Approche génétique de la théorie des incipit

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Approche génétique de la théorie des incipit
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!"
Maryse VASSEVIERE
ITEM-CNRS
Équipe Aragon
Séminaire du 20 janvier 2009
« Approche génétique de la théorie des incipit »
La question de l’incipit du texte romanesque semble être devenue une question théorique à partir
du moment où Aragon romancier en a fait lui-même la théorie dans ce petit essai de 1969 au titre
volontiers provocateur ou humoristique, Je n’ai jamais appris à écrire ou Les Incipit. Et il faudra
attendre longtemps, en 2003, avant qu’une synthèse soit donnée par Andrea Del Lungo1, mais dans
une approche narratologique plutôt que génétique. Aragon a peu théorisé sa propre pratique
romanesque, si l’on excepte ce recueil d’articles ou de conférences publié en 1959, J’abats mon jeu,
au titre moins provocateur que conquérant, en un temps de guerre froide où la réflexion sur
l’écriture se pense encore comme discours de vérité et comme stratégie. Mais avec la vaste
entreprise de publication des ORC, Aragon est engagé dans un travail de relecture et de retour
réflexif sur son œuvre romanesque complète, qui le conduit une seconde fois à « abattre son jeu » et
à « montrer la trame du chant ». Les premières postfaces ORC à partir de 1964 engagent ce
mouvement réflexif qui se poursuivra avec les postfaces des derniers romans et avec Les Incipit et
qui s’apparente étrangement à une approche génétique des textes par le romancier lui-même. Il
conviendrait donc d’examiner la nature même du discours théorique d’Aragon sur les incipit. Je ne
m’y attarderai cependant pas trop, Corinne Grenouillet ayant déjà ouvert ce vaste chantier dans une
communication au séminaire de son centre de recherche de l’université Marc Bloch de Strasbourg2.
Elle y analyse le mythe d’une écriture-lecture où l’incipit est désigné comme tel en fonction de sa
capacité à servir de matrice, y met en évidence le paradoxe d’une théorie qui semble s’opposer au
« principe de contradiction » revendiqué par Aragon comme constitutif de sa propre écriture et
conclut sur la notion de secret au cœur de la création romanesque chez Aragon, si largement
ouverte sur l’arrière-texte autobiographique. Tout en reconnaissant que « le mystère de finir » est
peut-être le vrai sujet de Je n’ai jamais appris à écrire, comme Nathalie Limat l’avait déjà montré3,
je ne me prononcerai pas sur son Aragon mythographe… Cette théorie des incipit n’est-elle qu’une
fiction ? Peut-être, mais je ne le crois pas vraiment et c’est plutôt à la génétique que je propose
qu’on s’en remette…
Donc pour évaluer la portée de cette théorisation tardive de la pratique romanesque de toute une
vie, j’ai pensé qu’il fallait la mesurer à la pratique de l’écriture elle-même. Il faut donc mettre la
théorie à l’épreuve des textes et examiner doublement les incipit aragoniens : tout d’abord en les
mettant en relation avec le finale des romans qu’Aragon appelle le desinit et ensuite en les mettant
dans une relation de contiguïté entre eux. Pour voir si quelques constantes ou quelques lois se font
1. Andrea Del Lungo, L’Incipit romanesque (texte traduit de l’italien, revu et remanié par l’auteur), Seuil, 2003.
2. « Les Incipit : l’écriture et ses mythes chez Aragon », communication au Centre XIX-XX de l’université de
Strasbourg mise en ligne sur le site ERITA.
3. Nathalie Limat-Letellier, « “Le mystère de finir” dans les derniers romans d’Aragon », Europe « Aragon
romancier », n° 717-718, janvier-février 1989.
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jour, il importe, dans un tableau récapitulatif par exemple, que je donnerai en annexe, de prendre en
considération l’ensemble du corpus des romans d’Aragon.
Mais la pratique aragonienne de l’incipit et la théorie qu’il en donne dans Je n’ai jamais appris
à écrire demandent à être confrontées à la trace de cette pratique que consignent les manuscrits. La
tâche, cependant, n’est pas facile, car les manuscrits ne permettent pas toujours d’identifier avec
exactitude ce qu’on appelle un incipit et que la notion même d’incipit, comme on le verra, risque
d’être un peu différente si on l’entend d’un point de vue génétique.
Pour donner plus de poids à cet examen de la notion d’incipit dans le texte aragonien, il convient
donc de se livrer à quelques travaux pratiques : j’ai déjà étudié ailleurs1 le cas d’Aurélien et des
Communistes. J’examinerai aujourd’hui les cas des Voyageurs de l’impériale. À la lumière de La
Semaine sainte, sur lequel la publication récente du tome IV des Œuvres romanesques complètes
avec le patient travail de Nathalie Piégay-Gros pour l’établissement des variantes vient de braquer
si bellement le projecteur. Et je trouverai dans ses notes quelques confirmations de mes propres
observations sur un autre corpus.
I. Théorie : incipit et desinit
1. Rappel de la théorie : Je n’ai jamais appris à écrire ou Les Incipit (1969)
Ce grand essai métaromanesque publié en 1969 chez Skira pour inaugurer la collection « Les
sentiers de la création » contient une réflexion presque génétique avant la lettre, je le disais, sur les
« commencements » de l’écriture – d’où l’exergue humoristique tiré des Plaideurs de Racine : « Ce
que je sais le mieux, c’est mon commencement. » – et ses tâtonnements. Aragon y revient sur son
expérience de la lecture et de l’écriture dans l’enfance qui éclaire maints passages des Voyageurs
sur le rapport du petit Jeannot aux mots et aux choses et qui donne la clé de cette écriture du secret
qui semble le caractériser à toutes les étapes de son parcours littéraire finalement : écrire pour fixer
des secrets. Cette fidélité aux modalités de l’écriture de l’enfance (« j’avais commencé d’écrire, et
cela pour fixer les « secrets » que j’aurais pu oublier. Et même plus que pour les fixer, pour les
susciter, pour provoquer des secrets à écrire. ») ne relève pas d’une régression nostalgique ni
même d’un attachement surréaliste à l’esprit d’enfance mais d’une certitude intellectuelle et
littéraire : « Je crois encore qu’on pense à partir de ce qu’on écrit, et pas le contraire. » Ce qui est
finalement la certitude de la force créatrice du principe surréaliste de l’écriture automatique,
lorsqu’on la prend comme point de départ de l’écriture romanesque et non comme un absolu et un
point d’arrivée : « Moi , je ne fais des calculs que pour voir surgir sur le papier des chiffres, des
nombres inattendus, dont le sens m’échappe, mais après quoi je rêve.» (ORC, t. 42, p. 157.)
« J’écris comme cela des romans. » Aragon va ensuite analyser plusieurs de ses romans pour
montrer la fonction d’embrayeur de l’incipit, surgi parfois avec la force et l’évidence d’une écriture
automatique dictée par l’inconscient mais pris très vite comme point de départ d’une histoire, d’une
écriture et d’une construction romanesques tout entières sous le signe de la conscience créatrice.
Aragon révèle ainsi une démarche créatrice originale que confirment les dossiers génétiques de ses
œuvres conservés au Fonds Aragon-Triolet du CNRS-BNF : son écriture, pour reprendre les termes
des généticiens eux-mêmes2, n’est pas une « écriture à programme » comme celle de Flaubert ou de
Zola par exemple, mais une « écriture à processus » qui ne s’embarrasse pas d’abondants dossiers
préparatoires de plans et de notes. Aragon passe ainsi en revue plusieurs exemples de la totalité de
1. Au colloque du Centenaire Aragon : voir mon article « La théorie des incipit à la lumière des manuscrits » dans les
Actes du Colloque Lire Aragon, Champion, 2000 : ouvrage collectif sous la direction de Mireille Hilsum, Carine
Trévisan et Maryse Vassevière.
2. Voir Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, PUF, 1994. C’est Louis Hay qui est à l’origine de cette
conceptualisation des deux grands types d’écriture.
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son œuvre, en ne suivant pas toujours l’ordre chronologique.
Aragon développe donc une analyse de l’incipit comme embrayeur de l’écriture, assez proche,
surtout quand l’incipit n’est pas le premier écrit ou ne reste pas au début du roman dans sa forme
définitive, des notions d’avant-texte et d’intertexte :
« Tout début, d’un poème ou d’un roman, fait renaître la vieille image d’Hercule au
carrefour, qu’on a toujours considérée comme une fable pédagogique, une fable du destin
de l’homme, de sa conduite dans la vie. Pour moi, la phrase surgie (dictée) d’où je pars
vers quelque chose qui sera le roman, au sens illimité du mot, a ce caractère de carrefour,
sinon entre le vice et la vertu, du moins entre le taire et le dire, entre la vie et la mort,
entre la création et la stérilité. Et cela se passe non point au niveau de la volonté, de la
décision herculéenne, mais dans le choix, l’arbitraire des mots empruntés (à qui ?
pourquoi ?) comme par l’étrange détour de l’échangeur. » (ORC, t. 42, p. 189).
