La Cantata est la première

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La Cantata est la première
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UNE HISTOIRE DANS L'HISTOIRE
Interview de Rodolfo Parada, directeur artistique de Quilapayún.
"La Cantata est la première œuvre Latino-américaine qui s'est proposé de développer une tension
dramatique, en commençant par du descriptif et en terminant par du franchement revendicatif".
Le plus grand massacre d'ouvriers de l'histoire du Chili ne serait connu, au moins pas au niveau qui
augure les activités du centenaire, sans la Cantate Santa María de Iquique -popularisée dans le
monde entier para le groupe Quilapayún- sans doute l'une des œuvres musicales les plus importantes
et marquantes de la musique chilienne de tous les temps.
La contribution de La Cantate à la récupération de la mémoire historique est, pour ainsi dire, une
histoire dans l'histoire. Pour la raconter, nous avons parlé avec Rodolfo Parada, membre de
Quilapayún depuis 1968 et actuellement son directeur artistique.
Le groupe sera au Chili entre le 28 novembre et le 22 décembre 2007, invité par la "Coordination
Nationale pour la Commémoration du Centenaire du Geste des Travailleurs du Salpêtre de l'Ecole
Santa María d'Iquique de 1907" et le Gouvernement du Chili, pour interpréter la Cantate de Santa
María le 21 décembre à la ville d'Iquique.
Né au Chili en 1965 et installé en France depuis Septembre 1973, Quilapayún est un des groupes
musicaux Latino-américains les plus influents du continent et son parcours est mondialement connu.
Ambassadeurs Culturels du Gouvernement de Salvador Allende, ils furent ensuite un symbole culturel
de la lutte démocratique contre la dictature de Pinochet.
L'origine
-Comment et quand as-tu connu la Cantate Santa María d´Iquique?
RPL. Bien que le thème Cantate faisait déjà partie de nos discussions pendant les répétitions ou
conversations personnelles, j'ai connu l'œuvre d'un seul coup.
Un jour, ça devait être mi décembre de l´année 1969, Luis Advis est arrivé accompagné de Willy Oddó
à une répétition chez Eduardo Carrasco, qui avait un piano droit dans l'entrée de sa maison. Nous
nous réunissions là pour écouter Lucho chantonner les notes des interludes musicaux et des
chansons au moyen de vocalises telles que Poh, Poh, Poh, avec des O bien ronds et puissants. Nous
regardions le texte de la partition par dessus son épaule et parfois nous nous riions devant la
véhémence qu´il mettait dans ses Poh.
La musique était si émouvante, nouvelle, bouleversante, qu'à la fin de la présentation, on s'est senti
captivés, saisis devant autant de sentiments et d'harmonie savante mais accessible.
Luis Advis est arrivé avec les idées très claires. "Ça c'est ta quena, Patito (Patricio Castillo), Poooh,
Poh-Poooh, Poh-Poh, toi, tu fais la seconde quena ; cette chanson est pour toi Carlitos (Se han unido,
Carlos Quezada), Poh-Poh-Poooh ; celle-ci pour toi Huachito (Vamos mujer, Rodolfo Parada) PohPoh-Poh-Poooh; et là c'est à toi Willito (Soy obrero)". Luis Advis nous avait vu une seule fois sur
scène, mais cela lui avait suffit pour préciser musicalement nos tempéraments et tessitures, nos
possibilités ainsi que nos limites.
Naturellement, à ce moment, nous ne nous imaginions pas en quoi allait se transformer l'œuvre pour
l'histoire de la musique Chilienne. Et encore moins combien elle resterait associée à l'histoire de notre
groupe. Je crois qu'alors, ce qui nous importait le plus c'était, d'une part, d'avoir une perspective
musicale passionnante après avoir fait un disque illustre comme "Basta" et, d'autre part, de constater
qu'il était possible réussir un discours sociopolitique de grande envergure artistique.
