Les ouvriers et la politique

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Les ouvriers et la politique
Baptiste Giraud
Présentation au séminaire du GRIP du 4 décembre 2004
Les ouvriers et la politique
Guy Michelat, Michel Simon
Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 2004
Eléments biographiques sur les auteurs:
Guy Michelat : directeur de recherche émérite au CNRS, membre fondateur de l’Association
Française de Sociologie ; membre du CEVIPOF, dans lequel il travaille sur les attitudes et
comportements politiques ainsi que sur les systèmes de croyance religieuse.
Michel Simon : agrégé de philosophie, professeur émérite des Universités en sociologie à
l’Université des Sciences et Techniques de Lille (Lille 1). Membre associé à l’IFRESI
(Institut fédératif de recherche sur les économies et sociétés industrielles), et fondateur en
1982 du Centre Lillois d’Etudes et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE).
Ses thèmes de recherche portent également sur les comportements politiques et sur l’étude des
rapports entre religion et politique.
Dans le prolongement de différentes publications communes (Classe, religion et
comportement politique, Presses de Sciences Po, 1977 ; « Religion, classe sociale, patrimoine
et comportement électoral : l’importance de la dimension symbolique », in Daniel Gaxie
(dir.), Explications du vote, Presses de Sciences Po, 1985), ce dernier ouvrage constitue une
synthèse de quatre décennie de recherches consacrées au comportement politique des
ouvriers.
Ce livre s’inscrit ainsi dans un mouvement de renouveau d’intérêt que semble susciter
le monde ouvrier dans le domaine scientifique, après vingt ans de refoulement politique et
théorique du thème des classes sociales. En effet, malgré la prégnance du discours annonçant
la fin de la classe ouvrière, vouée à n’être plus que le vestige d’une société industrielle
1
révolue, les ouvriers continuent d’exister, et de représenter, il est toujours utile de le rappeler,
25,6% de la population active en 1999. Dès lors, plutôt que de spéculer sur la disparition des
ouvriers, il paraît bien plus pertinent et nécessaire de s’interroger sur l’actualité de la question
ouvrière, en s’intéressant tout à la fois à sa permanence et aux formes et aux réalités nouvelles
qu’elle recouvre.
C’est cette perspective qu’ont voulu privilégier les différents travaux qui ont cherché à
remettre à l’ordre du jour une analyse du monde ouvrier non plus tellement en termes de
classe sociale et de classe ouvrière, mais plutôt en termes de condition ouvrière1. En effet, ces
auteurs ne cherchent pas à nier que la classe ouvrière en tant que « groupe cohérent
mobilisé », porteur d’une conscience de classe, et muni d’organisations qui l’incarnent dans
l’espace politique soit en voie de déconstruction avancée. Mais ils ont en commun de montrer
que, pour autant, la classe ouvrière continue d’exister en soi, comme ensemble d’individus
partageant, pour l’essentiel, un même type de position sociale et de conditions d’existence.
Dans une certaine mesure, le dernier ouvrage de Michelat et Simon participe de cette
entreprise de réhabilitation scientifique du groupe ouvrier comme objet d’étude, mais aussi
comme concept toujours opératoire d’analyse du monde social, et plus précisément en ce qui
les concerne, comme variable toujours explicative du vote. Contre les tenants du paradigme
de l’électeur « rationnel », adossé au mythe de l’avènement d’une société post-industrielle
sans classe, et qui fait de l’électeur un acteur stratège, émancipé de toute forme d’emprise
sociale dans l’orientation de ses comportements politiques, tout le cœur de leur démarche
consiste au contraire à montrer en quoi l’électeur reste socialement déterminé par sa position
dans l’espace social. Et plus précisément, elle vise à démontrer en quoi la condition et/ou
l’origine ouvrière constituent encore une dimension structurante et discriminante des
comportements électoraux, tout en donnant à voir l’essentiel des mutations advenues dans la
relation entre position ouvrière et vote.
Dans cette perspective, il ne s’agit donc en aucune manière de contester les profondes
évolutions qualitatives et quantitatives des comportements électoraux des ouvriers, mais de
mieux cerner la réalité de leur étendue et de leurs modalités à travers une double
interrogation. La première porte sur les spécificités et les dynamiques actuelles de
différenciation du vote des ouvriers. La seconde cherche à rendre compte des ruptures mais
aussi des permanences qui ont affecté les comportements politiques ouvriers, contre la
1
Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999 ; Schwartz Olivier, Le monde
privé des ouvriers, PUF, 1990 ; Bouffartigue Paul (dir.), Le retour des classes sociales, La Dispute, 2004
2
tentation d’opposer un passé mythifié à un présent désenchanté en montrant, pour reprendre la
belle formule de Roger Cornu, que « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été »2.
Pour présenter les résultats et les conclusions auxquels parviennent les auteurs, nous
nous attacherons, dans un premier temps, à restituer le cadre méthodologique de leur
démarche. De même, nous rappellerons les traits caractéristiques du modèle du comportement
politique des ouvriers, établi et systématisé dans leur précédent ouvrage (Classe, religion et
comportement politique, 1977), et que les auteurs entreprennent de reconstruire, dans la
première partie de leur livre, à la lumière d’entretiens non directifs réalisés en 1978.
Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à la question de la validité de ce
modèle. A partir d’une série d’enquête par sondages réalisées entre 1962 et 2002, ils
cherchent en effet à confronter, sur une base quantitative, les hypothèses interprétatives
avancées en 66 et 78 pour saisir l’ampleur et des étapes majeures des ruptures et des
réajustements des comportements politiques des ouvriers. A partir d’une synthèse de ces
résultas, nous dégagerons les éléments principaux qui permettent de dessiner les contours
actuels du vote ouvrier et de ses évolutions.
