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POLOGNE
par Mariusz Sielski* et Zbigniew Truchlewski**
Lustration polonaise :
de l’autre côté du miroir
L
POLOGNE depuis 1989, dont
la dernière péripétie est le vote d’une nouvelle loi de lustration qui élargit le
champ de celle de 1997. Bien que la tempête médiatique déclenchée ne se soit pas
encore calmée, il paraît nécessaire d’éclaircir les termes d’un débat qui reste souvent
opaque tant il demeure chargé d’émotion.
A DÉCOMMUNISATION A CONNU BIEN DES AVENTURES EN
Lustration et alternance politique
Les buts annoncés de la décommunisation furent depuis 1989 « de vérifier et
d’écarter les responsables des crimes et les agents zélés du régime, en même temps
que de décommuniser les structures, enfin, d’enseigner les méfaits du communisme
aux nouvelles générations », lit-on dans une étude récente[1]. L’objectif fut aussi
d’éviter toute confrontation violente, qui aurait provoqué des scissions au sein de la
nouvelle société.
Cependant, dès les premières difficultés économiques et sociales, ce consensus
autour d’une transition pacifique s’est fissuré. À l’optimisme, fruit de la chute du
communisme, a succédé le pessimisme, enfant d’une transition dans la douleur. Le
retour de la volonté de décommuniser participait aussi de la peur de voir les anciens
communistes revenir au pouvoir. Mais les nouvelles élites politiques, provenant du
mouvement « Solidarité » étant fortement divisées, un conflit à la direction éclata. Les
* Mariusz SIELSKI, doctorant à Sciences Po, fondateur et rédacteur en chef de la revue analytique Eurazja (1994-1998),
enseignant au Collège d’Europe (Bruges-Natolin).
**Zbigniew TRUCHLEWSKI, revue Nouvelle Europe, Sciences Po.
1. G. MINK, L. Neumayer (éd.), L’Europe et ses passés douloureux, La Découverte, Paris 2007, p. 28.
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archives de la police politique communiste, et surtout les informations personnelles,
devinrent très vite un élément du jeu politique.
En 1991, à la veille des législatives, le chef de l’Office de Protection de l’État,
Andrzej Milczanowski prépara secrètement une liste de 64 agents et collaborateurs
présumés de la police secrète, liste issue d’un examen minutieux de 7000 dossiers de
candidats au Parlement. Puis, le 28 mai 1992, le Parlement, dominé par la droite,
adopta la Résolution sur la lustration, obligeant ainsi le ministre de l’Intérieur, Antoni
Macierewicz à vérifier les dossiers des plus hauts fonctionnaires de l’État. Le 4 juin
1992, ce dernier déposa au Parlement une liste de 61 agents et collaborateurs. Les
noms du Président de la République, Lech Walesa, du Président de la Diète, Wieslaw
Chrzanowski et du ministre des Affaires étrangères Krzysztof Skubiszewski y figuraient. Le Parlement fut alors l’arène d’un spectacle scandaleux connu sous le nom de
« la nuit des dossiers », qui déstabilisa le pouvoir en place et paralysa les structures
d’État; le Président obligea le cabinet du Premier ministre Jan Olszewski à démissionner.
L’idée de lustration elle-même paraissait discréditée à jamais: il était évident que
la droite s’était servie de ces dossiers uniquement en vue de compromettre les opposants politiques.
Du fait des fissures apparaissant dans le camp de « Solidarnosc », en 1993, les
citoyens polonais firent appel lors des élections aux anciennes élites plutôt qu’aux
nouvelles, lesquelles payaient le prix politique des difficultés de la transition. De plus,
le projet de catharsis socio-politique lancé par la droite n’avait pas non plus suscité
l’enthousiasme d’une opinion qui regrettait la stabilité, si ce n’est la stagnation de
l’époque communiste. Le retour des ex-communistes au pouvoir entraîna l’abandon
de la politique de décommunisation.
La question refit surface avec le retour de l’opposition au pouvoir, en 1997. Les
réformes économiques avaient porté leurs premiers fruits et la démocratie s’était
stabilisée. L’appréhension de voir se développer un nationalisme radical cédait le pas
au désir de faire face au passé. Un Institut de la Mémoire nationale (IPN) fut créé, ce
qui permit à toute personne victime de l’ancien régime de consulter son dossier. La
Diète polonaise finit par adopter le 11 avril 1997, après l’échec de plusieurs projets,
une loi de lustration. Elle stipulait que quiconque exerçait ou cherchait à obtenir un
poste à haute responsabilité publique (Président, Premier ministre, ministres,
députés, hauts fonctionnaires, magistrats) devait informer l’opinion publique de son
éventuelle collaboration passée avec la police secrète communiste.
Puis les anciens communistes revinrent au pouvoir en 2001. La période 20012005 fut marquée par des affaires de corruption concernant justement d’anciens
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communistes: l’affaire de PKN Orlen – une tentative de vente d’une raffinerie polonaise à la Russie –, et l’« Affaire de Lew Rywin », où la distribution de pots-de-vin
permit à Agora, un consortium médiatique propriétaire du plus grand quotidien
polonais Gazeta Wyborcza, malgré la loi sur les médias qui l’interdisait, d’acheter une
chaîne de télévision. Ces scandales remirent sur le devant de la scène la question de la
lustration.
