Lieux de mort, espaces de vie Aux yeux de

Transcription

Lieux de mort, espaces de vie Aux yeux de
Lieux de mort, espaces de vie
Aux yeux de nombreux gestionnaires d'espaces verts, les cimetières sont, par excellence, les lieux
où le renoncement aux pesticides est difficile, voire impossible. Le moindre brin d'herbe
indésirable est considéré comme une insulte à la propreté, jugée propice au recueillement et au
souvenir. A la faveur de l'objectif "Zéro phyto" en 2019, de plus en plus de communes ne
l'entendent plus de cette oreille. Elles font le pari qu'il est possible d'aménager des lieux de
sépulture à la fois respectueux des morts et des vivants - familles, proches… - mais aussi de la vie
sauvage. Une révolution des mentalités qui touche à l'intime.
Par Philippe Lamotte
Plus que quinze cents fois dormir environ et la Wallonie sera débarrassée de ses pesticides dans
les lieux publics. C'est, en tout cas, l'intention affichée par le Programme wallon de réduction des
pesticides (PWRP) qui impose aux gestionnaires d'espaces publics d'atteindre le "Zéro phyto" en
date du 31 mai 2019. Conséquence concrète : depuis le 1er juin dernier, les communes sont
tenues de s'engager dans un programme de réduction progressive les menant vers la date ultime.
Soit une de transition maximale de cinq ans. Une fois celle-ci clôturée, il n'y aura théoriquement
plus que trois familles de végétaux éliminables chimiquement par les pouvoirs publics : les
chardons, les rumex et les espèces déclarées "envahissantes" - relire l'article qui leur est consacré
dans Valériane n°105. Et encore, a précisé le législateur : elles ne pourront plus être détruites par
la chimie de synthèse qu'en ultime recours !
Des espaces, en général, gris et ternes
Une bonne nouvelle pour notre santé et notre environnement ? Assurément, pour autant que la
législation soit correctement appliquée (1). Certaines communes, en tout cas, n'ont pas attendu le
législateur wallon et son PWRP pour jouer dès à présent la carte du zéro pesticide. Eupen, par
exemple, n'utilise plus un seul produit phyto… depuis dix ans ! Nos interlocuteurs en
conviennent : de tous les types de terrains où il faudra faire respecter les nouvelles mesures, ce
sont les cimetières qui donneront le plus de fil à retordre aux gestionnaires. Pourquoi ? D'abord,
parce que la plupart de ces lieux sont très minéralisés, bien davantage en tout cas que les parcs et
les jardins. Nos lieux de sépultures sont, en effet, riches en pavés, graviers, pierres - tombales ou
non - et bétons divers. Toutes sortes de revêtements qui attirent facilement les plantes jugées
indésirables, dès lors qu'un interstice de "nature" se crée ici ou là (2).
Ensuite, parce que les lieux de sépulture revêtent une importante dimension culturelle et
psychologique. Même si certaines communes négligent notoirement l'entretien de leurs
cimetières, il faut reconnaître que la plupart se font un point d'honneur à - au moins - en éliminer
les "mauvaises" herbes, par crainte des réactions courroucées de leurs citoyens face à tout ce qui
pourrait paraître abandonné. Mais le résultat est là... "A l'inverse des cimetières américains ou
britanniques, émaillés de gazons et de parterres fleuris en toute période, nos cimetières sont en
général gris et ternes, regrette Frédéric Jomaux, expert au Pôle wallon de gestion différenciée une équipe qui conseille les responsables communaux en faveur d'une gestion des espaces verts
plus respectueuse de l'environnement. Dès qu'un îlot vert apparaît dans un lieu de sépultures, il
est jugé comme faisant 'tache' aux yeux de nombreuses personnes."
Supprimons les gravillons !
