Patrimonialisation et crise des identités Henri

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Patrimonialisation et crise des identités Henri
Patrimonialisation et crise des identités
Henri-Pierre JEUDY
Sociologue CNRS/IIAC, écrivain
On m’a demandé de traiter cette question de la patrimonialisation et de la crise des identités
culturelles. Je pense d’emblée que c’est dans le cadre de la patrimonialisation que se pose et
s’exacerbe la crise des identités culturelles, si l’on peut appeler cela une crise, car ce mot est utilisé
dans des sens divergents et parfois confus.
Aujourd’hui, le rythme de la patrimonialisation, dans tous les pays du monde et pas seulement en
France, s’emballe. Ce n’est pas seulement le problème de la gestion des patrimoines, mais c’est l’acte
lui-même de « patrimonialiser » qui devient prépondérant dans bien des stratégies culturelles et
encore une fois, pas seulement en France. Cet emballement suppose qu’on « patrimonialise » aussi
par anticipation. On ne sait pas d’avance ce qui va se « patrimonialiser », et l’emballement se
caractérise par cette anticipation.
Or, il faut bien considérer que cette anticipation devient une mentalité collective. Ce n’est pas
seulement un processus institutionnel, mais également un état de pensée partagé par tous, comme
si au fond les cultures en général étaient destinées à être ou à se « patrimonialiser ». Par exemple, en
France, il y a une trentaine d’années, les ethnologues de région étaient à l’affût de retrouver des
signes identitaires dans les régions et ils employaient cette expression – qui peut aujourd’hui nous
faire bondir – de "marquage identitaire". Elle pouvait être représentée soit par un territoire, soit par
la relation à un territoire, soit par une ou des personnes. La question identitaire a toujours été, dès
l’origine de l’engouement des patrimoines en France ou ailleurs, au cœur de cette question du
patrimoine.
Évidemment, on peut considérer que dans cet acharnement à « patrimonialiser » les grandes
mégapoles, les villes résistent parce que les multiples territoires qui configurent une mégapole sont
des territoires où les métissages culturels sont innombrables et parfois soumis à un rythme plutôt
anthropophagique que de distinction identitaire. Comme si la ville elle-même par opposition à des
territoires plus isolés, les territoires régionaux, dans sa capacité à développer des signes culturels –
parce que la ville engendre en permanence des signes culturels –, mettait en état d’absorption
réciproque les signes culturels qui se manifestent.
Il y a un certain temps, on employait le mot « syncrétisme culturel », aujourd’hui on emploie le mot «
interculturel ». Je reviendrai sur cette question. Nous, on emploierait plutôt le mot «
anthropophagique » que l’on emprunte à une tradition brésilienne anthropologique. Ce métissage
des signes culturels menace aujourd’hui au contraire la revendication identitaire de la culture. Il
s’oppose à cette revendication identitaire. Dans la manière dont il s’y oppose, on voit bien comment,
par exemple, l’exotisme est devenu presqu’un politiquement pas correct.
Concernant ce que l’on considère d’une façon commune dans une ville comme nous étant étrange,
surprenant, comme un ailleurs, et qu’autrefois on désignait comme exotique ; aujourd’hui, on le
considère plutôt comme non acceptable sur un plan éthique et politique, ce qui peut paraître
ridicule. On ne peut pas vivre l’expérience ou la rencontre de l’autre sans avoir cet arrière-fond de
sensations ou de sentiments exotiques.
Pourquoi cet exotisme est-il devenu politiquement incorrect ? Encore une fois, ce sont les mégapoles
qui créent ce climat intéressant de défis entre les cultures, parce qu’au fond, ce qui est mis en avant
politiquement et socialement, c’est la fiction d’une sorte d’altérité moyenne. L’altérité vécue comme
quelque chose qui nous met en péril nous-mêmes n’est pas de mise. On veut une altérité aujourd’hui
qui est que l’autre nous ressemble quelque part, donc cette altérité moyenne finit par laisser
supposer que l’intégration est la colonisation. Il y a tout de même une mise en négation au nom de
l’éthique, de la politique et du social, de l’expérience de l’altérité elle-même, mais cette mise en
négation est en terril dans une ville ou une mégapole.
Dans un premier temps, j’essaierai de considérer plutôt ce que l’on appellerait aujourd’hui une
folklorisation abstraite des cultures. Nous ne somme plus à l’époque de la folklorisation où les
spectacles folkloriques faisaient apparaître les identités des autres cultures. La folklorisation est
devenue aussi un état mental qui apparaît très bien dans la constitution du musée du Quai Branly.
Les signes culturels divergents qui provoquent cette altérité sont des signes qui sont de plus en plus
collectionnés, mis en vitrine, « spectacularisés ». À ce titre, la plus parfaite réussite que l’on puisse
avoir à Paris est le musée du Quai Branly qui affiche une certaine virginité ou un degré zéro de la
culture.