L’arrivée au pouvoir de la droite conservatrice (le parti « Droit et Liberté ») depuis
2005 marque une nouvelle étape dans l’histoire de la lustration polonaise. En effet, ce
parti impulsa une stratégie de récupération de la mémoire historique, afin de bénéficier du potentiel de mobilisation collective que peut assurer ce thème. La clé de voûte
de cette politique était l’ouverture totale des archives de la police politique communiste, dix-sept ans après la transition[2] Dans cette optique, il lança aussi, au cours de
la campagne électorale de 2005, le projet d’une IVe République, afin de rompre avec
la IIIe République (1989-2005) perçue comme « l’enfant posthume » du communisme. Le but était la condamnation officielle et la poursuite judiciaire des crimes du
régime totalitaire[3], mais aussi la contestation du compromis mis en place en 1989
par « Solidarnosc » et le rejet total du « gros trait »[4] tiré alors sur le passé par le
Premier ministre Tadeusz Mazowiecki afin d’engager un processus de réconciliation
nationale.
Effectivement, le compromis historique mis en place en 1989 s’est avéré pour le
moins bancal. La révolution négociée à cette époque a permis aux anciens agents de
rester impunis et aux ex-communistes de prendre un positionnement privilégié dans
les milieux d’affaires. D’où la nécessité de dire toute la vérité sur les régimes communiste et postcommuniste, afin de rendre justice à tous ceux que n’avaient pas été
invités à partager les bénéfices du changement. Pour le Premier ministre, Jaroslaw
Kaczynski., ils avaient été « la proie de l’imposture des élites ».
Certes, le clivage résultant de cette lecture de l’histoire contemporaine de la
Pologne exclut une réconciliation quelconque. « En réalité, solder le passé du régime
communiste au nom d’un assainissement démocratique relève souvent d’un présupposé normatif – à tel point que pour certains acteurs politiques parmi les plus zélés,
2. Il s’agit des archives secrètes du Bureau et du Service de sécurité. Le Bureau de sécurité (UB), mis en place en 1944
sous le nom de Urzad Bezpieczenstwa était une section civile du ministère des Affaires intérieures en charge du renseignement et de la police politique de la République “populaire” de Pologne. De l’acronyme « UB » dérive l’expression
argotique d’“oubek” pour désigner un policier des services secrets. Le bureau fut remplacé en 1954 par le Service de
Sécurité (SB, Sluzba Bezpieczenstwa) qui a rempli ses fonctions jusqu’au 6 avril 1990 date de la création de l’Office de
Protection de l’État (Urzad Ochrony Panstwa, UOP).
3. Pour donner un seul exemple, il suffit de mentionner que le 17 avril 2007, le général Jaruzelski a été mis en accusation pour « crime communiste » par le tribunal de Mazovie, en raison de l’instauration de la loi martiale en 1981.
4. Expression utilisée par M. Tadeusz Mazowiecki lorsqu’il devint Premier ministre en 1989. Voir encadré p.39.
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affirmer la volonté d’en finir avec les séquelles immorales du communisme fait partie
d’une rhétorique nécessaire pour légitimer l’objectif opposé: faire durer aussi longtemps que possible la disponibilité du gisement mémoriel, le désaccord garantissant à
ces acteurs un avantageux positionnement sur la scène partisane »[5].
Société civile et lustration
Quel que soit le jugement porté sur la stratégie de décommunisation choisie et
réalisée par la droite polonaise, il faut prendre en compte le fait qu’une large partie de
la population polonaise réclame la vérité sur le passé communiste au nom de la
justice historique ou de la justice tout court. Les sondages réalisés en janvier 2007,
juste après le scandale qui entoura l’intronisation solennelle de l’archevêque de
Varsovie, Mgr Stanislaw Wielgus, convaincu de collaboration avec la police secrète
communiste, ont démontré que 70 % des enquêtés estimaient l’ouverture des
archives indispensable. Les révélations de la presse sur la collaboration des prêtres, des
écrivains et des cinéastes avec le régime communiste ont créé un malaise.
De plus, beaucoup de Polonais se rendent compte que leur pays est à la traîne en
matière d’accessibilité aux dossiers de la police secrète. La Slovaquie, l’Estonie, la
Lettonie, la Roumanie et la Bulgarie permettent un accès libre aux archives. Le
fameux Office Gauck-Birthler crée par l’ancien dissident et pasteur Joachim Gauck
en Allemagne de l’Est, a été visité depuis sa naissance en 1992 par 2 millions de
citoyens allemands.