Je me souviens que nous avons suggéré à Lucho qu'il fasse quelques changements au texte, tant au
début qu'à la fin de l'oeuvre, pour lui donner une plus grande force de revendication. Advis fit les
changements sans aucun problème (il a même modifié musicalement le chant initial -pregón), sans
doute par respect à ceux qui seraient les interprètes de son œuvre, ceux qui allaient "défendre" la
Cantate sur scène.
Pour la musique, nous n'étions pas en condition de lui proposer quoi que ce soit, d'autant moins que
l'œuvre nous semblait irréprochable, très réussie, cohérente de A à Z.
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L'intuition
- Quels furent les épisodes et dates clés de sa création?
RPL. On sait que Advis, originaire d'Iquique, s'est inspiré de faits qui se racontaient oralement dans le
Nord et qui sont restés encrés dans sa mémoire depuis l'enfance. Parfois, au cours de ses voyages
dans le Nord, devant l´immensité de la Pampa, ces faits lui apparaissaient soudainement, comme des
flash-backs.
En 1968, au cours d'un long voyage dans sa ville natale, il écrivit une série de textes poétiques, parmi
lesquels certains lui servirent de base pour écrire les chansons et récits de la Cantate. Mais ce fut le
livre Reseña histórica de Tarapacá, de Carlos Alfaro Calderón y Miguel Bustos, publié à Iquique en
1935, qui fut vraiment sa source d'inspiration et d'information sur la tuerie de l'École Santa María. En
effet, dans ce livre il y a avait un chapitre spécial dédié au massacre de l'Ecole Santa María.
Le 7 août 1988, nous revenions avec Luis Advis des concerts que nous venions de donner à Merida
en Espagne, au cours desquels Quilapayún et Paloma San Basilio avions créée une autre de ses
œuvres, la Sinfonía los tres tiempos de América. J'ai eu l'idée d'enregistrer une interview de lui dans
la voiture qui nous emmenait prendre l'avion à Madrid.
A part les informations que je viens d'indiquer plus haut, entre autres curiosités je lui ai demandé si
avant de composer ses œuvres, il faisait des recherches, littéraires et musicales, sur les thèmes qu´il
allait développer ; s'il avait des raisons particulières d'utiliser par exemple, des éléments folkloriques,
instruments, certains modes harmoniques et mélodiques, des rythmes, etc... Il me répondit : "Tu dois
comprendre que quand j'ai fait la Cantate je n'avais aucune idée du folklore. De ce point de vue, oui,
on peut dire que je suis complètement intuitif. C'est curieux, que moi, alors que j'étudie beaucoup
d'autres choses, je n'étudies pas la musique. C'est bizarre. Je suis un esthète de la musique, j'étudie
la littérature, j'étudie la peinture, mais je n'ai jamais étudié la musique.
Toutefois, pourquoi j'occupe ces instruments ? Bon, pour la Cantate, concrètement, je les ai utilisés
parce que je trouvais que c'était nécessaire pour mieux rendre l'atmosphère du problème que j'expose
et du lieu où les faits se sont déroulés, le nord du Chili. C'est pour ça que je me suis servi d'une quena
et d'un charango. Maintenant, pourquoi cette quena et ce charango ? Bon, parce que ceux qui me les
ont fait découvrir, c'est vous, les Quilapayún. Je me souviens que j´ai écouté une quena et un
charango, bien écouté, pour la première fois avec vous. Cette utilisation obéit donc à la nécessité de
mieux s´exprimer. D'abord une nécessité intérieure ; et ensuite on choisit l'instrumentalisation pour
mieux exprimer le contenu concret de ce que l'on fait."
La découverte
.- Comment s´est établi le lien entre Luis Advis et Quilapayún?
RPL. Ce fut à travers de Sergio Ortega, avec lequel nous avions une relation très proche parce que
nous avions déjà travaillé avec lui sur plusieurs chansons et parce qu'il était membre de la
Commission de Culture du PC. Sergio était très ami de Luis Advis et aussi de Willy Oddó.
