Le genre au coeur des pratiques éducatives
Transcription
Le genre au coeur des pratiques éducatives
Colloque organisé par les SGdF « Eduquer des filles et des garçons » La question du genre au cœur des pratiques éducatives Introduction Gilles Vermot-Desroches, Sylvie Brunet, et Catherine Faucher rappellent le contexte du colloque : les 100 ans de l’AMGE, depuis l’événement fondateur de Crystal Palace, l’émergence de la question du genre dans le débat public (à la Toussaint 2011), et à la veille de la journée des droits des femmes, le rapport sur l’hypersexualisation précoce, remis par Chantal Jouanno. Ils rappellent également les missions éducatives du scoutisme, et celles affirmées de l’AMGE : développer le potentiel des filles et des garçons, afin de proposer un partenariat éclairé entre hommes et femmes désireux de changer le monde. Sur la question du genre en particulier, l’évocation de l’histoire du guidisme est l’occasion de rappeler que l’éducation, et donc le scoutisme, ne peut pas être indifférente aux évolutions d’une société ou aux questions qu’elle se pose. Ce colloque s’inscrit dans une suite de rencontres, destinées à enrichir le débat et les pages d’un « livre blanc » sur le thème « Être femme aujourd’hui : paroles d’hommes, paroles de femmes. » Premier colloque : Pourquoi, et en quoi la question du genre fait elle polémique ? En quoi cela nous concerne-t-il en tant qu’éducateurs ? Martine Court, sociologue, rappelle que la notion de genre est devenue publique à l’automne dernier, avec l’introduction proposée de certains éléments de réflexion dans les manuels scolaires de SVT. Le genre, en tant que notion, est apparu en 1972 dans l’ouvrage d’Ann Oakley, Sex, gender, and society. Elle désigne sous ce terme les différences entre femmes et hommes qui sont exclusivement socialement construites : la notion se fonde donc sur l’idée que les différences entre les sexes ne sont pas réductibles à leur physiologie. Cependant, cette idée est présente bien avant cette première formulation officielle : prégnante dans Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, elle l’est aussi dans l’ouvrage de Margaret Mead Mœurs et sexualité en Océanie. Margaret Mead, anthropologue, étudie plusieurs sociétés de Papouasie, et note que les traits de caractère et de comportement des femmes et des hommes sont parfois inverses à ceux des sociétés occidentales. Par exemple, elle observe que les hommes Arapesh seraient considérés en Occident comme des êtres féminins : ils font preuve d’altruisme, de douceur, de dévouement, se montrent émotifs, et sont dédiés autant que les femmes à l’éducation des enfants. Au contraire, les femmes Mundugumor pourraient être considérées comme masculines : querelleuses, peu dociles et décidées, elles délaissent le maternage des jeunes. Margaret Mead en conclut que la différence entre femmes et hommes est contingentes : il n’y a ni « ordre des choses », ni nécessité dans la répartition des rôles et des tâches. Il n’y a pas de traits de caractère qui soit essentiellement masculin ou féminin. Penser le genre, c’est donc dénaturaliser les relations sociales entre hommes et femmes. La notion devient polémique dès lors qu’elle questionne certains enjeux sociaux. Ainsi, la naturalisation des relations entre femmes et hommes permet d’abord de légitimer des différences et des inégalités. Partir du postulat que les différences n’ont pas de fondement légitime, c’est permettre aux de sexes d’investir toutes les dimensions de la vie sociale. En outre, la naturalisation à un pouvoir normatif très fort, ce qui permet de culpabiliser les individus, notamment ceux qui s’éloignent de la norme de comportement (par exemple une femme qui ne s’occuperait pas de son enfant, ou un homme qui se montrerait émotif). Enfin, il y a dans la naturalisation un enjeu de reproduction sociale : en l’acceptant, l’éducation cherchera à accompagner un épanouissement « naturel » dans un rôle ou une posture de femme ou d’homme. Refuser la naturalisation permettrait de penser une éducation « libre. » La construction sociale de ces différences et inégalités se fait par la socialisation : une notion qui englobe l’éducation, et désigne l’ensemble des processus par lesquels un individu sera amené, consciemment ou non, à s’approprier les normes et valeurs d’une société. Ici la socialisation est genrée. La première instance de socialisation est la famille, plus particulièrement les parents. La différenciation genrée commence dès la naissance : une étude montre que les nourrissons sont décrits en termes différents selon qu’ils sont filles ou garçons. L’école, le groupe de pairs, la consommation (de produits culturels), le travail, sont d’autres instances permettant cette socialisation différenciée. Cependant, on observe que certains enfants ou adultes passent au travers de cette socialisation : des hommes ou des garçons témoignent par exemple de leurs sentiments en public, des femmes ou des filles s’adonnent au bricolage. Ces profils « atypiques », ces dissonances