Le toucher de l`autre en souffrance

Transcription

Le toucher de l`autre en souffrance
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DAVID LE BRETON
« Cultures et Sociétés en Europe »
(UMR du CNRS n° 7043)
Faculté des sciences sociales
Université Marc Bloch, Strasbourg
Le toucher de
l’autre en souffrance
Le toucher
« L’autre en tant qu’autre n’est pas
ici un objet qui devient nôtre ou
qui devient nous ; il se retire au
contraire dans son mystère »
(Emmanuel Levinas, Le temps et l’Autre).
200
■
Dans nos sociétés occidentales le
corps dessine le contour du Moi, il incarne l’individu. Ses frontières de peau
sont doublées d’une non moins prégnante frontière symbolique qui le distingue des autres et fonde une
souveraineté personnelle que nul ne saurait franchir sans son assentiment (Le
Breton, 1990, 1993). Les enfants se touchent d’autant plus qu’ils sont plus
jeunes, insouciants encore des ritualités
corporelles, des préventions à l’encontre
des autres. Mais peu à peu, au fur et à
mesure que l’éducation opère, les
contacts diminuent. Le fait de se toucher
ou de se tenir tout proche de l’autre est
bientôt remplacé par la parole, les
échanges de regard, les gestes à distance et les mimiques. Dans nos sociétés les
contacts corporels viennent surtout des
membres de la famille ou des partenaires
sexuels. Leur culmination chez l’adulte
intervient au moment des relations
amoureuses. Des amis se touchent plus
rarement, hormis la poignée de main ou
la « bise », et moins encore avec d’autres
interlocuteurs. Cependant, la plupart des
relations sociales sont soudées par un
contact, elles s’ouvrent et se ferment par
une poignée de main ou un échange de
baiser, une tape sur l’épaule ou une
accolade. Ce rapprochement corporel
prélude au souci de transparence de la
rencontre. Le désir de se rapprocher et la
peur d’être entraîné plus loin que prévu
induit l’ambivalence du contact. Le cérémonial du salut « exprime à la fois l’approche et le retrait sur une gamme
d’accentuations variées » (Strauss, 1989,
615). Toucher l’autre c’est se tenir au
bord de l’abîme qu’il ouvre par sa présence. Mais selon l’éducation reçue, et
surtout de culture à culture, les modalités du contact corporel varient. Toute
interaction met en oeuvre une ritualité
précise selon les sexes, les âges, les statuts sociaux, le degré de familiarité ou de
parenté entre les individus1.
Si la distance normative est franchie,
l’échange perd sa neutralité : un geste
qui s’attarde un peu trop, ou touche une
partie du corps, ne serait-ce qu’une main
ou un bras, là où ce n’est guère l’usage
produit simultanément une connivence
affective. Un toucher furtif apparu sans
intention particulière contribue à rap-
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David Le Breton
Le toucher de l’autre en souffrance
procher les individus. Une étude classique effectuée dans une bibliothèque
américaine montre que des étudiants
dont la main a été frôlée un instant alors
qu’ils rendaient leur carte, donnent une
évaluation plus positive sur le personnel
que ceux qui n’ont pas été touchés.
Même un contact accidentel a un impact
émotionnel important. Une autre expérience met en scène une femme qui sollicite des personnes sortant d’une cabine
téléphonique où elle a délibérément laissé une pièce de monnaie. Si elle touche
son interlocuteur elle a infiniment plus
de chance de récupérer son argent
(Thayer, 1982)2. Le sens tactile remplit
une fonction anthropologique fondamentale de contenant, de restauration de
soi en situation de souffrance ou de
manque à être. Cet article suivra cette
piste en rappelant que l’homme est au
monde par son corps. Perdre le toucher
des autres est parfois perdre le monde.
Les carences
du toucher
■
L’enfant privé de stimulations sensorielles et de tendresse ne dispose pas des
mêmes atouts dans l’existence qu’un
enfant suffisamment aimé et comblé.