En 1989, dans le cadre d'interviews, Sergio Ortega, corrobora en partie ce que Lucho m'avait raconté
un an auparavant. Il m'a raconté ceci :
"Advis a fait une Cantate quand il est allé au Nord du Chili pour se reposer <…> Il a travaillé pendant
six mois comme auxiliaire dans un camion qui répartissait des boissons gazeuses et des bières dans
la Pampa. Pendant ce lapse de temps il a découvert dans ses souvenirs, articles et livres les
événements de l'Ecole Santa María. Et comme il est originaire d'Iquique et qu'il était dans la maison
de ses parents là bas, il écrivit alors les grandes lignes de cette Cantate.
Il est rentré à Santiago, la Cantate écrite : pour soprano, ténor, piano et je crois qu´il y avait un autre
instrument en plus … C´était une œuvre écrite pour soliste lyriques, mais il existait aussi différents
personnages comme les "conteurs" et d´autres dont je ne me souviens pas actuellement.
Bon, quand il me l´a montrée, et après en en parlant avec lui et Jaime Silva, je me suis rendu compte
qu´on devait la transposer pour des instruments vernaculaires. Je lui ai parlé des Quilapayún et je lui
ai dis : "Lucho, ici il y a seulement un seul groupe, des nouveaux, qui commencent à surgir, qui
pourrait interpréter cette œuvre : les Quilapayún". Advis est allé à un concert du groupe un peu après.
Je dis que je me suis rendu compte parce qu´il y avait des chansons, comme Soy Obrero, qui selon
moi devaient utiliser d'autres moyens d'expression. Et qui devaient être chantées dans un style
nouveau que vous étiez en train d´expérimenter. Surtout et fondamentalement, pour renouveler le
public. Parce qu´on aurait pu jouer la Cantate Santa Maria dans un petit concert au Théâtre la
Comedia et il y aurait eu quelques personnes. Maintenant, comme j´étais parfaitement conscient du
rôle que jouait le groupe à ce moment là, j´ai pensé qu´on pouvait créer un mariage important entre
cette Cantate et la musique populaire.
Je lui ai alors proposé d'en discuter avec les Quilapayún et de leur proposer cette œuvre. C´est de
cette manière qu´il a découvert les instruments vernaculaires."
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L'appropriation
- Comment vous êtes vous approprié la Cantate?
RPL. Pour monter l´œuvre, et vu qu´aucun de nous ne lisait les partitions à cette époque, Luis Advis
s´est donné l´immense travail de nous l´apprendre oralement –répétant sans repos ses Poh Poh Poh
accompagné au piano– les mélodies des voix et les accords des instruments. Il nous recevait
individuellement chez lui, dans son appartement du 4 ème étage de la rue Ahumada à côté du Café
Haití. Au fil des heures, l´un après l´autre, et vérifiant si nous avions appris et retenu ce qu´il nous
avait enseigné au cours des sessions précédentes, Lucho nous transférait subtilement, avec une
énorme générosité, sa passion pour cette histoire que sans aucun doute il portait dans le sang.
Parallèlement, en nous, surgissait le plaisir d´affronter des harmonies plus complexes et de chanter
des mélodies élaborées qui voulaient communiquer un discours sensible et fort en même temps.
