. On pourrait, en effet, remplacer Michael par Pan, 29 Ibid., p. 28. Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones nongentae, Firenze, Leo S. Olschki, 1995, p. 124. 31 Edgar Wind, Pagan Mysteries in the Renaissance, New Haven, Yale University Press, 1958, p. 158. 32 Ibid., p. 161. 33 Ibid., p. 161. Pour soutenir son point de vue, Edgar Wind traduit ainsi la sentence de Pico : « He who cannot attract Pan, approaches Proteus in vain » (Ibid., p. 158). 30 9 Gabriel par la Nature et Raphael par Protée : Pan serait de la sorte une figure théologique qui pousse à l’union avec le tout (ou pour mieux dire à l’union en Dieu); la nature représenterait évidemment la philosophie naturelle ; Protée, symboliserait, enfin, la dialectique et la morale qui permettent de connaître et, en même temps, de dépasser le niveau matériel34 des « semina vegetalia » et « sensualia ». Grâce à la conclusio « Frustra adit naturam et Protheum, qui Pana non attraxerit » le philosophe italien n’expose pas, sous la forme d’un aphorisme, la « inherent transcendence35 » de la religion orphique : il isole plutôt un élément exemplaire des Hymnes orphiques qui confirme non seulement la structure de son système philosophique, mais encore le bien-fondé de sa pensée syncrétique et unificatrice. Pour conclure, on peut rappeler que les principes fondamentaux de l’Oratio de dignitate hominis sont repris, sous la forme d’une fiction mythologique, dans la brève Fabula de homine, composée par Juan Luis Vives en 1518 après une rencontre avec Erasme. Pour amuser les dieux immortels, Junon demande à Jupiter, pendant la fête de son anniversaire, de construire un amphithéâtre et d’y faire représenter un nouveau spectacle : le souverain des dieux accepte et il crée soudain le monde36. Bien qu’il attribue une fonction à chaque élément « selon sa dignité »37, il donne la possibilité à l’homme, de jouer tous les rôles de la création : l’« Archimime humain38 » se présente sous les formes « d’un végétal », de « milles espèces de bêtes », de « l’homme » (c’est-à-dire d’un être « clairvoyant, juste, civil, humain, obligeant, […] social ») et même des « dieux »39. Il est peut-être inutile de remarquer que ces transformations successives correspondent précisément aux quatre degrés de l’échelle des êtres tels que Pico les décrit. Vives compare en outre l’homme à Protée (« Tout d’abord, c’est la stupéfaction de se voir introduits sur scène et représentés par cet Imitateur de mœurs si doué, qui, aux dires de la plupart, était le 34 Cela montre bien que, chez Pico, le vieillard de la mer est une image complexe, qui ne représente pas seulement les potentialités infinies de l’homme/microcosme : il correspond, encore, à une figure tacite de la matière et à l’emblème de sa connaissance dialectique et morale. 35 Edgar Wind, op. cit., p. 169. 36 Bien que le topos du monde en tant que théâtre soit très répandu chez les Anciens, cette idée est en partie présente au début du texte de Pico : « Legi, Patres colendissimi, in Arabum monumentis, interrogatum Abdalam Sarracenum, quid in hac quasi mundana scena admirandum maxime spectaretur, nihil spectari homine admirabilius respondisse » (Pico della Mirandola, op. cit. p. 2). 37 Juan Luis Vives, « La fable de l’homme », Philosophie, 71, 2001, p. 8. 38 Ibid., p. 8. 39 Ibid., p. 9-10. 10 multiforme Protée, fils de l’Océan40 ») et au caméléon (« recouverte d’un masque et d’un corps, cette nature en [de l’homme] fait un animal divers, ondoyant, changeant, poulpe et caméléon41 »). A la fin du chemin de mimesis/élévation, l’être humain, protéiforme et caméléonesque, décide d’imiter le roi des Dieux, ce qui lui donne la possibilité d’accéder directement à la dimension céleste, représentée métaphoriquement par les « sièges des divins spectateurs42 »: ainsi, l’actor, qui accomplit parfaitement le parcours indiqué par Pico della Mirandola, se transforme-t-il, chez Juan Luis Vives, en spectator admiré par les dieux. 40 Ibid., p. 10. Ibid., p. 11. 42 Ibid., p. 7. 41 11 3. Montaigne : l’inconstance Bien que Protée et le caméléon soient, chez Pico della Mirandola et Juan Luis Vives, les emblèmes des potentialités immenses de l’homme, ils symbolisent, en même temps, l’inconstance humaine. Dans les Adagia, Erasme mentionne, par exemple, les proverbes « Chamaleonte mutabilior43 » et « Proteo mutabilior44 ». Au sujet de ce dernier, Elyot dit : « Of hym [Proteus] came this prouerbe, Proteo mutabilior, more chaungeable than Proteus, applied to hym that in his actes or wordes is unstable45 ». Dans The Anatomy of melancholy, Democritus junior éclat, en outre, de rire en voyant […] a man turne himselfe into all shapes like a Camelion, or as Proteus, Omnia transformans sese in miracula rerum, to act twenty parts and persons at once, for his advantage, to temporize and vary like Mercury the planet, good with good, bad with bad; having a several face, garb, & character for every one he meets; of all