Même si ses autres besoins physiologiques sont assouvis, s’il est peu porté,
peu touché, privé de tendresse, il manque
de l’essentiel pour développer son goût
de vivre. Les lacunes de la mère (ou de
la nourrice) à pourvoir une enveloppe
affective autour de la peau de l’enfant,
provoquent des troubles plus ou moins
sérieux dans sa relation au monde. Si la
membrane cutanée de l’enfant est assez
solide pour affronter les turbulences de
l’environnement, le manque de la stimulation l’empêche de se sentir symboliquement contenu. Le fait de le
considérer comme un partenaire de
l’échange, de le tenir, de le caresser, de
prendre soin de lui, façonne sa confiance dans le monde et lui permet de se
situer à l’intérieur du lien social, de
savoir ce qu’il peut attendre des autres et
ce que les autres peuvent attendre de lui
dans un système d’échange et de reconnaissance mutuelle. A défaut d’épanouir
la sécurité ontologique favorisant l’abandon actif à son environnement, l’enfant
se heurte à lui à travers ses pleurs, ses
cris, son agitation. Il est « insupportable », jamais comblé, sans limite dans
ses relations avec les autres. De ne pas
être contenu, il devient alors envahissant.
L’enfant en manque d’assurance, soudain
privé de ses maigres repères ou de
manière coutumière, se presse contre un
autre, devient collant, cherche en permanence à enlacer un de ses proches. Ce
manque des échanges peau à peau dans
un climat de confiance et de tendresse
dans l’enfance, suscite plus tard chez
l’adulte une pathologie des limites. À
défaut de limite de sens s’effectue une
recherche de frontalité avec le monde
passant parfois par le heurt. Pathologies
borderlines, cas limite, ce sont des
hommes et des femmes qui vivent de
façon chaotique, ils se sentent souvent
vides, insignifiants, n’éprouvant pas leur
existence. Ils n’établissent pas les limites
socialement et psychologiquement
nécessaires entre eux et le monde (Le
Breton, 2000 ; 2002). Le Moi-peau
(Anzieu, 1985) est perforé de toute part
à défaut d’avoir été étayé par une affectivité heureuse, cohérente, lors de la
prime enfance.
La privation d’amour, le manque de
stimulations cutanées de l’enfance,
amène des individus à développer des
prurits et à soulager la démangeaison en
se grattant, c’est-à-dire en se procurant
eux-mêmes les stimulations qui leur ont
manqué. La psychosomatique de la peau,
ou mieux encore la physio-sémantique
(Le Breton, 1990) montre que les affections cutanées sont des maladies du
défaut de contact, une expression de
carences infantiles en matière de stimulations tactiles. M. Rosenthal constate en
interrogeant et en observant les mères
d’enfants frappés d’eczéma qu’elles sont
peu prodigues en contacts cutanés (Montagu, 1979, 155). L’eczéma infantile
vient colmater les lacunes du contact de
peau à peau. L’enfant assume lui-même
son enveloppe cutanée mais de manière
ambiguë, il traduit à la fois son manque
à être et satisfait les stimulations qui lui
manquent. Dans l’ambivalence il traduit
sa volonté de changer de peau, ses symptômes sont un appel symbolique à
l’adresse de la mère pour susciter son
attention et provoquer son affection.
Mais simultanément une défense à son
égard, un reproche de son abandon en se
faisant « repoussant ». « Il semble que
les mères d’enfants eczémateux ne
s’abstiennent pas de contacts corporels
avec l’enfant ; mais les contacts proposés, initiés par elle ou en réponse à l’incitation de l’enfant, ne parviennent
jamais à être paisibles et confiants. Du
fait de l’angoisse qu’ils suscitent chez la
mère, pour des raisons diverses, ces
contacts de corps semblent voués à l’excès de stimulations, aussi bien d’origine
amoureuse qu’agressive » (BouchartGodard, 1981, 269). L’enfant ainsi marqué adresse une demande inconsciente à
sa mère pour être touché, simultanément
son eczéma est une manière détournée
de ressentir par lui-même cette enveloppe corporelle que l’Autre ne touche pas
avec suffisamment d’amour et de
confiance. « Espaces extérieurs et intérieurs viendront dire le peau à peau
maternel et filial échangé ou au contraire les maltraitances, les oublis, les rejets.
Les fulgurances maternelles sont terribles. Elles frappent sur la peau qui s’en
souvient : acné, boutons, moiteur,
maquillage en restent les inscriptions...
