Fiche RACINE 2 Fatalité des passions
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Fiche RACINE 2 Fatalité des passions
RACINE, Andromaque - FATALITÉ DES PASSIONS ? Les questions que l’on peut se poser est : Les hommes sont-ils responsables de leurs passions ou de leurs crimes passionnels ? Que nous dit Racine sur leur rôle face à leur passion ? Sont-ils, dans leur passion, actifs ou passifs ? ● Fatalité ou fatalisme ? Remarquons en préambule que le mot fatalité n’apparaît pas dans Andromaque (ni dans aucune autre tragédie racinienne). On trouve en revanche dix fois le mot destin, et une fois destinée. Mais, dans la majorité des occurrences, ces deux mots renvoient simplement au sort, au sort futur en particulier du personnage (ce qui va lui arriver). Fatal n’est employé que quatre fois et signifie dans trois des cas funeste et non l’intervention d’une puissance surnaturelle. □ Déchaînement des Dieux païens contre les personnages, contre leur hybris (Pyrrhus, Hermione) mais aussi contre les faibles comme Oreste. Hermione : « Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit. » (1556) Importance de l’Histoire comme mythe : fatalité irréversible. Plaintes contre les Dieux inflexibles : poncif de la littérature grecque (Homère, Eschyle). Cependant, Racine est plus proche d’Euripide chez qui on trouve plutôt l’homme responsable, par sa prétention excessive (hybris), de ses malheurs, que les dieux eux-mêmes. □ Interrogation de Jean Rohou au sujet d’Oreste. Oreste fait sans cesse rimer son nom avec funeste : v.5-6, 45-46, 481482, 537538, 1249-250, alors que cette combinaison ne se trouve que trois fois dans la bouche des autres personnages. Oreste développe, tout au long de la pièce, l’idée et même l’idéologie de la fatalité qui ne correspond pourtant pas à la pensée de l’époque, ni au mécanisme de la pièce. Mais, ce n’est pas dans la réalité que le Destin est à l’œuvre mais dans l’affectivité subjective. C’est pourquoi c’est d’abord dans le discours du seul personnage faible et masochiste de la tragédie, Oreste, que l’on trouve ces références au Destin, à la fatalité. Le tempérament mélancolique et la situation d’exclu préparent Oreste au fatalisme qui correspond à son rôle. 1 Oreste voit des signes du destin partout : la rencontre avec Pylade est pour lui un présage : « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle, / Ma fortune va prendre une face nouvelle » (1-2) ; une coïncidence (sa venue en Épire comme ambassadeur) est perçue comme une intervention du sort qui le poursuit : « Mais admire avec moi le sort dont la poursuite / Me fit courir alors au piège que j’évite » (65-66) ; il consulte Hermione comme un oracle : « Sur mon propre destin je viens vous consulter » (516). Il ne cesse d’évoquer son existence comme un destin tragique : « Hélas ! Qui peut savoir le destin qui m’amène ? » (25), « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne » (98), « …et le destin d’Oreste / Est de venir sans cesse adorer vos attraits » (482-483) Pour Rohou, Oreste justifie ainsi ses échecs et son abdication : il se donne la stature d’un martyr persécuté par les dieux. Ainsi la « haine » qu’il attribue au ciel fait de lui une créature d’exception, élu entre tous (V, 5) : « Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance ! Appliqué sans relâche au soin de me punir, Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir. Ta haine a pris plaisir à former ma misère ; J’étais né pour servir d’exemple à ta colère, Pour être du malheur un modèle accompli. Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli. » (1613-1620) Mais, pour Rohou, comme dans l’anthropologie de son temps, la tragédie racinienne montre que ce n’est pas le Destin qui fait le malheur des hommes mais ce sont ses passions. Elle suppose non pas la fatale détermination des hommes, mais leur liberté, aliénée par leur concupiscence. Comme l’a souligné R. Picard, Oreste, dès I, 1, renonce à sa liberté pour se soumettre à la passion. Il est « vidé de sa volonté », « jouet de toutes les impulsions extérieures, dont il fait une mythologie ». //Jacques Scherer considère que la passion chez Racine n’est pas irrésistible. Il parle du « tragique de l’aliénation » complété par « tragique de la fabulation parce que le personnage, incapable de contempler l’image de son esclavage volontaire, l’explique par des mythes qui en rejettent la responsabilité sur […] ce qu’on appelle commodément le destin ». 