Le manifeste de mon corps, chronique féministe corporelle Eva Darlan

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Le manifeste de mon corps, chronique féministe corporelle Eva Darlan
Le manifeste de mon corps, chronique féministe corporelle
Eva Darlan
Depuis le temps que je vis avec, j’ai eu l’occasion de me poser quelques questions sur mon
corps, de l’envisager, de l’interroger et de le regarder comme un objet qui m’aurait échappé.
Est-il un, unifié, parlant d’une seule voix, ou composé de plusieurs identités qui
s’entremêlent ou se heurtent ? Sans rien me demander, il a eu sa vie propre, dans laquelle,
étourdie par la course de ma vie, je ne suis pas intervenue. Il ne m’a jamais trop demandé
mon avis. Est-ce que mon corps est moi ? Est-ce que je suis mon corps ? J’ai voulu le
regarder, voir ce qu’il était devenu. Etat des lieux. Lieu de tous les états.
Je n’ai jamais aimé mon corps. J’ai été élevée dans sa détestation. Le corps est sale, il n’est
qu’une enveloppe, seule l’âme est belle. Tout se qui se rapporte au corps est malsain et
nauséabond. On ne doit pas s’en occuper, on fait comme s’il n’existait pas. On le lave de façon
calibrée, par petits morceaux au lavabo toute la semaine, et au bain le dimanche. Pareil pour
les cheveux : une fois par semaine, dans le bain. L’adolescente se baladait avec les cheveux
gras dès le mardi et il fallait attendre le dimanche soir pour ne plus avoir honte. Du corps,
sale, avec ses odeurs, ses humeurs, et l’inconfort de ses hormones, à la sexualité, il y a
beaucoup moins d’un pas. La sexualité était faite pour les animaux. Le sexe était écoeurant,
pervers, avilissant, seulement pratiqué par les hommes, des cochons désireux de prendre une
femme pour la mépriser ensuite. Et pendant ce temps, tu pouvais penser à autre chose, ça ne
durait jamais très longtemps. Pas tout à fait faux, mais pas complètement vrai.
Malheureusement, j’ai toujours aimé les hommes et le sexe. Ce qui ne va pas toujours
ensemble. J’ai rencontré très peu d’hommes qui ont su partager le plaisir. La plupart, trop
souvent concentrés sur eux mêmes, ne savent pas en donner. En gros, j’ai rencontré peu
d’hommes qui aiment les femmes.
Mes parents m’appelaient « la belle en cuisse ». Allez savoir pourquoi. Ce surnom les
amusait beaucoup et ils riaient à chaque fois qu’ils le prononçaient. Et dans ma tête d’enfant,
je m’imaginais avec des cuisses partout, à la place des joues, des bras, une cuisse sur le
ventre, des fesses en cuisses. Je revois des photos, et je ne comprends pas : j’étais absolument
ravissante…
Adolescente, mon père regardait mon corps : « …et ben dis donc, quel morceau, t’as vu ses
hanches ? Elle est large comme une jument, ça passera comme une lettre à la poste ». Mon
père aimait beaucoup sa jument, ça devait donc être un compliment, mais de quoi parlait-il ?
Il commentait mon corps, mes seins, mon ventre, mes hanches. C’était un paysan auvergnat.
Un tyran domestique qui nous terrorisait et que malgré mes encouragements, ma mère ne
quitta jamais. Je sais maintenant qu’elle avait développé avant l’heure le syndrome de
Stockholm.
Ils m’appelaient aussi « mèmère ». Ou « petite mèmère ». Tous ces surnoms bizarres qui
étaient mon quotidien m’ont bien fait comprendre que j’étais grosse avec des cuisses partout,
vieille comme une grand-mère et moche comme une jument. Quand il arrivait que quelqu’un
dise : « Comme elle est jolie », la réponse de ma mère sortait comme une fusée « ne lui dites
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surtout pas, elle va le croire » et mon père d’ajouter « je ne sais pas si elle est jolie, mais
comme emmerdeuse, elle se pose là ! ». Et tout le monde riait. Moi aussi, blessée.
Je n’ai eu que cela de la part de mon père. Et aussi ces attouchements qu’il prétendait être
des câlins. « Viens sur mes genoux, viens mettre tes mains là, entre mes cuisses, à la petite
chaleur douce ». Je ne voulais pas. Et ma mère qui cousait plus loin, souffrait. « Allez, bon
sang, mets tes mains…là, comme ça. Quand j’étais petit, c’est comme ça que je faisais avec
ma mère. » Et les rapports incestuels deviennent incestueux. « Hmmm, tu sens le sui
generis ! » Il avait les yeux qui brillaient. « Attends que je te sente encore. Tu n’es rien tu
n’es qu’un peu de ma bave. Laisse tes mains à la petite chaleur douce. Tu sens bon tu sais. Un
peu de ma bave. » J’avais envie de vomir.
