Finance : les Etats

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Finance : les Etats
Finance : les Etats-Unis ne sont pas proches de la faillite
par Anton Brender, Florence Pisani.
Malgré un endettement colossal, le financement extérieur de l'économie améri caine est moins fragile
qu'on ne le croit. Mais la baisse du dollar est là pour durer.
Annoncée depuis plusieurs années, la banqueroute de l'économie américaine inquiète plus que jamais. Quoi
d'étonnant d'ailleurs : avec près de 3 000 milliards de dollars, l'endettement net américain vient de dépasser le
quart du produit intérieur brut (PIB) du pays, battant ainsi un record vieux de cent dix ans. D'où l'angoisse des
opérateurs de marché, qui observent chaque mois les statistiques d'entrées de capitaux aux Etats-Unis - comme
naguère les augures scrutaient les viscères animales. Ils espérent y déceler assez tôt les premiers signes d'un
refus des investisseurs de financer plus avant l'endettement américain. Les Etats-Unis ne sont pourtant pas au
bord de la faillite.
Dette extérieure nette et passif des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde, en % du PIB
Structure du passif des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde, en %
Un point doit d'abord être rappelé : pour apprécier le risque de voir les Etats-Unis faire faillite, il faut se
préoccuper non de leur dette nette, mais de leur dette brute. L'endettement net est en effet une grandeur
abstraite qui n'est la dette de personne et que personne ne finance directement. Il résulte de la différence
entre deux masses, bien tangibles, elles : celle des dettes des Etats-Unis à l'égard du reste du monde (10 000
milliards de dollars environ) et celle des dettes du reste du monde à l'égard des Etats-Unis (soit environ 7 000
milliards de dollars). Le passif des Etats-Unis vis-à-vis de l'étranger est donc très supérieur aux 3 000 milliards
d'endettement net fréquemment évoqués : les 10 000 milliards de dollars d'avoirs américains détenus par le
reste du monde représentent pratiquement le PIB des Etats-Unis (voir graphique).
Les investissements directs en constituent un cinquième environ, les actions comme les obligations émises par
les sociétés américaines en représentent plus du tiers (1), soit six fois plus que la part des obligations du Trésor
aux mains d'agents privés du monde entier. Les dépôts étrangers auprès des banques américaines sont une
autre grande source de financement. Les réserves des banques centrales, enfin, représentent une part non
négligeable du total de la dette brute américaine. Toutefois, si leur montant a progressé de façon
spectaculaire, le passif des Etats-Unis a crû encore plus vite : la part des réserves des banques centrales dans
ce passif est très loin de ses plus hauts historiques (voir graphique) !
Des reins solides
En quoi tout ceci est-il rassurant ? Apprécier la soutenabilité de l'endettement extérieur des Etats-Unis, c'est
s'interroger sur la capacité de ceux qui ont emprunté les 10 000 milliards de dollars évoqués à faire face,
demain, à leurs engagements. Une faillite des Etats-Unis ne pourrait en effet être déclenchée que par un doute
sur la santé financière des résidents américains qui empruntent au reste du monde. Or, vues sous cet angle, les
choses sont moins noires : les canaux par lesquels l'argent du monde entier afflue vers les Etats-Unis sont
beaucoup plus solides qu'on ne le dit parfois. Les entreprises américaines, qui drainent, on l'a vu, une part
importante de ces capitaux, ont en quelques années rétabli leur santé financière : depuis 2000, elles ont
considérablement freiné la progression de leur endettement, et le rapport de leur charge d'intérêt à leur
résultat d'exploitation est revenu sur des niveaux historiquement bas. Personne ne doute aujourd'hui de leur
solvabilité et rien ne laisse penser qu'il doive demain en être autrement.
La situation des banques américaines est encore meilleure : leurs bilans sont bien plus solides qu'il y a une
douzaine d'années, bien plus solides aussi que ceux de la plupart de leurs consoeurs japonaises ou allemandes.