Les traces des parents sur soi restent
indélébiles mais se nuancent avec le
temps, pâlissant au gré des autoréparations mises en place » (Papetti-Tisseron,
1996, 18). La peau est une mémoire
vivante des manques de l’enfance et,
plus tard, des événements pénibles vécus
par l’individu. Des soucis chroniques ou
circonstanciels donnent parfois des boutons, au sens réel ou figuré, une crise
d’eczéma, de psoriasis ou d’urticaire.
L’irritation intérieure s’épanouit sur
l’écran cutané. A fleur de peau se lit
alors à la manière d’un sismographe
personnel très sensible l’état moral de
l’individu. Si la peau n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de
soi, elle incarne l’intériorité. En touchant
la peau on touche le sujet au sens propre
et au sens figuré.
Au début du siècle, le psychiatre Clérambault interroge des femmes dont la
soie est posée comme objet unique de
leur sensualité et de leur désir. Déçues
par le contact sexuel avec les hommes,
elles trouvent dans le toucher des étoffes
la jubilation érotique qui leur manque.
L’étoffe « ne rendait pas un éventuel partenaire désirable, elle le remplaçait. Et
cette relation prenait la forme d’une
passion et d’un orgasme, c’est-à-dire
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d’un rapport amoureux complet (...)
L’étoffe n’était pas non plus pour elles un
partenaire passif. Dans une réciprocité
qu’elles disaient avoir attendue en vain
de leur vie amoureuse, l’étoffe répondait
à leurs caresses, opposait son soyeux ou
sa raideur aux manipulations, « crissait » et « criait » même. Et pour finir
elles se déclaraient « prises par l’étoffe »
alors que c’étaient elles qui la souillait »
(Tisseron, 1987, 13). Clérambault suggère que cette attirance s’enracine dans
les premières années de l’existence passées avec une mère absente ou avare de
contacts corporels. La découverte fortuite du toucher d’une étoffe dans leur
berceau ou à la faveur d’un jeu avec des
vêtements ou une poupée cristallise un
jour un plaisir qui leur manquait et susceptible d’être ravivé à tout instant sans
dépendance à autrui. Alors elles volent la
soie, la palpe et elles jouissent autant du
frémissement de la toile que de son
contact sur leur peau. « Le contact de la
soie est bien supérieur à la vue ; mais le
froissement de la soie est encore supérieur, il vous excite, vous vous sentez
mouillée ; aucune jouissance sexuelle
n’égale pour moi celle-là », dit l’une
d’elle.
La sexualité devient même parfois le
prétexte à être touché, caressé, entouré
pour des personnes en manque de
contact physique (Montagu, 1979, 126127). Une étude américaine portant sur
39 jeunes femmes de 18 à 25 ans,
admises dans un hôpital psychiatrique de
Pennsylvanie pour dépression montre
que plus de la moitié d’entre elles utilisait la sexualité moins pour un plaisir
que souvent elle ne ressentait pas que
pour être touchées. Plusieurs d’entre
elles reconnaissent que les relations
sexuelles, même à l’intérieur de cette
pauvreté affective, sont le prix à payer de
la tendresse qui leur manque. L’une d’elle dit : « Je veux simplement que quelqu’un me tienne et il me semble que les
choses vont ensemble. Si je vais au lit
avec quelqu’un, il me tient un moment
contre lui » (McArney, 1990, 509).
Famine d’une tendresse jamais reçue. Le
contact corporel leur donne le sentiment d’être aimées, protégées, réconfortées, et surtout contenues dans des
limites symboliques dont l’absence
meurtrit leur existence. Leur statut de
femme et leur soif de contact les amène
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à ne plus pouvoir dissocier sexualité et
intimité physique car pour les hommes
qui les convoitent la sexualité seule
importe.