Enfin, nous nous emploierons à mettre en perspective la démarche adoptée dans cet
ouvrage avec différentes enquêtes qualitatives produites sur le groupe des ouvriers. En
mettant en lumière ce que la seule objectivation statistique n’est pas en mesure d’intégrer, à
savoir les conditions sociales qui ont rendu possible la métamorphose des pratiques
électorales des ouvriers, ces travaux peuvent en effet nous permettre de complexifier, parfois
de nuancer l’interprétation qui peut nous en être faite.
1. Cadre théorique et modèle du comportement ouvrier classiste
L’essentiel du travail de Michelat et Simon se fonde sur une série de 18 enquêtes
réalisées par sondage entre 1962 et 2002. Par la mobilisation d’une batterie d’indices
statistiques, ils entreprennent alors de repérer les effets structurants de la position ouvrière
objective occupée par un acteur social sur son comportement électoral, et la manière dont
cette relation a évolué. A cette fin, leur travail de recherche s’organise notamment autour de
deux indices principaux.
2
Cornu Roger, « Nostalgie du sociologue. La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été », in Deniot
Joëlle, Dutheil Catherine (dir.), Métamorphoses ouvrières, L’Harmattan, 1995
3
Pour saisir la nature du lien entre vote et appartenance au groupe ouvrier, et afin de
permettre la comparaison entre les différentes enquêtes, ils reprennent tout d’abord un
indicateur ordinal du degré d’appartenance au groupe ouvrier, qu’ils avaient construit au cours
des années 60 et repris dans leur ouvrage de 1977, en se fondant essentiellement sur la
définition du groupe ouvrier qu’en donne la catégorie 6 du code des catégories
socioprofessionnelles de l’INSEE. Ils en excluent toutefois « les ouvriers agricoles et
assimilés » et lui rajoutent au contraire les « contremaîtres et agents de maîtrise », considérés
comme des ouvriers dans l’ancienne nomenclature des CSP, mais rattachés aux professions
intermédiaires dans la nouvelle nomenclature des PCS.
A partir de la combinaison de deux critères, que sont la profession de la personne
interrogée et la profession du père, les auteurs élaborent alors un indicateur à trois positions
en fonction du nombre d’attributs ouvriers de la personne interrogée : 0 attribut (individu sans
aucune attache ouvrière), un attribut (ouvrier ou fils d’ouvrier), deux attributs (ouvrier fils
d’ouvrier). La construction de cet indicateur permet ainsi de mesurer le degré d’appartenance
à la classe ouvrière, selon que l’on a été socialisé plus ou moins anciennement et durablement
dans ce groupe. En ce sens, cet indicateur repose sur l’hypothèse selon laquelle plus un
individu aura d’autant plus de probabilités d’adopter et d’intérioriser les croyances et les
attitudes politiques caractéristiques du groupe ouvrier, qu’il aura été socialisé et intégré à ce
groupe.
Par ailleurs, leurs enquêtes s’articulent autour d’un second indicateur, destiné celui-ci
à mesurer la « classe sociale subjective », c’est-à-dire le sentiment d’appartenance ou non à
une classe sociale, mesuré à partir de la réponse à deux questions : « avez-vous le sentiment
d’appartenir à une classe sociale ? Et si oui, laquelle ? ». Grâce à cet indicateur, il est alors
possible de regrouper les réponses recueillies en trois catégories d’analyse : pas de sentiment
d’appartenance à une classe ; sentiment d’appartenir à la classe ouvrière ; sentiment
d’appartenir à une autre classe.
Sur la base des régularités statistiques que ces indicateurs permettent d’établir, les
auteurs cherchent ainsi à rendre compte des spécificités d’un « système d’organisation
symbolique » propre au groupe ouvrier, autrement appelée « culture ouvrière classiste de
gauche ». Les logiques et les significations autour desquelles s’organise ce modèle explicatif
du vote sont ici reconstruites à la lumière d’un ensemble de seize entretiens non directifs
réalisés avant le premier tour des législatives de 1978. Ces élections sont d’autant plus
intéressantes de ce point de vue qu’elles représentent un moment charnière, où les tendances
4
constatées par rapport aux comportement électoraux dans les deux décennies précédentes
atteignent leur apogée.
En premier lieu, il convient de rappeler qu’on a d’autant plus de chances de participer
à cette culture qu’on appartient au groupe ouvrier et/ou qu’on est lié familialement au milieu
ouvrier. Plus fondamentalement, le comportement politique de ces individus se structure
essentiellement autour d’un fort sentiment d’appartenance à la classe ouvrière. En 1966, 61%
des personnes interrogées ont le sentiment d’appartenir à une classe, et plus augmente le
nombre d’attributs ouvriers, plus augmentent les probabilités non seulement d’éprouver le
sentiment d’appartenir à une classe, mais plus encore à la classe ouvrière, au détriment des
autres classes.
Ce sentiment d’appartenance à la classe ouvrière génère un ensemble de principes
d’identifications et de représentations conflictuelles du monde social et de l’espace politique
sur le mode d’un clivage typique des classes populaires, « eux/nous »3, qui s’exprime en
particulier dans le registre d’une opposition permanente aux dirigeants patronaux. C’est à
partir de cette vision classiste de l’opposition capital/travail que ce sentiment d’identification
de classe leur offre la possibilité de rattacher leurs propres difficultés à une injustice
collective: tout au long des entretiens, la dénonciation des inégalités salariales et économiques
comme du mépris social ressenti de la part de gouvernants accusés de protéger et de servir les
intérêts de la minorité patronale, témoignent d’un refus manifeste de considérer leur situation
malheureuse comme le produit d’une fatalité économique d’une quelconque incapacité
naturelle. Au contraire, l’importance qu’accordent les enquêtés à des mesures de
redistribution qui leur permettraient de vivre « normalement », « comme les autres », s’intègre
dans une critique plus générale des logiques économiques libérales et politiques qu’ils
tiennent pour responsables de leur sort. En ce sens, ces revendications apparaissent bien
comme autant d’expressions de la capacité des enquêtés à assigner une responsabilité et une
signification proprement politiques à leur condition d’ouvrier sur fond de clivages et de luttes
interclassistes, qui irriguent leur rapport à l’univers politique.