Une "tache" verte dans un océan minéral gris : le monde à l'envers ! Cette manière de voir la
verdure comme une intruse - mauvaise herbe = manque de respect des morts - s'enracine sans
doute profondément dans cette part de notre inconscient liée aux lieux de mort et de
recueillement. Bien qu'ils soient synonymes de vie, les pissenlits, orties et autres liserons présents
dans les cimetières seraient donc vécus par beaucoup comme le signe que les pouvoirs publics
négligent la fonction de deuil. Aux yeux d'un certain public, cette négligence confinerait à l'oubli
des disparus alors que la tombe et l'urne funéraire ont précisément pour fonction d'alimenter les
souvenirs, si possible heureux…
Trêves de supputations ! Plan wallon ou pas, diverses communes ont donc choisi d'avancer dès à
présent vers l'objectif "Zéro phyto". Avec pas mal d'enthousiasme et, semble-t-il, de succès. A
Uccle, par exemple, le cimetière de Verrewinkel - treize hectares ! - est sans pesticide depuis
2009. "Autrefois aménagés en gravier et en dolomie, tous les accès aux tombes ont été
réengazonnés, précise Marie Vigoni, biologiste au Service environnement de la commune
bruxelloise. Nous avons choisi un gazon à pousse lente et à racine profonde, capable de supporter
le piétinement répété lors des enterrements. Le gazon est évidemment bien plus hermétique aux
adventices que les surfaces minérales". L'été dernier, Uccle a fait un pas supplémentaire vers
l'aménagement écologique : profitant d'une phase de régénération des concessions du cimetière,
la commune bruxelloise a installé quatre prairies fleuries. Outre l'esthétique ainsi créée et le lieu
d'accueil ainsi installé pour les insectes pollinisateurs, une telle mutation devrait diminuer chaque
année la pénibilité du travail des ouvriers communaux : un seul fauchage annuel au lieu de
plusieurs tontes de printemps et d'été.
A l'instar d'autres communes wallonnes, Lasne, en Brabant wallon, a procédé, dans ses sept
cimetières, au remplacement du gravier entre les tombes par des végétaux à haute capacité
couvrante : sédum, géranium, lierre, etc. Avantage : un tapis végétal est ainsi créé là où seuls les
pulvérisateurs ou les débroussailleuses, autrefois, parvenaient à se glisser. Vieille recette bio que
celle-là : occuper l'espace fragile, couvrir le sol et décourager ainsi l'arrivée des plantes
adventices. Dans l'un des cimetières concernés, à Ohain, cet aménagement est allé de pair avec
l'installation d'un rucher et d'un hôtel à insectes. Excusez du peu.
Des papillons sur les tombes !
Uccle et Lasnes ne sont pas les seules à prendre le taureau par les cornes. Depuis le 1er juin
dernier, Couvin et Raeren, par exemple, ont renoncé totalement aux pesticides. Elles évitent ainsi
toutes les contraintes imposées aux communes par le PWRP : rédaction d'un plan de réduction
des pesticides, "phytolicences" à obtenir pour leur personnel, balisage systématiques des zones
pulvérisées - pour avertir le public -, surveillance du respect de cette interdiction, etc. Depuis l'été
dernier, en collaboration avec l'asbl ECOWAL, la ville de Namur teste, dans les allées de ses
cimetières de Marche-les-dames et Gelbressée, l'installation de plantes expressément destinées à
être butinées par les insectes : lotier, thym, trèfle, brunelle, piloselle, origan, etc. Entre les tombes
sont installées, là aussi, des espèces destinées à former des tapis végétaux bien couvrants :
heuchères, fougères et autres pervenches.
A Nivelles, Froidchappelle et Neufchâteau, les gestionnaires envisagent de créer des prairies
fleuries du type de celles qui, l'été dernier, ont éclaté de beauté pour la première fois dans le
cimetière de Beauvechain. "L'été 2015 sera assurément marqué par de nombreuses réalisations
nouvelles en Wallonie, s'enthousiasme Frédéric Jomaux. Remettre un peu de couleurs dans les
cimetières, n'est-ce pas aider les gens à se remémorer - aussi - de beaux épisodes de leur vie ?"
Autre exemple : depuis quatre ans, la commune de Léglise, en Ardenne, n'utilise plus qu'un seul
produit, estampillé bio, pour détruire les adventices, en complément au désherbage thermique.
Enfin, dans bien d'autres cimetières, on racle le gravier sur une profondeur de dix ou vingt
centimètres et l'on sème ensuite, sur ce support bien stable, un gazon capable de supporter le
passage répété des corbillards.
Le respect des morts… et des vivants
Tout va bien dans le meilleur des mondes ? Non. Ce genre d'aménagements n'est pas toujours
facilement accepté par les personnes qui fréquentent les cimetières. Dans ces lieux de mémoire,
la couleur et la vie peuvent choquer. Tous nos interlocuteurs en conviennent : il faut expliquer
sans relâche, et de préférence à chaque étape de leur réalisation, le sens ultime des changements
voulus, c'est-à-dire profiter de ces espaces – potentiellement - verts pour enrichir le maillage
écologique et, à travers lui, la biodiversité de nos villes et campagnes. Pour sensibiliser ce public
peu ou prou réfractaire, les moyens ne manquent pas : panneaux explicatifs in situ, articles dans
la presse locale, réunions de citoyens, etc. Nos interlocuteurs en conviennent : si ces efforts sont
fournis, les réticences tombent assez rapidement. "Souvent, dès que les gens découvrent des
mauvaises herbes près de la tombe familiale, ils se plaignent auprès de l'échevin concerné ou des
services d'entretien, déplore une éco-conseillère du Brabant wallon. En revanche, si nous prenons
le temps de leur expliquer nos efforts pour protéger les abeilles et les hirondelles, mais aussi la
santé de leurs enfants et petits-enfants, alors l'affaire est vite réglée : ils comprennent ! ».
