Surréalisme et art - LYCÉE RAYMOND QUENEAU

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Surréalisme et art - LYCÉE RAYMOND QUENEAU
SURRÉALISME - Surréalisme et art
Article écrit par Gérard LEGRAND
Prise de vue
Si l'on s'efforce d'écarter d'abord l'influence que le surréalisme (au sens strict du terme) a exercée sur
l'art du XXe siècle « en général », son originalité dans le domaine artistique peut apparaître plus clairement.
Dès le premier Manifeste, Breton avertissait que le surréalisme n'était pas tellement intéressé par ce qui
pouvait se produire sous prétexte d'art, ou comme anti-art, à propos et à côté de lui. Néanmoins, les
« artistes » qui ont été amenés à se réclamer de ce mouvement de pensée, c'est-à-dire qui s'y sont
reconnus, aussi bien que ceux que le surréalisme a reconnus comme proches de lui ont développé des
particularités communes : la soumission délibérée des « valeurs plastiques » à une intention poétique
pourrait résumer ce qui les unit.
La notion d'une peinture qui « fasse partie » de la poésie n'est pas nouvelle : une bonne part des Salons
de Diderot (et de Baudelaire) est consacrée à la réclamer et à l'exalter. C'est l'affinement et
l'approfondissement de l'idée de poésie qui a placé les artistes devant le risque d'un malentendu : on les
accusait de confondre poésie et « littérature » dans le temps même où celle-là se dégageait de celle-ci,
cependant que la peinture revendiquait une autonomie croissante par rapport au « sujet » (de
l'impressionnisme à l'abstraction).
Ce n'est donc pas sans mérite qu'il y a eu, tout au long de la vie organisée du groupe surréaliste, des
artistes pour lui témoigner leur appartenance. Le développement qui suit n'entend pas d'ailleurs en dresser
le bilan anecdotique.
I-L'art surréaliste est-il possible ?
Le point de départ de l'activité artistique au sein du surréalisme est double. Il y eut d'une part le
contexte général de l'époque, d'autre part les préoccupations, voire les préférences personnelles, en général
avouées comme telles, de Breton. Le contexte de l'époque est dominé par trois phénomènes : la
« reconstitution » par le cubisme d'une vision du monde qui se croyait totalement libérée de la vision
traditionnelle (espace à trois dimensions, etc.) ; l'aboutissement dans le dadaïsme de la subjectivité
romantique (dans sa lecture extrémiste, tout ironique) ; enfin le phénomène passager, mais ressenti comme
tout à fait égarant aussi bien par Apollinaire que par Picasso, qui encouragea Chirico à ses débuts, de la
« peinture métaphysique ». Celle-ci ne cessera de jouer un rôle fécondateur et révélateur dans le
mouvement, rôle conforme à son ontologie, tout en trouvant chez les surréalistes les pionniers d'une
exégèse encore incomplète à ce jour.
Quant aux préférences personnelles de Breton, elles furent un facteur surdéterminant assez complexe.
Toujours dans le premier Manifeste, quand Breton énumère les « précurseurs » du surréalisme dans
l'« écriture » (« X est surréaliste dans, etc. »), il ajoute en note qu'il pourrait en dire autant de quelques
philosophes et de quelques peintres. Parmi ces derniers, il mentionne seulement Uccello, Seurat, Gustave
Moreau, Matisse (pour La Musique), Derain, Picasso (« de beaucoup le plus pur »), Braque, Duchamp, Picabia,
Chirico (déjà au passé) « si longtemps admirable », Klee, Man Ray. Cette liste révèle tout simplement les
goûts du jeune poète et théoricien : certains noms vont disparaître très vite (notamment Klee, dont
ultérieurement Breton ne cachait pas dans la conversation qu'il tenait son œuvre pour largement factice et
issue de « recettes »). D'autres se justifient marginalement (d'Uccello, Breton ne connaît sans doute, à cette
date, par une carte postale, que La Profanation de l'hostie, dont le titre joue pour beaucoup dans son
admiration). Quant à Gustave Moreau, le fondateur du surréalisme a raconté lui-même comment sa
conception de la femme avait été entièrement modelée, dans son adolescence, par les visites qu'il fit au
musée de la rue La Rochefoucauld, ouvert en 1904. C'est déjà signaler l'érotisme comme une composante,
ou plutôt une direction, essentielle, de l'art dans le surréalisme. Comme la plupart des artistes surréalistes
ont connu la psychanalyse aussi bien qu'il se pouvait, en France, entre 1920 et 1960, c'est assez pour dire
qu'on chercherait en aveugle un « défoulement » involontaire de leur sexualité individuelle dans leurs
œuvres.