Cette comparaison avec d’autres anciens pays communistes a toujours été un
argument très persuasif dans la discussion sur l’avenir de la lustration en Pologne. Or
l’importance de facteurs et de modèles exogènes dans un processus de transformation ne doit jamais être sous-estimée. Dans le cas spécifique de la décommunisation,
tout un système de références, basé sur « la communauté de destin », permet d’évaluer son propre positionnement. L’exemple de l’Allemagne et de la République
tchèque qui ont mené une décommunisation radicale au début des années 1990 en
particulier en ouvrant leurs archives est souvent évoqué en Pologne comme une référence. Même dans les domaines où les Polonais se sont montrés en avance – en créant
par exemple dès 1997 l’Institut de la Mémoire, qui a servi de modèle à l’Institut de
Mémoire nationale de la République tchèque réalisé dix ans plus tard – ils n’ont pas
5. G. MINK, L. Neumayer (éd.), L’Europe et ses passés douloureux, La Découverte, Paris 2007, p. 29-30.
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fait aussi bien qu’ailleurs. Ainsi, contrairement à son homologue polonais, l’Institut
de Mémoire tchèque ne s’est pas limité à protéger et à classer les archives, mais il a
contribué à exercer un contrôle plus sévère sur les anciens agents et leurs carrières.
La question des anciens agents se pose en effet car, tant en Pologne qu’en
République tchèque ceux-ci se portent très bien. Le veto du Président Aleksander
Kwasniewski à la loi abolissant le système préférentiel d’indexation des pensions de
retraite pour les officiers de la sécurité (1998) a pour conséquence que la pension
d’un instituteur polonais ayant travaillé 35 ans (250 d’euros) est aujourd’hui 3 ou 4
fois plus basse que celle d’un officier de la police politique. « Ils siègent au Parlement
et continuent de profiter de retraites généreuses […] sans scrupule et sans objection
de la part du public » pouvons nous lire dans la lettre de la conférence épiscopale de
Tchéquie consacrée au problème de la collaboration (janvier 2007). « Les bourreaux,
qui ont torturé psychiquement leurs victimes et les ont même parfois même liquidées
physiquement, se trouvent toujours en place dans diverses administrations » – ont
écrit les évêques déterminés à faire face au problème qui tourmente la société.
Autre problème, celui des prêtres collaborateurs. Le sujet a longtemps été tabou.
« Jusqu’à la mort de Jean Paul II en 2005, les autorités catholiques préféraient de ne
pas se confronter au douloureux passé pour ne pas nuire à l’œuvre du Pape »
explique l’abbé Tadeusz Isakowicz-Zaleski, auteur d’un livre Prêtres en face de la police
secrète[6]. Les révélations de la presse qui ont mis en lumière la collaboration de
prêtres du très proche entourage de Jean Paul II (le père Konrad Hejmo, coordinateur
des pèlerinages polonais à Rome, l’abbé Michal Czajkowski responsable du dialogue
judéo-chrétien, etc.) ont choqué l’opinion publique et poussé la conférence épiscopale de Pologne de 2006 à prendre enfin position. Elle a créé une commission historique spéciale chargée de mener la lustration au sein de l’Église catholique.
Parallèlement au vote des lois sur la lustration des personnes, a été entreprise la
décommunisation des structures. Diverses associations se sont manifestées et « des
actions sauvages ont été menées comme la fuite organisée de listes des collaborateurs »
constate Georges Mink dans son ouvrage[7] La publication pirate des répertoires de
l’Institut de mémoire nationale sur le site Internet du journaliste Bronislaw Wildstein, a
aussi intensifié la pression sur les acteurs institutionnels. Cette pression était d’autant
plus forte que la publication (qui mélangeait d’ailleurs les noms des agents et ceux des
6. T. ISAKOWICZ-ZALESKI, Prêtres en face de la police secrète (Ksieza wobec bezpieki), Znak, Krakow 2007.
7. G. MINK, L. Neumayer (éd.), op. cit., p. 28.
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victimes!) coïncidait avec les préparatifs de la campagne électorale. Le débat public sur
la lustration qui s’est alors engagé a clairement démontré que, sans une nouvelle procédure légale de lustration, la décommunisation risquait d’être à l’avenir menée par ces
« interactions citoyennes », laissant à l’écart les institutions et les historiens.
Polémiques sur la loi de lustration de 2007
Les institutions se sont alors mobilisées. Une nouvelle loi sur « la divulgation de l’information concernant les documents de la police politique dans la période entre 1944
et 1990 et leur contenu » a été adoptée par la Diète polonaise le 18 octobre 2006.
Portée par « Droit et Justice », elle est entrée en vigueur le 15 mars 2007. Elle établit
l’ouverture définitive des archives de la police secrète de la République populaire de
Pologne[8], mesure qui répondait entièrement à l’attente de la société polonaise,
bouleversée par les nombreuses fuites concernant la révélation de noms d’anciens
collaborateurs, toujours présents sur la scène politique.
De plus, la nouvelle loi a élargi considérablement la liste des professions
soumises à la lustration. Ce n’étaient plus seulement les hauts fonctionnaires, les
magistrats et les députés au Parlement (environ 30 000 citoyens) qui devaient
déclarer s’ils avaient ou non collaboré avec la police secrète, mais aussi d’autres corps
de métier, les directeurs des écoles publiques et privées, les universitaires, les avocats,
les notaires, les contrôleurs des impôts, les experts-comptables et les journalistes[9].