religions, humours, inclinations, to fawne like a Spaniell, mentitis & mimicis obsequis, rage like a Lyon, bark like a Curre, fight like a Dragon, sting like a Serpent, as meeke as a Lamb, and yet againe grin like a Tyger, weepe like a Crocodile, insult over some, & yet others domineir over him, here command, there crouch, tyrannize in one place, be bafled in another, a wise man at home, a foole abroad to make others merry46. Ce passage montre bien que, cent-trente ans après Pico della Mirandola, Robert Burton renverse complètement la perspective de l’Oratio de dignitate hominis sur Protée, sur le caméléon et, en particulier, sur l’homme: à la suite de la crise souterraine qui traverse l’Europe de la Renaissance, où les ombres et les lumières se mélangent inéluctablement, le XVIIe siècle propose une anthropologie e negativo. Montaigne témoigne parfaitement de ce changement dans toute son œuvre et, en particulier, au chapitre qui ouvre le deuxième livre des Essais, où la figure du vieillard de la mer est présente in absentia. Le titre de ce morceau est très significatif : De l’inconstance de nos actions. Le but philosophique du passage tout entier pourrait être résumé dans la maxime suivante : « Je croy des hommes plus mal aisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément l’inconstance47 ». Les figures du caméléon et, surtout, de Protée 43 Erasme, Adagiorum opus, Lyon, Gryphius, 1550, p. 817. Ibid., p. 481. 45 Voir l’article « Proteus » (Thomas Elyot, Bibliotheca, London, Berthelet, 1552). 46 Robert Burton, The Anatomy of melancholy¸Clarendon Press, Oxford, 1989, p. 52. 47 Montaigne, Les essais, Paris, Gallimard, 2007, p. 352. 44 12 permettent toutefois de donner une interprétation plus large de cet essai, dont la centralité n’est pas seulement structurale. Le caméléon n’est mentionné que par le biais d’une périphrase : « Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche48 ». Montaigne pourrait faire allusion aux trois animaux variables par antonomase : le caméléon, le poulpe et le tarande. L’adage érasmien cité en précédence, qui met explicitement en relation le caméléon avec l’inconstance, confirme cependant que l’écrivain français se réfère à ce dernier. En ce qui concerne Protée, il ne figure jamais de façon explicite dans l’essai De l’inconstance de nos actions. Trois éléments textuels montrent cependant qu’il traverse, de façon souterraine, le texte. Primo, l’auteur utilise, à trois reprises, des métaphores ou des similitudes aquatiques et marines49 pour signifier respectivement l’identité instable de l’homme (« Nous n’allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse50 »), le manque d’une finalité consciente dans les actions humaines (« Nul vent fait pour celuy qui n’a point de port destiné51 ») et le changement soudain de l’individu, ce qui met implicitement en crise la distinction entre vertu et vice (« […] l’avarice peut planter au courage d’un garçon de boutique, nourri à l’ombre et à l’oysiveté, l’asseurance de se jetter si loing du foyer domestique, à la mercy des vagues et de Neptune courroucé dans un fraile bateau […]52 »). Secundo, on sait bien que, à partir d’Homère, Protée engage toujours une lutte guerrière avec celui qui veut l’interroger pour éviter de répondre. Dans la partie centrale du chapitre, Montaigne donne juste des exemples relatifs à quatre soldats53 afin de montrer au lecteur « la variation et contradiction qui se void en nous54 ». Il conclu, en outre, ce long passage, inspiré entièrement de la vie martiale, par la généralisation suivant qui exploite, encore une fois, le lexique guerrier : « Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez 48 Ibid., p. 352. Peut-être est-il inutile de rappeler que Protée est une divinité marine. 50 Montaigne, op. cit., p. 353. 51 Ibid., p. 357. 52 Ibid., p. 357-358. 53 Il évoque plus précisément les exemples d’un soldat inconnu, du soldat d’Antigonus, du soldat de Lucullus et de Chasan (Ibid. p. 353-355). 54 Ibid., p. 355. 49 13 pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d’une trompette, luy avoit mis le coeur au ventre […]55 ». Tertio, l’écrivain français utilise en profondeur l’imaginaire des transmutations de Protée, imaginaire qui se fonde sur les idées (au sens étymologique du terme) de la transformation circulaire, du changement en principes contraires et de la métamorphose en animaux56. En premier lieu, l’individu est, chez Montaigne, un élément qui se bouge constamment de façon vertigineuse et rotatoire : « Tout cela je le vois en moy aucunement, selon que je me vire57 ». En deuxième lieu, c’est la variabilité due à l’inconstance qui engendre, d’après l’auteur, la conception philosophique de la dualité contradictoire de l’homme : « Ceste variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu’aucuns nous songent deux ames, d’autres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l’une, l’autre vers le mal […]58 ». Il est en outre très intéressant