Les derniers noms de la liste méritent de retenir davantage l'attention, en ce sens qu'ils s'inscrivent dans
la phase encore « moderniste » de la naissance du surréalisme. Ce sont ceux des grands précurseurs du
début du XXe siècle, considérés par les cubistes eux-mêmes comme des destructeurs de l'art (par exemple
Picabia).
Quant à Marcel Duchamp, autant que ses « œuvres » (les ready-made d'avant 1914, la grande peinture
sur verre intitulée La Mariée mise à nu par ses célibataires même, quelques « aphorismes »...), c'est son
silence ultérieur, son négativisme qui fascinent et qui fascineront Breton. Par la suite, le surréalisme
retrouvera son bien le long de ce que Breton appellera la « voie royale », celle qu'illustrent certaines
gravures alchimiques, Bosch, Caron, Watteau, Friedrich, Goya, Füsli (entre autres). Indifférents en effet à la
notion de « genre », les surréalistes éprouvent quelque méfiance à l'égard du côté artificiel de beaucoup
d'œuvres fantastiques (ainsi celle de Redon). Plusieurs aspects de l'expressionnisme (essentiellement Edvard
Munch) les passionneront, tout comme Gauguin et même Kandinsky, dont Breton tiendra à faire l'invité
d'honneur des surréalistes exposant au Salon des surindépendants, lors de son installation définitive à Paris
(1933). En effet, Kandinsky se refuse à séparer ce qu'il nomme magnifiquement la « nécessité intérieure » de
la nécessité naturelle : précurseur de l'automatisme gestuel en 1914, il aime à référer plus tard son
répertoire de signes cristallins au lever des constellations ou au travail nidifiant des oiseaux. Mais il s'agit là
de phénomènes d'adaptations successives du surréalisme à son propre développement. Breton ne confondra
jamais non plus sa quête du « merveilleux » avec celle de la « surprise pour la surprise ». À cet égard, la
déception causée par le brusque reniement de Chirico, et la colère qu'elle provoqua, est à la mesure des
horizons qu'en quelques années la peinture dite métaphysique avait ouverts au surréalisme : ceux mêmes
de l'acte magique ou divinatoire retrouvé, sans mysticisme aucun.
Si grande était l'exigence intellectuelle et éthique des surréalistes que l'idée même de « peinture
surréaliste » fut contestée aux origines du groupe. Ce n'est pas par hasard que Breton intitulera Le
Surréalisme et la peinture sa réplique à la dénégation de Pierre Naville (La Révolution surréaliste, no 3) : « Il
n'y a pas de peinture surréaliste : ni les traits du crayon livré au hasard des gestes, ni l'image retraçant les
figures du rêve, ni les fantaisies imaginaires ne peuvent ainsi être qualifiés. » Breton, pour l'essentiel,
« reconnaît » chez certains peintres des éléments afférents au surréalisme, à la pensée surréaliste, mais se
garde d'épiloguer sur les « moyens » qu'ils mettent en œuvre. À peine, et sans établir entre eux de
hiérarchie, commente-t-il de plus près ceux des peintres qui appartiennent à cette époque au groupe. Encore
une émotion égale se manifeste-t-elle (« L'œil existe à l'état sauvage ») au souvenir des premiers grands
Picasso « analytiques » en camaïeu et à l'évocation des bois découpés d'Arp, si proche du surréalisme par sa
liberté et son sens poétique, mais qui ne fut jamais qu'un ami du mouvement. C'est pour des raisons
analogues qu'il saluera les « dames du temps présent » dont Man Ray passe la revue photographique, ou
plus tard (1945) les sculptures tropicales de Maria Martins. En novembre 1925 aura lieu, galerie Pierre, la
première exposition du groupe qui réunit Arp, Chirico, Ernst, Klee, Masson, Miró, Picasso, Man Ray, et un
homme qui n'a pas de contact en profondeur avec le mouvement, Pierre Roy. Autres références, placées très
haut et qui, elles, exerceront une influence considérable : Duchamp et Picabia, le premier au moins
participant, malgré son « adieu » à l'art, à toutes les expositions collectives qu'entreprendra le surréalisme.
