Geert Goiris
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Geert Goiris
Geert Goiris La menace latente Jean-Paul Felley, Olivier Kaeser Mes images se réfèrent à des fictions familières. Simultanément, elles captent des lieux authentiques. Le fusionnement des faits avec la fiction crée précisément la fracture qu’il est de mon intention de conserver1. Geert Goiris En pensant au site grandiose du barrage de Mauvoisin dans le Val de Bagnes, nous avons rapidement pensé à proposer à l’artiste flamand Geert Goiris de réaliser un nouveau projet dans le cadre de la Triennale du Valais 2014. La vision du monde qu’il construit par la photographie nous semblait pouvoir trouver dans ce lieu somptueux un développement fort et stimulant. Dès sa première visite en juillet 2013, il a esquissé les bases de son projet. Dans ce cadre majestueux et face à un panorama parfois oppressant, il lui sembla futile d’exposer des photographies. Il cite ainsi l’artiste Hamish Fulton, pour qui une image ne peut rivaliser avec une expérience2. L’expérience – dans ce cas la prise de conscience des questions d’échelle – peut être la sensation de vertige ou d’une forme de sublime inhérente aux montagnes environnantes. Ainsi, Goiris a imaginé un ensemble de photographies qui puisse agir comme catalyseur d’une autre expérience et créer une sorte de récit qui fasse écho aux sensations qu’il a pu ressentir sur le site. Un récit non linéaire, basé sur un principe d’association d’images, qui tend vers un scénario s’appuyant sur les idées de danger imminent ou de menace latente. Près d’un an après cette rencontre estivale, Geert Goiris nous proposa trente photographies, prises dans différentes parties du monde, où se mêlent réalisme, romantisme et anticipation d’un futur possible. Celles-ci sont tirées en grand format et collées au recto et au verso de quinze supports métalliques disposés sur le couronnement du barrage. Ces trente images, dont l’artiste a soigneusement travaillé les liens et l’articulation, constituent autant de narrations latentes. 1. Geert Goiris, All due intent, catalogue de Manifesta 5, San Sebastian, Actar, 2004, pp. 156-157. 2. Hamish Fulton, An Image Cannot Compete with an Experience, Norwich, University of East Anglia, Sainsbury Centre for Visual Arts, 1999. – Hamish Fulton est un artiste anglais, né en 1946, qui se qualifie luimême de Walking Artist. Toutes ses œuvres, photographies, peintures murales ou dessins, sont issues des marches qu’il effectue partout dans le monde. 2 Jean-Paul Felley, Olivier Kaiser – Geert Goiris Geert Goiris a toujours une approche singulière d’un lieu. Chaque image qu’il rapporte de ses voyages est construite, maîtrisée, autonome et fait ressortir les aspects étranges d’une situation. Ses photographies proposent un monde entre rêve et réalité, un état qu’il définit comme un « réalisme traumatique » ou plus précisément comme « une cassure qui ne serait pas la fêlure psychologique qui pousse quelqu’un à se confronter à une histoire passée non résolue, mais bien le coup d’œil furtif et transitoire sur une autre réalité3 ». Cette ambivalence se retrouve d’ailleurs dans certains titres minutieusement choisis pour ses expositions et ses livres, comme Lying Awake4 (Mensonge éveillé), The Unreliable Narrator5 (Le Narrateur peu fiable) ou encore Confabulation6, où un trouble de la mémoire porte à croire que des événements supposés ont réellement eu lieu. Ces oscillations mentales, qu’il définit par l’expression de « fictions familières », peuvent aussi être rapprochées de la notion de « unheimlich », analysée par Sigmund Freud dans son essai éponyme, traduit en français par l’expression « l’inquiétante étrangeté » : « l’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier7. » Cette dimension mentale du travail, cette volonté de susciter un sentiment de catastrophe par un récit d’images focalisées sur notre environnement naturel ou encore ce regard porté sur des lieux et sur le rapport que l’homme entretient avec eux trouvent un écho étonnant avec les réflexions de l’artiste américain Robert Smithson : « L’esprit humain et la Terre sont constamment en voie d’érosion; des rivières mentales emportent des berges abstraites, les ondes du cerveau ébranlent des falaises de pensée, les idées se délitent en blocs d’ignorance et les cristallisations conceptuelles éclatent en dépôts de raison graveleuse. Un vaste mouvement intervient dans ces miasmes géologiques, et il a lieu de la façon la plus concrète. Ce mouvement paraît immobile, et cependant il ensevelit le paysage de la logique sous des rêveries glaciaires. Cet épanchement lent rend conscient de la turbidité de la pensée. Éboulement, glissement de terrain, avalanche, tout cela se produit à l’intérieur des limites craquantes du cerveau8. » L’ensemble des photographies proposées pour le site de Mauvoisin, qui fait aussi l’objet d’un livre d’artiste9, porte originellement le titre anglais Overgrown. Cet adjectif contient plusieurs nuances, telles que recouvert, envahi, surpeuplé, ou, pour ce qui est de la végétation, luxuriante, par exemple. Au final, nous avons, avec l’artiste, pris le parti de l’adapter en français en usant du substantif Prolifération, qui donne l’idée d’une croissance excessive, d’une force qui dépasse la normalité. 