Autre caractéristique de ce modèle de comportement politique, il se traduit par un
« sinistrisme ouvrier ». Autrement dit, quelle que soit la classe sociale subjective,
l’appartenance au groupe ouvrier favorise largement un positionnement à gauche (63% des
deux attributs ouvriers se positionnent à gauche) et un vote à gauche, au détriment du vote de
droite. Cet alignement de classe pour le vote de gauche atteint son maximum aux élections de
1978 : 34% des ouvriers votent PC et 28% pour le PS-MRG, et surtout 31 points séparent les
plus ouvriers des moins ouvriers pour le vote à gauche (64% des inscrits contre 33%).
3
Hoggart Richard, La culture du pauvre, Editions de Minuit, 1970
5
De surcroît, l’identification à la classe ouvrière entretient un système de
représentations qui renforce encore la probabilité de voter à gauche, et notamment
communiste : en 66, le vote communiste n’est que de 8% chez les non ouvriers sans sentiment
de classe, mais s’élève à 43% chez les plus ouvriers qui se sentent classe ouvrière. Tout se
passe donc comme si pour eux, se sentir ouvrier, se situer à gauche et voter pour les
organisations politiques de gauche, et tout particulièrement communiste, s’inscrivait dans un
continuum évident de croyances et de pratiques. En d’autres termes, cette culture politique
ouvrière classiste contribue à ajuster les dispositions de ces ouvriers aux représentations
objectivées de ce qu’est la « gauche », supposée être pour « eux », de leur côté face à « ceux
d’en face », et incarner l’espoir de transformations sociales que ces ouvriers appelleraient de
leurs vœux.
Enfin, la cristallisation de cette identité classiste participe à l’entretien dans le groupe
ouvrier d’un intérêt pratique et partagé pour les activités politiques, en diffusant la croyance
en la possibilité, et même en la nécessité et la dignité d’agir politiquement pour faire valoir
leurs intérêts : les ouvriers exprimeraient « un rapport quasi vital à la politique ».
Toutefois, malgré la prégnance supposée de cette culture politique dans les classes
populaires et notamment ouvrières au cours des années 60-70, les évolutions intervenues au
cours des décennies suivantes ont conduit les auteurs à un retour critique sur ce modèle. Tout
d’abord, ils s’emploient à rompre avec une représentation idéalisée d’un électorat homogène,
conscient d’épouser les orientations idéologiques et programmatiques des organisations
partisanes qui s’en font les porte-parole dans l’espace politique. On est au contraire frappé, à
la lecture des entretiens, de constater le rapport distancié qu’entretiennent ces ouvriers aux
enjeux et aux catégories d’entendement que pourrait leur prêter une telle vision enchantée de
leurs pratiques électorales.
En particulier, ils montrent que, en dehors peut-être des cercles les plus militants, les
ouvriers ne nourrissent aucune espérance millénariste : ils ne croient pas au « grand soir », pas
plus qu’ils ne se réfèrent à une hypothétique lueur venue de l’URSS, à laquelle ils ne font
d’ailleurs quasiment jamais référence, sauf sur un mode plutôt sceptique. De même, ils
n’expriment aucune exigence de rupture radicale avec la société dans laquelle ils vivent, que
ce soit par une remise en cause du rapport salarial ou de ses modes de consommation. En
réalité, leur rapport à l’univers politique se noue bien davantage autour de préoccupations
ancrées dans leurs conditions concrètes d’existence, et qui se traduisent par des aspirations
plus « modestes », « réformistes », liées à leur volonté d’affirmer leur dignité et d’accéder à
de meilleures conditions de vie et de travail.
6
D’autre part, le sentiment d’appartenance au groupe ouvrier ne saurait signifier une
identification fusionnelle aux organisations politiques de gauche. Là encore, de façon
dominante, ce n’est pas la remise de soi aux organisations partisanes qui prévaut, mais bien au
contraire un rapport distancié, à la fois lucide et critique. D’une part, une certaine méfiance se
cristallise
sur
les
leader
politiques,
notamment
socialistes :
Mitterrand
est
qualifié « girouette », Rocard est accusé d’avoir « mangé à tous les rateliers »… Plus
généralement, le soutien accordé aux partis de gauche repose sur une tension permanente
entre la confiance qui leur est accordée pour réaliser des changements significatifs et le doute
permanent quant à la capacité de ces mêmes organisations à les mettre en œuvre concrètement
en raison de l’obstacle que constituent les rapports de force politiques existants. C’est
d’ailleurs dans cette perspective que la nécessité d’une entente entre les différentes forces
politiques de gauche, à travers par exemple la signature du programme commun, apparaît aux
yeux d’ouvriers majoritairement indifférents aux conflits idéologiques et aux enjeux de
pouvoir partisans, comme une exigence prioritaire et une condition indispensable à la réussite
du changement espéré.
