Quand l`Inpes fait campagne

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Quand l`Inpes fait campagne
DOSSIER
DANS LES COULISSES DES CAMPAGNES SIDA
Quand l’Inpes fait
campagne
Responsable des campagnes nationales de prévention sida, l’Institut national de
prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) développe depuis 2002 une politique
de communication ciblée. A la croisée de stratégies de communication traditionnelles
et d’objectifs de santé publique, comment ces campagnes sont-elles réalisées et dans
quel état d’esprit ? Deux chargés de communication expliquent leur démarche.
T
u es rentré au pays et tu as pris du bon temps,
maintenant, tu vas te faire dépister. » Dans
ce spot de l’Inpes, une femme africaine, vendeuse dans un magasin de tissus, reçoit un coup de
fil de son mari et n’y va pas par quatre chemins. C’est
en décembre 2002, une première du genre sur les
chaînes hertziennes. « Ce qu’il y a de nouveau depuis
lors, ce n’est pas qu’on s’adresse à des populations
ciblées mais qu’on le fasse par le biais des médias »,
explique Elodie Stanojevich, en charge de la prévention VIH/IST à l’Inpes. Les associations de lutte contre
le sida, favorables aux actions ciblées, avaient depuis
longtemps tiré la sonnette d’alarme à propos de la
propagation de l’épidémie chez les migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Mais il a fallu que
les chiffres de l’Institut national de veille sanitaire
(InVS) sortent pour que le ministère de la Santé
reconnaisse l’urgence d’une prévention en direction
de cette population. La reprise des contaminations
chez les homosexuels s’est elle aussi traduite par la
production de campagnes spécifiques. L’Inpes, qui
détermine ses actions en fonction des priorités de
santé publique définies par le ministère, consacre
désormais l’essentiel de son budget communication
à des campagnes ciblées (migrants, homosexuels et
jeunes, départements français d’Amérique – DFA).
« Nous avons surtout développé des spots télé, mais
également des affiches et des campagnes presse.
Des études conso-média nous ont par ailleurs permis de repérer les médias communautaires les plus
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consommés par nos populations cibles et d’y diffuser
des spots. » Ce ciblage a conduit, à l’inverse, à réduire
à une peau de chagrin les campagnes prévention
pour le grand public, qui se limitent à une par an, pendant quelques jours autour du premier décembre.
Partir du ministère
Outre des populations cibles, le ministère définit
annuellement des thèmes prioritaires. « L’année
2004 a été celle du préservatif et du rappel de la
vulnérabilité au VIH et aux IST, l’année 2005 celle du
dépistage. 2006 sera celle des personnes atteintes »,
précise Elodie Stanojevich. L’Inpes élabore donc ses
messages sur la base de ces orientations et s’appuie
sur des études de comportements pour cerner comment chacune des populations prioritaires se positionne vis-à-vis d’une thématique. Sur le thème du
dépistage, par exemple, Elodie Stanojevich raconte
comment trois stratégies totalement différentes ont
été établies pour 2005 : « Les homosexuels utilisent
largement le dépistage, surtout comme moyen de
réassurance. Il fallait donc que notre campagne
associe au dépistage un message sur le port du préservatif. A l’inverse, nous savions qu’il existe un véritable problème de dépistage tardif chez les hommes
africains – les femmes séropositives sont majoritairement dépistées pendant la grossesse – et que l’un
des freins au dépistage est la méconnaissance d’une
phase de séropositivité asymptomatique : beaucoup
associent en effet la séropositivité à la maladie visible
Photo : www.presscode.fr
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et à la mort proche. Nous avons voulu que notre message prenne le revers de ces représentations. Enfin,
pour les jeunes, parler du dépistage ne se justifiait
véritablement que face au désir d’arrêter le préservatif au bout de quelques mois vécus en couple et
c’est sur ce thème que nous avons construit notre
spot ».