Leurs aveux, confrontés par la suite avec les documents d’archives dont disposait
l’Institut de Mémoire nationale, ne devaient entraîner aucune sanction pénale.
Toutefois, si la déclaration ne concordait pas avec les renseignements de l’Institut de
mémoire, son auteur, qui avait « commis un mensonge grave », perdait automatiquement son emploi et ne pouvait exercer de fonction publique pendant dix ans. Le
refus de se plier à la loi entraînait les mêmes sanctions. On estime qu’à peu près
700 000 Polonais, nés avant le 1er août 1972, auraient dû suivre cette procédure
administrative[10].
8. L’ouverture des archives de l’Institut de la Mémoire nationale aurait dû avoir lieu au mois d’août 2007, six mois
après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Le présent ajournement résulte de l’invalidation partielle de la loi par la
Cour constitutionnelle, décidée le 11 mai 2007. L’ouverture en question consisterait dans une accessibilité plus large
des dossiers et la possibilité de divulguer des catalogues de l’Institut de la Mémoire nationale: les noms des collaborateurs devraient être publiés sur le site de l’Institut.
9. La liste contient 52 métiers et professions.
10. Selon d’autres estimations 400000 personnes seulement seraient concernées.
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Les dispositions de la nouvelle loi ont suscité d’emblée une vive polémique. Le
débat a montré à quel point le problème de la lustration divisait ait la société polonaise. Pour certains, faire la vérité sur le passé communiste était une obligation morale
qui passait avant le compromis politique actuel avec les ex-communistes. Pour d’autres, le processus de décommunisation ne devait pas être opéré s’il entraînait la violation des droits individuels.
La déclaration du Comité Helsinki de Pologne, publié le 18 mars 2007, a précisément attiré l’attention sur ce problème. En effet, selon ce Comité, certaines dispositions de la nouvelle loi, dont la définition du « collaborateur secret », sont en opposition avec les principes « de non-discrimination dans la vie publique et de
proportionnalité des limitations de libertés et de droits ».
Le Comité a qualifié de « discriminatoire » l’article stipulant que la possibilité
pour la personne intéressée (y compris s’il s’agit d’un ancien agent de la police
secrète) de consulter son dossier relevait exclusivement des compétences du président
de l’Institut de mémoire nationale. « Le citoyen est privé ainsi de son droit de faire
une enquête sur les documents et les données le concernant », déclare le Comité. De
plus, le Comité critiquait la diffusion sans leur accord des noms de ceux qui avaient
collaboré avec la police secrète car aucun moyen juridique n’était mis à leur disposition pour s’y opposer. Enfin, selon le Comité, la lourdeur du dispositif en œuvre
(légal et organisationnel) jetait un doute sur la possibilité de mener à bien la lustration dans un délai raisonnable.
Ce n’était pas l’avis du médiateur polonais, Janusz Kochanowski qui déclara en
mai 2007: « L’intérêt porté aux droits des personnes soupçonnées d’avoir collaboré
avec la police secrète ne devrait pas empiéter sur le droit général d’accès à l’information publique, ni porter atteinte à la liberté de parole ». Selon lui, la lustration polonaise était un acte de justice qui n’avait rien à voir avec la vengeance mais avec un
travail de mémoire visant à restituer la vérité. « La Raison d’État ne nous permet pas
de passer sous silence le fait que les anciens agents de la police politique, de l’espionnage et du contre-espionnage, continuent à exercer des fonctions publiques » dit-il.
Cette situation met en danger la sécurité d’État, que les personnes en question aient
travaillé pour le compte d’un autre pays ou pour celui d’un parti politique en place.
Le cas du Service militaire des renseignements (Wojskowe Sluzby Informacyjne,
WSI) qui n’a pas connu la moindre réforme depuis dix-sept ans, avant d’être finalement
dissous en 2006, est emblématique de la difficulté du problème. Ce service employait le
même personnel et faisait travailler le même réseau d’agents qu’avant 1989.
Néanmoins, il était manifeste aussi que l’Institut de la Mémoire nationale avec ses
1800 employés et son budget annuel de 44953000 euros ne pouvait vérifier plus de
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40000 dossiers par an[11]. L’opération de « restitution de la vérité » devait prendre
plusieurs années. Un autre problème s’ajoutait: l’Institut de Mémoire était-il vraiment préparé à jouer un rôle qui aboutirait à relancer la vindicte de la population?
Certains experts étaient très réservés sur l’obligation pour les employés de l’Institut
de cumuler plusieurs fonctions, la classification des archives et les enquêtes sur les
personnes. Leur impartialité ne pouvait être absolue. De plus, le personnel chargé
d’analyser les fiches personnelles à l’Institut était composé de jeunes historiens (25-30
ans), peu sensibles à la complexité des dossiers. Georges Mink écrit ainsi: « Pour les
jeunes « chevaliers » de la moralisation historique, seul compte le fait (comportement), si possible attesté par l’archive, et pas le contexte du fait. Peu importe qui a
fabriqué l’archive, même si c’est le bourreau et même si son complice est l’officier
traitant. […] Les éclairages en demi-teintes sont rejetés: un traître est un traître, un
héros, un héros »[12].
