Texte D : Voltaire, Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises

Transcription

Texte D : Voltaire, Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises
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Objet d’
d’étude : La question de l’
l’Homme dans les genres de l’
l’argumentation, du XVl siècle à nos jours.
CORPUS DE TEXTES
Texte A : Théophraste, Des Caractères, Nouvelle traduction annotée par Marie-Paule Loicq-Berger (janvier 2002).
Texte B : La Fontaine, Fables, 1668, Livre V, Fable 14.
Texte C : Montesquieu, Lettres persanes, 1721, Lettre L.
Texte D : Voltaire, Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises (Lettres écrites de Londres sur les Anglois et autres sujets),
1734.
Texte E : Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif (La Raison par alphabet), article Orgueil, 1769, éd. Garnier (1878).
Texte F : Catulle Mendès, Légende et Contes, Le Parnasse contemporain : Recueil de vers nouveaux, 1869-1871.
TEXTE A
Théophraste est un philosophe grec né vers 371 av. J.-C. et mort vers 288 av. J.-C. à Athènes
Le faiseur
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Ce type d’ambition apparaîtra comme un vil appétit d’honneurs, et le faiseur est du genre que voici. Est-il prié à
dîner, il s’empresse de s’installer aux côtés de son hôte lui-même. Pour faire couper les cheveux à son fils, il le
conduit à Delphes et veille à avoir dans sa suite un Éthiopien.
A-t-il à rembourser une mine d’argent, il rembourse en monnaie toute neuve. Pour son geai apprivoisé, il est
homme à acheter une échelle miniature et à faire fabriquer un petit bouclier de bronze, que l’oiseau porte pour
sauter sur l’échelle. A-t-il sacrifié un boeuf, il cloue face à sa porte d’entrée la peau de la tête entourée de larges
bandelettes, afin que ceux qui entrent chez lui voient bien qu’il a sacrifié un boeuf !
S’il a pris part à la procession avec les cavaliers, il donne à son esclave l’ensemble de son équipement à rapporter
à la maison, mais garde tout de même son manteau retroussé et ses éperons pour déambuler sur le marché. Son
bichon de Malte étant mort, il lui fait faire un monument et une petite stèle avec l’inscription "Greffon de Malte".
A-t-il dédié, dans le sanctuaire d’Asclépios, un petit doigt de bronze, il l’astique, le couronne, l’oint chaque jour
d’huile parfumée.
À n’en pas douter, il s’arrange avec les prytanes ses collègues pour faire lui-même au peuple l’annonce du
sacrifice et, s’étant procuré un manteau d’un blanc éclatant, la tête couronnée, il s’avance en disant : « Citoyens
d’Athènes, nous, vos prytanes, avons offert à la Mère des dieux le sacrifice des Galaxies ; le sacrifice est
favorable, recevez-en, vous autres, le bienfait ! ». Après cette annonce, il se retire et rentre à la maison raconter
à sa femme comme il a supérieurement bien réussi.
Théophraste, Des Caractères, Nouvelle traduction annotée par Marie-Paule Loicq-Berger (janvier 2002).
TEXTE B
L’Âne portant des Reliques
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Un Baudet, chargé de Reliques,
S’imagina qu’on l’adorait.
Dans ce penser il se carrait,
Recevant comme siens l’Encens et les Cantiques.
Quelqu’un vit l’erreur, et lui dit :
Maître Baudet, ôtez-vous de l’esprit
Une vanité si folle.
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Ce n’est pas vous, c’est l’Idole
A qui cet honneur se rend,
Et que la gloire en est due.
D’un Magistrat ignorant
C’est la Robe qu’on salue.
La Fontaine, Fables, 1668, Livre V, Fable 14.
TEXTE C
Lettre L. Rica à***
J’ai vu des gens chez qui la vertu était si naturelle qu’elle ne se faisait pas même sentir : ils s’attachaient à leur
devoir sans s’y plier, et s’y portaient comme par instinct. Bien loin de relever par leurs discours leurs rares
qualités, il semblait qu’elles n’avaient pas percé jusques à eux. Voilà les gens que j’aime ; non pas ces hommes
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vertueux qui semblent être étonnés de l’être, et qui regardent une bonne action comme un prodige dont le récit
doit surprendre.
Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné de grands talents, que peut-on dire de ces
insectes qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus grands hommes ?
Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d’eux-mêmes : leurs conversations sont un miroir qui
présente toujours leur impertinente figure. Ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils
veulent que l’intérêt qu’ils y prennent les grossisse à vos yeux ; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé ; ils
sont un modèle universel, un sujet de comparaisons inépuisable, une source d’exemples qui ne tarit jamais. Oh !
que la louange est fade lorsqu’elle réfléchit vers le lieu d’où elle part !
Il y a quelques jours qu’un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de
ses talents. Mais, comme il n’y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler ; la
conversation nous revint donc, et nous la prîmes.
Un homme qui paraissait assez chagrin commença par se plaindre de l’ennui répandu dans les conversations.
« Quoi ! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux ? - Vous avez raison, reprit
brusquement notre discoureur. Il n’y a qu’à faire comme moi : je ne me loue jamais ; j’ai du bien, de la
naissance ; je fais de la dépense ; mes amis disent que j’ai quelque esprit ; mais je ne parle jamais de tout cela. Si
j’ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c’est ma modestie. »
J’admirais cet impertinent, et, pendant qu’il parlait tout haut, je disais tout bas : « Heureux celui qui a assez de
vanité pour ne dire jamais de bien de lui, qui craint ceux qui l’écoutent, et ne compromet point son mérite avec
l’orgueil des autres ! »
De Paris, le 20 de la lune de Rhamazan 1713.