2. L’apport des Formalistes russes : l’incipit / le desinit
Mais l’idée la plus intéressante que développe Aragon et qui lui vient probablement des
Formalistes russes (Kavérine, Tynianov et Chklovski) est celle du lien organique, formel, textuel
entre les « deux pieds de l’arc », selon la métaphore de l’arc-en-ciel trouvée par Kavérine : l’incipit
au début du roman et le desinit à la fin. On retiendra parmi les exemples que donne Aragon
(Aurélien, « Paris la nuit » dans Le Libertinage, Les Communistes) celui de l’incipit des Voyageurs
(le « Oh, quelle horreur ! » de Paulette examiné avec insistance (pp. 234 et 239). Mais ensuite,
partant de l’idée formaliste et structuraliste avant la lettre de l’écho structurel de l’incipit dans le
desinit, il embraye sur une autre idée plus personnelle et plus proche de sa propre pratique, celle de
l’écriture à rebours, du « retour en arrière »1. Il va l’illustrer par l’exemple des premières pages
écrites des Communistes (le cantonnement dans le Mulcien) qui se trouvent maintenant vers la fin
du roman : « Deux tomes ont été, à partir de l’incipit initial, écrits en arrière de lui. Et à partir de
lui. » C’est probablement aussi le cas d’Aurélien2 et cette phrase étrange « Le véritable incipit »
concernant Meyer ou la métaphore du navire prouverait qu’il en est de même pour Les Voyageurs
comme on le verra. On comprend peut-être alors mieux ce que veut dire Aragon quand il prétend
rectifier, corriger Kavérine qui racontait – dans cet article du n° 1 pour1969 de la revue soviétique
Novy Mir d’où sortent une partie de ses propres réflexions – un de ses échecs dans un récit qui ne
menait nulle part parce que « le commencement se trouvait être une fin ». Contre ce point de vue,
Aragon affirme en effet : « C’est là une conception du roman, pourtant : le roman se termine, est
terminé je veux dire, précisément lorsque son commencement se trouve être une fin. » (p. 241). Et
on comprend alors aussi pourquoi toute la fin de l’essai (pp. 279-289) est consacrée à l’analyse de
la méthode d’écriture des romans de Raymond Roussel comme Impressions d’Afrique ou Locus
Solus, dont Comment j’ai écrit certains de mes livres révèle le secret : une écriture reposant sur des
jeux formels mais surtout une écriture à rebours, comme on le verra plus loin. Comme on comprend
aussi la référence insistante à Beckett et à ses romans, comme L’Innommable, qui sont des romans
qui « commencent sans fin »3.
Ce lien avec les Formalistes russes, je voudrais le mettre en perspective avec les approches
structurales de Greimas. En 1966, dans sa Sémantique structurale, pour parvenir à un modèle
théorique de récit, qui deviendra le schéma actantiel dont la validité théorique a été amplement
confirmée par son institutionnalisation pédagogique – contrairement à tous les discours néo1. C’est une formule isolée qu’on trouve entourée d’un trait comme pour en souligner l’importance dans un folio
manuscrit du dossier génétique des Incipit dont je reparlerai.
2. Voir mon article « La théorie des incipit à la lumière des manuscrits » op. cit.
3. Je signale ici au passage qu’une de mes étudiantes de Master, Marion Denise, a montré les étonnants échos qu’il y a
entre L’Innommable et Théâtre/Roman, deux textes inclassables envisagés sous l’angle d’une écriture du ressassement.
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conservateurs qui voient dans Greimas ou Barthes la source de tous les maux de l’enseignement
secondaire… ceci est une parenthèse, inutile comme toutes les parenthèses mais à laquelle on tient,
comme pour toutes les parenthèses ainsi que nous l’enseigne Aragon… –, Greimas, donc, isole
deux lieux stratégiques du récit : la première séquence caractérisée par l’absence de contrat (non A)
et l’absence de communication (non C) et la dernière séquence caractérisée par la restitution finale
du contrat et de la communication. Si bien qu’il établit entre l’incipit (non A + non C) et le desinit
(A + C) une sorte de rapport d’équivalence, schématisé par la formule : non A/ A » non C/C. On
verra ce qu’il en est de cette confrontation des incipit aragoniens avec leurs desinit1. J’avais dit que
je ne m’attarderais pas trop sur la théorie, aussi bien tout ce préambule aurait-il pu être sauté… Ici
commencent donc nos travaux pratiques…
II. Pratique 1 : le corpus des incipit
La théorie des incipit doit être mesurée à la réalité des manuscrits. C’est ce qu’on verra tout à
l’heure, avec la genèse des Voyageurs. La théorie des incipit doit être aussi mesurée aux textes euxmêmes, aux incipit réels même si pour certains, comme nous l’avons vu, ils ne sont pas les
« véritables incipit ». Même si du point de vue génétique ils ne sont pas des incipit, leur présence
définitive au début du roman fait d’eux des incipit romanesques qui doivent être étudiés comme
tels2. Je vous propose donc le corpus des incipit de l’œuvre romanesque d’Aragon conçue comme
un tout pour avoir une vision d’ensemble et donc un point de vue plus éclairé. Pour avoir du sens ce
tableau récapitulatif des incipit aragoniens, doit donner aussi à lire les desinit correspondants qui
constituent , on l’a vu, « le deuxième pied de l’arc ».
1. Tableau récapitulatif des incipit et des desinit de l’œuvre romanesque
Voir annexe.
2. Commentaires
Trois remarques seulement qui se trouveront complétées par l’exemple des Voyageurs 3.
La première sur le problème de la délimitation de l’incipit. Au sens ancien, l’incipit c’est la
première phrase du roman, et c’est ce sens-là que j’ai conservé pour constituer ce tableau, qui à lui
seul offre un éclairage tout à fait signifiant sur la matière romanesque aragonienne et sur son sens
profond, comme on le verra. Mais à elle seule la première phrase n’est pas toujours signifiante et
rien ne permet de la distinguer de la deuxième et de la troisième, du point de vue de la production
du sens. L’expérience de l’enseignement prouve par exemple que lorsqu’on donne à étudier
l’incipit d’un roman, ce n’est jamais la seule première phrase… Il y a bien pourtant des critères
scientifiques qui permettent de délimiter l’incipit, même si bien souvent ce travail même de
1. On trouve une confirmation du rapport incipit/desinit dans la métaphore du diapason utilisée par Aragon lui-même et
dans la constitution d’un recueil poétique.Voir la notice d’Olivier Barbarant pour Le Fou d’Elsa, Pléiade Poésie,
p.1547.
2. Et ce sont les incipit des romans publiés, et non les incipit au sens génétique du terme, qu’Andrea Del Lungo étudie
dans son livre L’incipit romanesque.
3. À ces trois remarques, j’en ajoute d’emblée une quatrième… Un commentaire sur le desinit d’Anicet où se manifeste
la dualité du portrait et l’instabilité des identités avec l’exemple de Baptiste Ajamais poète devenu Baptiste Tisaneau,
employé de banque à Commercy (il écrit de la main gauche comme Breton semble-t-il…) en réalisant ce que Breton
appelait « la réussite dans l’épicerie »… À noter ce détail troublant que pour Breton c’est le roman qui est considéré
comme la « réussite dans l’épicerie »… quel démenti humoristique (cinglant ?) cette fin constitue-t-elle ?… À propos
de cette dualité des identités dans Anicet, voir Daniel Bougnoux à la Journée d’études Aragon : « L’auteur, ce serait
l’autre ; la création s’enlève sur une perte d’identité ou sur le brouillage abyssal du sujet. » (« Aragon et les fins du
roman », in RCAET n° 12, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, p. 22.)