Enfin, et peut-être même surtout, les auteurs rappellent utilement que le sinistrisme
ouvrier ou la culture communiste n’ont jamais été LA culture ouvrière, seule et unique. Si la
fréquence du vote de gauche et notamment communiste augmente avec le degré
d’appartenance, cette relation est toutefois nettement moins absolue que ce qu’on pourrait
rétrospectivement l’imaginer et elle ne saurait ainsi faire oublier l’hétérogénéité des
comportements politiques des ouvriers. Pour ne prendre qu’un exemple, si en 1978 64% des
« très ouvrier » déclarent voter à gauche (dont 36% pour le PC, 25% pour le PS), il n’en
demeure pas moins, que 15% s’abstiennent et 21% accordent leur préférence à la droite. Il y a
donc toujours eu une fraction importante des ouvriers pour voter à droite, et une autre part non
moins négligeable pour adopter une position de retrait électoral. De même, si le système
d’organisation symbolique ouvrière, fondé sur l’association de l’appartenance au groupe
ouvrier, du sentiment d’identification à la classe ouvrière et d’un auto-positionnement à
gauche se retrouve dans la réalité, il convient également de le relativiser si l’on considère
qu’il ne concerne malgré tout qu’une importante minorité du groupe ouvrier : la proportion de
ceux qui se disent à la fois classe ouvrière et de gauche n’atteint jamais que 36% parmi les
deux attributs ouvriers en 1966.
Ces observations soulèvent alors différentes questions, qui posent en définitive le
problème de l’objectivation statistique d’un électorat : dans quelle mesure est-il alors encore
possible de considérer ces ouvriers classistes, et tout particulièrement ceux qui ont été
interrogés, comme représentatifs du comportement électoral des ouvriers ? Ce modèle ne
7
tend-il pas à prêter de manière artificielle à l’ensemble du groupe ouvrier des attitudes
spécifiques à ses membres les plus politisés ? Et, en définitive, que pouvons-nous dire de ces
individus qui réunissent tous les attributs prédictifs du vote ouvrier de classe à gauche mais
qui n’y ont pas recours ?
Par ailleurs, cette forme de mesure uniforme du degré d’appartenance au groupe
ouvrier qu’offre l’indicateur des PCS conduit à passer sous silence la diversité des situations
et des clivages qui traversent cette catégorie dès les années 60-70 (en termes de qualification,
d’univers de travail et d’habitation…), et des effets différenciés que produit cette
hétérogénéité sur les pratiques politiques et électorales en fonction des catégories d’ouvriers
considérées. Par exemple, les auteurs prétendent, sur la base de votre enquête de 1966, que les
ouvriers ne seraient pas moins capables que d’autres catégories sociales de se déterminer par
rapport à l’offre électorale, car la proportion des sans réponse au vote décroît avec le niveau
d’intégration ouvrière (respectivement 29%, 27% et 22%). Pourtant, à la même période,
Daniel Gaxie relève que les taux d’exclusion électorale dans les sous-catégories socioprofessionnelles varient fortement : si les ouvriers du secteur public ou les ouvriers qualifiés
ont un taux de participation électorale proche de celui des classes moyennes, les ouvriers non
qualifiés et les manœuvres fournissent par contre la plus forte propension des
abstentionnistes4.
Ce constat amène également à se demander si ce modèle d’organisation symbolique
classiste ne risque pas, malgré les nuances que les auteurs tentent d’apporter dans leurs
analyses, à sur-interpréter les ressorts du rapport au politique des ouvriers en parlant
notamment d’un rapport vital à la politique. En effet, Gaxie note au contraire que, dans toutes
ses enquêtes, les ouvriers se singularisent par l’expression d’un niveau d’intérêt politique
particulièrement bas5. De même, on peut se demander si ce modèle ne conduit pas à
appréhender sur un mode trop schématique et idéologique le vote des ouvriers, en faisant de la
conscience de classe et de la vision conflictuelle de la société une variable surdéterminante et
homogène du vote. Cette interprétation du vote ouvrier contribue ce faisant à occulter tout ce
que la pratique du vote peut devoir à son enracinement social et à des formes de sociabilité
contraignantes, qui n’ont pas besoin d’être politiquement ou théoriquement orientées ou
pensées comme telle pour exister et pour peser sur les pratiques électorales.
2. Les métamorphoses du vote ouvrier
4
5
Daniel Gaxie, Le cens caché, Seuil, 1979
Ibid.
8
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse des étapes et des
significations des transformations qui ont affecté au cours de ces quatre dernières décennies la
relation entre position ouvrière et comportement électoral qui, si elle n’a certes pas disparu, a
cependant profondément évolué dans ses modalités comme dans ses orientations.
Cette évolution se traduit tout d’abord par un profond affaiblissement du vote ouvrier
pour la gauche, dans un contexte général de recul significatif du score électoral enregistré par
les partis de gauche (-15 points par rapport à 1978). Elle se manifeste également par une
progression tendancielle et continue de l’abstention (+11 points, soit 29,61%) qui, à partir de
1985, touche de manière particulièrement discriminante le groupe des ouvriers, dont elle
constitue désormais une dimension majeure du comportement électoral. Enfin, le troisième
changement significatif réside dans l’émergence durable d’un vote frontiste élevé.
Toutefois, si le recours aux sondages permet de relever une plus forte propension à
l’abstention et au vote FN chez les ouvriers, ces comportements électoraux restent cependant
difficiles à évaluer précisément à partir d’enquêtes par questionnaires. Pour des raisons
désormais bien identifiées, ils sont constamment sous-évalués, ce qui impose des opérations
de redressement toujours un peu hasardeuses6. Il suffit, pour s’en rendre compte, de se
reporter à l’enquête de 2002 citée dans l’ouvrage, dans laquelle les estimations du vote FN
apparaissent largement inférieures au score que ce parti obtiendra réellement à l’issue des
dernières élections présidentielles. Ces remarquent n’invalident cependant pas le constat que
dans l’ensemble des enquêtes, le vote FN, sous-estimé ou non, double toujours des non
ouvriers aux plus ouvriers, de même qu’un écart de cinq à six points sépare le niveau
d’abstention entre ces deux catégories.