A Tournai, une ville qui est également plongée dans la "gestion différenciée" des espaces verts,
on trouve les bons mots pour rappeler le véritable enjeu : "Peut-être faudrait-il repenser les
cimetières afin qu’ils soient autant respectueux des morts que des vivants", fait remarquer
Gauthier Fontaine, responsable des espaces verts de la cité.
Certes, la dynamique enclenchée, en Wallonie, par le "Plan Maya" - des subsides régionaux
alloués aux communes en faveur des insectes pollinisateurs - aide beaucoup à l'acceptation
progressive du public. Beaucoup de gestionnaires admettent néanmoins qu'il faut parfois une
période de transition de quelques années avant d'atteindre d'une façon visible les résultats espérés.
"L'attitude des ouvriers communaux est souvent déterminante, constate Pascal Colomb,
administrateur d'Ecowal, une association qui, depuis quatre ans, conseille les gestionnaires
d'espaces verts et les particuliers pour l'aménagement des prairies fleuries ou le choix des
semences indigènes et qui dispense des formations aux agents communaux. Il suffit parfois d'un
ouvrier amateur d'oiseaux pour convaincre toute une équipe que, même si ses habitudes de travail
sont perturbées, elle peut gagner en qualité de vie et en sécurité". De plus, s'il est accompagné
dans ces mutations - formations, recyclages, etc. -, le personnel communal agit auprès des
visiteurs des cimetières comme l'inducteur de nouvelles habitudes à adopter dans les jardins
privés : un cercle vertueux déjà palpable, à Uccle notamment.
Des revenants bienvenus
Le coût et la réorganisation des services d'entretien forment une autre contrainte. "La gestion des
lieux funéraires exige un brin de jugeote, estime Xavier Deflorenne, coordinnateur de la Cellule
de gestion du patrimoine funéraire en Région wallonne. A cette condition, les communes peuvent
réaliser de substantielles économies". Exemples : certains collèges communaux ont procédé à des
achats groupés de désherbeurs thermiques. D'autres profitent de la contrainte "Zéro phyto" pour
acquérir des machines polyvalentes, capables à la fois d'ôter les moisissures qui couvrent les
stèles funéraires et de nettoyer les trottoirs. "On peut trouver des solutions techniques sans grande
difficulté : pour venir à bout des herbes malvenues, il n'y a pas que l'eau bouillante.... Mais, avant
toute élimination, il importe de réfléchir en termes de techniques préventives d'aménagement".
En général, les moyens humains nécessaires à ce type d'aménagements sont libérés par la
suppression d'autres tâches fastidieuses et/ou à risques, comme les tontes et les pulvérisations.
Plusieurs de nos interlocuteurs insistent : même si chaque cas exige une approche spécifique et
une certaine prudence, les communes ont tout intérêt à mettre en œuvre cette philosophie
d'aménagement différencié à l'échelle de l'entièreté de leur territoire, et pas seulement sur l'un ou
l'autre site limité.
Enfin, cerise sur le gâteau : il arrive que la gestion plus écologique d'un cimetière amène son lot
surprises. A Versailles, l'une des communes pionnières en France, il a suffi de cinq années pour
voir réapparaître spontanément deux espèces d'orchidées sauvages au bord des allées du
cimetière. Il est vrai que les tombes, là-bas, se situent à proximité d'une zone forestière
intéressante pour sa biodiversité. Plus près de chez nous, à Ohain, l'aménagement écologique du
cimetière a donné lieu, l'été dernier, à la découverte d'une espèce botanique rare : la Jasione des
montagnes, connue pour sa prédilection des terrains sablonneux. La preuve que les cimetières
peuvent contribuer, eux aussi, à la dissémination d'une biodiversité végétale et animale bien trop
malmenée ces dernières décennies.