Pourtant, ce n’est pas le problème des droits de citoyen, et encore moins celui des
inconvénients organisationnels, qui ont ébranlé l’opinion publique. C’est le caractère
massif de la lustration et le fait qu’elle ait été imposée dans les universités et dans les
médias, considérés comme indépendants. Le Sénat de l’Université de Varsovie fut le
premier à condamner la nouvelle loi. Sa résolution du 21 mars 2007 a suspendu la
lustration des scientifiques de l’université jusqu’à la décision de la Cour constitutionnelle sur la loi. D’autres grandes écoles ont adopté de résolutions similaires. En
revanche, quarante membres de la faculté de l’Université de Varsovie ont désapprouvé la décision du Sénat.
Les journalistes n’ont pas été en reste. « Mon passé n’appartient qu’à moi. Je me
confesse quand j’en éprouve le besoin et non quand le pouvoir, quel qu’il soit, même
démocratique, me l’impose » annonça Ewa Milewicz, l’ancienne activiste de
« Solidarnosc », co-fondatrice de Gazeta Wyborcza. Elle-même et trente d’autres journalistes ont fait comprendre qu’ils renonceraient à exercer leur métier, si la loi n’était
pas invalidée par la Cour constitutionnelle. Stefan Bratkowski, président d’honneur
de l’Association des journalistes de Pologne, appela les autorités à respecter l’indépendance des moyens de diffusion de l’information. « Aucun pouvoir ne peut
contrôler les médias » dit-il[13].
11. À titre de comparaison, l’Institut Gauck-Birthler en Allemagne dispose d’un budget de 100 millions d’euros et
emploie 2205 personnes; le Conseil national pour l’Étude des Archives de la Securitate en Roumanie, de 7 millions
d’euros et 189 employés ; les Archives historiques de la Sécurité d’État en Hongrie, de 2,7 millions d’euros et 90
employés; l’Institut de la Mémoire nationale slovaque (UPN) de 1,7 million d’euros et 70 employés; le Centre lituanien
sur le Génocide et la Résistance, de 1,44 million d’euros et 135 employés. (source: Le Monde, le 11 juillet 2007).
12. G. MINK, L. Neumayer (éd.), op. cit., p. 21.
13. M. ZOLTOWSKA, « Le passé sommé d’être confessé en Pologne », Quotidien, le 16 mars 2007.
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En revanche, les quotidiens Rzeczpospolita et Dziennik.pl., qui cautionnent ouvertement la politique des frères Kaczynski, ont dénoncé « la mise en scène déplorable »
des opposants à ces mesures. On retrouve ces divergences au sein de tous les groupes
professionnels en Pologne. La solidarité corporative ne joue plus face à la lustration.
L’affaire Bronislaw Geremek
Dès 23 avril 2007, la Pologne ne parlait plus que de « l’affaire Bronislaw Geremek ».
Le refus de celui-ci de se plier à la lustration a fait entrer sur la scène européenne la
question de la nouvelle loi jusqu’alors considérée comme un problème interne à la
Pologne. Si cette démarche avait le mérite de soumettre à l’attention des autres
Européens les controverses provoquées par la décommunisation polonaise, elle
comportait néanmoins le risque de brouiller la question tant les arguments évoqués
fluctuaient entre trois registres, celui du droit, de la politique et de la morale.
Professeur d’histoire médiévale, ministre des Affaires étrangères dans les années
1997-2000, ancien conseiller de Lech Walesa, Bronislaw Geremek fut le seul des 51
députés polonais au Parlement européen à refuser de se conformer à la nouvelle loi.
« Quand je me suis présenté aux élections, il y a trois ans, j’ai rempli toutes les conditions de la loi électorale, notamment en certifiant dans une déclaration que je n’avais
jamais collaboré avec la police secrète » écrit-il. Déniant toute valeur politique à son
acte, Geremek mettait l’accent sur « les inquiétudes morales des citoyens », alarmés
par le fait que « l’Institut de la Mémoire nationale avait obtenu le droit de porter des
jugements sans que la justice puisse s’en charger ». Cette disposition « menace la
liberté d’expression, l’indépendance des médias et l’autonomie des universités tout en
désarmant le citoyen face aux campagnes de calomnies, en affaiblissant la protection
légale de ses droits »[14].
La perspective de priver le Professeur Geremek de son mandat de député européen, annoncée par la commission électorale polonaise le 23 avril 2007, souleva un
tollé général dans les capitales européennes. « C’est particulièrement inadmissible de
soumettre M. Geremek à cette nouvelle législation, et je veux dire pour le coup que je
suis très préoccupé par le gouvernement polonais actuel » déclara par exemple
Nicolas Sarkozy. « Bronislaw Geremek est une personnalité politique hautement
estimée qui s’est toujours engagée pour la démocratie dans son pays et l’unification
14. Le Monde, le 26 avril 2007.
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de l’Europe. Nous examinerons tous les moyens juridiques pour qu’il puisse continuer son travail » ajouta Hans Gerd Pöttering, Président du Parlement européen.