II-Le développement de l'art surréaliste
Les deux impulsions fondamentales sont fournies au mouvement surréaliste par Masson et Ernst. Le
premier, qui débute presque dans la peinture (il n'a jamais participé au dadaïsme), croit pouvoir fournir
d'emblée un équivalent de l'enregistrement écrit de l'« automatisme psychique pur » par des dessins
automatiques et des « peintures au sable » exécutées rapidement. Malgré leur liberté expressionniste et leur
caractère onirique, ces expériences tournent court et ouvrent bientôt la porte à une mégalomanie tantôt
expressionniste, tantôt calligraphique. La réapparition de Masson dans le champ surréaliste vers 1936 sera le
fait de circonstances extérieures, notamment politiques.
Au contraire, Max Ernst comprend qu'il s'agit de fournir un équivalent par analogie, et non par copie, des
moyens d'investigation alors à l'honneur (écriture automatique, récits de rêve, etc.). Dès sa période dadaïste,
il avait demandé au collage la fabrication de personnages ou de situations dotés d'une grande charge
d'humour ou de provocation érotique. Adhérant au surréalisme, il transpose ce procédé dans l'ordre
métaphysique, puis tente de l'utiliser dans la peinture en poussant dans tous les cas le rapprochement
d'éléments d'origine disparate jusqu'à l'extrême de leurs possibilités hallucinatoires. Ses « romans-collages »
(La Femme 100 têtes, Une semaine de bonté, etc.) bouleversent la notion même de « livre illustré » et
demeurent des chefs-d'œuvre inégalés, malgré pillards et plagiaires.
À ce point de naissance de « l'art surréaliste », on ne saurait trop insister sur l'influence de Chirico (les
« natures mortes » introduites dans certaines de ses toiles jouant d'avance un rôle de véritables collages) et
sur le relais proprement poétique qu'en prennent les recherches de Max Ernst. Quand ce dernier justifie
lui-même son invention du collage (les cubistes, rappelons-le, n'avaient pratiqué que le papier collé, à des
fins de pur renouvellement esthétique) en citant la fameuse comparaison de Lautréamont : « beau comme la
rencontre fortuite, sur une table de dissection, d'une machine à coudre et d'un parapluie », il entend bien
rendre hommage à une puissance émotionnelle qui, par-delà son « analyse » freudienne, demeure intacte
aux yeux des poètes. Toujours à la recherche d'autres moyens pour « forcer l'inspiration », Ernst imaginera
ensuite le « frottage » et ne dissimulera pas ce que celui-ci doit à certaines prémonitions de Piero di Cosimo
et de Vinci.
Le cas exemplaire de Miró
Le bilan de ces origines de la peinture surréaliste se termine naturellement par l'apparition de Joan Miró.
Le surréalisme trouve chez lui un point de départ étymologique. Peintre naïf, il a commencé par interpréter le
décor natif de sa campagne catalane, simplement en accentuant l'aspect féerique ou inattendu de chaque
détail... Mais, une fois lancé dans cette voie, il ne lui a fallu que quelques années pour « décoller » de la
transcription du réel, même interprété, et se fabriquer à partir d'elle un répertoire inépuisable de signes, qu'il
multiplie à certaines périodes ou qu'au contraire il laisse errer sur des surfaces vides à d'autres. Dans cette
œuvre, close sur elle-même comme le monde de l'enfance, peu d'interventions extérieures : l'idée des
« tableaux-poèmes » à inscriptions, celle des objets, qui conduiront plus tard Miró à la céramique et à la
sculpture proprement dite et, pendant quelques années (1935-1939), une tentation de retour au réalisme à
laquelle l'actualité (la guerre d'Espagne) prête une résonance tragique.