Montesquieu, Lettres persanes, 1721, Lettre L.
TEXTE D
DIXIÈME LETTRE SUR LE COMMERCE.
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Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le
commerce à son tour ; de la s’est formée la grandeur de l’État. C’est le commerce qui a établi peu à peu les forces
navales par qui les Anglais sont les maîtres des mers. Ils ont à présent près de deux cents vaisseaux de guerre. La
postérité apprendra peut-être avec surprise qu’une petite île, qui n’a de soi-même qu’un peu de plomb, de
l’étain, de la terre à foulon et de la laine grossière, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer,
en 1723, trois flottes à la fois en trois extrémités du monde, l’une devant Gibraltar, conquise et conservée par ses
armes, l’autre à Porto-Bello, pour ôter au roi d’Espagne la jouissance des trésors des Indes, et la troisième dans la
mer Baltique, pour empêcher les du Nord de se battre.
Quand Louis XIV faisait trembler l’Italie, et que ses armées déjà maîtresses de la Savoie et du Piémont, étaient
prêtes de prendre Turin, il fallut que le prince Eugène marchât du fond de l’Allemagne au secours du duc de
Savoie ; il n’avait point d’argent, sans quoi on ne prend ni ne défend les villes ; il eut recours à des marchands
anglais ; en une demi-heure de temps, on lui prêta cinquante millions. Avec cela il délivra Turin, battit les
Français, et écrivit à ceux qui avaient prêté cette somme ce petit billet : « Messieurs, j’ai reçu votre argent, et je
me flatte de l’avoir employé à votre satisfaction. »
Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu’il ose se comparer, non sans quelque raison, à
un citoyen romain. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend,
ministre d’État, a un frère qui se contente d’être marchand dans la Cité. Dans le temps que Oxford gouvernait
l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep, d’où il ne voulut pas revenir, et où il est mort.
Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs
quartiers ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois,
au lieu qu’en Allemagne tout est prince ; on a vu jusqu’à trente altesses du même nom n’ayant pour tout bien
que des armoiries et de l’orgueil.
En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser
et un nom en ac ou en ille, peut dire « un homme comme moi, un homme de ma qualité », et mépriser
souverainement un négociant ; le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession,
qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré
qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de
grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays,
donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde.
Voltaire, Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises (Lettres écrites de Londres sur les Anglois et autres sujets),
1734.
TEXTE E
ORGUEIL.
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Cicéron, dans une de ses lettres, dit familièrement à son ami : Mandez-moi à qui vous voulez que je fasse donner
les Gaules. Dans une autre il se plaint d’être fatigué des lettres de je ne sais quels princes qui le remercient
d’avoir fait ériger leurs provinces en royaumes, et il ajoute qu’il ne sait seulement pas où ces royaumes sont
situés.
Il se peut que Cicéron, qui d’ailleurs avait souvent vu le peuple romain, le peuple roi, lui applaudir et lui obéir, et
qui était remercié par des rois qu’il ne connaissait pas, ait eu quelques mouvements d’orgueil et de vanité.
Quoique ce sentiment ne soit point du tout convenable à un aussi chétif animal que l’homme, cependant on
pourrait le pardonner à un Cicéron, à un César, à un Scipion ; mais que dans le fond d’une de nos provinces à
demi barbares, un homme qui aura acheté une petite charge, et fait imprimer des vers médiocres, s’avise d’être
orgueilleux, il y a là de quoi rire longtemps.
Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif (La Raison par alphabet), 1769, éd. Garnier (1878).
TEXTE F
L’ORGUEIL
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La matière & la forme étaient encor futures.
Le Seigneur désira l’amour des créatures ;
Il fit l’Éden, le lieu magnifique & charmant,
Disant : « L’Homme y vivra dans le contentement
De respirer mon souffle & de voir ma lumière. »
Et, du pied, le Seigneur fit rouler une pierre,
Et la pierre prit vie, & ce fut l’Homme.
Dieu
Dit à l’Homme : « Ton nom est Adam. Le ciel bleu
Et ses astres, la terre & ses bêtes sans haine,
Celles des monts, des bois, & celles de la plaine,
Et les fleuves, & l’air sacré qui t’investit,
Et la femme dont l’œil est un ciel plus petit
Mais aux rayons plus doux que ceux des astres mêmes,
Afin qu’humble & ravi, tu m’adores & m’aimes,
Je te les donne, ainsi que le nom qui te sied. »
L’homme cria : « Pourquoi m’as-tu poussé du pied ? »
Catulle Mendès, Légende et Contes, Le Parnasse contemporain : Recueil de vers nouveaux, 1869-1871.
Question sur le corpus (4 points).
Vous relèverez et apprécierez la pertinence et l’efficacité des divers procédés d’écriture qui concourent, dans ce corpus, à
critiquer fortement la vanité ou la prétention des humains.
Écriture : vous traiterez
traiterez ensuite un seul des trois sujets suivants (16 points).
Commentaire : Vous ferez le commentaire du texte C de Montesquieu.
Dissertation : Le cynique veut simplement « dégonfler la baudruche toujours renaissante de la vanité humaine », dit André
Santini à l’article « Diogène » de son ouvrage Cynique(s) plein(e/s) d’espoir paru en 2011. Dans quelle mesure est-il
nécessaire, ou préférable, d’utiliser tel ou tel genre littéraire pour parvenir à ce but ? Vous vous appuierez, pour organiser et
illustrer votre argumentation, à la fois sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés dans l’année, et vos lectures
personnelles.
Écriture d’
d’invention : Vous composerez un dialogue argumentatif dans lequel deux interlocuteurs défendent leur conception
de la modestie. Vous veillerez à ce que chacun prenne en compte tour à tour les arguments de l'autre.