de genre peuvent également être naturalisés : il existerait des capacités ou des prédispositions (le caractère, le tempérament...) à une résistance à la socialisation. En fait, les injonctions à agir ou penser conformément à un modèle masculin ou féminin cohabitent souvent à transgresser ces normes : les différentes instances de socialisation sont parfois contradictoires entre elles. La contradiction peut même exister au sein d’une même instance (par exemple un couple parental dont l’un des membres souhaiterait une adhésion à la norme, et l’autre non). On peut l’observer au sein d’un même individu, selon le contexte où il est pris par exemple (en public/en privé, ou dans le temps). En conclusion, si la socialisation peut fabriquer des enfants conformes aux modèles dominants, elle peut aussi défaire, volontairement ou non, ces modèles. Ainsi, par la socialisation, et l’éducation, il est possible de déconstruire ces modèles. ---------Josselin Tricou, frère des écoles chrétiennes et enseignant de philosophie, rappelle que la polémique sur l’introduction de la théorie des genres dans les programmes scolaire s’inscrit dans une rencontre entre le monde éducatif, et le monde ecclésial. Il part de certaines traductions de La Bible (notamment celle d’André Chouraqui) pour montrer que la différence de genre entre femmes et hommes ne naît pas de la création, mais bien d’une vie « sociale. » Les différentes traductions peuvent amener des interprétations variées, voire erronées. Ainsi, dans un Bible en traduction « courante » on lit : « Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme. » Dans une traduction savante : « Elohîms crée le glébeux à sa réplique, à la réplique d’Elohîms, il le crée, mâle et femelle, il les crée. » Dans cette seconde traduction, sont créés des êtres physiologiquement distincts (mâle et femelle), sans autres qualités, ni interprétation possible, en terme de rôles sociaux par exemple. La distinction hommes-femmes n’intervient alors que dans la bouche d’Adam, et non dans celle de Dieu. De même, le rôle attribué à chacun peut susciter différentes interprétations : il est dit que la femme est une « aide » pour l’homme. Une traduction plus étroite montre que l’aide dont il est questions revêt en hébreu un caractère divin, et non le sens d’auxiliaire simple. Selon Josselin Tricou, le message biblique ne peut donc pas légitimer une différence essentielle entre femmes et hommes, comme son interprétation peut le faire croire. ---------Anthony Favier, doctorant, étudie les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes (JOC) dans une perspective de genre, autour de 1968. Il rappelle d’abord qu’il y a en fait des études de genre, théorisées de diverses manières, plutôt qu’une théorie unifiée du genre. Il précise ensuite que les Scouts et Guides de France n’ont pas été moteur des transformations de l’éducation en matière de genres, mais a fourni des réponses éducatives aux transformations de la sociétés, et se sont adaptés aux discours savant sur le sujet. Chez les JOC, le personnalisme (courant d’idées dont la valeur fondamentale est le respect de la personne) domine, neutralisant ainsi la question des genres. Au contraire, la mixité effraie : le flirt émousse la volonté des garçons, la présence de garçons inhibe les filles. La question des genres n’est donc d’abord pas prise en compte, le positionnement attendu étant absent, au détriment d’un « irénisme béat. » Tardivement, la JOC prendra le parti de valoriser la réalisation de projets communs aux filles et aux garçons, afin de neutraliser les « dangers » de la mixité. Il en résulte que le couple, en tant que synthèse des actions et caractères, et qu’il soit amoureux ou non est au cœur du dispositif d’accueil commun des filles et des garçons. Le couple devient alors le meilleur support de l’accomplissement évangélique, au point de remettre en question l’autorité du clergé. ---------Baptiste Morize, chef chez les SGdF (Pionniers et Caravelles), témoigne de la réalisation d’un projet d’année autour de la journée « Toutes en jupes », portée par l’association « Ni putes, ni soumises. » A l’initiative des pionniers et caravelles, le projet devait porter sur « l’égalité hommesfemmes. » Il s’est opérationnalisé peu à peu, avec des rencontres avec l’association « Ni putes, ni soumises », jusqu’à se réaliser sous la forme d’une distribution de jupes aux élèves des lycées Lakanal et Marie Curie de Sceaux. Second colloque : Non mixité, coéducation, et mixité : débats autour de l’éducation des filles et des garçons en France au XXe siècle. Rebecca Rogers, professeur d’histoire de l’éducation, souligne que la non-mixité du système scolaire est revendiquée depuis le XVIe siècle, en réaction à l’immoralité et à l’impudeur que peut susciter fréquentation continue des deux sexes. Cependant, la mixité arrive peu à peu dans les écoles de l’enseignement primaire, pour des raisons financières notamment, dès le XIXe siècle. Avec les lois Ferry des années 1880, la proposition d’écoles spécialisées