Une seconde génération : de la peinture au cinéma et à
l'« objet »
Avec les noms que nous venons de citer, tout est en place pour le développement de l'art d'origine et
d'appartenance surréaliste. C'est la vision d'un tableau de Chirico (Le Cerveau de l'enfant) qui déterminera
(indépendamment l'une de l'autre, bien entendu) la véritable vocation de Magritte et celle de Tanguy,
inventeur de décors désertiques où se mirent des ciels marins. C'est en référence aux œuvres de Max Ernst
que Salvador Dalí fait son apparition fracassante. En même temps, le caractère international pris rapidement
par le surréalisme provoque des échos dans la peinture d'autres pays. On peut situer en 1931 le moment où,
le surréalisme en tant que mouvement organisé ayant conquis une autonomie périlleuse par le refus des
compromissions littéraires ou antilittéraires et par la défiance (elle-même appelée à se transformer en refus)
à l'égard du mouvement révolutionnaire en tant qu'institution, il se trouve à la fois extrêmement menacé
dans son expression et enrichi d'apports nouveaux dans cette même expression. C'est l'époque où il est
rallié par Dalí, par le groupe surréaliste belge formé de manière autonome et dont Magritte est le principal
représentant et, enfin, par Buñuel. Celui-ci (en collaboration avec Dalí et d'autres membres du groupe)
réalise deux films. Le caractère ultra-provocant (à l'époque) de L'Âge d'or déclenche un prodigieux scandale,
avec sabotage de l'écran, destruction de tableaux, appel à la police ! Les écrivains et artistes surréalistes
affirment leur entière solidarité avec Buñuel, ce qui achève de signaler à distance L'Âge d'or comme
intervention collective dans un domaine peu familier à l'ensemble des membres du groupe.
Au cours de cette même période, le domaine de « l'objet » s'ouvre de manière étonnamment
prémonitoire, aussi bien à l'activité individuelle qu'à l'activité collective des surréalistes. Dans un numéro
spécial des Cahiers d'art (1936), Breton pourra faire état, aux côtés des objets surréalistes, de toute une
série d'objets dont l'élection tend non seulement à « modifier la sensibilité » (ce dont on s'accorde à créditer
aujourd'hui le surréalisme) mais à changer les conditions de l'environnement humain : objets trouvés, objets
« interprétés », etc. Il n'est pas jusqu'aux objets mathématiques (modèles développant dans l'espace des
groupes ou familles d'êtres algébriques) qui ne soient revendiqués en raison de leur étrange pouvoir
suggestif aux yeux du non-mathématicien. Cette préoccupation, qui dérive tout naturellement du désir
rimbaldien de « changer la vie », répercute aussi l'influence exercée sur le surréalisme par certains types
d'architecture « aberrants » (le facteur Cheval, Gaudí). C'est un sculpteur, Giacometti, qui réalise les
premiers objets « à fonctionnement symbolique » (entendez « érotique-voilé », comme Breton avait défini la
beauté « surréaliste »). Mais la promotion de l'objet, plus encore que celle de la peinture, permet l'abolition
des frontières entre les divers modes d'expression. Quelques-uns des plus beaux parmi les objets
surréalistes seront l'œuvre de poètes : Breton lui-même imaginera le « poème-objet », qui inverse en
quelque sorte la proposition du tableau « à inscriptions ». Notons que les objets participent souvent du
collage : tasse en fourrure (Méret Oppenheim) ; loup-table (Brauner). Réciproquement, c'est l'époque où
Picasso s'adonne à l'écriture automatique dans des poèmes torrentiels. C'est aussi l'époque où trois artistes
renouvellent la peinture surréaliste : Paalen, Magritte et Brauner.