Concilier stratégie publicitaire…
Lorsque ces concepts sont définis, l’Inpes décide
des médias qui les véhiculeront puis fait appel à
une agence publicitaire classique qui diffère selon le
public et les thèmes. « Une fois mise au courant de
notre projet, l’agence nous fait une proposition créative, que nous affinons peu à peu. » A l’issue de cette
phase préparatoire, le projet fait l’objet d’un pré-test :
avec l’aide d’instituts de sondage, l’Inpes teste son
projet de campagne sur un échantillon de personnes visées par celle-ci. Un story-board (le scénario
sous forme de bande dessinée) est montré aux participants, qui y réagissent. En fonction de l’accueil du
projet, celui-ci peut être réajusté, avant de partir en
production. L’agence de pub délègue alors à une boîte
de production le casting, le choix du lieu de tournage,
du réalisateur ou encore du stylisme. Enfin, une fois
la campagne diffusée, l’Inpes mesure son impact à
travers plusieurs indicateurs. D’abord, un post-test,
réalisé là aussi par l’intermédiaire d’instituts de sondage : il consiste à sonder des personnes appartenant
au public cible de la campagne sur l’impact de celle-ci
(la campagne a-t-elle été vue ?), son agrément (l’ontils aimée ou non, pourquoi ?), son caractère incitatif
(est-ce qu’elle les a incités à se dépister, à utiliser des
préservatifs…), son bruit (en ont-ils parlé à d’autres ?),
sa compréhensibilité. « Nous utilisons par ailleurs des
éléments plus objectifs d’information : les chiffres des
ventes de préservatifs, les données sur l’activité des
CDAG et les appels à Sida Info Service, dont le numéro
est systématiquement mentionné dans les campagnes », précise Elodie Stanojevich.
… et démarche de santé publique
A chaque étape de ce dispositif, qui ressemble à celui
de l’élaboration d’une publicité pour un produit de
consommation courante, l’Inpes s’efforce cependant
de faire valoir ses objectifs de santé publique. En
conservant, tout d’abord, le contrôle de chaque détail,
afin qu’il renforce l’efficacité du message sanitaire à
délivrer. « Toutes les phases préparatoires à la réalisation sont filmées et nous choisissons entre les diver-
ses propositions qui nous sont faites », poursuit Elodie
Stanojevich. Pour un spot de prévention en direction
des migrants, la boîte de production avait prévu des
habits de chez Dior. « Nous avons refusé : c’était des
habits qui correspondaient à une population aisée et
non à celle que nous voulions toucher. Nous avons
donc souhaité voir les acteurs porter des habits plus
ethniques. » Le pré-test sert lui aussi à rectifier d’éventuelles maladresses. « Nous avons testé la campagne Charles Trenet, qui déroulait une liste de noms et
d’adjectifs décrivant la vie avec le virus, sur le grand
public et des personnes séropositives. Nous souhaitions nous assurer que les séropositifs ne se sentiraient pas discriminés. Le mot “ lipodystrophies ” a
été retiré de la liste, parce qu’il ne correspondait pas
à l’image que les séropositifs souhaitaient donner
d’eux-mêmes. »
C’est dans le même esprit que l’Inpes associe des
experts à l’élaboration de certains de ses projets. Il
s’agit d’associations de terrain désignées par l’Institut, mais aussi d’instances comme le Conseil national du sida ou l’InVS, de sociologues ou d’autres professionnels de santé. Conviés en début d’année pour
la présentation du dispositif annuel de communication, certains de ces acteurs sont aussi invités, dans
le cadre de campagnes ciblées (migrants et homosexuels) principalement, à échanger sur des pré-projets. « Nous avons besoin de leur expertise pour toucher plus efficacement des populations données »,
explique Stéphane Delaunay, responsable de la communication VIH/IST à l’Inpes. « Ils ne sont pas là pour
prêcher pour leur paroisse, mais pour réfléchir autour
de ce que nous leur proposons et nous permettre
d’ajuster tant nos messages que nos images. » Pour
réaliser une affiche en direction des personnes d’origine maghrébine – le premier projet dans ce genre
– l’Inpes a convié un ensemble d’acteurs travaillant
auprès de cette population (le directeur des programmes de Radio Orient, la FTCR (1), l’association
culturelle islamique de la rue de Tanger…). De même,
Mamadou Diarra, responsable prévention de l’Uraca,
est régulièrement associé, à titre d’expert, à des
actions en direction des migrants africains : « Depuis
trois ans, je me rends environ une fois tous les deux
mois aux réunions d’experts de l’Inpes. On nous montre une campagne télé, radio ou une affiche et les
associations en présence discutent de ce qui va et de
ce qu’il faut changer. J’ai l’impression que depuis que
l’Inpes a ouvert ses portes aux associations, les campagnes pour les Africains sont moins blessantes ».