La désaffiliation à gauche du groupe ouvrier s’opère en plusieurs phases. Un premier
bouleversement intervient entre 1978 et 1988, marqué par un total basculement des rapports
de force à gauche, avec le délitement spectaculaire du socle électoral du PCF parmi les
catégories les plus ouvrières au profit du PS. La seconde rupture intervient à partir de 1993,
lorsque le PS enregistre à son tour d’importantes pertes électorales parmi ces mêmes
catégories ouvrières. C’est à la suite de cette seconde rupture que la relation entre
appartenance de classe ouvrière et vote à gauche s’affaiblit durablement au point de
disparaître quasiment en 2002. En effet, alors que le vote de gauche parmi les 0 attribut
ouvrier reste relativement stable, il s’effondre parmi les plus ouvriers, si bien que l’écart entre
6
Voir notamment Patrick Lehingue, « l’objectivation statistique des électorats : que savons-nous des électeurs
du Front National ? », in Lagroye Jacques, La politisation, Belin, 2003
9
ces deux groupes pour le vote à gauche passe de 31 points en 1978 à seulement 2 points en
2002.
Une première explication de ce processus pourrait être imputée à l’importante
régression que connaissent le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière et sa corrélation avec
l’appartenance au groupe ouvrier (pour les 2 attributs ouvriers, on passe de 51% en 66 qui
s’identifient à la classe ouvrière à 33% en 2002). Ce délitement des identités classistes est
encore davantage perceptible pour les jeunes générations ouvrières et s’inscrit dans un
processus croissant de dénégation de toute forme d’appartenance classiste, puisque
dorénavant c’est le sentiment de n’appartenir à aucune classe qui domine parmi le groupe des
très ouvriers. En définitive, tout se passe comme si le groupe ouvrier ne constituait plus un
groupe de référence, non seulement pour ceux qui lui sont extérieurs, mais surtout pour ceux
qui lui sont liés.
Or, dans la mesure où l’identification à la classe ouvrière jouait un rôle déterminant
dans les dynamiques subjectives du vote de gauche et notamment communiste, il est tentant
de penser que son net recul a profondément contribué au fléchissement du vote de gauche
dans l’ensemble, et à l’effondrement du vote communiste en particulier. Toutefois, Cette
relation de causalité n’apparaît pas si évidente et si linéaire qu’elle pourrait le sembler à
première vue. Entre 1978 et 1988, ce phénomène n’explique que très partiellement les pertes
du PC : même les plus ouvriers qui continuent de s’identifier à la classe ouvrière continuent
de voter tendanciellement pour la gauche, mais ils orientent de plus en plus leur vote au PS au
détriment du PC. Les évolutions intervenues dans la distribution des votes à gauche
tiendraient donc avant tout à un jugement porté sur « l’offre » électorale, dans le sens où la
responsabilité de la rupture de l’Union de la gauche serait imputée au PCF.
De même, le second bouleversement avec le recul du PS n’est pas imputable
mécaniquement au recul de l’identification de classe : c’est en effet parmi ceux qui
s’identifient à la classe ouvrière que la rupture avec le vote de gauche est la plus importante à
partir de 1993. Il en résulte que, si les relations entre classe objective, classe subjective et vote
à gauche persistent, les effets du sentiment de classe deviennent beaucoup moins importants,
ce qui se traduit par une raréfaction de l’identification à la classe ouvrière dans l’électorat de
gauche (17% en 2002). Autrement dit, les logiques subjectives d’identification classiste
n’apparaissent plus comme une dimension structurante du vote de gauche.
Mais, pour autant, la pertinence de ces observations ne saurait invalider totalement
l’hypothèse, quelque peu délaissée par les auteurs, que le déclin du vote de gauche tient aussi
à l’évanouissement, notamment parmi les jeunes générations, d’un ensemble cohérent de
10
principes d’identification et de représentations classistes, qui assuraient l’enracinement du
vote de gauche dans les classes populaires.
Autre explication écartée par Michelat et Simon : le recul de la gauche et de la
participation électorale dans le monde ouvrier ne peut pas s’interpréter comme une preuve ou
le produit de sa dépolitisation. A l’appui de cette thèse, ils relèvent que le niveau d’intérêt
déclaré par les ouvriers pour la politique, déjà relativement bas en 1978, ne connaît pas de
variation significative, et que l’écart entre les plus ouvriers et ceux qui le sont moins ne s’est
pas creusé de ce point de vue. Ce n’est donc pas dans une introuvable dépolitisation des
ouvriers qu’il convient de chercher les raisons de la moindre propension des ouvriers à
apporter leurs suffrages à la gauche, d’autant que cette désaffiliation est encore plus marquée
parmi les ouvriers les plus politisés (- 20 points entre 1978 et 2002).
Enfin, les auteurs réfutent également l’idée d’un désengagement électoral des ouvriers
en raison d’une perte de sens des antagonismes et des enjeux socioéconomiques qui
structuraient le clivage gauche/droite, et qui serait lié au déclin du sentiment d’appartenance
de classe et à un individualisme grandissant au sein des catégories populaires et ouvrières des
nouvelles générations. Cette hypothèse se trouverait contredite par le constat que les
dispositions protestataires en matière sociale et économique, loin de disparaître, constituent au
contraire toujours une dimension structurante du système de représentations propres aux
ouvriers. Grâce à la construction d’un indice d’attitudes de gauche économique et sociale, ils
parviennent notamment à montrer que plus on appartient au groupe ouvrier, plus on se montre
hostile aux thématiques du libéralisme économique.
Par ailleurs, l’enjeu socioéconomique demeure un clivage politique majeur, dans la
mesure où une posture de rejet du libéralisme économique continue à favoriser largement un
vote de gauche et à faire obstacle au contraire à un vote de droite. La persistance de cette
relation s’accompagne en outre d’une plus grande propension, particulièrement prononcée
dans le groupe ouvrier, à soutenir des formes d’action collective protestataire (manifestation,
la pétition, la grève…) qui ont pour enjeu des revendications socio-économiques. Autrement
dit, on ne peut pas trouver d’explication au déclin du vote de gauche et à l’augmentation de
l’abstention dans le monde ouvrier dans une euphémisation de son anti-libéralisme, pas plus
que dans sa dépolitisation.