Le tournant de la guerre
René Magritte, bien qu'éloigné du groupe parisien, développe une application exemplaire de procédés
figuratifs à une méditation (non dénuée d'humour mais faisant également sa part au mystère) sur la réalité
de nos représentations et la validité de la pensée. De son œuvre (autant que de celle de Max Ernst pour qui
l'on a inventé cette formule), on peut dire que c'est celle d'un philosophe qui a renoncé à écrire des livres de
philosophie pour en présenter seulement l'illustration. Par ces artistes, le surréalisme trouve en acte
l'équivalent de la réflexion hégélienne, qui demeurera pour lui une « clé » majeure de lecture du monde.
Toute différente est la démarche de Wolfgang Paalen, qui renouvelle l'automatisme et y ajoute le procédé
nouveau du fumage, cependant que d'autres surréalistes imaginent la « décalcomanie sans objet »
(Dominguez) ou encore le « décollage » de lambeaux d'affiches lacérées, toutes trouvailles abandonnées en
général très vite, mais dont on redécouvrira les vertus vingt ou vingt-cinq ans plus tard. Quant à Brauner, il
arrive à Paris porteur d'un monde personnel de chimères et de crépuscules, que leur caractère d'introversion
n'empêche pas de « coïncider » avec « l'air du temps », celui-ci fût-il tout chargé d'électricité. Ainsi, une
célèbre étude de Pierre Mabille dans la revue Minotaure montrera comment l'énucléation accidentelle du
peintre (en 1937) avait fait de sa part l'objet d'allusions prémonitoires dans nombre de tableaux et de
dessins. Après la dispersion provoquée par la guerre et surtout par l'exode, un certain nombre de surréalistes
se retrouvent en zone dite libre à Marseille, fin 1940. Ils y inventent ce qui (après les « cadavres exquis »
dessinés, parfois peints, de 1928 et la « carte postale garantie » de 1935) sera l'une des dernières
expériences collectives plastiques du groupe : un jeu de cartes, où la structure traditionnelle est conservée,
mais les figures remplacées et redessinées. L'exil d'un certain nombre d'artistes aux États-Unis joue un rôle
plus important pour l'histoire de la peinture extra-surréaliste que pour celle du surréalisme lui-même. Pour le
public d'outre-Atlantique, en effet, il n'y a pas de différence intrinsèque entre les scandales artificiels que
fabrique pour sa seule publicité personnelle un Dalí et les manifestations beaucoup plus occultées
qu'organisent Duchamp, Breton, Ernst et quelques autres, au premier rang desquels il faut désormais citer
Roberto Matta.
En fait, c'est l'époque où, comme il le déclarera à son retour, Breton peut légitimement craindre de voir
se constituer, surtout dans le domaine pictural, un conformisme surréaliste qui viendrait s'ajouter aux
différents conformismes contre lesquels le surréalisme s'est instauré.
L'Exposition de Paris en 1947 marque à cet égard le sommet d'un malentendu entre le public et le
mouvement, malentendu dont témoignent également les échecs retentissants de la grande rétrospective de
Picabia (Cinquante Ans de plaisir) et de l'exposition générale de Max Ernst à la galerie Drouin en 1949. Ce
malentendu n'est pas seulement dû à la « coupure » de près de dix ans qui sépare cette exposition de la
précédente, ni surtout à un véritable changement en profondeur de la sensibilité de l'époque. Mais, au lieu
de se plier à la mode qui règne dans l'immédiat après-guerre (le misérabilisme passant alors pour une bonne
traduction picturale de l'existentialisme), le surréalisme rassemble ses énergies anciennes et nouvelles
autour de thèmes délibérément choisis pour dérouter le profane (parcours initiatique, etc.). La phase
d'intériorisation qui s'ensuivra se manifestera, avec des accents variés, jusqu'à la contradiction apparente,
en fonction des individualités artistiques.