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délimitation est en lui-même un premier travail d’interprétation… Si bien que c’est en fonction de
l’acte de lecture qu’il faut définir l’incipit. C’est ce que fait Andrea Del Lungo à la fin de son
chapitre 2 « Un lieu stratégique du texte » :
Quant à l’incipit, j’avance une double définition générale, en proposant de le
considérer comme :
— un fragment textuel qui commence au seuil d’entrer dans la fiction (présupposant la
prise de parole d’un narrateur fictif et, symétriquement l’écoute d’un narrataire
également fictif) et qui se termine à la première fracture importante du texte ;
— un fragment textuel qui, de par sa position de passage, entretient des liens étroits, en
général de type métonymique, avec les éléments du paratexte qui le précèdent et le texte
qui le suit, l’incipit étant non seulement un lieu d’orientation, mais aussi une référence
constante dans la suite, tel un premier accord auquel doit se rapporter une symphonie
ancien ne. 1
Si le rapport de l’incipit au paratexte relève plutôt du modèle balzacien qui constitue le corpus
de prédilection d’Andrea Del Lungo2 et semble avoir peu de réalité dans les romans d’Aragon
longtemps dépourvus de préfaces avant les postfaces tardives des ORC, la notion de « première
fracture » me paraît intéressante : c’est celle que j’ai toujours utilisée intuitivement pour délimiter
les explications de texte d’incipit. C’est ainsi que plus loin je considèrerai comme l’incipit des
Voyageurs de l’impériale, non seulement la première phrase (l’exclamation de Paulette face à la
Tour Eiffel) mais aussi tout le texte qui suit et qui constitue le premier chapitre d’ouverture sur
l’Exposition universelle de 1889. On remarquera que, contrairement à Aragon et aux Formalistes
russes, Andrea Del Lungo, ne s’intéresse pas au lien structurel entre l’incipit et le desinit et qu’en
revanche, et de manière plus traditionnelle, en utilisant la métaphore galvaudée du premier accord
d’une symphonie, il accorde plus d’importance aux nombreux échos thématiques que l’incipit
entretient avec l’ensemble du roman. Plus productif me paraît en effet le lien entre incipit et desinit
ainsi que l’a montré Michaël Riffaterre à propos de Au Bonheur des Dames dans Mimesis et
Semiosis3 en affirmant que « La clausule ou explicit est extraite de l’incipit. »
La deuxième remarque concerne justement cette fonction d’embrayeur de l’incipit et l’écho
structurel de l’incipit dans le desinit. La fonction d’embrayeur de l’incipit semble évidente pour
tous les romans du corpus aragonien sauf pour les “romans surréalistes” dont l’incipit reste
mystérieux et ne fait pas sens immédiatement, à l’exception du Paysan de Paris peut-être. Mais le
caractère d’anomalie dans un système qu’affichent les romans surréalistes d’Aragon est encore plus
net si l’on examine l’écho structurel de l’incipit dans le desinit. En effet, en bonne logique, cet écho
structurel peut se réaliser de deux manières antithétiques qui permettent de dessiner un autre type
de classification des romans : soit l’incipit est en opposition avec le desinit (on a alors le type 1,
dissonant : incipit VS desinit), soit le desinit redouble et confirme l’incipit (on alors le type 2,
consonant, dira-t-on, ou même monologique : incipit = desinit). Si l’on utilise ces critères logiques,
on découvre qu’une nouvelle classification des romans d’Aragon se dégage qui fait voler en éclats
la classification selon les trois grandes périodes de l’itinéraire du romancier qu’on voudrait
contester justement. Ainsi Les Cloches de Bâle et Les Beaux Quartiers, soit les deux premiers
romans du Monde réel qui veulent mettre en pratique les principes réalistes socialistes du roman à
thèse avec initiation et transformation des héros4, appartiennent – au même titre d’ailleurs que La
1. Op. cit. p. 55.
2. C’est l’objet de sa thèse et de la troisième partie de son livre (« Écritures du commencement chez Balzac »).
3. « Paradigmes et paroxysmes : les fantasmes de Zola » in Mimesis et semiosis Miscellanées offertes à Henri
Mitterand, sous la direction de Philippe Hamon et de Jean-Pierre Leduc-Adine, Nathan, 1992, p. 256.
4. De Diane, l’héroïne bourgeoise futile du début des Cloches de Bâle à Clara Zetkin militante socialiste et emblème de
la femme nouvelle à la fin. De la province bourgeoise et oisive du début des Beaux Quartiers à la réunion syndicale de
la fin.
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Semaine sainte – au type 1, non monologique. De même que La Mise à mort – mais avec une
inversion de sens qui en fait une exception absolue dans le système – dont l’incipit est euphorique
(la rencontre amoureuse) alors que le desinit est dysphorique (la folie amoureuse et peut-être bien la
mort). À l’inverse, Blanche ou l’Oubli appartient au type 2, mais dans une dominante dysphorique,
avec un incipit (la rencontre amoureuse déceptive de Philippe et Marie-Noire) et un desinit (la
souffrance de Philippe qui vient d’étrangler Marie-Noire et celle de la « foule malheureuse »)
également dysphoriques1. Appartiennent à ce type 2, aussi bien des romans de la dernière période
comme Blanche ou l’Oubli et Théâtre/Roman2 que des romans du Mondé réel : Les Voyageurs de
l’impériale comme, Aurélien et Les Communistes3. Restent donc les romans surréalistes pour
lesquels ces critères d’opposition ou de convergence de l’incipit et du desinit ne sont pas
pertinents : c’est le cas notamment des Aventures de Télémaque et d’Anicet, et même de La
Défende de l’infini dont la situation est un peu faussée par l’histoire de l’inachèvement de ce
roman4. Si ce critère de l’écho structurel de l’incipit dans le desinit (selon la double modalité du cas
marqué/cas non marqué, c’est-à-dire de l’écho positif ou euphorique et de l’écho négatif ou
dysphorique ) n’est pas pertinent pour les “romans surréalistes”, c’est peut-être le signe formel que
ce ne sont pas des romans, au sens narratif et donc générique du terme. Comme le rappelle
Kavérine cité par Aragon dans Les Incipit, un roman doit avoir un début et une fin… Mais cela est
un autre débat !
La troisième remarque portera sur le fait que l’incipit réel (la première phrase du roman tel qu’il
se donne à lire) n’est pas toujours un incipit au sens génétique du terme : ce n’est pas toujours
« l’incipit initial », dans ce cas cela devient un incipit fictif. Ainsi l’incipit des Communistes est un
incipit fictif, « un faux incipit » comme probablement aussi celui d’Aurélien et celui des Voyageurs.
Quant aux derniers romans, leur mode d’écriture inviterait aussi à aller dans ce sens.
Théâtre/Roman est écrit comme on bat les cartes à partir d’un matériau préexistant et rien ne prouve
que l’incipit de la « prose au seuil de parler » n’ait pas été écrit après coup5. De même l’incipit
initial de La Mise à mort semble être l’un des « Contes de la chemise rouge », « Murmure » ou
peut-être même les trois, c’est-à-dire des textes intégrés dans le roman comme mis en abyme dans
un roman qui a peut-être été écrit pour leur servir d’écrin6. Mais ce point nécessiterait de plus
amples développements…
Quoi qu’il en soit, l’observation génétique laisse planer un doute sur le « vrai incipit » et conduit
à une relativisation de la notion d’incipit, d’autant plus forte que l’accent se déplace, dans Je n’ai
jamais appris à écrire même, sur l’importance du desinit. Et je trouve une confirmation de mon
hypothèse sur la relativité de l’incipit dans le dossier génétique de La Semaine sainte récemment
1. On remarquera que c’est exactement le schéma narratif d’Aurélien : incipit sur la rencontre amoureuse déceptive
(Bérénice franchement laide, c’est le contraire d’un coup de foudre) et desinit sur la mort de Bérénice tuée par les balles
allemandes. Ce qui prouve bien que d’une certaine manière Blanche ou l’Oubli réécrit Aurélien, comme le montrent
aussi d’autres indices que j’ai étudiés dans ma thèse.
2. Le même doute sur l’identité (incipit de Théâtre/Roman) que l’attente de la mort à la fin vient aviver (desinit).
3. De la défaite des Républicains espagnols en septembre 39 à celle de la France envahie par les Allemands en juin 40.
Pas la moindre place pour l’espoir des lendemains qui chantent…
4. Là encore Le Paysan de Paris semble faire exception…
5. Voir à ce sujet le témoignage de Jean Ristat, « Comment Aragon écrivait-il ? » dans RCAET n° 1 (1988) et l’article
de Nathalie Limat « Présentation d’un manuscrit “en abyme” : Théâtre/Roman » dans le même numéro.
6. Les manuscrits de deux de ces derniers romans, La Mise à mort et Théâtre/Roman témoignent qu’ils ont été écrits à
rebours, comme des recueils poétiques, à partir de fragments anciens (le conte « Murmure » des « Trois contes » mis en
abyme dans le roman et le chapitre sur Les Lacènes de Montchrestien dans Théâtre/Roman) que l’écriture romanesque
va intégrer à la manière d’un collage pictural. La preuve de cette hypothèse que je fais de l’écriture séparée et
antérieure des nouvelles insérées dans La Mise à mort vient de m’être apportée par la récente chronologie publiée par
Daniel Bougnoux dans le tome IV des Œuvres romanesques complètes : « C’est à la fin du mois (mars 1964)
qu’Aragon écrit « Murmure » (conte à paraître dans La Mise à mort de 1965. » (p. LXV) Et « au cours de ce séjour
(juillet 1964 en Bavière), « Aragocha écrit furieusement un nouveau récit » (lettre d’Elsa Triolet à Lili Brik du 20
juillet 1964), peut-être « Le Carnaval ». » (p. LXV).