C’est à partir de ce degré zéro que l’on peut repenser le rapport culturel comme étant neutralisé
dans toutes ses violences et dans toutes ses formes expressives d’hostilité ou d’hospitalité. Je
reviendrai sur cette question. Le musée des arts premiers devient le lieu consacré des émotions
premières que doit provoquer le rapport à la naissance des civilisations. On est là dans une
métaphysique de l’essentialisme culturel qui est encore loin de nous quitter.
C’est cet essentialisme culturel où les cultures sont saisies dans leur origine et dans leur virginité qui
les lavent de tous les soupçons du colonialisme, de toute l’emprise du colonialisme, qui introduit une
sorte de nouveau moralisme esthétique qui soutient aujourd’hui toute l’idéologie dans laquelle on vit
du multiculturalisme. Au fond, c’est une folklorisation complètement abstraite qui est fondée sur une
spectacularisation des cultures. La culture n’est acceptable que dans la mesure où elle est mise en
spectacle ou dans la mesure où elle est reconnue comme différente avec son identité propre, mais
sous un mode « patrimonialisé » et « mémorialisé », donc sous un mode qui est celui de la mort. Le
général Custer disait qu’un bon Indien est un Indien mort. C’est cela, c’est le passage à une sorte de
muséographie des identités culturelles qui permet de maintenir un contrôle sur cette combinaison
possible dans une ville ou dans un territoire des mêmes identités.
L’acceptabilité de la différence culturelle passe par la patrimonialisation et celle-ci garantit une
identité culturelle sécurisée, protégée. Cela veut dire que le processus de patrimonialisation est un
processus de prophylaxie des identités culturelles.
En même temps, ce qui se produit, c’est que les singularités propres aux cultures et aux signes
culturels qui circulent par exemple dans une ville sont réduites à exprimer des signes identitaires,
alors qu’elles ne sont pas destinées nécessairement à cela. L’identité ou le signe identitaire devient
une finalité, alors que normalement le signe culturel en général n’est pas finalisé par son marquage
identitaire. On lui attribue ce marquage identitaire au nom de la patrimonialisation. Ce que je dis
peut être inacceptable, mais c’est tout de même conséquent.
D’autre part, dans le même sens de cette folklorisation des signes culturels, il y a depuis longtemps
dans l’esprit de la patrimonialisation dans lequel on vit, toujours cette idée d’une authenticité
originaire d’une culture. A la limite, le Quai Branly représenterait cette panoplie des authenticités
originaires des cultures, mais existent-elles ? C’est peu probable. Bien des anthropologues, y compris
Lévi-Strauss, ont montré que ce n’était pas du tout ainsi dans la mesure où justement les signes
culturels au fil du temps ne cessent de rentrer en contamination. On a peut-être dans les signes
culturels des irruptions identitaires, mais de toute façon, elles sont éphémères et quelque part
improbables. Il y a une authenticité originaire qui est tout le temps en péril. Faut-il la défendre à tout
prix ? Rien n’est moins sûr.
Dans une partie suivante, je vais parler de la souveraineté flottante des cultures. Je parle de
souveraineté flottante, parce que je partirai du problème de la légitimation que l’on a. Il y a la
question de la légitimité qui revient sans arrêt quand on parle de culture. Or, quel sens peut avoir
cette légitimité aujourd’hui ?
À partir du moment où l’on revendique une souveraineté, elle est déjà très fragile, c’est-à-dire qu’elle
ne s’affirme pas par elle-même. Il existe un jeu entre les cultures d’affirmation de souveraineté qui
suppose l’absence de légitimation ou de légitimité. Or, la plupart des études faites par le Ministère
de la Culture sont toujours orientées vers cette nécessité d’une légitimation de l’identité culturelle
d’une culture, donc de sa souveraineté possible à travers le processus de légitimation.
Si l’on accepte le fait que l’on vit dans une hétérogénéité actuelle qui présente une hybridité des
signes culturels, il peut y avoir au sein même de ce jeu d’hybridité pour quiconque, à quelque
civilisation et quelque culture auquel on appartient, ce désir d’oublier son identité culturelle. Le
vertige d’une ville est de provoquer ce désir d’oublier l’identité culturelle qui est la base d’une
ouverture au monde.
Pour revenir à cette question de la souveraineté flottante, il faut voir que les rapports culturels,
encore une fois plutôt dans une ville, dans une mégapole, sont tout de même articulés en
phénomènes d’hostilité et d’hospitalité. On ne peut pas séparer les deux. Il y a un jeu complexe,
ambivalent, entre l’hostilité et l’hospitalité. Beaucoup de philosophes ont travaillé sur cette question
aujourd’hui, notamment René Scherer ou Tzvetan Todorov.
Ce rapport entre l’hostilité et l’hospitalité n’est pas « résolvable » par l’un ou l’autre. Dans
l’hospitalité, il y a de l’hostilité et dans l’hostilité, il y a de l’hospitalité et les rapports humains et ceux
que l’on désigne comme interculturels sont marqués par cette dynamique de l’hostilité et de
l’hospitalité, d’où la pensée de certains philosophes dont René Scherer qui a repris cela des
anthropologues brésiliens des années 1930. C’est de là que vient l’idée qu’il y a une
« anthropophagisation » culturelle qui se passe particulièrement dans les mégapoles où au fond les
structures sont destinées à se manger les unes les autres symboliquement.