Daniel Cohn-Bendit, de son côté, exhorta les députés du groupe des Verts à se
révolter « contre des méthodes staliniennes et fascistes » du pouvoir en place à
Varsovie tandis que le président du groupe socialiste au Parlement européen, Martin
Schulz, parlait des sanctions qui devraient être prises si « le gouvernement polonais
venait à persister dans cette voie de négation flagrante des valeurs européennes ». La
presse dans les pays de l’Ouest eut beau jeu de se saisir de la question et de la voir
sous de sombres couleurs. Courrier International parlait ainsi de la position
d’« extrême droite des frères K. », Die Zeit évoqua la « chasse aux sorcières » et le
« maccarthysme des Kaczynski » tandis que El Pais fustigeait la « réalité orwellienne »
de la Pologne postcommuniste.
La Varsovie officielle ne resta pas silencieuse: d’une manière paradoxale, c’est le
soutien unanime de l’Ouest qui fut critiqué. Plus que la désobéissance de Bronislaw
Geremek (rejoint d’ailleurs par d’autres figures légendaires de « Solidarnosc » :
Tadeusz Mazowiecki et Wladyslaw Bartoszewski)[15], ce qui choqua surtout fut les
soutiens spontanés de Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Catherine Colonna, Daniel
Cohn-Bendit et Martin Schulz, interprétés comme signes d’une incompréhension des
dilemmes nés de la mise en œuvre du « travail de mémoire » en Pologne.
La droite souligna avec une satisfaction mauvaise que la notoriété européenne du
Professeur Geremek « ne le mettait pas au-dessus de la loi », laquelle faisait-elle
remarquer, avait été respectée par les milliers de Polonais qui avaient déjà déposé
leurs déclarations. Le vieil adage latin: « dura lex, sed lex » était souvent rappelé pour
expliquer la question du rapport de l’individu à l’État démocratique, dans le contexte
de l’affaire Geremek. Selon Bronislaw Komorowski, ténor de la Plateforme Civique, la
responsabilité de l’homme politique face au droit et au citoyen l’oblige à toujours
respecter la loi. En l’occurrence, déclara-t-il à la radio TokFM, « cette loi a été entérinée par un gouvernement élu démocratiquement. A-t-on alors le droit de s’y
opposer? »
Pour le Premier ministre, Jaroslaw Kaczynski, la question n’était pas là. Selon lui,
Bronislaw Geremek « s’est servi de ce prétexte pour monter une opération politicienne, au niveau européen, contre le gouvernement de son pays, tout en faisant un
clin d’œil à ses camarades de jeunesse et à la gauche européenne ». Il faisait référence
à la proposition de l’ancien président tchèque Vaclav Havel d’envoyer les observateurs
15. Les trois hommes d’État avaient été menacés de perdre leurs postes dans les Comités publiques comme le Comité
d’octroi de l’ordre de l’Aigle Blanc et le Comité pour les Monuments de la Résistance et de la Martyrologie.
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internationaux aux futures élections législatives en Pologne. Il était évident que, du
point de vue de la droite, la désobéissance de Bronislaw Geremek posait un gros
problème politique. « En déclarant que la démocratie est menacée en Pologne les
gens comme Adam Michnik ou Bronislaw Geremek nuisent à leur pays » affirma le
Premier ministre.
Droit européen et constitution polonaise
Qu’en est-il de la législation européenne? La Commission européenne a reconnu
que la loi polonaise sur la lustration n’était pas contraire à sa directive sur la nondiscrimination (Égalité de Traitement en Matière d’Emploi et de Travail 2000/78/CE,
du 27 novembre 2000). Cette directive se concentre en effet sur les discriminations
d’ordre religieux, sexuel ou ethnique. Mais une ambiguïté n’est pas levée: l’article 13
du Traité de la Communauté européenne, introduit à Amsterdam, stipule que des
pouvoirs spécifiques ont été accordés à la Communauté « pour combattre les discriminations fondées sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ». Le terme important est celui de
« conviction »: le droit européen fait ici sans doute référence à la liberté religieuse.
N’y a-t-il pas cependant des convictions politiques? Certes, et c’est pourquoi la loi sur
la lustration ne condamnait pas la « collaboration » mais le mensonge dans la déclaration.
En fait, la loi sur la lustration n’est contradictoire avec le droit et les libertés européennes. Mais son application est quelque peu problématique. L’affaire de Tadeusz
Matyjek, à qui la Cour Européenne des Droits de l’Homme a donné raison dans un
procès rendu le 24 avril 2007, a montré les erreurs qui pouvaient être faites lors de la
lustration[16]. L’accusé en effet n’avait pas accès à toutes les pièces retenues à charge
contre lui car les documents retenus contre lui étaient classés « secret », voire « ultrasecret »; il n’avait donc pu préparer sa défense.