de remarquer qu’un passage du texte met explicitement en scène, du point de vue rhétorique, la coincidentia oppositorum des transformations humaines par le biais d’une longue énumération d’adjectifs antithétiques : Si je parle diversement de moy, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s’y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté, chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçavant, ignorant, et liberal et avare et prodigue.59 Enfin, le deuxième exemple du chapitre mentionne l’épitaphe de Boniface VIII, où les figures de trois animaux symbolisent les modifications de la vie et des attitudes humaines : « Le pape Boniface huictiesme, entre, dit-on, en sa charge comme un renard, s’y porta comme un lion, et mourut comme un chien60 ». Tout cela permet évidemment d’affirmer que Montaigne cache la figure de Protée (c’est-à-dire ses significations culturelles et sa structure littéraire) dans le chapitre qui 55 Ibid., p. 355. On a déjà dit que, avant de revenir de façon circulaire à sa forme première, Protée se transforme, chez Homère et Virgile, en différents animaux (voir p. 2) et en principes opposés (voir p. 2, 5 et 6). 57 Ibid., p. 355. 58 Ibid., p. 355. 59 Ibid., p. 355. 60 Ibid., p. 351. 56 14 ouvre le deuxième livre des Essais. Une caractéristique du texte peut nous aider à comprendre les raisons de cette dissimulation. Le locuteur bascule toujours entre la première personne du singulier et la première personne du pluriel. Le choix du « nous » suggère que l’auteur est au même niveau du lecteur : du point de vue fictionnel, sa figure, ses pensées, son attitude et, par conséquent, ses paroles sont-elles marquées par l’inconstance qui caractérise tout être humain. Ce détail a des conséquences fondamentales sur l’interprétation du texte, qui devient ainsi un reflet de l’auteur et, en même temps, une réflexion sur l’écriture. Comme Protée, l’auteur et l’écriture sont mouvants, contradictoires, variables, changeants : Nostre façon ordinaire c’est d’aller après les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contremont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prende la couleur du lieu, où on le couche. Ce que nous avons à cett’heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas.61 Comme Protée, l’auteur et l’écriture se fondent entièrement sur l’élément liquide, c’est-à-dire sur les sources des anciens : l’auteur et sa parole « flott[ent] entre divers advis62 », ce qui engendre un fractionnement et une segmentation du texte (« Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées, et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes »63). Ainsi, l’œuvre devient-elle une sorte de mosaïque (« Je n’ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot64 »). Comme Protée, l’auteur et l’écriture cherchent à fuir celui qui les interroge, c’est-àdire le lecteur. Bien qu’ils dénoncent, à maintes reprises, l’impossibilité de découvrir une cohérence profonde dans l’œuvre (« Le plus seur, à mon opinion, seroit de le rapporter aux circonstances voisines, sans entre en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence65 ») et qu’ils conseillent une lecture « en detail et distinctement, piece à piece66 », ils affirment, en conclusion, l’existence d’une unité cachée, mystérieuse et difficilement accessible : « Ce n’est pas tour de rassis entendement, de nous juger 61 Ibid., p. 352-353. Ibid., p. 353. 63 Ibid., p. 356. 64 Ibid., p. 355. 65 Ibid., p. 353. 66 Ibid., p. 352. 62 15 simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle. Mais d’autant que c’est une hazardeuse et haute entreprinse, je voudrois que moins de gens s’en meslassent67 ». Voilà, la dernière métamorphose de Protée : la figure qui représente les potentialités infinies de l’homme et les formes de la matière, la connaissance du monde et l’inconstance de l’être humain finit par incarner, chez Montaigne, la structure, les principes et le secret du texte. L’auteur ne peut pas dévoiler, au lecteur, le mystère de Protée, qui devient emblème d’une écriture mouvante, hétérogène, insaisissable, liquide… Christian Delorenzo 67 Ibid., p. 358. 16 Bibliographie • Bacon Francis, Sapienza degli antichi, Milano, Bompiani, 2000. • Boccacce, Genealogie Deorum Gentilium Libri, Bari, Laterza, 1951. • Burns William E., « ‘A proverb of versatile mutability’ : Proteus and Natural Knowledge in Early Modern Britain », Sixteenth century journal, XXXII, 4, 2001, p. 969-98. • Burton Robert, The Anatomy of melancholy¸ Clarendon Press, Oxford, 1989. • Cartari Vincenzo, Le imagini de i dei de gli antichi, Venise, Ziletti, 1571. • Conti Natale, Mythologiae, Venise, [s. é.], 1571. • Diodore de Sicile, Biblioteca storica, Milano, BUR, 2004. • Elyot Thomas, Bibliotheca, London, Berthelet, 1552. • Erasme, Adagiorum opus, Lyon, Gryphius, 1550. • Erasme, Enchiridion militis christiani, Cambridge, Hayes, 1685. • Giamatti A. 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