2 □ Faguet, déjà (1884), avait établi que Racine « a presque inventé une fatalité nouvelle, celle des passions violentes ». Pour Rohou, « le dramaturge s’autorise de la force des ruses du destin ; le poète exploite le prestige de la fatalité ; les personnages s’en servent comme alibi. Mais ne concluons pas de ces métaphores qu’il y aurait, à la base du tragique racinien, une philosophie de la fatalité ». La preuve serait le fait que la fatalité ne correspond plus à la mentalité de Racine et de ses contemporains rationnels et chrétiens. « Pour eux, les événements dépendent de notre liberté, de nos passions, de l’intervention d’un Dieu juste et bon. » Les hommes, face au déchaînement passionnel, se trouvent dans une terrible solitude. Racine n’a pas voulu restituer la religiosité antique mais s’en servir pour donner à la tragédie intérieure l’intensité du « sacré ». □ Autre argument avancé par Rohou : la progression tragique de la tragédie vers la catastrophe finale n’est pas le résultat du destin fatal mais répond aux exigences de la dramaturgie. Pour qu’il y ait tragédie, il faut que les personnages ait le choix entre des actions contraires. Si tout était arrêté par avance, à cause du destin, il n’y aurait pas de tragédie. En réalité, ce sont les passions qui sont funestes en ce sens qu’elles sont une force mauvaise qui conduit à la catastrophe. □ Starobinski : Racine « fait intervenir, au-dessus du débat tragique où sont engagés les personnages, un autre regard surplombant – une instance ultime – qui les atteint de plus haut ou de plus loin. Il suffit de quelques allusions espacées à l’intérieur du poème : la Grèce entière a les yeux tournés vers son ambassadeur Oreste et vers le roi Pyrrhus […]. » (87) « Tous les regards échangés par les héros humains sont épiés par un œil inexorable, qui réprouve ou condamne. » (87) « L’homme, lui, ne sort jamais de l’univers tragique, c’est-à-dire de la faiblesse et de la faute. Il ne reçoit aucun secours venu d’ailleurs. S’il sent tomber sur lui le regard surplombant du Juge, ce sera pour que s’accroisse le déchirement, et non pour qu’il guérisse. Il n’y a point de paix pour qui a les yeux ouverts, ni pour celui qui se sait vu. » (88) 3 Un autre regard en surplomb : celui des spectateurs. Pour eux, « la connaissance tragique est l’étrange plaisir de savoir que l’homme est faible et coupable ». (89) ● Influence de l’absolutisme et de l’augustinisme □ Cf. thèse de Bénichou (1948) Fin de l’héroïsme car l’aristocratie est désormais asservie au système centralisé de la monarchie absolue. Plus d’idéalisme donc. Remplacement de l’héroïsme par une vision tragique et des passions criminelles. Rohou : « …une condition historique symbolisée par le conflit entre la Cour et Port-Royal, qui étaient les pôles de sa vie, sinon de sa personnalité. » □ L’absolutisme : - La bonne mère, dans les tragédies de Racine, est celle qui transmet le pouvoir à son fils, comme Andromaque. La mauvaise est celle qui veut le pouvoir. Schéma de l’accès au pouvoir de Louis XIV : il devient roi à l’âge de 5 ans, à la mort de son père Louis XIII. C’est sa mère, Anne d’Autriche qui exerce la régence jusqu’à sa majorité (en s’appuyant sur le cardinal Mazarin). Mère et fils sont confrontés à une adversité terrible – la Fronde (1648-1653), révolte de la haute noblesse – qui, une fois surmontée (ils sont tous les deux traqués par les Frondeurs sur les routes de France), inspirera à Louis XIV le régime absolutiste : domestication de la noblesse à Versailles, rôle très réduit (presque inexistant) du Parlement, gouvernement autoritaire des affaires par le roi, etc. Sacré à Reims à l’âge de 16 ans. - Valorisation des formes d’assujettissement conformes à l’absolutisme : mariage, fidélité, maternité. A la fin de notre œuvre, Andromaque par son mariage suit une logique sacrificielle qui fonde la nation épirote. □ L’augustinisme : une anthropologie pessimiste et anti-humaniste Racine hanté par son angoisse d’être de néant et de culpabilité, par son éducation augustinienne : la condition de l’homme est d’éprouver sa déchéance coupable et impuissante. 