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analysé par Nathalie Piégay-Gros pour l’édition de la Pléiade. Dans sa Notice de La Semaine
sainte, elle remarque, comme je l’avais déjà fait pour le dossier génétique de Blanche ou l’Oubli1,
la prolifération des ajouts de fin de séquence, de chapitre, comme si l’écriture d’Aragon était hantée
par la question du finir. Je la cite un peu longuement pour les points de convergence que son
enquête révèle avec la mienne :
Il faut noter enfin le lieu tout à fait stratégique qu’est pour Aragon la fin de séquence,
et de chapitre, voire celle du paragraphe. Ce sont des lieux privilégiés pour les additions,
souvent brèves ; elles valent alors moins pour l’information qu’elles apportent que pour
l’effet de scansion ainsi produit. Syncopant le paragraphe, elles tracent le trait, parfois de
manière ironique ou poétique. D’une manière plus générale encore, tout ce qui, sur le
manuscrit ou le dactylogramme déjà augmenté, peut figurer comme un terme – d’un
chapitre, d’une séquence, voire d’un paragraphe – est sujet à l’ajout. 2
3. L’écriture à rebours ou l’écriture « en arrière » ( Les Incipit)
Ce phénomène de l’écriture à rebours sera éclairé par la genèse des Voyageurs de l’impériale. Il
vient du fait qu’il y a chez Aragon une écriture romanesque continue, un flux ininterrompu : il
enchaîne l’écriture des romans comme on allume une nouvelle cigarette au mégot de la précédente,
et souvent même à partir d’un élément textuel du roman précédent qui va se trouver développé.
C’est ainsi que se tissent ces liens autotextuels si nombreux entre les romans, et qu’Aragon peut
avouer dans Les Incipit que toute l’écriture de La Mise à mort s’enracine dans Le Fou d’Elsa dont
elle constitue comme un développement possible. Ainsi Aragon n’a pas plutôt terminé l’écriture des
Beaux Quartiers à Moscou en 1936 qu’il enchaîne avec ce qui va devenir Les Voyageurs de
l’impériale, sans savoir au départ que ce qu’il écrit et qui va rester un moment en attente (de 1936 à
1938) deviendra ce roman-là, comme on le verra tout à l’heure. Il y a donc très vite là à la fin du
roman précédent des ébauches en prose mais pas de plan préconçu : des chapitres épars, des
chapitres « incipit » au sens où ils sont les premiers écrits, les « véritables incipit » qui ensuite
seront intégrés dans le grand ensemble du roman et qu’il faudra d’abord relire avant de les intégrer,
les relire pour relancer la machine de l’écriture et avancer. On comprend alors qu’il n’y a pas de
paradoxe dans le titre provocateur de l’essai (Je n’ai jamais appris à écrire), ni dans certaines de
ses affirmations sibyllines, comme celle-ci, qui disent tout simplement que son écriture est « à
processus » et non pas « à programme »… :
En fait, et c’est ce qu’il faut comprendre, je n’ai de ma vie, au sens où l’on entend ce
verbe, écrit un seul roman, c’est-à-dire ordonné un récit, son développement, pour donner
forme à une imagination antérieure, suivant un plan, un agencement prémédité. Mes
romans, à partir de la première phrase, du geste d’échangeur qu’elle a comme par
hasard, j’ai toujours été devant eux dans l’état d’innocence d’un lecteur. Tout s’est
toujours passé comme si j’ouvrais sans en rien savoir le livre d’un autre, le parcourant
comme tout lecteur, et n’ayant à ma disposition pour le connaître autre méthode que sa
lecture. Comprenez-moi bien, ce n’est pas manière de dire, métaphore ou comparaison, je
n’ai jamais écrit mes romans, je les ai lus. Tout ce qu’on en dit, en a dit, en dirait, sans
cette connaissance préalable du fait, ne peut être que vue a priori, jugement mécanique,
ignorance de l’essentiel. Comprenez-moi bien : je n’ai jamais su qui était l’assassin. C’est
au mieux cet inconnu qui m’a pris par la main pour être le témoin de son acte. Et, le plus
1. Voir ma thèse, Aragon romancier intertextuel, L’Harmattan, 1998.
2. Mais peut-être pourrais-je trouver aussi une confirmation dans les analyses fines de Dolorès Lyotard – à qui je rends
hommage ici – dans son article « Pudeurs » in Revue des Sciences Humaines n° 289, 2008 : « Quel incipit n’abuse sur
sa manœuvre, n’exalte à bon compte son lever de rideau un peu crâne ? Tout commencement est d’après coup, tend à
rejouer en sourdine la scène d’origine,la scène majeure et toute primitive du voir et du cacher […] » (p. 106.)
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souvent, le Petit Poucet n’a point semé derrière lui les cailloux blancs ou les miettes de
pain qui m’auraient permis de suivre sa trace. (ORC, t. 42, p. 191).
L’écriture à rebours se met donc en marche pour remonter à ce qui sera l’incipit définitif ou
« retenu » à partir duquel le roman pourra continuer à s’écrire en aval, comme un développement de
cet incipit, car il y a un moment où l’écriture d’un chapitre s’impose comme incipit, c’est-à-dire
comme un « échangeur » qui relance l’écriture car il a assez de force signifiante et de potentialité de
sens pour contenir en germe le desinit et y conduire. Cette conception ne me paraît donc pas
contradictoire avec la théorisation de l’incipit, car il s’agit d’une conception plus sémiotique que
génétique de l’incipit, comme on va le voir avec l’exemple des Voyageurs de l’impériale.
III. Pratique 2 : la leçon des manuscrits : le cas des Voyageurs de l’impériale
Je voudrais en venir maintenant à ce qu’on pourrait appeler des travaux dirigés… et envisager
enfin avec précision le cas des Voyageurs de l’impériale, à propos duquel beaucoup de choses ont
été dites déjà, mais pas de manière définitive, ce qui laisse encore de la place, me semble-t-il, pour
mes propres analyses…
1. Genèse de l’œuvre
Aragon a multiplié les confessions nombreuses et contrastées sur l’écriture des Voyageurs de
l’impériale : ce ne sont pas forcément des textes contradictoires, si on sait les lire et voir qu’Aragon
y met chaque fois l’accent sur des choses un peu différentes. Peut-être les défaillances de la
mémoire liées à l’âge entrent-elles en ligne de compte mais pas sur des points décisifs. En tout cas,
il n’y a pas de volonté délibérée d’Aragon de tromper le lecteur ou de brouiller les cartes, comme
on pourrait le dire un peu vite en constatant des distorsions entre les différents témoignages1.
Pour une brève présentation des pièces du dossier, je renvoie au dossier génétique du roman
conservé au Fonds Aragon-Elsa Triolet que Daniel Bougnoux a décrit avec précision dans sa Notice
du Pléiade (p. 1368-1371 et p. 1396-1405)2. Le manuscrit proprement dit a disparu, probablement
1. Ce qui n’est pas le cas pour l’histoire de l’édition de 1942 où le brouillage des cartes est évident mais pour des
raisons profondes et particulières qui touchent aux personnes mises en cause, ainsi que l’a montré Michel Apel-Muller
dans un article décisif (« L’édition de 1942 des Voyageurs de l’impériale : une entreprise “diabolique” », Recherches
croisées n° 1, 1988) sur lequel je ne reviendrai pas.
2. À cela il faut ajouter tous les textes où se trouvent disséminés les indices sur la genèse du roman :
• L’Œuvre poétique (1977), tome VII (1936-1937), p. 187-189 : le séjour de 1936 à Moscou pour l’enterrement de
Gorki et le début de l’écriture (« C’était justement le jour où j’avais commencé d’écrire quelque chose dont je ne
savais pas bien encore ce que ce serait. »)
• La Préface ORC (1965), Folio p. 21 : le nouvel élan de l’écriture (« Je m’étais mis à vraiment écrire Les Voyageurs,
comme je l’ai dit, au lendemain de Munich, en octobre 1938. »)
• Henri Matisse, roman (1971) dans deux extraits où Aragon parle directement de son père : « Ce jour d’avant après,
Inédit bissextile » (28-29 février 1968) dans le tome I et « Que l’un fut de la chapelle » dans le tome II.
• Je n’ai jamais appris à écrire ou Les Incipit (1969), ORC tome 42, p. 213 : « Six ou sept ans plus tard [après
l’autodafé de La Défense de l’infini] » le début de l’écriture de l’histoire du grand-père « sans d’abord savoir ce que je
faisais là », puis l’idée, l’invention de la fin au bordel, avec l’association du bordel et de la guerre qui semble venir
d’une discussion avec le cinéaste Luis Buñuel sur le thème de l’orgie et de la société comme bordel vers 1932-1934
(soit « trois ou cinq ans » après la destruction de La Défense). Et plus loin dans Les Incipit (p. 234), le long
développement sur l’incipit du roman centré sur Paulette à l’Exposition Universelle où le pilotis de la grand-mère
Toucas s’impose à la faveur de la relecture par Aragon d’un recueil de poèmes de François Coppée qu’elle lui avait
donné. C’est aussi dans Les Incipit qu’Aragon donne cette information sur Les Voyageurs : « dont l’écriture se situe de
1936 à 1939 » .
• Dans les Entretiens avec Dominique Arban (1968), Aragon parle de l’écriture des Voyageurs et du rapport avec sa
biographie.