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Dans les coulisses des campagnes sida
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(1) Fédération des Tunisiens
pour une citoyenneté
des deux rives.
De la prévention
à la lutte contre la stigmatisation
Montrer sans blesser ni stigmatiser : telle semble être
la préoccupation récurrente de l’Inpes. S’il dit veiller
à ce que les messages de prévention ne discriminent
pas les personnes qui y sont représentées, l’Inpes
réalise en outre chaque année des campagnes spécifiques pour lutter contre la stigmatisation des séropositifs. « Ces campagnes sont absolument complémentaires aux campagnes de prévention et influent
sur elles, car plus l’image des personnes séropositives
est négative, plus elle constitue un frein à la prévention », estime Elodie Stanjevich. Traditionnellement,
l’Inpes travaille séparément sur l’image des séropositifs et sur les messages de prévention. D’ailleurs, Stéphane Delaunay estime qu’il n’y aurait pas de sens à
faire porter des messages de prévention grand public
par les personnes séropositives, auxquelles la population générale, dit-il, « ne pourrait pas s’identifier ».
Cette année, pourtant, des messages de l’Inpes en
direction des DFA et des migrants africains en France
ont allié prévention et lutte contre la stigmatisation.
Fin novembre 2005, RFI et Africa n°1 ont ainsi diffusé
pendant près de deux semaines des spots où des
personnes séropositives témoignaient du bénéfice
qu’elles avaient tiré du dépistage. « Nous avons voulu
sortir de l’idée de solidarité, qui sous-entend une victimisation, pour faire tenir aux personnes atteintes
un discours positif. » Une même démarche a été
entreprise à la télévision, dans DFA (à ceci près que
des acteurs ont dû incarner des personnes séropositives : la discrimination y est telle que personne n’a
accepté d’y témoigner à visage découvert). Parallèlement à cela, Stéphane Delaunay prépare pour 2006
une série de court-métrages destinés à être diffusés sur des supports gays communautaires : « Nous
avons recruté des homosexuels séropositifs qui ont
pris et fait prendre des risques à d’autres à une époque de leur vie et qui vont expliquer pourquoi ils sont
revenus à une démarche de prévention ». Est-ce la
reprise de l’épidémie qui oblige l’Inpes à rechercher
z
de nouvelles approches en prévention ?
Laetitia Darmon
Témoignage
« On n’a plus jamais
retrouvé le ton de 1995 »
Sociologue, directrice de recherche au CNRS, Geneviève Paicheler est notamment l’auteur
de Prévention du sida et agenda politique : les campagnes en direction du grand public
(1987-1996). Elle nous confie son point de vue sur les campagnes publiques actuelles.
« Les politiques n’ont longtemps pas osé montrer des personnes de couleur ou homosexuelles, par peur de les stigmatiser. C’était une raison honorable, mais elle a empêché d’atteindre efficacement des populations exposées. Aujourd’hui,
les campagnes essaient au contraire de cibler ces dernières
et c’est une très bonne chose. Toutefois, dans un contexte
de réduction constante des budgets, cibler implique de rendre la communication moins visible pour le grand public,
donc de prendre le risque d’une baisse de la vigilance dans la
population générale. Ce n’est pas de la faute de l’Inpes, mais
d’un désintérêt politique pour le sida, qui n’est plus considéré comme une priorité de santé publique. D’autre part,
les campagnes restent toujours trop abstraites. Au début de
l’épidémie, la vigilance des personnels politiques vis-à-vis du
contenu des campagnes était exacerbée : tous redoutaient
de parler sexualité en prime-time et les messages étaient très
allusifs, plus distanciés encore qu’aujourd’hui. Puis il y a eu la
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campagne de l’été 1995, qui a parlé très clairement de situations à risque hétéro et homosexuelles. C’était très audacieux.
On n’a malheureusement jamais retrouvé ce ton très direct
qui avait satisfait les associations, même les plus revendicatives. Depuis, le langage est beaucoup plus lisse, euphémisé.
