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Belgrade, mai 2015
Louis, tu es mort depuis le 7 décembre 1886, dans la ville où je suis née. Je ne t'ai jamais connu,
je n'ai jamais connu ton fils Alexandre non plus, mort dix ans avant que je naisse, loin de la
ville, dans la maison de ton petit-fils Henri, mon grand-père, la maison vieille, près de la maison
neuve où je passais des vacances frileuses et gênées. La maison neuve était de l'autre côté de la
cour, juste en face de la maison vieille, dans la ferme familiale. Je croyais que toute la famille,
depuis toujours ou au moins depuis des siècles et des siècles, était née dans la maison vieille, je
croyais que la ferme, cette grande ferme qui occupait à elle seule, maison neuve, maison vieille
et dépendances, tout le hameau d'altitude, était le lieu des origines. Mais toi, tu n'es pas né là,
Louis, ni Alexandre. C'était un mystère. Que l'on meure à la ville, à l'hospice, ou dans un autre
hameau en visite de voisin, dans une forêt limitrophe un jour de chasse, sur la place d'une autre
commune un matin de foire et de marchandage, de bal et de règlement de comptes, cela pouvait
s'expliquer, mais sauf circonstances de roman, on naissait à la maison, et toi et ton fils étiez nés
dans un autre hameau, dans une autre commune, à plusieurs heures de marche de la ferme. On
continuait pourtant à me laisser croire que de tout temps, on avait habité cette ferme, où ma
mère était née. C'était un mensonge.
La gêne des vacances ne venait ni du mystère, ni du mensonge, c'était juste que je ne me
sentais pas à ma place chez les paysans, même s'ils étaient mes grands-parents, mes oncles.
Mes parents, ma soeur et moi habitions dans une maison encore plus neuve, construite dans la
vallée, au creux de saisons plus confortables. À la ferme j'avais froid, je ne parlais pas patois,
je m'ennuyais, je n'aimais pas l'odeur épaisse de la chair de la brebis dans le lait du petitdéjeuner, je n'aimais pas le Roquefort de midi, même adouci de miel, je me sentais sale en
sortant de la bergerie, et les agneaux tout neufs de la nuit, aux premiers pas désarmés et à la
silhouette humide, ne m'attendrissaient pas. Si vous étiez restés dans le premier hameau, la
gêne aurait été la même. Mais le mensonge et le mystère devaient bien faire leur chemin
inaperçu en moi, Louis, puisque je ne tiens pas en place depuis des années, incapable de me
fixer dans un endroit, où qu'il soit, incapable de m'attacher. Je t'écris de Belgrade, avant de
partir pour Zagreb, il y a quelques mois j'étais à Rome, je n'habite nulle part. Dans ma gêne, en
plus des nausées lactées et de l'ennui emmitouflé, il y avait aussi l'esclavage volontaire des
femmes, qui allait à l'encontre de ce que m'avait transmis ma mère, ton arrière-petite-fille. Je
regardais ma cousine se précipiter pour passer la sèche avant que les hommes arrivent pour le
goûter, je ne comprenais pas. Après le repas de la mi-journée, une vingtaine à table en
comptant les saisonniers, on avait débarrassé la table, fait la vaisselle, lavé le sol. Je les avais
aidées, elle et ma tante, pour ne pas me faire remarquer, car maman, revenue dans sa famille,
n'avait plus les mêmes discours et me priait de faire comme tout le monde, surtout de ne pas
1 faire mon intéressante, mon originale, ne pas me faire remarquer. Faire mon originale était
mon principal défaut, ça et ma curiosité au-delà du raisonnable. Faire mon originale, c'était
aussi ressembler à l'Alexandre, ton fils : dans la famille on disait de moi, « celle-là, elle est
comme l'Alexandre, à faire son originale ». Comme Alexandre, je n'aime pas jouer aux cartes.