• Dans l’article « Les clefs », Les Lettres françaises n° 1015, 6-12 février 1964 : Aragon évoque les différences entre
son grand-père et Mercadier comme il le fait dans la préface, en avouant que le pilotis principal n’est pas Fernand
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!*
dans la tourmente de la guerre et il reste seulement des tapuscrits partiels, des épreuves et des
placards corrigés par l’auteur avec des ajouts manuscrits autographes. Mais un autre document
mérite l’attention : les documents préparatoires du dossier génétique des Incipit où Aragon a noté
les thèmes à développer dans son ouvrage théorique. Il y a un feuillet avec plusieurs notes sur
l’incipit de Paulette à l’Exposition qui sera abondamment développé dans Les incipit. Et au verso
cette simple indication – qui ne sera pas développée – relative à la phrase sur Georges Meyer du
chapitre I de la IIème partie (Folio, p. 462) :
« La reprise au 3° — sur la phrase Georges Meyer, comme la plupart des Français / Le
véritable incipit / Quand vous êtes sur le navire et que vos regards… / L’histoire de Meyer et la
légende de Pierre Mercadier ». Avec l’énigme de ce « véritable incipit » : est-ce la phrase sur
Meyer ou celle sur la métaphore du navire ? Quoi qu’il en soit cela confirmerait l’hypothèse d’une
tentation de faire de Meyer le principal foyer narratif ou du moins un contrepoint important. Et puis
rêvons un peu sur ce passage du navire à l’omnibus, de Meyer à Mercadier… La seule trace de
cette tentation, c’est peut-être l’ajout de 19651 à la fin de ce premier chapitre de la Deuxième partie
où le narrateur-scripteur médite sur Meyer : « Un personnage, à le voir du dehors, effacé, banal.
Facilement remplacé. » (Folio, p.462) et sur l’hésitation entre les deux pôles narratifs : « Et, d’une
certaine façon, je ne sais qui est le héros de ce roman : Mercadier ou Meyer ». Nous y reviendrons.
Pour Daniel Bougnoux, Les Voyageurs ne sont pas un roman écrit rapidement après Munich en
octobre 1938, comme le dit Aragon dans la Préface, mais un roman écrit de 1936 à 1939, comme le
dit aussi Aragon dans Les Incipit… Or Aragon dans la Préface ne dit pas autre chose puisqu’il parle
seulement du moment où il « s’était mis à écrire vraiment les Voyageurs », c’est-à-dire du moment
où le branle est donné, où la mécanique de l’écriture se met vraiment en marche, c’est-à-dire quand
le projet est devenu clair d’écrire « l’histoire du grand-père ». Mais le vrai début de l’écriture, c’est
donc en juin 1936 au cours du voyage en URSS au moment de la mort de Gorki (L’OP, tome VII,
p. 187-189) : « une façon de repenser de loin la France de mes premières années. » (donc la France
d’après 1897, les premières années du siècle). Reste à savoir ce qui a été écrit dans le premier jet de
cet été 36 à Moscou.
Plutôt que d’en rester à l’idée qu’Aragon se contredit et qu’il veut brouiller les cartes, il me
paraît préférable de tenir compte de toutes ses déclarations en même temps et de voir que
fondamentalement elles ne se contredisent pas mais qu’elles constituent une opération de mémoire
et qu’elles disent toutes une part de vérité qu’il faut décrypter et reconstruire pour reconnaître et
reconstituer une vraie analyse génétique sous la construction théorique qu’Aragon élabore dans Les
Incipit. Je ferai donc l’hypothèse d’une écriture à rebours qui n’est pas contradictoire avec la notion
d’incipit pour peu qu’on s’entende sur cette notion et qu’on la comprenne bien au sens d’Aragon,
malgré un certain flottement dans le terme et un certain flou qu’il laisse dans la construction de sa
théorie.
Donc, il me semble que le « véritable incipit » n’est pas tout à fait le chapitre II de la IIe partie
comme le dit Daniel Bougnoux, mais la fin du chapitre I (ou tout le chapitre I) de cette IIe partie
(initialement la troisième (d’où « la reprise du 3 » de la note manuscrite) si l’on considère les
Toucas mais lui-même…
• La correspondance Elsa-Lili (Lili Brik/Elsa Triolet Correspondance 1921-1970 Gallimard, 2000) qui témoigne d’une
écriture lente et difficile des Voyageurs, souvent interrompue et freinée par les circonstances et les activités militantes
débordantes d’Aragon, notamment son travail au journal Ce soir pour soutenir les réfugiés espagnols (19 juillet 1938 :
« Ce soir se porte bien. Aragocha aussi. Il écrit un roman très très lentement. Il n’en a absolument pas le temps. »
p. 127. 29 octobre 1938 : « Il n’a définitivement pas le temps d’écrire, son roman reste en plan et se couvre de
poussière. », p. 130. 21 avril : « Aragocha écrit un roman avec ardeur, il profite de sa maladie. C’est ainsi que furent
écrits Les Cloches et, en partie, les Quartiers ! Sans son foie, il n’y aurait pas eu de romans ! »p. 144.
1. Voir l’article de Mireille Hilsum, « Les Voyageurs de l’impériale [1947-1965] : un roman réécrit “de fond en
comble” », Méthode !, Vallongues, 2001.
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!"+
« Deux mesures pour rien » non pas comme une parenthèse mais comme une deuxième partie)
centré sur Meyer qui traverse les événements sans les comprendre, et évidemment le chapitre II sur
la métaphore du navire est la suite logique. De la même manière ce qu’Aragon écrit à Moscou en
36 comme « une façon de repenser de loin la France de [ses] premières années », ce n’est pas, me
semble-t-il, le chapitre I de la Première partie sur l’Exposition de 1889, le fameux incipit sur
Paulette. Et de cela, c’est le dactylogramme des premiers chapitres qui date de la fin de l’été 36 qui
en apporte la preuve : en effet ce dactylogramme du dossier génétique ne contient pas tous les
premiers chapitres, mais seulement les chapitres II, IV et V donnés comme une suite (et cela se
tient puisque ces trois chapitres sont les chapitres généraux de présentation des personnages sans
l’introduction in medias res sur l’Exposition de 1889), et il manque donc le chapitre I (Paulette à
l’Exposition) et le chapitre III (« En 1889, les Mercadier firent donc le voyage de Paris pour
l’Exposition. » p. 51) sur Calino que ses parents ont amené avec eux à Paris et qui reste avec se
grand-mère pendant la visite de l’Exposition, soit les deux chapitres liés à cette scène de
l’Exposition. Et c’est ce que montre aussi l’écriture de l’incipit sur Paulette à partir de l’intertexte
du livre de François Coppée offert par la grand-mère (indication donnée ans Les Incipit) et
qu’Aragon ne peut pas avoir relu à Moscou.
Ce qu’il écrit à Moscou, ce serait donc plutôt le chapitre I de la II e partie qui brosse un panorama
de la France au début du siècle (« L’aube du XXe siècle se leva sur le rêve de Georges Meyer. ») et
qui évoque aussi l’Exposition Universelle – mais celle de 1900 – comme « une grande parade
publicitaire » (p. 461) que la bourgeoisie imagine pour effacer les luttes de classe du XIXe siècle
– et notamment le grand traumatisme de la Commune – et unifier la République par quelques
symboles forts. Ce chapitre général et de caractère historique et politique – le seul où l’Affaire
Dreyfus est traitée en termes politiques provoquant la censure dans l’édition de 1942 –, qui est un
vrai abrégé d’histoire sociale et d’économie politique à la lumière du marxisme mais subtilement
écrit du point de vue des classes dominantes, a très bien pu être écrit « de loin », comme un bilan
après la victoire du Front populaire en 1936.
Plusieurs indices viennent de la subtilité du point de vue narratif dans cette fin de chapitre. Tout
d’abord le narrateur omniscient, qui va au chapitre suivant raconter l’histoire de Meyer jusqu’à la
séquence des retrouvailles avec Mercadier qui réunit les deux foyers narratifs, adopte pour un
temps une focalisation interne centrée sur la bourgeoisie de la Belle Époque foncièrement hostile
aux Dreyfusards, pour ne pas avoir l’air d’être de parti pris et d’adopter systématiquement le point
de vue du peuple :
D’ailleurs que réclamaient donc les Dreyfusards attardés ? Ils avaient des ministères
de gauche, l’antisémitisme s’était calmé, et comme il faut bien occuper les esprits on
mangeait du curé. Pour que son peuple lui fiche la paix, un gouvernement a toujours
besoin d’une bête noire. Georges Meyer, comme la plupart des Français, avait traversé
tout cela sans y rien comprendre.
Le premier voyageur de l’impériale – ou plutôt, selon la métaphore initiale, passager du navire
France, « pas de ceux qui font le point, qui interrogent les nuages » – c’est donc Georges Meyer,
comme en fait l’aveu le narrateur dans cet ajout tardif de 1965 qui fait figure d’intrusion d’auteur à
la première personne, parlant au dernier paragraphe de ce chapitre d’incipit de partie de ces
voyageurs de l’impériale qui sont le matériau même du roman :
Leur histoire est cette part de l’histoire qui ne sera jamais écrite. Par définition. Et,
d’une certaine façon, je ne sais qui est le héros de ce roman : Mercadier ou Meyer, il faut
dire Pierre ou Georges… Pour ma part, et à cet instant au moins, je pencherais pour
Georges.