À cette époque, nous répétions dans l´appartement que je sous-louais dans une maison rue Francisco
Puelma dans le quartier de Bellavista. Nous nous placions en cercle assis sur des chaises ou
tabourets de paille. Quand la nuit tombait, nous allumions des bougies pour que l´ambiance soit
encore plus folklorique. Petit à petit, nous avons terminé de monter les parties musicales et nous
avons commencé à écouter les chœurs et les solos que nous avions appris chacun séparément chez
Lucho. C´est là qu´est arrivé un jour Hector Duvauchelle. Sans avoir eu le temps sans doute de
préparer le récit, il nous a demandé cinq minutes pour lire ses textes. Il s´est assis sur une septième
chaise. Après un silence total, nous avons commencé à jouer la Cantate depuis le début. Pour la
première fois nous écoutions l´œuvre complète. La voix grave d´Hector nous émouvait à chacune de
ses interventions, et tout ce que nous avions lu sur papier prenait alors vie grâce à l´interprétation
magistrale d´un grand acteur. Nous aussi nous nous laissions porter par l'émotion pendant les
chansons, complétant ainsi l´unité d´un tout qui commençait à prendre vie comme œuvre d´art. Quand
nous avons terminé, il y eu quelques secondes de silence. Et puis, émus, nous nous sommes mis
débout et avons commencé à prendre dans nos bras Hector et puis chacun d'entre nous ; il était clair
que l´œuvre de Luis Advis avait "duende" 1.
L'enregistrement
- Quels autres personnages furent importants dans le processus de création, montage et
enregistrement de la Cantate ?
RPL. Le premier enregistrement de la Cantate a été réalisé pour le label des Jeunesses
Communistes, Dicap, en 1970. Nous n´avons pas mis très longtemps, près d´une semaine. En partie
parce que nous savions tout par cœur et très bien, et en partie aussi parce qu´il fallait tout enregistrer
d´une traite. Les consoles multipistes n´existaient pas. Il fallait tout enregistrer ensemble, les
instruments, les voix, l´accompagnement de violoncelle et de contrebasse, tout, en seulement deux
pistes. Si quelqu´un se trompait ou si les niveaux d´une guitare n´étaient pas satisfaisants à l´écoute,
tout le monde devait tout réenregistrer. Dans ces conditions il valait mieux ne pas se tromper et faire
la prise définitive rapidement.
Heureusement, nous avons fait l´enregistrement avec un ingénieur du son qui était un magicien pour
les collages de bande. Parce que parfois, pour un chanson donnée, la première prise de la première
partie était bien, mais il fallait littéralement "coller" avec un scotch spécial la deuxième prise de la
deuxième partie pour que le tout soit bien. Les coupures et collages étaient réalisés au micromillimètre
près et avec grand sens musical par Angel Araos, de telle façon qu´il fallait (qu´il faut) avoir une ouïe
très fine pour se rendre compte de ces collages. Mais nous savons où ils se trouvent.
A cet enregistrement participèrent aussi le violoncelliste Eduardo Sienkiewicz, qui faisait des grimaces
dès que l´un d´entre nous chantait faux, ce qui n´était pas très encourageant, et le contrebassiste Luis
Bignon.
La conception graphique du disque appartient aux frères Larrea, qui ont su parfaitement donner, aux
documents graphiques et à la photo de la quatrième de couverture, une ambiance qui témoigne d´une
époque du début du XXème siècle.
Sur la couverture du disque 331/3, on pouvait lire : Dicap JJL-08. Santiago de Chile, 1970.
1
"duende", terme intraduisible d'origine andalouse, propre au flamenco, utilisé pour décrire un chant ou un poème qui a de la
profondeur, et qui tout en étant artistiquement exigeant communique instantanément une puissante émotion
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L'impact
-Comment décrirais-tu, en termes lyriques et musicaux, la Cantate?
RPL. Je ne suis ni critique littéraire ni musicologue. C´est pourquoi je serai prudent pour cette
réponse. Ce que je peux assurer c´est que la Cantate, "populaire" comme Advis a bien voulu la soustitrer, est la première œuvre Latino-américaine qui s´est proposée de développer une tension
dramatique, en commençant par du descriptif et en terminant par du franchement revendicatif. Ce qui
est intéressant c´est que le développement est aussi bien textuel que musical. Si le texte devient plus
dur et plus fort au cours de l´œuvre, la musique aussi expérimente une tension ascendante,
totalement cohérente avec l´intention du texte.