Diffusions et concentrations
C'est ainsi que Victor Brauner, dans sa rénovation de techniques oubliées (peinture à la cire), montre le
désir de trouver un « merveilleux » matérialiste par-delà l'appareil de symboles et d'emblèmes dont il
s'entoure. De même, pendant sa brève période surréaliste, Jacques Hérold tentera-t-il de relier toutes les
représentations plastiques au monde du cristal. Le regroupement qui s'opère après la guerre est marqué en
effet par le passage plus ou moins météorique de personnalités qui y jouent un rôle « agitateur » ; ainsi en
va-t-il de Simon Hantaï vers 1953. D'autres œuvres sont au contraire marquées du signe de la fidélité, à
commencer par celle de Toyen qui, après avoir appartenu au groupe surréaliste constitué à Prague vers
1935, s'installe à Paris en 1947. Œuvre exemplaire qui ne doit rien qu'à la sensibilité profonde, son élégance
précise étant celle de certaines images du rêve ou de la rêverie. En marge de l'activité collective, Wifredo
Lam est un autre méconnu, dont les tableaux, dès avant 1940, « jettent un pont » entre la fable
« primitive », nuit peuplée de lucioles et d'idoles, et l'extrême pointe culturelle de l'Europe, qu'incarne
Picasso (ce dernier n'a pas été sans subir l'influence surréaliste vers 1930-1935, tant dans ses Baigneuses
que dans ses objets et sculptures). La peinture surréaliste, au sens vrai du terme, se trouve désormais
confrontée avec l'exploitation frénétique que font de certaines de ses découvertes des artistes qui
n'entretiennent aucun rapport avec le mouvement, et en même temps avec la parenté spirituelle assez
lointaine de quelques peintres dont le souci d'authenticité recoupe les préoccupations du surréalisme. C'est
le cas des « abstraits-lyriques » qui vers 1953 refusent à la fois le retour à la figuration prônée par divers
critiques et l'abstraction géométrique qu'ils tiennent pour stérilisante. Malgré bien des malentendus, une
convergence s'opère entre eux et le surréalisme pour quelque temps : elle se renouvellera vers 1956 avec
les artistes du groupe « Phases ». Cette dernière rencontre représente le seul cas où le surréalisme se soit
largement reconnu dans une activité plastique organisée qui lui soit contemporaine.
Quant aux expressions artistiques « spontanées » ou « sauvages » auxquelles les surréalistes n'ont cessé
de porter la plus grande attention (celle des « primitifs », des aliénés, voire des enfants) elles ont été
interrogées par eux sur le mode de la complicité proprement poétique (donc dépassant tous les critères
traditionnels d'appréciation plastique) et par désir de connaître l'homme en profondeur.
III-Une conclusion nécessairement ambiguë
Les rapports entre l'« art surréaliste » et le surréalisme en tant qu'il se pense, aussi bien qu'entre cet art
et le « monde extérieur » pris dans son évolution historique, devaient nécessairement être ambigus. Mais qui
dit ambiguïté ne dit pas forcément ambivalence ou alternance. Dans la mesure où cet art participe
authentiquement de la poésie (au sens que certains crurent exclusivement « moderne », et qu'en tout cas la
modernité a développé suffisamment pour qu'on s'y réfère), il ne pouvait se vouloir que comme
connaissance et comme aventure, spécialement loin de « toute captivité, fût-ce aux ordres de l'utilité
universelle, fût-ce dans les jardins de pierres précieuses de Montezuma » (Breton). Ainsi s'explique le rejet
qu'il a opposé, par exemple, à l'activité d'un Dalí, transformant sa méthode « paranoïa-critique »,
d'inspiration réellement surréaliste, en un simple véhicule de son propre retour à la peinture la plus
académique, via Meissonier. Ainsi s'explique aussi bien la condamnation sans appel de toute peinture qui se
soumettrait à des impératifs limités de propagande politique, en l'occurrence prétendument « réalistes » et
« socialistes ». Position dont le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, rédigé en 1938 par Breton
et Trotski, représente moins l'accomplissement ou le programme intangible qu'une référence dont la valeur
n'a pas décru en changeant, très largement, de contexte (on sait d'ailleurs que Breton ayant écrit : « Toute
licence en art, sauf contre la révolution prolétarienne », Trotski lui-même biffa le dernier membre de phrase,
comme pouvant prêter à de nouvelles équivoques).