La fin des pesticides chimiques : un combat vital pour Nature & Progrès
L'esthétique morbide des cimetières inclut les lourds vélums noirs et les parfums
d'embaumement. On trouva longtemps normal d'y ajouter des pesticides à forte dose, histoire,
semble-t-il, d'empêcher la mauvaise herbe sacrilège de troubler le repos des défunts. Mais les
cimetières ne sont-ils pas, avant tout, des jardins ? Des jardins de recueillement, certes, mais des
jardins quand même… Or les jardins, à plus forte raison s'ils sont d'agrément ou de méditation,
nous les voulons bio, c'est-à-dire respectueux de la nature et de ses lois. Nous ne voulons pas y
respirer de pesticides - même si nous y passons peu de temps - et nous voulons encore moins que
ces lieux publics vénérables servent plus longtemps de "cheval de Troie" à ceux qui font
commerce de ces poisons… Comme dans nos jardins, nous devons donc y poser la question de la
toxicité des pesticides pour les vivants et pour l'environnement. Or l'intérêt commun est
manifestement de faire le maximum pour limiter leur impact. De plus, l'utilisateur de pesticides
en étant toujours la première victime, les collectivités qui gèrent et entretiennent de tels lieux
doivent assumer la grave responsabilité de la santé du personnel qu'elles emploient…
Certes, dans sa longue lutte contre les pesticides chimiques, Nature & Progrès n'avait pas
imaginé qu'une pensée pieuse pour les cimetières s'imposerait un jour. Mais c'est aujourd'hui
chose faite et nous n'oublierons plus de revendiquer pour eux une place de choix dans le maillage
écologique…
Notes :
(1) Une source bien informée nous apprend que l'obligation communale de dresser le simple
inventaire des produits phytos, qui remonte à juin 2011, ne serait respectée à ce stade que par
10% des communes belges, l'obligation relevant du niveau fédéral. Piètre performance… On peut
également se demander quelle instance, de l'ex-Police de l'environnement - aujourd'hui rebaptisée
Département de la Police et des Contrôles, DPC - ou des zones interpolices, voudra bien se
charger du contrôle sur le terrain… Il n'est pas rare, en effet, que ces autorités "répressives" se
livrent à un fatiguant jeu de ping pong dans les dossiers environnementaux. Lorsqu'elles ne
baillent pas carrément devant ce genre de missions, considérées comme secondaires...
(2) Précision non négligeable à propos de ces revêtements minéraux, certains sont d'ores et déjà
censés ne plus jamais recevoir la moindre gouttelette chimique. Comprenez : sans attendre 2019 !
C'est le cas des allées de cimetières considérées comme imperméables ou peu perméables qui
sont reliées à un réseau de collecte des eaux de pluie. Les allées en gravier, elles, bénéficient de la
"tolérance" de cinq ans. Telles sont les subtilités du PWRP…
Les cimetières militaires
Curieusement, il n'est pas possible, en Wallonie, de connaître la superficie exacte occupée par les
cimetières. Ceux-ci sont, en effet, noyés dans les statistiques liées aux lieux à "usage
communautaire". Chaque commune possédant souvent plusieurs lieux d'ensevelissement - et
jusqu'à plusieurs dizaines par entité -, on imagine que l'économie en produits phytos, ces
prochaines années, pourrait être considérable si les communes s'acheminaient vers le "Zéro
phyto". A la condition, bien évidemment, que l'ensemble des entités locales jouent le jeu à fond.
On peut s'étonner, à cet égard, devant ces mandataires communaux qui s'impliquent dans les
dynamiques telles que le "Plan Maya" et autres "Biodibap" - des aides régionales visant à
développer la biodiversité sur ou aux abords des bâtiments publics - et qui font installer de jolies
vasques fleuries à l'entrée de leur territoire ou sur les bâtiments publics mais qui négligent
parallèlement d'autres tâches pourtant urgentes, comme la tenue d'un inventaire communal des
produits phytos. Ou qui n'envisagent qu'avec indolence - "on a le temps" - le respect du "Zéro
phyto" prévu pour 2019. Dans certaines communes, l'été 2014 a vu des quantités importantes de
pesticides continuer à être utilisées dans des espaces régulièrement fréquentés par le public.
Sachant qu'ils ne sont pas tout à fait droits dans leurs bottes, certains gestionnaires envoient les
ouvriers communaux pulvériser tôt le matin, à l'abri des regards…
Enfin, une autre zone d'ombre subsiste sur l'objectif "Zéro phyto" en 2019. A peu près une
centaine de lieux de sépultures - cimetières militaires en tête - sont gérés en Belgique par des
autorités étrangères. Ces gestionnaires sont très variés : il s'agit des ambassades française,
américaine, allemande et britannique, de même que diverses institutions du Commonwealth. Là
non plus, pas la moindre statistique disponible de superficie... Comment ces institutions, peu
ancrées dans le terroir local, s'acquitteront-elles de leurs obligations de suppression des
pesticides ? On peut raisonnablement s'attendre à ce que les cimetières de tradition anglo-saxonne
emboîtent assez facilement le pas des autorités wallonnes. C'est, en effet, en Grande-Bretagne
qu'on trouve les plus beaux cimetières fleuris, voire les lieux de sépultures garnis des plus belles
fleurs d'origine locale. Mais quid des autres ?

Documents pareils