Antérieurement, il existait des travaux de longue haleine très intéressants et importants comme la
Misa criolla de Ariel Ramírez ou bien la Misa Chilena de Vicente Bianchi ou encore l'Oratorio para el
pueblo de Angel Parra ou El Sueño Americano de Patricio Manns.
Mais "Santa María de Iquique" propose une évolution poético-musicale "organique", dont les éléments
se définissent les uns les autres pendant le déroulement dramatique. Il ne s´agit plus de séquences
de chansons basées sur des genres musicaux différents mais bien d'une œuvre conçue comme un
tout du début à la fin.
Le récit est totalement épique –sans doute reflet subliminal de l´époque dans l´esprit d´Avis- et se
présente structuré et exposé en une tension évolutive qui captive et appelle le dénouement. Il est clair
que la totalité du texte présente une construction dramatique solide, ce qui paraît avoir été et être une
des sources de la portée symbolique de l´oeuvre.
Sur le spécifiquement musical, je te transcrit brièvement ce qu´écrivit le musicologue chilien Alfonse
Padilla pour l´édition de la Cantate originale éditée en CD dans les années 90 : "Les éléments
thématiques <musicaux> fondamentaux sont exposés et réélaborés en divers interludes
instrumentaux et chansons. Ces éléments thématiques apparaissent parfois dans un contexte
polyphonique ou les motifs mélodiques vocaux et instrumentaux s´entrelacent en une harmonie
commune : ce procédé s´utilise tout au long de l´œuvre, modifiant la tonalité, développant plus encore
les thèmes, changeant le tempo, ou utilisant des superpositions polyphoniques. Avec ce principe de
“variation” qui apparaît dans la "Cantate Santa Maria", se crée une relation organique ainsi qu'une
forme structurée de significations beaucoup plus complexes que la traditionnelle forme de chanson,
jusqu´alors presque la seule présente dans la musique populaire latino-américaine."
Advis lui-même écrivit, pour la première édition de Santa María d´Iquique, une série d´explications sur
les lignes générales et ses variantes ; sur ses aspects "thématico-littéraires" et "stylistico-musicaux"
comme il les appelle. Ce texte se trouve dans presque toutes les éditions de l´œuvre qui existent à
l´heure actuelle.
- De quoi te souviens-tu de l´impact de l´œuvre?
RPL. Je crois que l´envergure de la Cantate a commencé à se voir avec le temps. Même si ce
processus fut bref. D´ailleurs, nous avons réalisé la première présentation de l´œuvre, en Juillet 1970,
dans le minuscule théâtre La Reforma de la faculté de Musique de l´Université du Chili, qui avait une
capacité, si je me souviens bien, d´environ 200 personnes. Là, nous avons pu l´interpréter avec
Hector Duvauchelle.
La représentation suivante a été réalisée dans l´actuel Stade Victor Jara, dans le cadre du Second
festival de la Nouvelle Chanson Chilienne. Cette représentation fut un peu accidentée car on nous
avait volé les uniformes (des ponchos noirs, à cette époque) et parce qu´Hector Duvauchelle était à
l´étranger. Néanmoins, nous avons fait une représentation assez honorable avec notre ami et acteur
Marcelo Romo.
D´aucune de ses représentations je n´ai gardé le souvenir que certains nous aient sauté au cou ou
soient montés sur scène pour nous féliciter parce que "putain qu'est ce que c´est fantastique".
Mais la sortie du disque édité par Dicap, plus une tournée nationale, plus l´élection d´Allende, ont fait
que s´est créé rapidement, pour cette œuvre, un public assez ample, au Chili et en Amérique Latine ;
la Cantate s´est transformée ainsi en une expression emblématique de ce qu´on pouvait produire
d'artistique dans le nouveau Chili.