Pourtant, c’est d’un discours sans détour que les gens ont
besoin. En s’attachant à des “ situations à risque ”, on apporte
un message clair sur ce qu’ils vivent vraiment. Les gens ont
du mal à faire le lien entre un message très général – “ mettre des préservatifs ”, par exemple – et la réalité de leurs pratiques sexuelles. Ils ont plein d’interrogations très concrètes :
sur la fellation, le préservatif : “ Quand et comment le mettre,
avec ou sans gel ? ”… C’est à tout cela qu’il faut répondre et
lorsque les microbicides auront été développés, il s’agira de
ne pas rater le coche ! »
z
Propos recueillis par L. D.
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Les associations
questionnent
les campagnes publiques
L
es campagnes publiques reviennent à date
fixe : l’une en décembre, l’autre en été. « Insuffisant », clament toutes les associations ; sur ce
constat toutes les voix convergent. « Les messages
doivent être réitérés très souvent pour que les gens
les intègrent, estime Olivier Denoue, directeur de la
communication à Aides. Nous ne sommes pas satisfaits du nombre actuel de campagnes. » Le temps de
diffusion est également jugé trop court : sept voire
quinze jours de passage à la télévision ou d’affichage
public en général. « La campagne de prévention routière : “ Tu t’es vu quand t’as bu ” a marqué les esprits
parce qu’elle est passée des milliers de fois », estime
Emmanuel Château d’Act up. Une vision contestée
par Elodie Stanojevich de l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé (Inpes) : « Ce qui
compte, ce n’est pas la durée mais l’exposition de la
cible au film. Quand nous faisons des campagnes très
courtes, nous investissons précisément pour avoir un
très fort taux d’exposition. C’est une stratégie événementielle ». N’empêche, personne ne conteste que
les budgets de l’Etat en direction de la lutte contre le
sida sont en baisse. « Nous sommes dans la gestion
de la pénurie », assure Emmanuel Château. Une gestion coupable parfois de malentendus comme pour
la campagne 2005 destinée aux étrangers. Un jeune
homme noir se regarde dans une glace. « Sida. Le
seul moyen de savoir, c’est de
faire le test »,, indique le texte.
cliné en
Ce message a été décliné
trangers, les
trois volets, vers les étrangers,
homosexuels et les jeunes,, mais
l’accent et les moyens ont été
concentréss sur la diffusion de la
e aux étrantrancampagne destinée
gers, un choix que personne ne
épidééconteste au regard de l’épidémiologie. Toutefois, elle a
actions de
provoqué des réactions
re, notamment du moucolère,
vement contre le racisme et
pour l’amitié entre les peuples (MRAP), qui a jugé
cette campagne discriminatoire, s’indignant que
le sida soit associé à un
action
Africain. « Cette réaction
s’explique puisqu’il n’y
avait pas de visibilité des autres campagnes, juge Emmanuel
Château.
Afin d’éviter ces
effets, il faut multiplier les messages pour que chacun en trouve un qui lui soit destiné. »
Un choix qui demanderait des moyens financiers
accrus et une volonté claire de l’Etat.
pes
its : In
extra
Le message des campagnes de
prévention passe-t-il ? La question n’est pas inutile. Les chiffres
marquent un rebond de l’épidémie et le « relâchement des pratiques de prévention » est décrit
sous tous les angles. Si d’aucun
estime que, sans ces campagnes,
l’épidémie aurait conduit à une
situation beaucoup plus dramatique, d’autres s’interrogent sur le
fond et la forme des messages.
La lutte contre
la discrimination avant tout
Le manque de moyens est reconnu de tous, en revanche le choix stratégique des messages est moins
consensuel. « Les couleurs, les personnes, la présentation changent mais les campagnes françaises
sont systématiquement cloisonnées en deux parties
étanches : communication sur le préservatif et communication contre la discrimination des personnes
Extraits de deux
campagnes TV
de prévention sida
réalisées par l’Inpes.