Pourquoi refuserait-on alors de continuer à déposer auprès d'elles (2) ? Reste, bien sûr, à s'interroger sur la
solvabilité du gouvernement américain. Sa dette est elle aussi largement détenue à l'extérieur. Certes, cet
endettement augmente rapidement, mais, rapporté au PIB, il reste plus bas que celui de nombreux Etats
européens et près de trois fois plus faible que celui de l'Etat japonais. Voilà qui devrait donner à réfléchir à
ceux qui pensent qu'on ne trouvera bientôt personne pour accepter de prêter au Trésor américain. Si tel devait
être le cas dans un avenir proche, il y a fort à parier que le gouvernement japonais aurait auparavant fermé
boutique.
Risque de change
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Non, bien sûr. Car si la tuyauterie qui amène aux
Etats-Unis des capitaux du monde entier est solide, ce sont essentiellement des dollars qui y circulent. En
empruntant dans leur monnaie, les agents américains laissent le reste du monde prendre un risque de change.
Plus le passif de l'économie américaine augmente et plus la masse de risque à prendre est importante. Et c'est
là que le bât peut blesser.
Le problème posé par l'endettement extérieur américain n'est pas un problème de financement. Le monde
regorge aujourd'hui d'épargne en quête de placements sûrs et, les débiteurs américains étant solides, on ne va
pas refuser, demain, de leur prêter. La question est de savoir à quel cours de change le reste du monde
acceptera, toutes choses égales par ailleurs, de détenir une masse croissante de dettes en dollars. Il ne faut
pas être grand clerc pour répondre : à un cours plus faible. Faire le bon diagnostic est essentiel : s'ils ne
trouvent pas l'épargne nécessaire au financement de leur croissance, les Etats-Unis ont un problème ; tandis
qu'un dollar en baisse est un problème pour le reste du monde !
C'est dans cette perspective qu'il faut replacer les interventions des banques centrales asiatiques. Elles ne sont
pas venues au secours des Etats-Unis pour leur éviter la faillite ; elles ont seulement tenté de protéger chacune
leur économie d'une appréciation intempestive de leur monnaie. Sans ces interventions, le financement de
l'économie américaine n'aurait pas été plus difficile..., mais le cours du dollar, face à ces monnaies, aurait été
nettement plus faible.
Que l'endettement débridé des Etats-Unis ne soit pas sanctionné peut agacer. Surtout si la conséquence de leur
débauche financière est une appréciation de l'euro et une dégradation de notre compétitivité. Voilà qui va
contre la morale des fables lues aux enfants ! Il n'empêche : il vaut mieux en avoir clairement conscience. Bien
sûr, la baisse du dollar peut être progressive. Un même déficit courant est aujourd'hui plus facile à financer
que par le passé, car la globalisation financière a considérablement accru la taille du bilan de l'économie
américaine : le surcroît de dettes en dollars à émettre pour financer un déficit courant de 5 points de PIB
représente une part du passif de cette économie trois fois plus faible qu'il y a vingt ans. Les pressions à la
hausse de l'euro sont néanmoins là pour durer. A l'Europe de décider comment y faire face.
(*) Auteurs de La nouvelle économie américaine, éd. Economica, 2004.
(1) Ces chiffres incluent les titres obligataires émis par les agences de titrisation (Fannie Mae, etc.), en contrepartie de créances
hypothécaires sur les ménages : les agents privés du reste du monde en détenaient quelque 500 milliards de dollars fin 2003.
(2) Certes, la solidité du système financier dépend aussi de la solvabilité des ménages américains. Malgré leur haut niveau
d'endettement, ceux-ci devraient cependant pouvoir continuer à faire face à leurs engagements financiers, à condition que l'économie
se maintienne près du plein-emploi et que leur endettement progresse désormais moins rapidement.
Alternatives économiques, n° 233 (02/2005)
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Auteurs : Anton Brender, Florence Pisani.