Cette affaire posait un certain nombre de questions: toutes les archives étaientelles accessibles ? des documents classés secrets pendant la période communiste
pouvaient-ils le rester dans le contexte de la lustration? Enfin qu’en était-il de la perti-
16. La Cour européenne des Droits de l’Homme a donné raison à Matyjek pour vice de procédure: « La Cour conclut
que la procédure de lustration dirigée contre le requérant [M. Matyjek], considérée dans son ensemble, n’était pas
équitable ». Le terme d’« équitable » fait référence à l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme,
par. 1 et 3, selon lesquels « toute personne a droit à ce que la cause soit entendue équitablement, publiquement et dans
un délai raisonnable […] et de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ».
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nence des dossiers « secrets » et des archives de la police politique? C’est l’Institut de
la Mémoire nationale qui en dispose mais elle n’en a pas la totalité puisqu’une grande
partie a été brûlée ou transférée à Moscou lors de la chute du régime communiste.
Saisie par l’Alliance de la Gauche démocratique (SLD), la Cour constitutionnelle
décida de se pencher sur les dispositions de la nouvelle loi lors sa séance du 11 mai
2007. En dépit d’une pression formidable de la part du gouvernement, la Cour constitutionnelle n’en a pas moins décidé d’invalider 39 des 67 articles de la nouvelle loi.
ès scientifiques. Elle a aussi supprimé certains articles contraires à la Constitution et
la Convention des Droits de l’Homme. Le nombre de personnes visées a donc été
substantiellement réduit; ont été exclus de la liste les directeurs des écoles publiques
et privées, les contrôleurs des impôts, les experts-comptables, les membres de
Conseils d’administration, les PDG d’entreprises cotées à la bourse. De plus, le Bureau
du contrôle des publications et des spectacles (la censure de la Pologne communiste)
et l’Office pour les nominations religieuses ont été exclus de la liste des structures de
la police politique.
Plus encore, le formulaire-type prévu pour la lustration (art. 10) a été déclaré
invalide car il ne prenait pas en considération le fait que la collaboration avait pu
« résulter des obligations professionnelles et/ou de la loi en vigueur ». D’autres questions controversées jusqu’ici comme la publication d’une liste nominative d’anciens
collaborateurs (art. 11), l’application automatique d’une sanction contre « les
menteurs » (art. 57) ainsi que le droit de l’Institut de la Mémoire à ne pas autoriser
l’accès à leur dossier personnel des anciens agents de la police politique (art. 31) ont
été résolues dans l’esprit de la déclaration du Comité d’Helsinki[17].
Longtemps attendue, la décision de la Cour constitutionnelle n’a pas résolu de
problème de la lustration, elle en a seulement multiplié les enjeux. Une violente
querelle concernant le rôle de la Cour elle-même et la valeur de sa décision a explosé
dès l’annonce de la sentence. Certains ont ainsi accusé la Cour constitutionnelle
d’être « partie prenante du front anti-lustration » et/ou de « créer le droit au lieu de le
contrôler »[18]. Selon, le Professeur Artur Wolek, expert en la matière, la Cour constitutionnelle de Pologne est effectivement soumise à influence politique comme l’est la
Cour Suprême des États-Unis ou celle de l’Autriche. Sans doute est-ce dû au
processus de nomination de ses juges, choisis par la Diète polonaise pour une durée
de neuf ans. C’est donc une institution « non démocratique » qui contrôle deux insti-
17. Voir: Z. TRUCHLEWSKI, Le législateur et la lustration en Pologne, cf. nouvelle-europe.eu
18. L’avis du sénateur de la « Droite et Justice », Andrzej Mazurkiewicz.
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HISTOIRE DE « GROS TRAIT » ET « GROS TRAIT » DANS L’HISTOIRE
« L’histoire du “gros trait” de Tadeusz Mazowiecki, c’est l’histoire d’une mystification. Peut-être la plus grande dans l’histoire contemporaine de Pologne
après 1989 » écrit le journaliste de Gazeta Wyborcza, Jaroslaw Kurski. En
effet, le Premier ministre avait déclaré alors devant la Diète polonaise « Le
cabinet ministériel que je forme n’assume pas la responsabilité de ce qu’ont
fait ses prédécesseurs. Nous ne sommes responsables que des circonstances
dans lesquelles nous, nous agissons pour sortir la Pologne de sa crise actuelle.
Sans pour autant en purger l’hypothèque, nous tirons un gros trait sur le
passé ».
Mazowiecki considère que la déformation délibérée du sens de son énoncé
a fait beaucoup de mal. « Une large partie de Polonais n’arrivait pas à
trouver leur place dans la IIIe République. L’idée d’une décommunisation
totale leur faisait peur, d’où par la suite la nostalgie du communisme et le
vote en faveur de l’Alliance de la gauche démocratique en 1993. L’idée
d’une décommunisation radicale a scindé la Pologne. Pour ma part je considérais que les deux millions de Polonais, qui avaient été de membres du
Parti communiste, avaient, eux aussi, leur place dans la Pologne démocratique. Mais cela ne veut pas dire que je m’opposais à remettre en cause le
passé communiste et à citer des responsables en justice » a-t-il déclaré dans
un entretien à Gazeta Wyborcza, le 10 septembre 2005.