Jouer à la belote était une autre des corvées familiales consentantes. Alexandre, lui, ne tolérait
même pas qu'on pose un jeu de cartes sur la table. Je ne comprenais pas, on avait tout nettoyé
et il fallait encore se dépêcher de passer la sèche, parce que les hommes n'allaient pas tarder
pour le café de quatre heures et que le sol, à cause ce temps de pluie fine et continue, était
encore mouillé. Ma cousine sortait une serpillère sèche pour aider l'évaporation laborieuse, et
moi je me disais qu'il allait trop loin, l'orgueil des hommes. Cette gêne-là, elle avait un rapport
avec le changement de lieu, mais je ne le comprenais pas. Je ne sais même pas si ma cousine,
née en ville, à notre époque on naissait enfin en ville, pour soulager la délivrance de nos mères
et, pensait-on, éloigner le mauvais sort, les couches obscurcies, je ne sais pas si ma cousine et
son frère, nés en ville mais habitant cette ferme de toujours, de toujours tu parles, si mes
cousins, plus proches de toi, puisque vivant à la maison neuve, cette maison construite si près
de la maison vieille par Paul ton arrière-petit-fils, celui des quatre garçons venus jusqu'à l'âge
adulte qui avait repris la ferme, si mes cousins savent jusqu'où est allé cet orgueil, ton orgueil,
Louis. Est-ce que Paul leur père le savait, et Henri, leur grand-père, mon grand-père, le savaitil, comprenait-il pourquoi son père se mettait en rage devant un jeu de cartes. Oui, ils devaient
bien le savoir, allez, Henri et son fils Paul, et tous les autres, peut-être pas mes cousins mais
tous les oncles et tantes, puisque Augusta, une des petites soeurs de Paul, le savait. Pourquoi
l'aurait-elle su, elle et pas les autres, elle et pas Paul, elle et pas ma mère, elle et pas son père.
Seuls le petit Georges, mort à peine né, et la pauvre Nénote, morte à un an, n'ont sans doute
rien entendu, ni tenu secret, de cet exil confus. Ce n'est pas Augusta qui m'a raconté ta vilénie,
Louis, mais son mari, Lucien, bien après la mort d'Augusta et plus d'un siècle après la tienne.
Il m'a mis dans la confidence, dans la vérité. Augusta était comme moi, comme l'Alexandre,
elle était un des moutons noirs de la famille. Elle habitait en bas, en ville, cette ville où je suis
née, comme tous les cousins, et où tu es mort, Louis. Comme ma mère, Augusta n'était pas
mariée à un paysan, et elle votait, comme elle, de l'autre côté, mais, contrairement à ma mère,
elle n'avait pas peur, elle, de se faire remarquer.
Lorsque tu es mort, Louis, Alexandre avait quinze ans, et il te détestait. Cette haine n'était pas
seulement adolescente. Il te détestait pour ton orgueil, cet orgueil qui vous avait expulsés sur
les routes, si on peut appeler des routes ces chemins minés par le gel, aux ornières goutant un
hiver boueux, vous, le père, la mère, les enfants, quelques bêtes sauvées du pari.
2 Des réfugiés, il y en avait eu déjà, sur les sentes, et les chemins, les routes, les fleuves, les mers,
les océans, les voies ferrées, il y en aurait d'autres, dans le siècle, par milliers, il y en a encore,
sais-tu, Louis, au moment où je t'écris, en 2015, il y en a plein les airs et les flots, et il y en aura
d'autres, encore, mais ces autres de tout temps n'y peuvent rien : les guerres, les famines, les
génocides, qu'y peuvent-ils, ceux qui en sont victimes. Ces réfugiés, Louis, ils mourront sur le
chemin de l'exil, affamés, accidentés, asphyxiés, noyés, ils mourront dans les camps où on les
contiendra, certains même y naîtront, et ils survivront, aussi, ils survivront, sans être sauvés toutà-fait. Et vous aussi, vous survivrez, sans trop de mal, mais la honte ne sera pas soulagée. La
honte d'avoir perdu. Car tu n'as pas eu honte de ton orgueil, Louis, tu n'as pas eu honte d'avoir
trop parlé, tu n'as pas eu honte de ce pari stupide, non, tu as juste eu honte de l'avoir perdu.
Alexandre, lui, c'est de se retrouver comme victime des guerres, des famines, des génocides,
quand vous n'étiez que victime de ta vantardise, Louis, dont il aura honte, depuis tout petit, et
toute sa vie.
Tu étais fier, pourtant, lorsque tu t'es présenté le dix avril mil huit cent soixante et onze, à onze
heures du matin, devant l'officier de l’état civil de la commune, et que tu as décliné ton identité,
Louis, Etienne, âgé de quarante quatre ans, cultivateur domicilié à Lafabrègue, pour représenter
ton enfant de sexe masculin, né le même jour à quatre heures du matin, en ta maison sise à
Lafabrègue, de toi et de Marianne Monique, ton épouse âgée de quarante-deux ans, sans
profession, domiciliée à Lafabrègue, et que tu as déclaré vouloir lui donner les prénoms de
Alexandre Etienne Amédée, et que tu as signé. L'étais-tu encore, Louis, lorsqu'il a fallu se
présenter devant notaire pour parafer un acte de vente contrefait et céder la ferme, c'est-à-dire, la
maison, les dépendances, bergerie ou étable, était-ce des vaches ou des brebis, granges, champs, à
celui qui venait de te plumer aux cartes.