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séropositives », explique Thibaut Tenailleau, directeur
d’Arcat. Le sujet fâche car il interroge la visibilité des
personnes séropositives dans les campagnes de prévention. Aucune campagne française n’a fait intervenir une personne séropositive sur le thème de la prévention primaire ou secondaire. « Avant de pouvoir
faire porter des messages de prévention à des personnes séropositives, explique Olivier Denoue, notre
combat est concentré actuellement sur la non-stigmatisation des personnes, leur non-discrimination
dans la société. Lorsqu’elles seront à l’égal de tout
le monde, alors seulement il sera logique de les
Une affiche invisible
Les associations souhaitent toutes une interaction importante dans le choix
de la forme et du fond des campagnes publiques de prévention élaborées
par l’Inpes. Une collaboration nécessaire mais glissante, comme l’a montré la
douloureuse création de la campagne interassociative dans le cadre de l’année sida grande cause nationale. Il s’agissait de produire une affiche destinée
à la communauté homosexuelle autour d’une phrase : « Un homosexuel sur
dix est contaminé par le VIH, plus de quatre homosexuels découvrent chaque
jour leur séropositivité. Sida : nous arrêtons quand ? ». La phrase a été proposée par Act up. « Ces données sont en dessous de la réalité mais, par peur
de stigmatiser, l’information n’est pas transmise », regrette Emmanuel Château. Un slogan qui n’a pas plu à Aides : « Un homosexuel sur dix est contaminé, donc contaminant, dangereux ?, interroge Michel Simon, vice-président
d’Aides, c’est un message inefficace et stigmatisant ». L’association a finalement accepté « de jouer le jeu de l’interassociatif » mais conteste l’approche
« trop actupienne de dénonciation ». Le message avalé, plusieurs maquettes
ont été proposées : l’une montrait le visage d’un beau jeune homme, une autre
inscrivait la phrase sur les couleurs du drapeau gay, sur la troisième, le liseré
noir des premières affiches d’Act up encadrait une cible avec des impacts de
balles. Le consensus a été impossible à trouver. « L’image de la cible, proposée
par le CRIPS, renvoyait l’idée d’un milieu gay criblé de virus. Une image forte,
estime Emmanuel Château, qui pouvait rappeler une campagne d’Act up où
un homme dirigeait le canon de son arme vers les passants, une affiche choc
mais efficace. » Rejetée par le comité grande cause car jugée trop discriminante. « Le débat s’est focalisé entre une position portée essentiellement par
Act up, qui vise à responsabiliser les gays sur leurs pratiques sexuelles, qu’ils
soient séropositifs ou non, et la position opposée, défendue par Aides, qui
craint de discriminer les personnes séropositives », décode Thibaut Tenailleau,
directeur d’Arcat. Résultat, aucun graphisme n’a été jugé satisfaisant, seul le
message est resté sur un fond jaune uniforme. « Nous sommes arrivés à un
terrain d’entente sur des bases minimales, c’est tout à fait emblématique
des constructions de campagnes en collectif où il faut tenir compte des positions des uns et des autres, pour finalement aboutir à une campagne qui ne
convient à personne », résume Olivier Denoue, directeur de la communication
à Aides. L’affiche est en effet passée totalement inaperçue, sur ce constat tout
le monde est d’accord.
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M. L.
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entendre sur les questions de prévention. »
Aides est intraitable sur cette problématique. Impossible de faire parler un séropositif sur la prévention, car
la population pourrait entendre que les séropositifs en
sont seuls responsables, or cette responsabilité doit
rester partagée martèle Aides. La lutte contre les discriminations des personnes séropositives est désormais l’objectif numéro un de l’association qui entend
recentrer sur ce thème ses stratégies de communication en gardant une campagne de prévention pour
l’été. « Pourquoi avoir envie de protéger l’autre quand
on n’est pas du tout reconnu dans la société ? », interroge David Monvoisin, chargé de mission méthodologie et action communautaire à Aides.
Cette approche semble partagée par l’Inpes dans ses
choix stratégiques. Pour Thibaut Tennailleau, l’explication est claire : « Aides a énormément d’impact sur
la politique de prévention, ce qui est normal puisque
c’est la plus grande association et la plus représentative des personnes concernées ; la question reste de
savoir si leur position en matière de prévention doit
être systématiquement suivie ». Cette dichotomie des
campagnes doit être, selon lui, interrogée : « Pourquoi
faut-il toujours séparer les deux messages, pourquoi
est-ce impossible d’obtenir une campagne qui vise à
la fois à affirmer la place des personnes séropositives
dans notre société en y alliant un message d’incitation au port du préservatif ? ». Certains observateurs
estiment que cette crainte exacerbée de la discrimination a fait passer, pendant longtemps, les campagnes
à côté des populations les plus exposées, en refusant
de cibler les messages pour éviter de stigmatiser les
personnes.
