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Chroniques bleues
Les Bleus c’est nous : le pari de la bienveillance
mercredi 26 octobre 2016, par Bruno Colombari
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Il y a bien des manières de raconter l’équipe de France. Thibaud Leplat le fait du point de vue de l’enfant et du
philosophe, convoque Henri Bergson, Gabriel Hanot, Marguerite Duras ou Nicolas de Staël et combat le ressentiment
avec pour seules armes la fidélité et la bienveillance.
C’est un gros livre. 24 centimètres de large, 32 de haut, 240 pages épaisses et une couverture rouge sur laquelle on reconnaît le
clapping des joueurs français au pied du virage nord du Vélodrome, un soir de gloire contre l’Allemagne. Mais de quoi parle
exactement Les Bleus c’est nous ? [1] Un peu de nous, beaucoup des Bleus.
Des génies, des maudits et un maillot-monde
Des Bleus triomphants de 1984 ou 1998, des Bleus au fond du trou dans les années 60, en 1993 ou en 2010, et des Bleus entre les
deux, c’est-à-dire beaux à voir jouer, comme en 1958, en 1982 ou en 1986, mais qui perdent à la fin, comme en 2006 ou en 2016.
Des génies du jeu (Ben Barek, Kopa, Platini, Zidane) des visionnaires (Gabriel Hanot, Albert Batteux, Michel Hidalgo), des maudits
(Chiesa, Cantona, Anelka...), des matches mythiques (RFA 1982, Portugal 1984, Brésil 1986 et 2006) et des maillots de toutes les
couleurs. Car, affirme Thibaud Leplat à propos de l’apport des joueurs d’origine étrangère : « notre maillot-monde contemple tous
les ciels bleus ».
Mais il n’y a pas que ça. Outre la très large place faite aux photos (les deux tiers des 240 pages) dont les meilleures sont les plus
anciennes, Les Bleus c’est nous laissent entendre la petite musique littéraire de Thibaud Leplat. On savait depuis son précédent livre
Football à la française [2] qu’il est un grand admirateur d’Albert Camus. Il cite aussi Gabriel Hanot, « premier journaliste à écrire sur
le football avec élégance et précision », deux qualités qui ne font certainement pas défaut à l’auteur. Et comment ne pas éprouver
tendresse et admiration pour un homme qui fit tant pour l’équipe de France, qui inventa la coupe d’Europe des clubs et le Ballon
d’Or et qui, un jour de juin 1949, prit la plume pour demander la démission du sélectionneur, c’est-à-dire lui-même ?
Bergson et les trajectoires courbes des coups francs platiniens
Thibaud Leplat ne se refuse rien et convoque dans son récit le peintre Nicolas de Staël, ébloui un soir de mars 1952 par le premier
match joué en nocturne par les Bleus (contre la Suède), qui marqua un tournant décisif dans son œuvre trois ans avant sa mort. Il
cite aussi l’émerveillement d’Henri de Montherlant, vingt-huit ans plus tôt, en découvrant l’équipe d’Uruguay lors des JO de Paris de
1924. Puis il laisse la parole à Charles de Gaulle, remettant la coupe de France à Rachid Mekhloufi [3]au printemps 1968 : « La
France, c’est vous. » Enfin, c’est Henri Bergson qui est appelé en renfort pour définir la trajectoire d’un coup franc de Platini : « Si la
grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c’est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque
direction nouvelle était indiquée dans celle qui la précédait. »
« Un jeu basé sur la précision, la finesse et l’intelligence »
Comment ne pas reconnaître le point de vue de l’auteur quand il cite Albert Batteux, l’entraîneur de l’équipe mythique de 1958 ? «
Vous connaissez mes conceptions personnelles sur le football. Elles correspondent sans doutes à mes goûts esthétiques, à un
certain romantisme. Je suis peut-être un homme d’un autre temps. En tout cas, j’aime, comme j’ai toujours aimé, une certaine forme
de jeu : basé sur un fond technique, sur une recherche constante dans la progression, sur la précision, la finesse et l’intelligence. »
Si vous en doutez, lisez donc l’interview que Thibaud Leplat nous a accordé il y a quelques jours, c’est exactement ça [4]
Il y a tout le long de ce livre comme un écho permanent à l’enfance, de l’émerveillement devant les bruits et les couleurs éclatantes
du stade à l’annonce d’une liste des vingt-trois racontée comme une rentrée des classes. « C’est aux enfants que l’on s’adresse. Aux
nôtres et à ceux qui vivent au fond de nous. » D’où le pari de la bienveillance contre « la décadence du ressentiment ». Séville
plutôt que Knysna.
Platini, Zidane : comme un instant d’éternité
S’il y avait enfin un passage à retenir en particulier dans Les Bleus c’est nous, c’est celui qui raconte dans un montage alterné les
courses jumelles de Platini et Zidane vers le banc de touche, bras levé en 1984 et en 2000, après le but victorieux que chacun
marqua au même moment (dernière minute de la prolongation) contre le même adversaire (le Portugal) au même niveau (demifinale) de la même compétition (Euro). C’est splendide, précis et émouvant, avec des phrases comme celle-ci : « Tout indiquait qu’ici
la terre allait s’ouvrir et que sous les pieds des hommes contemplant le cataclysme à venir, une éternité nouvelle était sur le point
de surgir » (à propos de l’égalisation de Jean-François Domergue qui précédait de cinq minutes le but victorieux de Platini en 1984).
C’était un match inoubliable, de ceux que Thibaud Leplat définit comme ceci : « Le match inoubliable ne surgira pas de l’océan. Le
match inoubliable, c’est l’océan lui-même. Le match le plus inoubliable, c’est le match de notre vie. » C’est dans l’attente de ces
moments-là que nous vivons à chaque fois que, la Marseillaise à peine terminée, commence une nouvelle aventure. Les Bleus, c’est
nous.
Notes
[1] Editions Solar, 240 pages, 35 euros.
[2] dont nous avons déjà parlé, lire Football à la française, l’élégance du style.
[3] international français d’origine algérienne, il rejoignit l’’équipe du FLN en avril 1958 et manqua la coupe du monde en Suède. Lire Larbi,
Rachid, Omar et les autres
[4] Lire Thibaud Leplat : « Et si on étudiait dès maintenant les candidatures ? ».