incubatrice de talents

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incubatrice de talents
Rencontre
Chérine Magrabi Tayeb
Photos: Joe Kesrouani et DR
incubatrice de talents
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NOUN / déc-jan 14-15
Il y a une femme qui rend heureuse la scène du design libanais. C’est Chérine Magrabi Tayeb,
fondatrice de l’ONG House Of Today, une plateforme qui défend ardemment le design local et
contribue à révéler des talents encore méconnus du grand public.
Le 16 décembre prochain, Le Yacht Club accueille 30 artistes du berceau de House Of Today. Ils
exposeront leurs créations sur le thème «NAKED - Beyond The Social Mask». Une initiative qui
vaut le détour.
E
lle vous prend la main longuement, la tient entre les
siennes, ongles courts carminés. Elle vous regarde
lentement, de ses yeux d’un bleu lagon. Sa beauté
est troublante. Cheveux or sagement noués, peau
diaphane et pommettes bombées. Elle vous appelle
par votre prénom et vous fait sentir que cette rencontre est essentielle, que ce moment à passer ensemble lui tient particulièrement à cœur. Et c’est sûrement vrai. Chérine Magrabi Tayeb
a consacré une partie de sa vie à assister, conseiller, diriger et
lancer une pléiade d’artistes de la scène du design libanais.
D’ailleurs, on la présente comme une «curatrice d’art». Chérine préfère dire qu’elle est «commissaire». L’expression lui va
comme un gant. La dame a du style, une élégance naturelle,
une aisance tranquille avec le côté rassurant d’une femme qui
sait ce qu’elle fait et où elle va. D’entrée de jeu, d’une voix
calme, elle affirme son ambition: faire de House Of Today l’ONG qu’elle a fondée - «un catalyseur du design local».
House Of Today, catalyseur et tremplin
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Au départ, rien ne prédestinait Chérine Magrabi Tayeb à se
lancer dans une telle entreprise. Diplômée de la prestigieuse
Chelsea College of Arts à Londres, après avoir pratiqué l’architecture d’intérieur en free lance, elle s’installe à Beyrouth
et met ses connaissances, son savoir-faire et son goût pointu
au service de la compagnie familiale Magrabi Retail. Nouvellement rentrée dans le «laboratoire d’idées en plein bouillonnement» qu’est la scène artistique libanaise, la femme, ouverte
sur le monde, explore ce territoire et s’entoure «d’amis, de
designers bourrés de talent» comme elle aime à les décrire.
Alors, pendant que les chars se font de l’œil dans ce pays,
«comme ça, sans n’avoir aucun plan», uniquement portée
par son sixième sens d’esthète, son amour de l’art et sa détermination, Chérine invente sa propre résistance culturelle.
«J’étais convaincue qu’il fallait se battre contre la réputation
que le pays peut avoir. Et surtout montrer l’autre aspect de
notre société, ce côté créatif, doué et un regard mur et professionnel», explique-t-elle. «J’ai senti le besoin de faire quelque
chose, même si de nombreuses personnes pensaient que
j’étais folle de me lancer dans un projet pareil!». Ce quelque
chose sera le début d’une «révolution culturelle» qu’elle mènera à bout de bras et qui portera le nom de House Of Today.
C’est une initiative unique en son genre, une plateforme de
design qui agit comme un vecteur réunissant les différents
acteurs de la design scene libanaise. «Généralement, les
artistes sont centrés sur eux-mêmes et leur réussite. Mon travail vise à créer des liens et un réseau en mettant tout ce beau
monde dans le giron de House Of Today», explique-t-elle.
C’est aussi un lien entre les artisans «souvent dévalorisés»
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et le design contemporain, et surtout un tremplin incroyable
pour des talents locaux qui n’ont pas les moyens de pouvoir
se faire entendre ou la possibilité de poursuivre des études
coûteuses à l’étranger: «Une partie de nos revenus est reversée à des élèves afin qu’ils puissent intégrer de grandes universités en Europe, aux États-Unis ou au Liban». L’entreprise
était difficile, surtout dans un pays où l’art passe souvent au
deuxième plan. Il fallait donc une Chérine Tayeb, force tranquille, main de fer dans un gant de velours, pour mener à bon
port un tel projet.