3. Geert Goiris, All due intent, op. cit. 4. Exposition Lying Awake, The Nest, Nairobi, 2013 et livre d’artiste Lying Awake, Amsterdam, Roma Publications, 2013. 5. Exposition The Unreliable Narrator, Bruxelles, Galerie Catherine Bastide, 2011. 5. Exposition The Unreliable Narrator, Bruxelles, Galerie Catherine Bastide, 2011. 6. Exposition Confabulation, Bâle, Kunsforum Bâloise, 2009. 7. Sigmund Freud, L’inquiétante Étrangeté et autres Essais, Paris, Gallimard, Collection Folio Essais, 1985, p. 215. 8. Robert Smithson, « Une sédimentation de l’esprit : Earth Projects » in Robert Smithson, Le Paysage entropique, Marseille, Musées de Marseille / Réunion des musées nationaux, 1994, p. 192. – Ce texte est accompagné d’une photographie de la carrière de Bangor-Pen Angyl, en Pennsylvannie, visitée par Smithson en 1968. Il s’agit d’un site d’ardoise dans son état naturel, qui a ensuite été circonscrit dans un Non-site par Smithson. Le site photographié présente une grande proximité visuelle avec l’une des photographies de Geert Goiris qui fait partie de la série Prolifération : Gorge, Sicile, 2013. 9. Geert Goiris, Overgrown, Amsterdam, Roma Publications, 2014 (Parution à l’occasion de la Triennale Valais 2014). Jean-Paul Felley, Olivier Kaiser – Geert Goiris 3 Les trente photographies choisies pour la série ont été prises lors de voyages en Allemagne, en Belgique, en Bolivie, en France, au Kenya, à Lanzarote, en Namibie, en Norvège, au Royaume-Uni, en Russie, en Sicile et bien sûr en Suisse. Mais plus que des pays ou des contrées, ce sont les sites et plus exactement des détails de ces derniers qui retiennent son intérêt en fonction leur pouvoir d’évocation. La manière dont, à partir de ces sites, il décide de construire une image, une vision, donne à ses photographies leur singularité : « Les endroits que je visite sont bien sûr d’une importance capitale, parce qu’ils sont tous uniques, mais je choisis de ne pas jouer la carte de leur spécificité. Je m’efforce donc de niveler toutes leur qualités intrinsèques, qu’elles soient géographiques, climatiques ou sociales, pour créer une image mentale qui provoquerait la fusion sans soudure de différentes caractéristiques et afin d’en exprimer un sentiment d’anxiété, prémonition, et peur10. » La méthode de travail de Geert Goiris trouve avec le site de Mauvoisin un terrain particulièrement propice à son développement. L’impressionnant barrage de Mauvoisin crée un lac artificiel cerné de montages. Cet ouvrage en béton, construit dans les années 50, est l’un des plus grands barrages de Suisse, qui culmine à 1976 mètres d’altitude. C’est aussi le plus haut barrage-voûte d’Europe en exploitation, avec ses 250 mètres de hauteur visibles hors sol. L’histoire du site est chargée, puisque le Glacier du Giétro, en amont, a provoqué d’importantes inondations au XVIe siècle, et surtout en 1818, lorsque vingt millions de m3 d’eau se sont déversés dans la vallée, provoquant une catastrophe jusqu’à Martigny11. Au-delà d’une volonté de produire de l’électricité, cet énorme mur, qui peut paraître menaçant ou donner le vertige, a donc aussi été construit pour protéger l’homme d’autres catastrophes potentielles. Point de départ de randonnées, le barrage est aussi un lieu dévolu à l’art. En effet, depuis 2007, le Musée de Bagnes, situé dans le village du Châbles, en aval, organise des expositions de photographies sur le couronnement du barrage12. Par ailleurs, la fondation Air & Art a commandité l’installation d’une œuvre pérenne de l’artiste américain Michael Heizer, Tangential Circular Negative Line Sculpture, en 2012, située à proximité de l’hôtel Mauvoisin, au pied du barrage. Cet environnement stimule donc une approche du site particulièrement attentive, où les sens sont en éveil, comme dans tous les contextes naturels attrayants, mais où des références artistiques peuvent aussi apparaître. Un autre site peut ainsi venir à l’esprit, celui