Les concepts interculturels et multiculturels ne peuvent pas faire apparaître vraiment cela, parce
qu’au fond, ce sont des concepts qui sont liés à des préoccupations de gestion culturelle. On utilise le
mot « interculturel » ou « multiculturel » à partir du moment où l’on est dans un registre de la
gestion des rapports culturels. On sait aujourd’hui que l’on passe notre temps à détruire les rapports
sociaux pour mieux les gérer. C’est le problème, par exemple, des postes en France ou des services
publics en général. On détruit les rapports sociaux pour mieux les gérer et pour instaurer de la
médiation culturelle. On ne peut pas l’oublier, c’est tout de même le fondement de la médiation
culturelle
et
de
son
origine.
C’est
la
destruction
des
liens
sociaux.
On a le même problème avec la question de l’interculturel et du multiculturel où il s’agit, dans un
langage gestionnaire, de pouvoir développer une apologie de la médiation culturelle. On a là tout un
vocabulaire conceptuel qui a une abstraction efficace. C’est un souci d’efficacité d’appliquer des
pratiques et des règles. Ce qui est dommage, c’est que le discours des sociologues en général n’a plus
d’écart avec les modes de gestion qui sont développés en matière sociale et culturelle. Au fond, les
sociologues de l’interculturel finissent par légitimer, même s’ils sont parfois critiques, les modes de
gestion sociale et culturelle. On aurait besoin de certains écarts aujourd’hui pour faire bouger un peu
les choses.
Le dernier point porte sur la mondialisation des cultures. C’est ce que Jean Baudrillard a notamment
appelé la « Disneyworldisation » de la culture. La mondialisation des cultures peut être dans un
magasin un rayon sur les musiques du monde, mais on peut prendre tout à fait autre chose. On a
mille exemples de cela. Par exemple, cela peut être sur une autoroute les pictogrammes annonçant
une ville en France. C’est d’ailleurs désormais la même chose en Allemagne et un peu partout. Ce
sont les pictogrammes annonçant une ville monumentale, patrimoniale, cité médiévale…
Plus on veut signifier la singularité d’une ville, par exemple, à travers la « pictogrammation »
préalable à l’entrée d’une ville et plus il se trouve que cette singularité ressemble à la ville d’à côté.
On a un processus d’uniformisation culturelle qui achève totalement toute manifestation ou
irruption d’une singularité culturelle. La singularité culturelle ou ce que l’on peut désigner comme ce
que nous croyons être une singularité culturelle bascule dans la stéréotypie universelle qui fait que
tout se ressemble, tout est équivalent. Au fond, la mondialisation des cultures sur un plan pratique
de la visualisation de cette mondialisation n’est peut-être pas la même chose sur un plan qui n’est
pas celui de la visualisation.
Cela dit, on vit tout le temps dans la prédominance du visuel. Sur le plan de la visualisation, on arrive
à une équivalence générale des signes culturels et l’on peut voir comment la question de l’identité
culturelle devient complètement insensée. Cela ne veut plus rien dire. Le mot « identité » disparaît. Il
est annulé par l’organisation visuelle de la présentation des différences. Où est la question de
l’identité ? Elle devient un non-sens.
Aujourd’hui, des termes s’universalisent totalement pour montrer ce jeu d’équivalent des signes
culturels. Par exemple, le terme japonais kawaii est utilisé de plus en plus dans tous les pays du
monde pour signifier l’absence de contraire. Dès lors que l’on annule les contraires et qu’il n’y a plus
de contradiction culturelle, il est évident que l’on est encore plus dans la neutralisation et
l’équivalence des choses. Ce terme kawaii est appliqué aussi bien pour ce qui est mignon que pour ce
qui est horrible, mais toujours avec cette arrière-pensée que c’est un apprivoisement de la culture.
Ce qui me fait peur, je vais l’appeler kawaii et cela va devenir mignon. On n’est pas très loin des
phénomènes d’acculturation que l’on étudiait il y a 30 ans. C’est un terme que l’on n’emploie plus du
tout aujourd’hui. Aujourd’hui, l’acculturation est au service de la mondialisation des cultures. Ce
n’est plus une acculturation qui se pratique au nom d’une quelconque colonisation, mais au nom
d’une colonisation complètement abstraite qui est celle de la mondialisation des cultures. C’est
important.
Pour terminer, je pense, concernant la chance des mégapoles, celle de vivre dans une grande ville. Je
vis la moitié du temps à la campagne, mais je suis content de venir à Paris, à Tokyo ou à São Paulo,
car je voyage beaucoup, et qu’il y a toujours des instants incongrus où émergent des signes culturels.
Cette incongruité fait que s’il y a une anthropophagie des cultures, elle est heureuse. C’est une
chance.