Mon corps, il a fallu que je me l’approprie. Pendants des dizaines d’années, je me réveillais en
chien de fusil, recroquevillée sur moi même avec cette phrase lancinante qui se répétait
comme un psaume protecteur : « mon corps est à moi, mon corps est à moi. Mon corps est à
moi ». Je ne savais pas pourquoi. Je me trouvais un peu folle. Des dizaines d’années plus tard,
en analyse, j’ai su pourquoi.
Je n’avais pas de chambre. L’appartement était une enfilade de minuscules pièces qui se
commandaient les unes les autres. On entrait par un minuscule vestibule qui ouvrait sur une
minuscule cuisine et un espace suffisamment grand pour avoir des toilettes à la turque, qui
sont toujours pour moi le summum de l’hygiène. Et puis un jour mon père a fait une
dérivation, a jeté un caillebotis, et nous avions une douche. C’était merveilleux. Papa était un
héros ! Puis, on entrait dans une minuscule salle à manger où on avait du mal à passer
derrière les chaises tant tout cela était serré, mais on avait une table, des chaises et un buffet,
ce que tout le monde n’avait pas. La minuscule pièce qui suivait était une sorte de passagecouloir-salle-de-jeux-salon. C’était là qu’était le poêle, une armoire, et moi. Venait ensuite la
chambre de mes parents et après, au fond, celle de mes frères. Ce qui était appelé ma chambre
était en fait un passage : les portes pour traverser cette pièce n’étaient pas face à face mais
d’un coin à l’autre de la pièce, si bien qu’on rentrait à gauche pour ressortir à droite.
L’armoire de rangement était à gauche de la porte de droite et mon lit a droite de la porte de
gauche. On traversait en biais. La salle des pas perdus. Perdue, je l’étais, sans aucune
protection. Mes frères jouaient dans cette pièce où je n’avais pas ma place, envahissaient mon
soit disant lit, bref, mon territoire n’existait pas. Moi, la fille à protéger, j’étais dans une
chambre ouverte à tous et à tous vents, et cette chambre n’était pas à moi. L’atmosphère
incestuelle se durcit. Et je perdis les pédales. Toutes les nuits, je voyais deux personnages
effrayants dans mes rideaux et je passais mes nuits au dessus de mon corps, au dessus de
mon lit, à regarder ce qui se passait en bas et à essayer vainement de redescendre dans mon
corps. Ce que j’arrivais à faire au petit matin. Les bonshommes dans les rideaux
disparaissaient et mes frères, sans être très gentils, redevenaient… je ne sais pas très bien
quoi, mais sûrement pas des frères tels qu’on les romantise. Je vais peut-être passer sur l’ainé
qui me poursuivait, me harcelait, me collait au mur en me murmurant « dis moi que tu
m’aimes », du cadet qui, adulte, répétait encore, « je ne comprends pas pourquoi tu n’as
jamais voulu coucher avec moi. Il n’est pas trop tard, tu sais. Qu’est ce que t’en dis ? ». Mes
frères qui se détestaient mais s’entendaient lorsqu’ils forçaient ma porte ou ma fenêtre en
grimpant à l’échelle, qui me regardaient par le vasistas lorsque je prenais mon bain. Mon
père qui un jour, j’avais trente ans, me roulait encore par terre, en me murmurant à l’oreille,
« t’es une salope, t’es une vraie salope ». Ma mère regardait et riait d’un rire gêné. Je faisais
donc comme elle. Elle n’est jamais intervenue. Elle avait été longuement abusée elle même
dans son enfance et était incapable de me protéger. Il m’aura fallu une sacrée paire d’ovaires
pour me construire à peu près correctement.
Nous étions 5 dans 45 m2. Cet appartement, je l’ai haï. Il y régnait une atmosphère de fauves,
d’une violence inouïe. Tout le monde détestait tout le monde. Les névroses s’épanouissaient.
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Je devins asthmatique, avec des douleurs de ventre qu’on diagnostiqua comme étant
chroniques. Il m’est resté de ce confinement destructeur une certaine claustrophobie, et je
suis un peu fragile question atmosphère familiale.
J’ai revu cet appartement depuis. Régulièrement, j’y suis retournée. Sur les lieux du crime.
Jusqu’à ce que la porte s’ouvre. Il n’y a pas si longtemps. J’ai expliqué, on m’a gentiment fait
entrer. L’antre était devenu une bonbonnière. Des frous-frous partout, des vagues de soie
rose, c’était adorable. J’étais émerveillée. J’avais grandi dans le noir, c’était maintenant
éclaboussé de gaité. Une famille réunionnaise qui avait un charmant pied à terre à Paris.
J’aurais bien voulu qu’il en soit de même pour moi : un peu de taffetas rose, et pfft, il ne
resterait plus rien des douleurs passées.
A suivre…
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