Tu étais bien orgueilleux, Louis, pour prétendre être imbattable à la belote, mais tu n'étais pas le
seul, à avoir l'orgueil facile. Tous les hommes de ma famille, et les femmes aussi, mais plus
discrètement, plus intelligemment, ont cet orgueil là, un orgueil paysan, terrien, même Lucien,
même Augusta, et même moi, peut-être même que Lucien, Augusta et moi sommes encore plus
orgueilleux que vous, mais notre orgueil à nous nous protège : nous avons l'orgueil fabuleux de
ne pas être comme vous, comme toi, comme vous tous les hommes pour qui il faut vite passer la
sèche, avant que vous ne salissiez tout, à nouveau, avec vos bottes bavardes autour du café de
l'après-midi. Toi, Louis, tu n'as pas su te taire. Peut-être n'étais-tu pas plus orgueilleux que les
autres, mais tu n'as pas su te taire, et lorsque tes vantardises sont arrivées jusqu'au Sud, en bas, au
bord de la mer, où ça se disait qu'il y avait un type, là-haut, dans les terres, qui se vantait d'être
imbattable à belote, tu n'as pas su ravaler ton orgueil, ta parole jetée, et te renier. De ton temps,
3 Louis, faut pas croire, les nouvelles comme les rumeurs allaient vite, les réseaux sociaux n'étaient
pas dématérialisés, mais ils existaient bel et bien, et « ça se disait », « ça se disait » à une vitesse
incroyable, « ça se disait » sur des centaines de kilomètres, on allait dire, on allait dire d'une
commune à l'autre, d'un canton à l'autre, d'un département à l'autre, d'une région à l'autre. Les
femmes, elles, s'accordaient pour taire certaines choses, pour pas qu'on aille dire, elles étaient
malines. Elles se taisaient sur leur propre compte, et c'étaient elles, surtout, qui se passaient les
unes les autres les ouï-dire de ceux qui, eux, n'avaient pas su se taire.
Dans le Sud, en cette fin du dix-neuvième siècle, on était déjà sacrément organisé. Le banditisme
ne se postait pas seulement au tournant des routes pour dévaliser le voyageur, il pouvait se
déployer sur une carte entière, préparer le terrain, entraîner ses hommes, comme une véritable
armée, avec sa logistique, ses stratégies, ses armes, et ses informatrices. Mais je ne crois pas,
Louis, que tu aies été victime d'une bande pré-mafieuse et de racontars, je crois bien que c'est toi
qui l'as cherché, cet homme capable de rivaliser avec toi à la belote, et peu t'importait qu'il ait un
fort accent mal chantant de malfrat et de drôles de façons maniérées, du moment qu'il soit assez
fort à ce jeu pour être à ta mesure et montrer à tous jusqu'où tu pouvais te battre, aux cartes, aux
paroles levées. Et tu te croyais malin, Louis, tu devais les regarder de haut, les témoins, et les
amis venus, l'air de ne pas le faire, te supplier de ne pas y aller, dans cette partie qu'ils
comprenaient perdue d'avance, ou, au moins, de t'arrêter à temps, ces amis de toujours, mal à
l'aise et la casquette tenue serrée dans les mains, les mains malhabiles soudain de rester rangées,
inutiles, inoccupées, Louis, allez, abandonne, qu'est-ce-que ça peut faire, ravale. Tu n'as pas su
t'arrêter, Louis, et lorsqu'il ne restait plus rien à parier, tu as joué la ferme, tu as joué ta maison,
ton outil de travail, le patrimoine de ta famille. Tu avais juste oublié, Louis, que tu n'étais pas seul
à vivre là, dans cette ferme, à vivre d'elle, que tu n'étais pas seul à y travailler, et tu as laissé ton
orgueil et ta parole faire de tes proches des réfugiés. Tu as laissé ton orgueil et ta parole expulser
de Lafabrègue, avec toi et ta honte, femme et enfants, dont le petit Alexandre, qui n'oubliera
jamais.
Je vais bientôt rentrer en France, Louis, je rentre cet été. Je n'irai pas passer des vacances à la
maison neuve, près de la maison vieille, non, j'irai retrouver ta première maison, la première
maison d'Alexandre, la plus que vieille, la maison tue, la maison honteuse, la ferme misée et
perdue sur une parole mâle plus haute que l'autre.
Emmanuelle Pagano
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