de la Spiral Jetty, une des œuvres emblématiques du Land Art, que Robert Smithson a réalisée en 1970. Dans les deux cas, il s’agit de la rencontre d’un artiste avec un site où l’élément le plus important du site est un lac, qui plus est, le périple pour atteindre le site fait partie intégrante de l’aventure. Geert Goiris a visité la Spiral Jetty et cette expérience l’a fortement marqué : « Nous avons tous vu pléthore d’images de la Spiral Jetty, mais le fait de vraiment marcher dessus a provoqué en moi une sorte de plénitude, une impression d’être parvenu à destination sans doute liée aux valeurs et aux priorités qu’on se fixe dans l’existence13. » De manière générale, pour Geert Goiris, « le premier contact avec le 10. Geert Goiris, All due intent, op. cit. 11. Histoire de la protection contre les crues en Suisse, Éditions de l’Office fédéral des eaux et de la géologie, Berne, 2003 et Jean-Michel Gard et al., 16 juin 1818. Débâcle du Giétro, Musée de Bagnes, 1988. – Quarantequatre personnes ont péri lors de la catastrophe de 1818. 12. 100 ans de la Diana par Robert Hofer en 2007; Mauvoisin en construction en 2008, Ski-club, photographies de Jean-Claude Roh, Delphine Claret et Daniel Stucki en 2009; Montagne de verre, photographies de Federico Berardi et David Favrod en 2010; Robert Hofer en 2011; Christian Lutz en 2012; Hughes Dubois en 2013. 13. Geert Goiris, « Fragments d’une conversation. Geert Goiris / Vincent Lamouroux » in Vincent Lamouroux, Dijon, Les Presses du réel, 2009, p. 31. 4 Jean-Paul Felley, Olivier Kaiser – Geert Goiris lieu est important : l’impact des impressions personnelles crée une interférence avec le grand nombre d’images indistinctes stockés dans notre mémoire collective14 ». Finalement, plus que le lieu même, c’est l’emprise sensorielle et mentale qu’il exerce sur l’artiste qui est la plus marquante. Plus qu’une comparaison des lieux respectifs, on peut rapprocher les sensations qu’ils suscitent. Voici comment Robert Smithson décrit son observation du site de la Spiral Jetty : « Tandis que je regardais le site, il se réverbéra sur tout l’horizon comme pour suggérer un cyclone immobile, pendant que le vacillement de la lumière faisait trembler le panorama tout entier. Une sorte de secousse assoupie se répandit dans l’immobilité palpitante, en une sensation de tournoiement sans mouvement. Ce site était un rond-point qui s’enfermait dans une immense rondeur. » Il poursuit : « Ma dialectique du Site et Non-site tournoya dans un état d’indétermination, où liquide et solide se perdaient l’un dans l’autre. Ce fut comme si une succession d’ondes et de pulsations faisait osciller la terre ferme et que le lac demeurait tranquille comme un roc. La bordure du lac devint la bordure du soleil, une courbe bouillante, une explosion se soulevant en une protubérance enflammée15. » Le cadre de Rozel Point au bord du Grand lac salé en Utah semble avoir provoqué chez Robert Smithson des impressions proches de celles ressenties par Geert Goiris face au lac de Mauvoisin. Le site de Mauvoisin réussit également à susciter des sensations que des auteurs aussi différents que Charles-Ferdinand Ramuz et James Graham Ballard ont su créer. De Ramuz, on pense bien sûr à Derborence, qui prend la forme d’une simple chronique villageoise non dénuée de croyances fantastiques, qui s’est déroulée il y a deux cents ans16. L’auteur y multiplie les descriptions, plus indirectes que directes, de la « montagne qui est tombée17 ». Si les photographies de Geert Goiris peuvent être considérées comme silencieuses, elles montrent un contexte en état de suspension, comme figé. Dans la série Prolifération, on découvre des grottes ou galeries rocheuses, probablement en partie naturelles et en partie façonnées par l’homme. Des environnements végétaux, partiellement dans le brouillard ou traversés par d’étranges phénomènes de lumière. Des végétaux isolés de leur contexte, qui semblent venus d’ailleurs, luxuriants ou irradiés. Des arbres ou des roches aux formes fantomatiques. Des détails d’architecture, qui évoquent le confinement, l’enfermement ou l’effondrement. Des oiseaux morts, des surfaces de glace, ou encore des êtres humains, dont le regard et l’attention se focalisent ailleurs. Ses images convoquent tantôt le hors champs, tantôt le hors temps ainsi que des événements qui se sont passés ou qui pourraient se passer. En regardant ces photographies, on peut ressentir une forme d’agitation contenue qui apparaît aussi à la lecture de Derborence : « D’ailleurs les bruits se faisaient de plus en plus rares, de plus en plus espacés, de plus en plus sourds, de plus en plus intérieurs, comme au commencement d’une longue digestion; ils venaient à présent d’au-dessous de vous et comme du dedans de la terre [...]18. » Mais on peut aussi imaginer des événements plus directs, plus imposants, qu’ils soient passés ou à venir. Les photographies recèlent ainsi des narrations 14. Geert Goiris, All due intent, op. cit. 15. Robert Smithson, « Spiral Jetty » in Robert Smithson, Le Paysage entropique, Musées de Marseille / Réunion des Musées Nationaux, 1994, p. 206. 