Je me souviens que déjà entre 1970 et 1973 nous remplissions n´importe quelle salle ou gymnase, et
que nous faisions des concerts en plein air avec des milliers de personnes ; et je me souviens aussi
d´un voyage à Buenos-Aires pour faire 3 Luna Park plein à craquer, avec la foule criant "Chile",
"Allende" et "Unissons-nous comme des frères". L'histoire qui suit est connue : concerts dans le
monde entier avec d´immenses vedettes pour la partie du récit, depuis Jane Fonda jusque Gian-Maria
Volonté, en passant par Jean-Louis Barrault, Edward Asner, Lee Grant, etc…
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La récupération de la mémoire
- Quelle importance donnes-tu à l´oeuvre en termes de récupération de la mémoire ?
RPL. Enorme. La Cantate n´a pas seulement sorti de l´oubli des faits tragiques ignorés par l´histoire
officielle, mais elle l´a fait au travers d'une proposition artistique extraordinaire. C´est un grand
exemple de ce à quoi peut arriver une œuvre d´art, populaire ou cultivée, en tant que mécanisme
d´intervention dans la vie et dans l´histoire des peuples. Peut être que tu trouves ça exagéré, mais je
pense, comme parallèle à Guernica de Pablo Picasso, qui a gravé pour toujours dans nos mémoires
un peuple espagnol bombardé par les fascistes, ou aux Raisins De La Colère de John Steinbeck, qui
a rendu inoubliables les émigrants nord-américains pour qui le paradis californien s´est transformé en
une grande prison. Je veux dire que c´est dans la conjonction du contenu social et de la forme
musicale qu´il faut chercher le grand impacte que la Cantate a pour la reconstruction de notre
mémoire historique.
Je te rappelle que dans le disque X-Vietnam (1968), il a été enregistrée la chanson "Canto a la
pampa" qui parle des événements d´Iquique. Il s´agit d´une chanson du folklore, intitulée "La
Ausencia", qui en 1920 a adopté le texte d´un poème de Carlos Pezoa Véliz. Chaque fois que nous
l´interprétions, cette chanson recevait un accueil très ému de la part d´un public qui ignorait tout du
massacre d´Iquique. Mais il fallait un acte créatif majeur pour que ces faits s´établissent
indélébilement dans la mémoire de tous les chiliens.
D´un autre point de vue, la Cantate émerge à un moment où le mouvement populaire est en
ascension au Chili, ce qui signifie que les conditions étaient données pour pouvoir rétablir des faits
que l´histoire officielle avait voulu cacher. L'œuvre vient alors représenter les valeurs du monde du
travail industriel, qui à l´époque de sa création font irruption dans la thématique de la chanson
populaire ; par conséquent, c´était une révision de l´histoire, mais avec les valeurs actualisées,
renouvelées, du monde du travail, ce qui fait qu´elle se maintienne encore aujourd´hui comme un fait
vivant.
C´est pourquoi, la Coordination Nationale pour la Commémoration du Centenaire du Geste d´Iquique
a bien fait d'établir que le souvenir de ces faits doit avoir une dynamique d´action et tournée vers
l'avenir, pour insister sur le fait qu´il est possible de construire un Chili plus juste, plus humain, où
existe un plus grand respect des droits des travailleurs. Et aussi, elle a bien fait de rappeler que les
travailleurs n´étaient pas seulement chiliens, mais aussi boliviens, péruviens et argentins. Ce qui
devrait faire réfléchir dans ce qu'il y a de partagé dans l'histoire des peuples Latino – américains, pour
franchir un nouveau pas vers une union continentale avec de fortes composantes sociales.
La Cantate Santa María d´Iquique, depuis sa tranchée artistique, aura contribué à consolider tous ces
desseins.
Francisco Herreros pour le journal El Siglo, Santiago du Chili, le 21 septembre 2007
(Traduction libre de Judith Streff)

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