C’est au contraire dans une détérioration profonde du rapport des ouvriers à l’espace
politique, sur fond d’une défiance grandissante à l’endroit des institutions représentatives et
du personnel politique qui les peuple, que s’enracinent ces évolutions. Ce rejet apparaît
d’autant plus marqué à partir des années 90 chez les ouvriers, et s’articule autour du sentiment
de ne pas être écouté et pris en compte par les responsables politiques. Le délitement de la
11
base ouvrière du PS après 1993 pourrait ainsi s’expliquer par une rupture d’identification à la
gauche, entraînée par la déception que provoque la succession de gouvernements de gauche
incapables de répondre aux attentes de changements politiques et sociaux placées en eux.
C’est dans cette perspective qu’il conviendrait d’envisager le recul, particulièrement
prononcé chez les ouvriers, de l’auto-postionnement à gauche qui, avec le sentiment de classe,
constituait une dimension caractéristique du comportement ouvrier classiste. En 2002, on
continue à se positionner d’autant plus souvent à gauche qu’on appartient davantage au
groupe ouvrier, mais cette propension au « sinistrisme ouvrier » s’est considérablement
amenuisée. Par rapport aux années 60-70, l’auto-position à gauche s’est plutôt accrue dans les
catégories non ouvrières, alors qu’elle a fortement reculé chez les individus les plus liés au
groupe ouvrier, essentiellement au profit du centre ou des « sans réponses », très
marginalement pour la droite : l’écart entre les moins ouvriers et les plus ouvriers s’est ainsi
réduit de 30 à 10 points entre 1978 et 2002. Et, là encore, ce processus se vérifie même parmi
les ouvriers qui s’identifient encore à la classe ouvrière, puisque la revendication de cette
appartenance se traduit de moins en moins par un positionnement à gauche, passant par
exemple de 70% en 1982 à 54 % en 2002.
En définitive, il ressort une dissociation croissante entre les différents éléments qui
caractérisaient le modèle « ouvrier classiste », à savoir l’appartenance objective au groupe
ouvrier, la revendication de cette appartenance, un positionnement à gauche, et un vote à
gauche. Non seulement le vote à gauche semble désormais s’inscrire dans une toute autre
configuration symbolique, mais il s’est surtout très affaibli. Cette rupture avec une affiliation
de gauche qui, auparavant, semblait s’imposer avec la force de l’évidence dans le groupe
ouvrier est tout autant le produit que l’expression d’un rejet croissant du jeu politique institué.
Désaffiliation à gauche qui ne doit pas tant s’interpréter, on l’a vu, comme l’expression d’une
dépolitisation, mais davantage comme le signe d’un retrait contestataire, d’une conflictualité
rentrée, comme en témoignerait le fait que cette désaffiliation s’est traduite avant tout par une
auto-exclusion du jeu électoral, mais non par l’abandon d’une posture contestataire sur le plan
socio-économique.
Reste cependant à rendre compte de l’émergence et de l’installation du vote FN. Si la
réticence ouvrière à voter à droite persiste, les enquêtes font en revanche apparaître qu’à partir
de 1988, le vote FN est d’autant plus fréquent que le degré d’appartenance à la classe ouvrière
est élevé. Le vote frontiste entretient donc avec l’appartenance ouvrière la même position
positive que le vote de gauche. Pour autant, vous vous employez à montrer que le vote FN
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s’inscrit dans une toute autre configuration idéologique et politique que celle dans laquelle
s’organise le vote de gauche chez les ouvriers.
En premier lieu, plusieurs éléments permettent de nuancer fortement, voire d’infirmer,
l’hypothèse d’un électorat frontiste provenant du flux d’ouvriers désertant un PC devenu
incapable de remplir sa fonction tribunitienne. Tout d’abord, l’apparition du vote frontiste n’a
pas entraîné par addition une augmentation du vote ouvrier pour l’ensemble droite/ extrêmedroite, mais a coïncidé avec des pertes pour la droite parlementaire dans l’électorat ouvrier
quantitativement proches du terrain conquis par le FN. L’évanescence de la base ouvrière des
organisations de droite rend alors plausible l’hypothèse d’un transfert massif d’anciens
électeurs ouvriers de droite vers le FN. Cet élément semble corroboré par le décalage entre
l’ouvriérisation de l’électorat frontiste qui s’amorce dès la moitié des années 80, et le déclin
du vote ouvrier pour la gauche qui, on l’a souligné, n’intervient significativement qu’à partir
de 93. De même, quelle que soit l’appartenance de classe objective, le vote FN est d’autant
plus fréquent qu’on se situe à droite sur l’échelle droite/gauche. Enfin, on oublie trop souvent
de rappeler que la proportion croissante de l’abstention parmi les ouvriers a pour effet de
renforcer encore le score du FN dans ces catégories en termes de suffrages exprimés.
Toutefois, si la concurrence du FN semble avant tout jouer en défaveur de la droite
parlementaire dans ses bases ouvrières, cette hypothèse reste insuffisante pour expliquer la
percée du FN. En effet, quelle que soit l’auto-position sur l’échelle droite/gauche, le vote FN
demeure d’autant plus important qu’on appartient au groupe ouvrier. D’autre part, parmi les
plus ouvriers, les gains de l’extrême droite ont été supérieurs aux pertes enregistrées par la
droite : dans la mesure où l’abstention a elle-même progressé, cette surcompensation n’a pu
s’opérer qu’au détriment de la gauche.