pour filles se développe. La loi Camille Sée (1880) institue parallèlement un système scolaire féminin, qui n’aboutit notamment pas à l’obtention du baccalauréat, et donc à l’entrée dans l’enseignement supérieur Dès 1887, le fondateur de la Ligue de l’enseignement, Ferdinand Buisson définit la coéducation, comme l’éducation en commun des deux sexes. Avant lui, le pédagogue Célestin Hippeau vante les vertus pédagogiques et sociales de la coéducation, en s’appuyant notamment sur l’expérimentation concluante faite dans le système éducatif américain. Tout en proposant un système scolaire différencié, les républicains se revendiquent, à la fin du XIXe siècle, de la pensée de Condorcet, qui promeut une éducation égale pour les femmes et les hommes, en soulignant qu’une telle éducation améliorerait celle de leurs enfants, qu’elle contribuerait au bonheur du couple, qu’elle permettrait de soutenir l’éducation des maris, et enfin qu’elle est un droit. En 1905, dans le contexte du vote de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, la coéducation est de plus en plus populaire parmi les partisans de l’école républicaine. En outre, le pédagogue libertaire Paul Robin souligne que la non-mixité contribue à une mauvaise éducation des jeunes français. Plus tard, Marguerite Bourgeois signe Féminisme et coéducation en 1914, dans lequel elle affirme que la mixité est l’un des meilleurs moyens de lutte contre le mariage bourgeois, qui relègue les femmes à leur rôle de mères, et de maîtresses de maison. La libéralisation très relative des mœurs, avec notamment la vogue de la garçonne dans les années 1920, ainsi que la naissance de « l’Education Nouvelle », donnent de plus en plus de poids aux défenseurs de la mixité. Cependant, les mouvements de jeunesse, comme le scoutisme, ou les colonies de vacances restent non-mixtes, et n’appliquent de fait pas le principe de coéducation. Peu de changements ont lieu dans les années 1930 et 1940, notamment du fait d’une condamnation papale de l’éducation mixte. Cependant, dès les années 1930, quelques mairies communistes expérimentent la mixité dans leurs colonies de vacances, toujours dans les soucis d’un renversement des normes bourgeoises. La mixité rentre peu à peu dans le système éducatif, avec le baby boom: la demande d’éducation excède les possibilités d’accueil si le système reste cloisonné. En 1959, les nouveaux lycées deviennent mixtes. En 1963, ce sont les collèges d’enseignement secondaire, puis en 1965, les écoles primaires. Dès 1970, le nombre de bachelières dépasse celui des bacheliers. Cependant, la recherche en sciences de l’éducation ou en sciences sociales, tarde à prendre la mesure de ces changements : la réussite des filles tend à ne pas mettre en lumière les enjeux de la mixité, il n’y a pas de réflexion pédagogique sur la mixité (il s’agit seulement d’un mélange de filles et de garçons), et les études consacrent un élève neutre en terme de sexe ou de genre. La mixité ne produit toutefois pas l’égalité : le groupe des pairs, et les enseignants, qui ne sont pas formés à la prise en compte de ces enjeux, renforcent souvent la prégnance des stéréotypes. Devant le constat d’une persistance des inégalités, faut-il remettre en cause la mixité ? Il faut plutôt repenser la pédagogie, pour qu’elle tienne compte des stéréotypes de genre. ---------- Marie Herbert, cheftaine chez les SGdF (Louveteaux et Jeannettes), témoigne de l’expérience d’un jumelage entre un groupe de jeannettes, et un groupe de louveteaux, pendant un camp, et de l’acceptation mutuelle des deux groupes. ---------Jean-Louis Sbardella, ludothécaire, a participé à une étude sur les pratiques de jeu des filles et des garçons. Il rappelle que, contrairement aux magasins de jouets, les ludothèques n’organisent pas leur offre selon le sexe des participants. Ce sont les types de jeux qui sont mis en avant (jeux d’exercice, jeux symboliques, jeux d’assemblage, et jeux de règles). L’étude à laquelle il a contribué cherchait à savoir dans quelle mesure les ludothèques favorisent l’égalité entre filles et garçons. Dans ses résultats, elle distingue la manière de jouer du contenu du jeu. Il en ressort que jusqu’à 3 ans, la manière et les contenus sont indifférenciés entre filles et garçons. De 3 à 6-8 ans, seule la manière de jouer est différenciée : pas le contenu du jeu. A partir de 6-8 ans, contenu et manière de jouer supportent des différences d’usage entre filles et garçons. Selon lui, la persistance des différences est en partie liée la pression sociale subie par les joueurs : à la fois parce que l’image qu’on leur renvoie lorsqu’ils font le choix d’une transgression genrée constitue un rappel à la norme assez violent, et à la fois parce que les pratiques diffèrent selon l’accompagnement des joueurs : enfants seuls, accompagnés de copains, de parents, ou d’éducateurs jouent différemment et à des jeux différents, les éducateurs jouant le rôle de garant de la norme d’identité, en particulier lorsqu’un garçon joue à un jeu « de fille. »