Le contexte du compromis de 1989, symbolisé par la fameuse annonce du
Premier ministre démocratique Tadeusz Mazowiecki de tirer « un gros trait
sur le passé », explique partiellement l’absence de coupure radicale avec les
structures héritées de la période communiste. Ainsi, la question du devenir
des services spéciaux et de leurs archives ne fut pas abordée lors des négociations entre les tenants du pouvoir communiste et les représentants de
l’opposition. Peut-on en déduire, comme l’affirment certains historiens,
qu’une certaine « illisibilité de la révolution de 1989 » fut à l’origine « d’une
singulière et complexe amnésie du communisme » ? [*]
*
Voir Agnès BENSOUSSAN, Dorota DAKOWSKA, Nicolas BEAUPRÉ, « Les enjeux des archives des polices
politiques communistes en Allemagne et en Pologne », in Les Archives de l’Est, n° 52-2003/3.
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tutions démocratiques, à savoir la Diète et le Sénat. Toute autre est la position des
juges membres de la Cour constitutionnelle qui estiment au contraire que cette institution est totalement neutre puisque son activité ne consiste qu’à veiller à la conformité des lois à la Constitution.
Comment refermer la boîte de Pandore?
Ces questions institutionnelles fondamentales ne doivent pas cacher un autre
enjeu: la décision de la Cour constitutionnelle n’a pas arrêté le processus de lustration, mais elle a posé la question de savoir comment le prolonger.
Dès la décision de la Cour constitutionnelle, deux lignes directrices se sont dessinées. La première oriente les politiques polonais vers une reformulation de la loi sur
la lustration. Rien ne les en empêche en théorie. La nouvelle loi se doit de respecter la
constitution, organiser une procédure plus claire et plus juste afin que l’on ne puisse
plus confondre « les victimes et les bourreaux ».
Les amendements à la loi sur « la divulgation de l’information concernant les documents de la police politique dans la période entre 1944 et 1990 et leur contenu », adoptés
récemment par la Diète et signés le 12 septembre 2007 par le Président de la
République, semblent aller vers cette direction. Non seulement le corpus des
personnes concernées a été encore réduit, mais un nouveau formulaire-type a été
introduit qui fait la différence entre la collaboration délibérée et celle résultant de
l’obligation professionnelle. Quant aux sanctions infligées au cas où la personne ferait
une fausse déclaration ou refuserait de se subordonner à la loi, elles sont beaucoup
plus différenciées qu’auparavant[19].
Selon les nouvelles dispositions, toute personne obligée de faire la déclaration
(hauts fonctionnaires, magistrats, députés au Parlement et au Parlement européen)
doivent de nouveau remplir un formulaire et le déposer avant trois mois. Ceux qui
ont certifié dans une déclaration précédente, conformément à la loi de 1997, mais
avant 2007, qu’ils n’avaient jamais collaboré avec la police secrète (comme Bronislaw
Geremek) ne sont pas affranchis de cette obligation. Les déclarations seront vérifiées
par l’Institut de la Mémoire nationale.
La deuxième ligne conductrice du processus actuel de lustration fait pencher la
balance vers une ouverture totale des archives, ce qui empêcherait qu’on les utilise
comme arme politique, et, permettrait un travail de mémoire qui ne soit pas unique19. De trois à dix ans privation des droits civils.
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ment celui des historiens. Pourtant, le problème de l’ouverture des archives ne cesse
de susciter les controverses jusque dans les rangs du parti des frères Kaczynski,
« Droit et Justice ». Certains, comme Zbigniew Girzynski et Andrzej Mularczyk,
veulent que la totalité des archives soit accessible au public[20]. D’autres, comme le
Président et son frère le Premier ministre, refusent que soient accessibles les archives
concernant la vie privée, car « dans les dossiers il y a autant de vérité que de
mensonges sur les affaires intimes, ce qui implique que l’ouverture de toutes les
archives pourrait causer beaucoup de torts ». L’ouverture des archives ne sera pas
possible sans changement de Constitution car il faudrait y inclure un article garantissant « le droit d’accès à l’information publique »
Mais par la même occasion on peut poser la question du « renouveau moral »
auquel vise la nouvelle loi sur la lustration, considérée par la droite comme une des
conditions d’assainissement de la vie publique. Pourquoi cette lustration alors que le
régime communiste a disparu? De plus, n’est-il pas trop tard, 17 ans après la chute du
communisme, pour entreprendre ce « travail de mémoire » dont parlent tant les
leaders de « Droite et Justice ». Et « toute la vérité sur le régime communiste », qui
n’avait pas été faite en 1989 afin que la transition démocratique se déroule sans
violence, renforcera-t-elle la confiance des Polonais en eux-mêmes et en leur avenir?
Mariusz Sielski
en collaboration avec Zbigniew Truchlewski
20. À présent, il est permis de publier des donnés contenant les fiches personnelles des plus hauts fonctionnaires. Il est
possible d’avoir accès à son dossier personnel (à certaines conditions), mais il est hors de question de faire une enquête
sur le dossier de quelqu’un d’autre. Les données concernant la vie intime sont enfin strictement inaccessibles.
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