Débuts et confessions
Très vite, Chérine pose les fondations de son projet. Elle organise en mai 2012 le premier événement de House Of Today
dans la sublime Villa El-Zein au cœur de Beyrouth. Soit une
exposition commune de 25 artistes libanais ayant créé, exclusivement pour l’occasion, un objet ou un meuble sur le thème
«Confessions - The Secret Is Out». Exercice décalé et inédit
auquel se sont pliés, entre autres, Makram El Kadi, Bernard
Khoury, Nada Debs, Karen Chekerjian, Souheil Hanna, Rabih
Kayrouz, Nathalie Khayat et Annabel Kassar. Le succès est
au rendez-vous, avec plus de 2 000 personnes réunies le soir
du lancement. Parallèlement Chérine réussit à mettre en lumière de nombreux artistes jusqu’alors anonymes et tentera
tant bien que mal de donner la voix/voie à des talents locaux.
Soutenus par House Of Today, s’envoleront Najla El Zein vers
le Victoria & Albert de Londres, David et Nicolas vers de belles
collections privées et Rami Dali vers la conception des vitrines
Hermès. L’ultime aboutissement de son travail de curatrice,
c’est de permettre à certains artistes de prendre leur envol
mais aussi de donner naissance à des œuvres de plus en
plus métissées.
Réédition, sans essoufflement
C’est la raison pour laquelle House Of Today réitère l’expérience et organise une deuxième édition de son exposition
le 16 décembre prochain. Le Yacht Club «nous a montré un
support infaillible en ouvrant ses portes au public», en plein
cœur de Beyrouth. Chérine Tayeb explique le processus
d’organisation de l’événement avec clarté et clairvoyance:
«Avec le comité, nous avons sélectionné pour cette édition
cinq designers parmi les 30 ayant postulé. Nous avons également choisi 25 designers établis pour compléter la liste
des exposants.» Chérine Magrabi explique, écoute, bavarde
avec tous les designers qui intègrent House Of Today. Elle les
suit tout au long du processus de production, les conseille,
les dirige, échange avec eux. Une production partiellement
réalisée localement «pour encourager l’artisanat libanais qui
est quelque part en voie d’extinction», et en Italie «pour optimiser les créations des designers et leur offrir davantage de
possibilités». En plus de leur assurer un terrain pour s’exprimer, la curatrice libanaise leur permet de se faire entendre
et connaître en assurant la communication autour de l’événement, en approchant la presse et les personnes clefs qui
pourraient être intéressées ou susceptibles de repérer un
talent naissant. Événement de qualité, donc, sous le patronage de Lama Tamam Salam, «une femme inspirante, qui
a tout de suite adhéré au concept et à l’angle abordés par
House Of Today», confie Chérine Magrabi.
Mise à nu
Alors rendez-vous au Yacht Club de Beyrouth le 16 décembre
prochain où les 30 designers se sont pliés aux règles palpitantes imposées. Le concept: créer un objet sur le thème
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«NAKED - Beyond the social mask». À travers leurs créations, ils donneront leur(s) définition(s) du nu, feront tomber
les masques ou en enfileront un, disséqueront la société et les
préjugés, se mettront dans la peau d’un autre, ou se mettront
à nu, simplement. Parmi eux, Sam Baron, designer - actuellement à la tête du département Design de Fabrica - et ambassadeur de cette édition, qui conçoit un bar pour l’occasion,
Christian Haas qui dessine une table, tous deux venus de
l’étranger pour supporter la cause. Localement il y aura Elie
Saab qui dessine une collection de trois sacs numérotés,
Nabil Gholam et Guillaume Credoz qui réalisent un miroir de
la taille d’un oursin, Nabil Nahas une lampe, Dina Kamal des
tables basses, Claude Missir un miroir à pied, Tala Hajjar qui
conçoit une ligne de petits objets ludiques, Noor Fares un
pendentif, Nagib Tabbah une bague, David et Nicolas un valet
et un tabouret… Et bien d’autres dont on ne vous dira rien,
pour ne pas lever le voile sur tous les petits chefs-d’œuvre
concoctés. «Tous les revenus de cette exposition seront reversés à House Of Today», conclut la curatrice. À quoi cela
va-t-il ressembler? Chérine Tayeb se délecte de nous laisser sur notre faim, avec un clin d’œil gourmand et un regard
satisfait. Il faudra donc se déplacer et ne pas laisser passer
cet instant. Après, tout doit disparaître.
Gilles Khoury

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