4 L’homme, radicalement corrompu par le péché originel, est dominé par la concupiscence et les passions qui l’entraînent inévitablement au mal – sauf rare intervention de la grâce divine. C’est pourquoi il faut leur résister. Jansénisme : période pessimiste de la tradition chrétienne. Désir concupiscent du personnage pour un objet idéal, qui est sa raison d’être utopie mais qui lui est nécessairement inaccessible puisqu’antinomique. Cette utopie est destinée à exacerber la frustration du sujet et à être massacré par sa violente réaction : « Je vois dans cette structure actantielle l’expression de l’anthropologie augustinienne […] selon laquelle l’homme est animé par une concupiscence répréhensible qui cherche en vain le bonheur et conduit au malheur. » (Rohou) Pour Rohou, « cet antihumanisme est l’explication que sont allés chercher dans la tradition des hommes frustrés de motivation, de possibilités, d’espérance par l’assujettissement absolutiste, rationaliste et moraliste. » Mais attention, Racine n’est pas un philosophe. Ceux qui l’ont connu ont affirmé qu’il était rétif à la pensée abstraite. Donc, sa vision tragique de l’homme n’est pas celle d’un philosophe, encore moins d’un théologien, mais d’un chrétien marqué par son éducation augustinienne. Point de vue du chrétien et point de vue psychologique. Pour Rohou, la tragédie racinienne n’expose pas de doctrine, et surtout pas de doctrine janséniste. Mais il signale lui-même des vers qui expriment l’idée d’une hostilité divine ou d’une prédestination contraignante. Oreste à Pylade, III, 1 : « Mon innocence enfin commence à me peser. Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance Laisse le crime en paix, et poursuit l’innocence. De quelque part sur moi que je tourne les yeux, Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux. Méritons leur courroux, justifions leur haine, Et que le fruit du crime en précède la peine. » (772-778) Cependant, pour Ph. Sellier, le contexte dans lequel ces vers sont prononcés – ici, Oreste justifie ses projets d’enlèvement d’Hermione et renonce à ses obligations d’ambassadeur de la Grèce – est incompatible avec toute christianisation. 5 « Là où saint Augustin voyait la corruption universelle, hormis quelques élus, les tragédies affirment l’innocence universelle, hormis quelques monstres », ou « figures hors du commun » auquel il n’est pas possible de réduire la nature humaine. (Sellier) □ Un Dieu caché ? G. Poulet (1950) : l’existence des personnages raciniens « se confine à l’instant », toujours précaire et corrompu par « l’intrusion d’un passé fatal », qui est celui de « la faute », de « la chute ». L. Goldmann : Dieu obsède la conscience mais il est « toujours absent », muet ; il n’intervient pas pour aider ou secourir les hommes. Il impose pourtant « une exigence absolue et exclusive de réalisation de valeurs irréalisables », d’autant plus qu’elles sont « contradictoires ». ↓Andromaque déchirée entre la nécessité de sauver la vie de son fils et la fidélité à Hector. Goldmann parle de la conscience tragique torturée d’Andromaque, du Dieu muet face au destin d’Hector. //R. Barthes : le héros est déchiré par un conflit entre la fidélité à soi-même et la fidélité au « Père », c’est-à-dire au passé qui le conditionne, au sang, à Dieu. » Seule manière de s’émanciper du Père, de Dieu : l’infidélité (Pyrrhus) ou une fidélité vécue comme un ordre funèbre (Oreste, Andromaque). Mais, dans les deux cas, l’homme est voué à l’échec. Ici, impression que Dieu s’acharne sur les personnages comme s’il avait un interdit sur l’amour. □ Pas de leçon de sagesse néanmoins. Rohou a montré que Racine ne procède pas par raisonnements mais par images et qu’il cherche à plaire à son public et non à convaincre. S’il donne à voir à l’élite sociale de son temps les désordres passionnels de ses personnages, il ne propose pas pour autant de leçon de morale. Conclusion de Jean Rohou : La question du sens et de l’origine de cette vision tragique […] est difficile et controversée. Racine montre-t-il, comme dans la tragédie grecque, l’homme soumis à la Fatalité ? Exprime-t-il une vision janséniste de la condition humaine ? Dans quelle mesure est-ce nous qui projetons sur son texte, à partir de philosophies du XXe siècle, une vision tragique qui est loin d’être aussi nette ? 6 7