Comme si ici le romancier voulait remettre ses pas dans la genèse du roman (« à cet instant au
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!""
moins ») et nous donner une idée de ses dispositions de départ… Comme si « petit Poucet rêveur »
il voulait donner là un indice, laisser un caillou blanc pour le lecteur… Comme un aveu masqué ou
la preuve d’un secret…
Ensuite la relance de l’écriture vient de ce chapitre I de la Première partie sur Paulette à
l’Exposition, qui restera « l’incipit définitif » et qui était déjà « sur le papier depuis deux ou trois
mois 1 » (p. 21) au moment où Aragon se « [met] vraiment à écrire Les Voyageurs, au lendemain
de Munich, octobre 38 ». Après un long temps de latence, depuis Moscou, l’écriture du roman se
précipite ainsi, alors qu’avant Aragon « avai[t] déjà pris des notes sur le déroulement historique de
1889 à 1900 », au moment où est prise la décision de raconter l’histoire du grand-père et à travers
elle de faire le procès de l’individualisme que rend urgent l’acceptation de la capitulation de
Munich par l’opinion publique française, à l’exception de ces anti-munichois farouches que sont les
communistes. Et l’invention de la fin de Mercadier au bordel quand l’histoire du grand-père est
décidée est liée à l’incipit sur Paulette qui en est l’image parallèle et l’écho au début de cette
histoire. Cet incipit « final » – si on peut se permettre cet oxymore – semble être le véritable
embrayeur de l’écriture – et Aragon a raison de l’analyser ainsi dans Les Incipit – une fois que la
décision d’écrire l’histoire du grand-père est prise et qu’il est clair que le pilotis de Paulette sera la
grand-mère Toucas, comme le rappelle Aragon dans la Préface. On voit bien là qu’il n’y a pas
d’incompatibilité entre ces deux déclarations. Car le faux incipit fonctionne comme un vrai…2
Je récapitule, telles que j’ai essayé de les reconstituer, les différentes campagnes d’écriture des
Voyageurs, pour employer un terme favori des généticiens :
• 1. Juin 1936 à Moscou : chapitre I de la IIe partie – et probablement aussi le chapitre II, selon
Daniel Bougnoux, avec la métaphore du navire –, c’est-à-dire le début, assez politique et général,
sur le panorama historique du siècle avec les efforts de la bourgeoisie pour brouiller les cartes3.
• 2. Été 36 ou plus tard : Première partie, chapitres II, IV et V (le tapuscrit du Fonds Aragon).
Donc d’emblée le retour en arrière et la bifurcation : le choix de Mercadier et aussi le flash-back
temporel sur la jeunesse de Mercadier et son mariage avec Paulette. Ou peut-être cette première
liasse dactylographiée est-elle plus tardive, en tout cas elle est antérieure à la relance de l’écriture
en juillet 38.
• 3. Été 38 puis octobre 38 : C’est la relance de l’écriture qu’évoque Aragon dans la préface,
c’est-à-dire la rédaction de ce qu’Aragon appelle « les deux premiers chapitres » en juillet 38, qui
sont en réalité les chapitres I et III, pour faire le lien avec les chapitres anciens du tapuscrit (II, IV,
V). Il aura donc fallu deux ans de maturation du projet d’écrire l’histoire du grand-père et la mise
en accusation de la génération des pères et de l’individualisme bourgeois, avant que s’enclenche la
période active et rapide de l’écriture du roman après Munich et jusqu’à la guerre, soit un peu moins
d’un an.
• 4. L’écriture du desinit en août 1939, c’est-à-dire très vite, à l’Ambassade du Chili où Aragon
s’est réfugié chez son ami, le poète Pablo Neruda, pour fuit les manifestations hostiles dont il est
victime à la suite de la signature du pacte germano-soviétique4. Aragon à ce moment-là écrit très
vite les cent dernières pages environ, dans l’urgence de la guerre qui menace jusqu’à la déclaration
1. Donc été 38 et non été 36 à Moscou.
2. Dans son article « Les “secrets à écrire” dans Les Voyageurs de l’impériale » (in Méthode !, Vallongues, 2001),
Nathalie Limat-Letellier, sans entrer dans des considérations d’ordre génétique, a bien perçu cela, puisque analysant
l’incipit des Voyageurs, elle affirme qu’il « démontre peut-être son efficacité rhétorique mieux qu’un véritable
incipit. » (p. 222).
3. C’est une idée voisine de celle que Paul Nizan développera dans La Conspiration en 1938, roman sur lequel Aragon
écrit un article dithyrambique dans le numéro de la revue Europe de décembre 1938, « Le roman terrible », qu’il
reprend (p. 349-370) dans le tome VIII (1938) de L’Œuvre poétique (1979).
4. L’article d’Agnès Whitfield, « La traduction américaine des Voyageurs de l’impériale », RCAET n° 12, 2009,
apporte des précisions sur l’écriture de la fin du roman, peut-être en partie écrite aux États Unis lors du séjour d’Aragon
et Elsa Triolet en juin 39 chez Mattew et Hannah Josephson.
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de guerre, quand « la réalité rattrape la fiction ».
2. Vrai/faux incipit
Pour conclure ces hypothèses génétiques, j’insisterai sur la notion d’incipit chez Aragon, à la
lumière de ce qui reste des manuscrits et du paratexte auctorial. L’incipit pour Aragon n’est pas
forcément le premier chapitre écrit – c’est manifestement le cas pour Paulette à l’Exposition de
1889 –, mais c’est le chapitre « initial » en ce qu’il déclenche l’écriture globale, c’est-à-dire la
mécanique du roman, lorsque l’incipit est vu dans sa relation avec le desinit, c’est-à-dire lorsque se
matérialisent les deux pieds de l’arc dont parle Aragon dans Les Incipit. On pourrait dire que le
premier chapitre n’est pas le « véritable incipit » mais le « vrai incipit », celui qui joue ce rôle-là,
celui de lancer ou de relancer la machine dans une direction qui risque d’aboutir, même si le
romancier ne connaît pas encore le chemin. Dès lors il importe au romancier d’abandonner le
« véritable incipit » sur Meyer qui ne s’est pas avéré productif, et sans le gommer tout à fait de le
renvoyer en aval, au début de la Troisième/Deuxième partie. Ce « remplacement » de Meyer, héros
anonyme mais positif par Mercadier, héros négatif, est un signe idéologique fort de la genèse des
Voyageurs : dans le cycle du Monde réel, déjà en 1939, il n’y a pas de héros positif au sens réaliste
socialiste du terme… L’ajout humoristique de 1965 déjà évoqué semble bien fonctionner comme
un symptôme. C’est le seul indice d’une cicatrice, d’une censure, d’un déplacement et d’un
« remplacement » : la trace du « véritable incipit » et la piste non suivie d’un roman de Meyer. Car
cette méditation parodique du narrateur est à inverser, comme un aveu masqué, comme la preuve
d’un secret de l’écriture : s’il, semble « pencher pour Georges », c’est en réalité qu’il avait d’abord
penché pour lui et qu’à un autre moment il a bifurqué et « penché » pour Pierre.
La notion d’incipit n’est donc pas entendue au sens génétique à proprement parler par Aragon :
pour la génétique, l’incipit c’est le « véritable incipit », c’est-à-dire ce qui a été écrit en premier,
l’incipit centré sur Meyer, mais c’est autre chose qui intéresse Aragon et qu’il cherche à formuler
avec sa théorie des incipit. Au sens sémiotique, poétique du terme, c’est-à-dire au sens des
Formalistes russes – et alors la référence à Kavérine dans Les Incipit s’éclaire – beaucoup plus
qu’au sens surréaliste de l’automatisme. Aragon garde ce terme d’incipit pour faire le lien avec le
surréalisme certes, avec ce que l’automatisme avait de matérialiste comme machine de guerre
contre l’inspiration, mais il atténue la dimension de l’automatisme avec la réflexion parallèle et non
moins importante qu’il développe sur le desinit, sur la métaphore des deux pieds de l’arc qui lui
vient de Kavérine lui-même.
On peut donc parler d’écriture à rebours, puisque le chapitre d’incipit n’est pas forcément – il ne
l’est peut-être jamais – le premier écrit. Ainsi l’écriture se fait à rebours pour remonter jusqu’à lui
et ensuite elle va de l’avant pour repartir vers la fin extrême annoncée par cet incipit, selon un
mouvement de va-et-vient qui est celui du jongleur, selon la métaphore contiguë à celle des deux
pieds de l’arc-en-ciel dans Les Incipit 1.