Il n’en demeure pas moins que le vote FN obéit à une logique très spécifique, en ce
qu’il est avant tout conditionné par l’adhésion à un sentiment d’hostilité aux immigrés, qui
fait au contraire radicalement obstacle au vote de gauche. Or, et c’est l’un des changements
majeurs de ces dernières décennies, autant lorsqu’on appartient aux catégories ouvrières, on a
davantage de chances de se situer idéologiquement à gauche sur un plan socio-économique,
autant on a inversement plus de probabilités d’adhérer aux idées xénophobes. Cette plus forte
propension peut s’expliquer tout d’abord par le fait que l’adhésion à ces valeurs racistes est
profondément corrélé au niveau de diplôme, lequel est tendanciellement plus bas chez les
ouvriers que dans les autres groupes sociaux. Par ailleurs, la combinaison de différents items
proposés dans les enquêtes par questionnaires fait apparaître que les propensions xénophobes
sont elles-mêmes très liées, dans le groupe ouvrier, à un sentiment global d’insécurité et à un
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ensemble d’inquiétudes sociales liées à la crainte du chômage, à une vision pessimiste de
l’avenir...
Cela ne signifie pas que le sentiment d’insécurité civile ou sociale se traduit
mécaniquement par un vote FN. Il ne le devient qu’à la condition d’être appréhendé dans un
registre d’interprétation xénophobe. On peut, de ce point de vue, prendre l’exemple de
« l’effet chômage », extrêmement sensible chez les plus ouvriers. Les variations du vote sous
l’effet combiné de la crainte du chômage et de l’attitude envers les immigrés laissent
clairement apparaître que le vote FN ne devient important que chez ceux qui expriment à la
fois leur peur du chômage et des sentiments très xénophobes. En revanche, pour ceux qui
n’expriment pas d’hostilité envers les immigrés, la crainte du chômage tend plutôt à se
traduire par une plus grande propension à l’abstention. Pour voter FN, il ne suffit pas donc
d’être ouvrier et de redouter le chômage, encore faut-il imputer ce risque à la présence
d’immigrés. En définitive, le caractère particulièrement discriminant et unifiant que
représente le principe d’hostilité à l’immigration pour l’électorat FN démontre bien que, si la
probabilité du vote FN augmente en même temps que l’insertion dans le groupe ouvrier, cette
relation s’inscrit dans une logique foncièrement différente de celle qui conduisait et conduit
encore une forte propension d’ouvriers à voter à gauche.
3. La nécessaire confrontation à d’autres modes d’investigation
D’autre part, ces résultats tendent également à nous montrer que l’invocation d’une
hostilité à la présence d’immigrés ne trouve pas son principe d’explication en elle-même, et
que la signification accordée à ce type d’attitudes xénophobes ne peut se comprendre que si
on les rapporte aux conditions sociales collectives et personnelles qui permettent leur
activation, ce qu’une enquête par sondage semble difficilement être en mesure de faire.
Ce nécessaire détour par les conditions et les modes de socialisation politique semble
d’autant plus nécessaire si l’on considère l’importante dispersion des comportements
électoraux qui caractérise aujourd’hui le groupe ouvrier. Cette dispersion ne peut toutefois se
saisir que si l’on se montre attentif à l’hétérogénéité du monde ouvrier, ce que tend à
dissimuler la représentation monolithique et artificielle qu’en impose l’indicateur de la CSP.
De ce point de vue, tout au long des enquêtes présentées dans cet ouvrage, la variable
générationnelle apparaît comme un clivage majeur au sein du groupe ouvrier. En effet, si les
ruptures constatées valent pour l’ensemble des générations ouvrières, elles apparaissent
particulièrement importantes pour les plus jeunes d’entre elles. De plusieurs points de vue, les
ouvriers de moins de quarante ans se distinguent en effet nettement de leurs aînés.
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A niveau d’étude et degré d’appartenance ouvrière égales, ils se singularisent tout
d’abord par un désintérêt pour la politique et corrélativement par un niveau d’abstention
beaucoup plus massif. De même, la désaffiliation à gauche est beaucoup plus forte dans ces
générations, à un point tel d’ailleurs que, en ce qui les concerne, la relation entre le degré
d’appartenance à la classe ouvrière, l’auto-position à gauche et le vote à gauche s’inverse :
plus on est ouvrier, moins on se situe à gauche, contrairement à ce qu’on continue d’observer
dans les générations plus anciennes. Enfin, l’ouvriéro-lepénisme touche prioritairement ces
jeunes générations ouvrières, ce que ne confirme cependant pas l’enquête de 2002.
La question des modes et des périodes de socialisation politique des ouvriers se pose
également en lien avec la diversité et la transformation des modalités d’insertion et des
positions occupées dans le marché du travail. La prise en compte de cette dimension semble
d’autant plus déterminante quand on songe aux véritables processus de déstructuration et
recomposition qu’a connu le monde ouvrier, à travers l’éclatement des sites de production, et
les nouvelles formes de segmentation, d’encadrement et de gestion individualisée et
concurrentielle de la main d’œuvre. Saisir ces dynamiques de fragmentation du groupe
ouvrier est dès lors indispensable pour pouvoir interroger les logiques qui contribuent à
conduire les membres de cette même catégorie ouvrière à adopter des comportements
politiques multiples. De ce point de vue, on ne peut que regretter que les auteurs n’aient pas
eu recours de façon beaucoup plus systématique à la variable privé/public dans l’analyse des
facteurs de différenciation des attitudes électorales ouvrières. De même, on est en droit de
s’interroger sur la légitimité et l’intérêt scientifique de distinguer encore l’univers des ouvriers
de celui des employés, que plusieurs mutations structurelles tendent désormais à rapprocher,
sous le rapport du taux de chômage, de la qualification requise, des conditions de travail….
En fait, de façon générale, on peut penser que les profondes transformations des conditions
objectives d’existence du groupe ouvrier impliquent de privilégier un mode d’investigation
qui permette, non pas tant de mesurer l’appartenance au groupe ouvrier, mais plutôt de
prendre en compte les évolutions du rapport au groupe qu’engendrent ces transformations
structurelles, pour en restituer les effets sur la relation entre position ouvrière et
comportements politiques.