Les phénomènes de « consécration » qui ont atteint tel ou tel des artistes afférents au surréalisme n'ont
concerné ce dernier que d'une manière accidentelle. Réciproquement, le fait d'avoir placé sous le signe
d'Erôs une exposition en plein « ordre moral » (1959), ou d'avoir repris et dépassé, en 1965, sur le thème
fouriériste de L'Écart absolu, bon nombre des attaques qui s'élevaient dès lors contre la prétendue « société
de consommation », s'il témoigne de la capacité d'insertion du mouvement dans « l'air du temps » (et parfois
avec quelque avance...), n'implique rien de définitif quant à son essence, en tant même qu'elle se manifeste
sur le plan artistique.
En 1952, Breton pouvait répondre à une interview que « les artistes non plus que les poètes modernes
ne recherchent pas forcément la beauté » et que « ce qu'en particulier ont voulu les surréalistes c'est bien
moins créer la beauté que s'exprimer librement ». Dans le même texte, il est frappant que Breton récuse les
vues simplistes selon lesquelles le « progrès scientifique » aurait automatiquement une influence sur la
vision « artistique » du monde. Il prend même un malin plaisir à souligner que parmi ses amis passés ou
présents (Matta et Paalen exceptés) chacun peut paraître se référer à une science déterminée, mais que
cette science appartient toujours au registre de celles qui sont tenues pour « maudites » ou pour mortes.
Pour le reste, il ne renvoie l'artiste qu'au contact avec la nature, contact suivi « d'un repli, aussi prolongé
qu'on voudra, sur lui-même ».
Vers 1960, l'activité artistique du surréalisme, dont l'humour et davantage encore peut-être l'érotisme
faisaient les principaux frais, connaissait à la fois un regain d'intérêt de la part du public et un
renouvellement dans ses moyens. Il faut citer à cet égard l'invention de costumes cérémoniels par Jean
Benoît, puis l'activité de jeunes peintres (Hervé Télémaque, Jean-Claude Silbermann, Konrad Klapheck) qui,
en face du déferlement du « nouveau réalisme » et/ou du « pop art », se refusent à abandonner le lyrisme,
n'épousant le cas échéant l'apparence de l'objectivité froide que pour la dynamiter de l'intérieur.
Ainsi s'avèrent illimitées les positions, pourrait-on dire initiales, prises par Duchamp comme par Chirico,
par Ernst comme par Magritte, par Miró comme par Tanguy.
Il est loisible à la critique, avec de bonnes ou de mauvaises raisons, d'« annexer » au surréalisme pictural
tel ou tel peintre. Plus sérieusement, quelques artistes comme Irena Dedicovà, Anne Etherin, Ludwig Zeller
font intégralement partie du « paysage dangereux » légué par les alchimistes au surréalisme de toujours.
Cependant, la terminaison historique du mouvement (1969) aura rendu périlleuse toute approximation
globale quant à la trajectoire ultérieure de la peinture d'inspiration surréaliste, plus encore qu'en ce qui
concerne la poésie.
En effet, l'intervention plastique trouve à la fois son ouverture et son danger de mort dans ce qu'on
pourrait nommer la peinture « en général », avec son contexte mercantile et son snobisme, tandis que la
poésie écrite se dilue de manière infiniment moins spectaculaire, et garde donc au départ des chances de
résistance supérieures. À rebours, l'exploration sans préjugés des activités plastiques du surréalisme n'a
commencé que dans les années 1970, masquée qu'elle fut et qu'elle demeure par une exploitation souvent
dédaigneuse. Il y a donc à parier qu'elle dérangera aussi la place que les « historiens de l'art » consentent,
dès à présent, à accorder au surréalisme.
Gérard LEGRAND
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