La valeur de cette écriture à rebours est de montrer le double jeu de l’inconscient et du conscient
qui entre en jeu dans l’écriture, le va-et-vient entre le dit et le non-dit, entre ce qui peut se formuler
et ce qui ne peut pas se formuler, comme pour le lapsus. Ainsi le « véritable incipit » écrit à
Moscou se fait sur Meyer aveugle et ignorant, puisque Meyer est ce juif qui a toutes les allures d’un
1. Aragon cite un article de Véniamine Kavérine (« qui est avec Iouri Tynianov et Victor Chklovski l’un des plus
importants représentants de l’école des Formalistes russes. ») paru en 1969 dans la revue soviétique Novy Mir : « Ceci
pour ajouter :La première phrase c’est le pied d’un arc qui se déploie jusqu’à l’autre pied, la phrase terminale. il me
plaît que le développement romanesque soit ainsi comparé à un arc-en-ciel, et qu’en soit défini le caractère des
phrases initiale et terminale. Pour moi, l’image serait un peu différente : je comparerais volontiers le romancier à un
jongleur, dont la balle envoyée d’une main à l’autre suit la courbe, ici appelée arc, mais arrive dans l’autre main
modifiée par l’espace parcouru, jouant son propre jeu en dehors du jongleur, qui ne peut que fermer la main sur elle. »
(ORC, tome 42, p. 238).
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!"$
héros positif mais qui pourtant ne voit pas ce qui menace avec l’affaire Dreyfus : ne comprenant
pas l’antisémitisme et même qu’il puisse se développer en France, la terre des Lumières, il est ce
voyageur de l’impériale alors qu’il avait son engagement et son progressisme pour comprendre.
Quel est le lapsus ou l’aveu inconscient qui se cache derrière ce premier choix d’un foyer narratif
centré sur Meyer ? Que veut dire Aragon à Moscou, au moment de l’enterrement de Gorki, dont on
sait maintenant avec le récit de cette séquence dans La Mise à mort quel moment de trouble il a
constitué pour Aragon, qu’il ne peut pas encore formuler autrement – au moment où il est
confrontée pour la première fois à l’horreur stalinienne avec l’arrestation de son beau-frère
Primakov et qu’il ne peut pas la comprendre car il n’est pas un homme politique mais un simple
voyageur de l’impériale lui aussi ? Puis, parce qu’il ne peut pas encore poursuivre dans cette voie
de l’aveuglement du héros positif parce qu’il faudrait alors interroger d’autres aveuglements et qu’il
est encore trop tôt pour le faire et qu’Aragon n’a pas encore de mots pour les dire, il change de cap,
il bifurque vers l’histoire du grand-père et centre son roman sur Mercadier l’individualiste qui
refuse la politique et dont le portrait est plus facile à faire, mais aussi peut-être plus urgent en ce
temps de montée du fascisme. La condamnation est alors plus facile et plus évidente qu’une autre
condamnation qu’Aragon ne sera en mesure de faire qu’après 1956, qu’après le XXe Congrès du
Parti communiste de l’Union soviétique où Khrouchtchev lève le secret sur les crimes de Staline et
l’existence du Goulag, dans une démarche thérapeutique et politique qui sera d’abord niée par le
PCF parce qu’elle de quelque manière insupportable. Ce jeu de l’écriture à rebours et de l’hésitation
sur le personnage central – Mercadier ou Meyer – dont témoigne l’intervention du romancier citée
plus haut, nous conduit au cœur du sens ou de l’enjeu du roman – qui n’est peut-être pas que de
ressusciter la figure du grand-père – et nous invite à nous interroger autrement sur la métaphore des
voyageurs qui est évidemment cruciale, notamment pour le rapport du roman à l’histoire.
3. L’incipit/le desinit des Voyageurs
Il reste maintenant à examiner un peu les deux pieds de l’arc. La confrontation de l’incipit et du
desinit montre que Les Voyageurs correspondent au type 2 de rapport incipit/desinit : il faut ainsi
relever les échos de l’incipit dans le desinit, ou plus précisément ce qui dans l’incipit annonce le
desinit, parce qu’il est fondamentalement de même nature. On cherchera ainsi les traces communes
des illusions sociales à l’œuvre dans les discours dominants aussi bien au début qu’à la fin du
roman, comme les germes de la guerre et la tonalité carnavalesque de la fin du roman à l’œuvre
aussi, même sous la forme de variantes structurales, dans l’incipit.
L’incipit comme le desinit font entendre la même polyphonie des voix et des idéologies
dominantes : ils montrent tous les deux les illusions sociales à l’œuvre dans les discours dominants.
Ainsi dans l’incipit, ils passent par les propos de l’Amiral qui est comme la caisse de résonance de
l’idéologie dominante, et dans le desinit par le croisement des voix de Pascal et du narrateur.
L’incipit, dans la fausse euphorie de l’Exposition, fait entendre les illusions de la Belle Époque
(sur le progrès technique et l’ère de paix qu’il ouvrirait) tout autant que l’hypocrisie et la bonne
conscience bourgeoises dans la récupération des idéaux de 1789 par cette Exposition de 1889 pour
le Centenaire de la Révolution. Le regard critique du narrateur sur ces discours menteurs et
réactionnaires apparaît dans le traitement emblématique de la Tour Eiffel. De même on peut
entendre ces voix dans les cinq dernières phrases du roman, significatives pour leur complexité
polyphonique :
__L’individu. Ah non, Léon, tu veux rire. l’individu !
__Le temps de tous les Pierre Mercadier était définitivement résolu, et quand par impossible, on pensait
à leur vie absurde de naguère, comment n’eût-on pas haussé les épaules de pitié ?
__Ce sont tout de même ces gens-là qui nous ont valu ça.
__Oui, mais Jeannot, lui, eh bien, Jeannot, il ne connaîtra pas la guerre !
__Pascal pendant quatre ans et trois mois a fait pour cela son devoir.
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!"%
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Paris, 31 août 1939.
Phrase 1 : c’est la conclusion ironique sur le credo de Mercadier.
Phrases 2 et 3 : le narrateur intervient directement (par le biais du « on » et du « nous ») pour
porter une condamnation politique sérieuse de la génération apolitique et individualiste des
Mercadier dans laquelle Aragon englobe un certain nombre d’intellectuels pacifistes idéalistes qu’il
a côtoyés pendant ces années 30 de combat antifasciste qui n’ont pas empêché la catastrophe de la
Seconde Guerre mondiale (et la date du 31 août 1939 est un élément à part entière de ce desinit).
Phrase 4 : Le point de vue aveuglé et aliéné du personnage de Pascal reprend le dessus.
Phrase 5 : Et le narrateur ne peut que lui emboîter le pas et assumer jusqu’au bout son humain
aveuglement rendu explicite par la date tragique qui suit comme un démenti cinglant aux illusions
des hommes. Comme au desinit de Blanche ou l’Oubli Pascal, ce voyageur de l’impériale fait partie
de la foule malheureuse – il est « un homme perdu à un carrefour d’orages » (736) et c’est cette
« unhappy crowd » que le romancier chante et chantera, comme le revendiquera trois ans plus tard
« Arma virumque cano », l’émouvante préface aux Yeux d’Elsa et comme le proclame le peintre
Blaise, double profondément humain du romancier en quête comme lui du « cœur de l’homme »
cher à Lacordaire : « J’aurais voulu peindre des gens. » (p. 281)
L’incipit est apparemment euphorique, la bourgeoisie ayant trouvé avec l’invention de la grande
parade de l’Exposition (à la fois publicité, commerce et idéologie) le moyen d’oublier la peur de la
Commune, mais la propagande est trop évidente et le mensonge sur la paix et le bonheur ne fait pas
de doute et le narrateur nous invite à saisir les « graines de la guerre » en germe dans l’incipit. Ainsi
le nationalisme (emblématisé par l’Amiral) et l’impérialisme (emblématisé par les stands de
l’Exposition coloniale) sont bien là et on pressent qu’ils ne pourront conduire qu’à la catastrophe.
Cette critique romanesque indirecte est ainsi à comparer avec les tracts surréalistes contre
l’Exposition coloniale de 1931 qu’Aragon a écrits avec ses camarades et dont évidemment il se
souvient en faisant la transposition avec 1889.
Enfin aux limites du roman c’est le bordel de l’Exposition et le bordel de la guerre et de la mort
que le romancier réaliste nous laisse imaginer. On retrouve aux deux extrémités du roman ce ton
burlesque qui contribuent à la dimension carnavalesque du roman. Ainsi dans l’incipit l’Exposition
se caractérise par la confusion des lieux (avec la bigarrure des stands comparable à l’atmosphère
obscène de l’orgie si l’on en croit la définition comme effacement des limites qu’en donne Aragon
dans Les Incipit ) et par la confusion des gens. À la confusion du couple Paulette-Pierre (déjà
l’hypocrisie et les stéréotypes sensibles dans le caprice de Paulette à vouloir entrer dans le stand du
Mage Assuérus…) fait écho la confusion finale du couple Pierre-Dora.