Des campagnes
aux messages lisses
Les campagnes ciblées, réclamées par de nombreuses associations, ont été pendant des années repoussées par l’Etat de crainte de désigner des « groupes à
risque ». Aujourd’hui, le pas est franchi et des campagnes en direction des migrants ou des homosexuels
sont produites. Indispensables pour les acteurs de terrain, avec une nuance de taille soulignée par Act up :
« Ce ne sont pas des groupes qui sont “ à risque ” mais
des pratiques, des situations. La réalité de l’épidémie
est complexe, floue, les Noirs baisent avec les Blancs
et des hommes qui se disent hétéros ont des rapports avec d’autres hommes », témoigne Emmanuel
Château. Act up plaide pour des campagnes ciblées
mais qui désigneraient des pratiques, des situations
Photos : Inpes.
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Quelques exemples de campagnes d’affichage réalisées par l’Inpes : une à destination des populations originaires d’Afrique subsaharienne (à gauche),
une autre pour les jeunes (au centre) ainsi qu’une affiche traitant de la lutte contre les discriminations à l’encontre des personnes atteintes (à droite).
concrètes. Ainsi, l’écueil de la discrimination serait,
selon l’association, écarté puisque l’angle d’approche
ne désignerait pas une communauté. Or, jusqu’alors
les pratiques et les situations sont bien souvent décrites de façon abstraite. Deux paires de chaussures taille
42 au pied d’un lit, voilà l’image de l’homosexualité
dans l’une des campagnes publiques de prévention
construite avec les associations. Elles avaient proposé
l’image de deux hommes dans un lit. Refusé. Elles
avaient accepté de réduire à deux paires de pieds
d’hommes qui sortaient d’un lit. Refusé. Seules les
chaussures sont restées. En 2001, deux campagnes qui
faisaient défiler des scènes d’amour de films connus
et non interdits aux moins de 18 ans ont été censurées
par l’Etat : trop osées. Enserrée par des contraintes et
des exigences multiples, la communication de l’Etat
sur le VIH/sida en devient parfois incompréhensible,
comme en témoigne ce spot de 1997 sur un homme
fatigué au volant de sa voiture. Le risque d’accident
de la route figurait le risque de contamination. Beaucoup de personnes n’ont pas compris le rapport et ont
pensé qu’il s’agissait d’une campagne de sécurité routière. Actuellement, certaines campagnes montrent
des avancées vers une clarification des messages et
l’utilisation du témoignage. Les clips d’incitation au
dépistage à destination des départements français
d’Amérique sont appréciés pour leur langage clair
et direct. Des hommes et des femmes séropositifs
et séronégatifs témoignent de leur expérience du
dépistage, des vécus divers qui rendent compte de la
disparité des situations, plus proche de la réalité du
terrain. Dans cette même optique du partage d’expérience, certains, comme Thibaut Tenailleau, s’interrogent : « Pourquoi est-ce inimaginable qu’une personne séropositive parle de son vécu, de son quotidien, dans un message de prévention ? ». « Car c’est
encore une maladie stigmatisante et stigmatisée, liée
dans l’esprit de la population à des comportements
déviants », rétorque David Monvoisin. Mais n’est-ce
pas dans cette invisibilité que les phénomènes de discrimination prennent racine ? Enfin, ne fait-on pas le
contre-jeu de la prévention en faisant taire les séropositifs ? « Je pense que pour que les campagnes
fonctionnent mieux, il faut un retour en force du
communautaire, avance Thibaut Tenailleau, une revalorisation de la place des personnes séropositives.
Aujourd’hui, la professionnalisation des associations
a fait passer au second plan les personnes concernées. Il faut qu’elles reprennent leur place aussi bien
dans les associations que dans le débat public. » z
Marianne Langlet
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