De même, s’agissant d’un électorat qui ne cesse de se transformer dans sa composition
comme dans ses comportements, il paraît nécessaire de souligner les difficultés que pose la
recherche d’un positionnement relatif de cet électorat sur une échelle de valeur. En particulier,
il convient de s’interroger sur le crédit à accorder au contraste supposé chez les ouvriers entre
la désaffection partisane et le maintien d’un antilibéralisme et d’un soutien aux actions
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collectives par lesquelles il s’exprime. Cette observation soulève en effet une série de
questionnements problématiques. D’une part, cet indicateur ne permet pas de mesurer le
niveau d’investissement pratique de ces registres d’action. Or, l’ensemble des données
disponibles tendent à montrer que le niveau de mobilisation réel est très différencié selon les
fractions du groupe ouvrier considéré, et qu’il est particulièrement faible au sein des franges
les plus démunies, notamment dans le secteur privé. Certes, on peut interpréter ce décalage
comme l’expression d’une conflictualité rentrée. Mais celle-ci n’est-elle pas aussi le
symptôme d’une forme de raréfaction des ressources individuelles et collectives proprement
politiques dont disposaient les classes populaires, ce qui expliquerait tout à la fois leurs plus
grandes difficultés à recourir aux répertoires d’action collective traditionnels et les
métamorphoses de leur rapport à l’univers politique ?
De la même manière, l’idée selon laquelle les jeunes ouvriers continueraient à faire
preuve d’un même élan anti-libéral que les générations précédentes, en ce sens qu’ils se
déclarent tout autant attachés à la défense des acquis sociaux et au rôle des organisations
syndicales, mérite également d’être discutée. En effet, il paraît extrêmement aléatoire de
chercher à accorder une quelconque signification définitive à ces mesures d’opinion alors que,
dans le même temps, le taux de syndicalisation est particulièrement faible parmi les jeunes
salariés (2%), et que ces générations se montrent très favorables, dans ces mêmes enquêtes, à
certains termes qui, à priori, renvoient plutôt aux principes du libéralisme économique :
flexibilité, bourse, actionnariat… Ces observations, corrélées à celle d’un recul de
l’identification de classe particulièrement prononcé chez ces jeunes générations, laissent à
penser que la persistance de ces attitudes contestataires dans le groupe ouvrier s’inscrit dans
un ensemble de dispositions et de représentations dont la cohérence et la signification ont
certainement peu de choses à voir avec l’organisation symbolique « classiste » évoquée dans
les années 70. On ne peut d’ailleurs, de ce point de vue, que regretter l’absence d’entretiens
plus récents, qui auraient permis sans aucun doute de préciser, d’enrichir ces hypothèses.
En définitive, la signification de l’évolution de l’orientation idéologique des ouvriers
et de son influence sur leur comportement électoral suppose d’interroger au préalable leur
rapport aux problématiques et aux catégories d’entendement mobilisées par les acteurs du
champ politique et repris comme tels dans les enquêtes par sondage. Et plus généralement, ces
transformations électorales ne peuvent pas se comprendre uniquement comme un problème ou
un effet de l’offre politique. Elles doivent aussi être intégrées dans une réflexion plus générale
sur l’évolution des modes de construction du rapport des ouvriers au politique, que ce soit
dans leurs conditions de socialisation politique ou d’ouvriérisation qui ont contribué à
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déstabiliser les ressorts sur lesquels reposait la spécificité de la politisation de la classe
ouvrière.
Comme l’ont montré différents travaux7, les transformations des conditions et des
modes d’organisation du travail et de gestion de la main d’œuvre ont contribué à remettre en
cause le système de solidarités pratiques structurant l’espace de travail ouvrier ainsi que les
fondements matériels et les clivages dans lesquels s’enracinaient les registres de dénonciation
et de revendication ouvrière. De même, le délitement des branches de la sidérurgie, des mines,
des chantiers navals a marqué la disparition et la disqualification des univers professionnels
autour desquels s’étaient cristallisées les lutte collectives, l’unité et la dignité de la figure
ouvrière. Enfin, les effets conjugués des modes de scolarisation et des divers processus de
fragilisation sociale (chômage de masse, précarité…) vécus par les membres des classes
populaires ont fini par peser sur leur habitus social et par nourrir une vision pessimiste voire
résignée de leur avenir et une dévalorisation de leur condition ouvrière, à laquelle les jeunes
générations souhaitent à tout prix échapper.
D’autre part, on assiste aujourd’hui à la dislocation des réseaux militants syndicaux et
politiques qui constituaient le support essentiel à la diffusion et à l’édification d’un ensemble
de pratiques et de représentations autour desquelles se nouait l’insertion et l’identité des
ouvriers dans l’univers politique. Pudal8 a notamment analysé la spécificité du PCF dans la
réussite de son entreprise de promotion d’une élite militante et dirigeante d’origine ouvrière et
populaire qui assurait une forte autonomie symbolique et politique du monde ouvrier.
En définitive, on comprend bien en quoi la restitution de l’imbrication de ces
différents processus peuvent être une voie d’investigation fertile pour comprendre les ressorts
de la désaffection de la gauche par les ouvriers, de leur plus grande propension à s’abstenir, et
la manière dont le FN a pu jouer d’un sentiment de désaffiliation sociale en le politisant sur le
registre xénophobe et populiste auprès d’une catégorie tentée de vivre dans une relation de
concurrence et de méfiance leur proximité spatiale et sociale avec les populations immigrées.
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Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999 ; Noiriel Gérard, Les ouvriers
dans la société française, Seuil, 1986
8
Pudal Bernard, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la FNSP, 1989
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