Par ailleurs le desinit offre une bigarrure bien plus tragique mais qui fait écho à celle des stands
et de la foule de l’Exposition : la confusion des valeurs liée à la guerre et l’effet de montage inouï
produit par la coïncidence de la mort de Mercadier avec la déclaration de guerre. Quant au sort de
la lettre de Dora à Pascal qui finit par se perdre dans le chaos de la guerre, elle est bien à l’image de
cette confusion, de ce brouillage des valeurs et des limites qu caractérisent le « bordel » de la guerre
ou la guerre comme orgie. Le destin de Mercadier est ainsi scellé par la confusion que la guerre
introduit dans la vie sociale, comme se plaît à l’inventer le romancier, par cette coïncidence, et
comme se plaît à la souligner le narrateur : « L’étrange destin de Pierre Mercadier se plaît
jusqu’au- delà du tombeau à entretenir l’équivoque et le trouble. »
Ce bref parcours des deux pieds de l’arc a permis de montrer le faux contraste entre un incipit
apparemment euphorique, mais profondément dysphorique et critique et un desinit à la fois tragique
(avec l’apocalypse de la guerre où se trouve plongé Pascal) et carnavalesque (avec la fin burlesque
de Mercadier). On peut alors comprendre et approuver Aragon lorsque il dit dans Les Incipit :
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!"&
« tout le roman des Voyageurs est déterminé par cet « Oh, quelle horreur ! » s’écria Paulette, de la
première ligne ». Horreur d’une fin de siècle, horreur da l’agonie de l’individu Mercadier, horreur
d’une guerre qui commence… La force du roman semble bien être dans ce jeu de va-et-vient entre
l’incipit et le desinit et surtout dans cette fin – écrite la veille même de partir au front d’une autre
guerre – sur la description de la guerre à la manière de l’Épilogue d’Aurélien (1944) et des deux
derniers tomes des Communistes (1951) – alors qu’il y avait deux simples annonces dans Les
Cloches de Bâle et dans Les Beaux Quartiers. Ces trois mesures sur la guerre ne sont pas trois
« mesures pour rien » mais trois retours sur un impossible à dire, à penser : la guerre que le
romancier a vécue à deux reprises. Et aussi trois tentatives insistantes – du roman à thèse ? – pour
porter une condamnation politique sans équivoque des bourgeois et des pères qui ont conduit à cette
guerre avec leur individualisme, c’est-à-dire leur refus de la politique.
Étrange roman à thèse que ce roman fasciné par le rien. Celui de son personnage principal et
celui-là même de sa structure,encore soulignée par la réécriture de 1965 qui supprime la deuxième
partie et la transforme en « Deux mesures pour rien » : les Voyageurs avec un desinit qui redouble
l’incipit entrent bien dans la catégorie de type 2 des romans où le commencement s’avère être un
fin, comme le sont aussi les romans de Beckett. Des romans du ressassement, comme
Théâtre/Roman en fournira l’exemple majeur. Cette consonance de l’incipit et du desinit qui annule
en quelque sorte l’intrigue finit par faire apparaître au bout du compte la modernité du roman
aragonien, qu’il s’agisse des romans du Monde réel ou des derniers romans, en ce qu’il est toujours
fondamentalement un roman de type « non narratif »1, dont La Semaine sainte est l’exemple le plus
flagrant – bien que du point de vue axiologique il appartienne au type 1… Nouveau roman donc, en
quelque sorte.
Une dernière conclusion me frappe au terme de ce parcours en partie génétique en partie
structural, c’est qu’Aragon chemine vers cette conception du roman dont il a déjà eu l’intuition très
tôt. Les dossiers génétiques des romans, comme toutes les opérations de réécriture avec les ORC,
ainsi que le semblant de théorisation, je dirais plutôt de mémorisation, contenu dans Les Incipit
nous confirment le mouvement perpétuel d’une écriture, indubitablement à processus. Peut-être
d’ailleurs est-ce déjà cela que voulait dire Aragon avec cette belle métaphore de la Préface de 1924
au Libertinage qui dit la conscience d’une écriture à processus : « Écrire rappelle les
détournements de mineurs : il n’y a pas une idée qui soit à maturité au moment qu’on la fixe. »
(p. 280).
Écriture à processus donc. Processus, mouvement perpétuel… Tous les romans d’Aragon sont
des romans inachevés… car comme le dit Aragon dans l’Introduction aux Littératures soviétiques,
« Un livre achevé par son auteur a encore à être réécrit par la Société et les lecteurs, je veux dire
qu’il ne prend qu’alors sa figure et souvent (voyez Stendhal) fort longtemps après ce fameux point
final… » (Gallimard, 1956, p. 30.)
Peut-être, enfin, cette idée de la lecture comme réécriture après le point final est-elle une
justification de l’approche génétique elle-même, conçue comme lecture ultime… Du moins m’y
serais-je ainsi essayée…
1. Sauf les quelques romans, finalement peu nombreux, du type 1 : Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, La
Semaine sainte et La Mise à mort.
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!"'
Tableau récapitulatif des incipit et des desinit de l’œuvre romanesque d’Aragon
Roman
Incipit
Anicet n’avait retenu de ses études secondaires
que la règle des trois unités, la relativité du
temps et de l’espace ; là se bornaient ses
connaissances de l’art et de la vie.
E/
D?
Anicet (1921)
Les
Aventures
Télémaque (1922)
Desinit
Je fais les présentations : Monsieur Tisaneau,
notre quatrième à la manille, Monsieur
Prudence, agent voyer — puis désignant le
vieillard — et Monsieur Isidore Ducasse,
ancien receveur de l’enregistrement, un bien
digne homme. FIN
E/D ?
de Calypso comme un coquillage au bord de la Cette question toutefois demanderait qu’on y
mer répétait inconsolablement le nom d’Ulysse réfléchît.
à l’écume qui emporte les navires.
E/
E/
D?
D?
Le Paysan de Paris Il semble que toute idée ait aujourd’hui Poussez à sa limite extrême l’idée de
(1926)
dépassé sa phase critique.
E
destruction des personnes, et dépassez-là. E
La Défense de l’infini Les gens des cuisines se sont regardés.
(1928, 1ère éd. 1986)
Alors commencèrent les fantasmagories.
E
E
Les Cloches de Bâle Cela ne fit rire personne quand Guy appela Et c’est elle que je chanterai.
(1934)
M. Romanet
Papa.
D
E
Les Beaux
(1936)
Quartiers Dans une petite ville française , une rivière se
meurt de chaud au-dessous d’un boulevard où,
vers le soir des hommes jouent aux boules, et
le cochonnet valse aux coups habiles d’un
conscrit portant à sa casquette le diplôme
illustré, plié en triangle que vendaient à la
porte de la mairie des forains bruns et
autoritaires.
D
Les
Voyageurs
l’impériale (1942)
Il jette violemment sa casquette sur la table et
il a les yeux brillants, sa voix est une vieille
porte rouillée :
« Camarades, dit-il, camarades… vous voyez
bien qu’il ne faut jamais désespérer ! »
[Terminé le 10 juin 1936 à bord du « Félix
Dzerjinski ».]
E
Pascal pendant quatre ans et trois mois a fait
de « Oh ! quelle horreur ! » s’écria Paulette. » pour cela son devoir. [Paris, 31 août 1939]
D
D
Aurélien (1944)
La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la La voix blanche de Gaston dit : « Maintenant
trouva franchement laide.
il faut la ramener à la maison… »
D
D
Les Communistes (1949- Depuis cinq jours, par les brèches du pays, le Les Allemands sont à Mantes. [1949-1966]
flot sombre des vaincus, un peuple portant
1951)
dans ses yeux la révolte de la défaite et
l’étonnement du destin, déferlait à travers les
Pyrénées-Orientales, mal endigué, brutalement
accueilli par les soldats et les gendarmes, où il
ne croyait rencontrer que le deuil, et la
générosité française.
D
La
Semaine
(1958)
D
La chambrée des sous-lieutenants n’était C’est drôle, la route n’est pas la même, avec le
sainte éclairée que par la bougie sur la table, et sur soleil.
le plafond et les murs se repliaient les
silhouettes des joueurs.
D
E
La Mise à mort (1965)
Il l’avait d’abord appelée Madame, et toi le Il vous a… oui c’est ce qui faut dire : il vous a
même soir, Aube au matin.
aimée, Madame, comprenez bien, il vous a
Maryse VASSEVIERE « Approche génétique de la théorie des incipit »!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!"(
aimée à la folie.
D
E
Blanche
(1967)
ou
l’Oubli Il ne suffit pas d’être belle pour qu’un homme Il s’agit maintenant de l’inventer. [TO THE
s’attache
à
vous. UNHAPPY CROWD]
D
D
Comme tout se perd en moi tout s’efface
Théâtre/Roman (1974)
Et si j’avais été je ne sais qu’importe mais pas Excepté le plaisir cruel encore après
ce que je suis.
Qu’il est parti
[ce Dimanche 8 avril 1973 ]
JE N’ATTENDS RIEN DE LA VIE
QU’UN BRUIT BRISÉ DE CHARRETTES
PAOL KEINEG
D
D
E = euphorique (+)
D = dysphorique (–)

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