16. Heureux hasard du calendrier : pour marquer les deux cents ans de l’éboulement de Derborence, le metteur en scène Mathieu Bertholet créera un spectacle tiré du roman de Ramuz sur le site même de Derborence en août 2014. 17. Charles-Ferdinand Ramuz, Derborence (écrit en 1934 et publié aux Éditions Grasset & Fasquelle en 1936), Paris, Grasset, 2003, p. 34. – Géographiquement, le site de Derborence est proche de celui de Mauvoisin, mais situé sur le versant nord de la Vallée du Rhône, en Valais. 18. Ibid., p. 35. Jean-Paul Felley, Olivier Kaiser – Geert Goiris 5 potentielles, dont celles liées au danger, à la menace, également présentes dans le roman de Ramuz : « En même temps ça bouge et ça gronde; en même temps ça craque, en même temps ça siffle; ça se passait à la fois dans les airs, à la surface de la terre et sous la terre, dans une confusion de tous les éléments où on ne distinguait plus ce qui était bruit de ce qui était mouvement, ni ce que ces bruits signifiaient, ni d’où ils venaient, ni où ils allaient, comme si c’eût été la fin du monde19. » Finalement, la fin du monde de Ramuz et le monde englouti de James Graham Ballard peuvent étonnamment engendrer une tension du même ordre. Ballard, l’un des maîtres de la littérature de science fiction, est aussi un auteur central du point de vue des rapports féconds pouvant s’établir entre les artistes contemporains – dont un Robert Smithson – et la science fiction20. Plusieurs titres de ses romans ou de ses nouvelles, comme Le Monde englouti, La Forêt de crystal, L’Île de béton ou La Région du désastre, pourraient qualifier des aspects du travail de Geert Goiris et notamment du projet pour Mauvoisin. Le Monde englouti, écrit en 1962, ne décrit pas une une situation qui découlerait de la rupture d’un barrage, mais nous plonge dans un monde qui a subi une catastrophique élévation du niveau des océans et une canicule permanente suite à des explosions solaires. L’extrait suivant décrit une atmosphère qui s’apparente à plusieurs aspects perceptibles dans le travail de Geert Goiris, et notamment dans la série Prolifération : « Le ciel était éclatant, marbré, et la vasque noire immobile de la lagune paraissait par contraste infiniment profonde, tel un immense puits d’ambre. Les immeubles couverts d’arbre émergeant sur ses berges semblaient vieux de millions d’années, vomis par le magma terrestre à l’occasion de quelque terrible cataclysme, puis embaumés durant l’éternité qu’il leur avait fallu pour s’affaisser21. » Ballard, Smithson et Goiris, chacun à sa manière et chacun avec un langage singulier, remettent en question le mythe matérialiste du progrès, le rapport de l’homme à la technologie et mettent en scène la force de la nature qui surpasse tout. En plus du projet Prolifération à Mauvoisin, une exposition intitulée La dernière Vallée est présentée au Musée de Bagnes. L’artiste y a rassemblé un choix de photographies réalisées entre 1998 et 2012, qui font écho à la série présentée plus haut sur le barrage. Anciennement, le Musée était une cure située entre l’église et le cimetière, dans lequel des victimes de la catastrophe du Giétro, tout comme les ouvriers qui périrent lors de la construction du barrage, auraient pu être enterrés. Et si celui-ci venait à être détruit, les deux cents cinquante millions de mètres cube d’eau effaceraient le village de la carte en quelques minutes. L’observation des photographies de Geert Goiris modifie notre perception du réel. Elles nous transportent dans un espace mental fécond qui génère des scénarios de catastrophe ou d’anticipation. Une expérience à la fois perceptuelle et fantasmatique. 19. Ibid., p. 37. 20. Ce sujet a été analysé en détail par Valérie Mavridorakis (éd.) (Art et Science fiction. La Ballard connexion, Genève, Édition Mamco, 2011). – James Graham Balard était aussi fasciné par la Spiral Jetty et l’artiste Tacita Dean a réalisé le film J.G. sur ce sujet, en 2013. 21. James Graham Ballard, Le Monde englouti (publié en 1962 sous le titre original The Drowned World), Paris Éditions Denoël, Collection Folio SF, 2011, p. 63.