Toucher l’autre
en souffrance
■
Dans nos sociétés occidentales le
contact avec le corps de l’autre est étroitement sous l’égide de l’effacement (Le
Breton, 2000). Mais outre la drague ou
la tendresse d’une première rencontre,
où le toucher surprend et bouleverse s’il
est le fruit d’un consentement, le contact
physique manifeste l’exception de la
rencontre, un certain relâchement de la
symbolique sociale ordinaire. Il instaure un sens au delà du sens. Le contact,
écrit E. Levinas, est « exposition à
l’être » (1974, 122). La main se tend vers
le corps d’autrui, irréductiblement autre
que soi, elle tente de conjurer la distance, d’abolir la séparation pour rejoindre
un instant un autre que sa peau enferme
en lui-même. Elle en épouse les formes
par la caresse ou le massage, elle sent le
grain de sa peau, sa chaleur ; elle
cherche à le modifier, à l’atteindre par la
peau au coeur de lui-même. Mais
P. Valéry le dit avec justesse : « ce qu’il
y a de plus profond en l’homme, c’est la
peau » (Tel Quel, 271). A la surface du
corps s’étend l’intériorité du sujet qui ne
s’atteint que par la main sur sa peau nue.
Dans La Création de l’homme de la
Chapelle Sixtine, telle que la peint
Michel-Ange, Dieu éveille Adam à
l’existence par le toucher. Il tend sa
main vers lui pour lui insuffler l’étincelle
de la vie. Du fait de son enracinement
dans l’ontogenèse de l’individu, le toucher est une forme primordiale de
contact qui enracine au monde et dont la
sollicitation dans un contexte de souffrance ravive sans doute le souvenir de
la présence maternelle et restaure la
confiance en soi et dans le monde. La
main est un instrument d’apaisement.
Celle du Christ guérit les malades. Il
touche les blessures et elles se referment
ou leur infirmité et elles disparaissent.
On lui présente les enfants « pour qu’il
les touche » (Marc, 10-13). La main de
Jésus est dépositaire de la puissance de
Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël
Dieu. Les apôtres héritent de ce privilège et distribuent « l’esprit saint » en
imposant leur main sur le front des
fidèles qui s’empressent autour d’eux.
Le contact physique entre deux individus, parce qu’il vient rompre les
conventions proxémiques en usage a
toujours une signification forte. En
situation d’agressivité, il vise à l’intimidation en privant l’autre de toute réserve, en envahissant sa distance intime et
en le mettant symboliquement en jeu. À
l’inverse, consenti, il est un engagement
vers l’autre. Le contact physique, quelles
qu’en soient les modalités (tendresse,
frôlement, massage, etc.), induit une
résonance liée à l’histoire individuelle, il
est un appel de mémoire pour le meilleur
ou pour le pire. Il ramène à jour des
affects enracinés en profondeur et qui
débordent la lucidité et la volonté de l’individu. Le toucher n’est jamais un pur
toucher mais un affleurement de l’histoire intime de la personne approchée. Il
est une forme de la parole et il impose
une réponse de celui qui le reçoit. Dans
certaines circonstances la communication tactile ne sollicite plus le langage,
elle rassemble profondément les individus quand les mots manquent à cause de
la douleur ou de l’émotion. Une main se
pose sur un front ou une épaule, étreint
un bras, cherche l’apaisement pour soi
ou un autre bouleversé par une nouvelle
qu’il vient d’apprendre ou affaibli par les
assauts de la douleur. Elle signale la solidarité, l’accord des émotions ; elle
certifie une présence amicale, un accompagnement de la peine. Elle n’est pas
toujours associée à une parole. La seule
qualité de présence emplit le monde.
L’élémentaire du corps à corps remplace la communication ordinaire par une
langue soudain débordée par la puissance des émotions. Dans la défaillance du
langage le corps prend le relais. Le peau
à peau, donne une sorte de répit à la
souffrance, un appui éventuel pour la
repousser. De même un adulte déchiré
par un événement tragique trouve parfois
des bras pour accueillir sa douleur, favoriser son abandon. Enlacer l’autre dans
ces conditions, se reposer sur lui,
témoigne de l’absence provisoire de
limites et conjure le sentiment de chute
dans le vide éprouvé alors. Si une présence auprès d’une personne en souffrance témoigne d’une qualité qui la
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déborde, elle permet au sujet de se
construire une enveloppe rassurante, une
peau qui fortifie celle qui est atteinte
dans son lien avec le monde.
Ce contact privilégié on le retrouve à
la fin de la vie quand la maladie épuise
le sujet et qu’il ne reste qu’une étreinte
maladroite. Parfois, s’agissant d’un
enfant qui meurt, la mère se couche
contre lui, le prend contre son ventre
comme pour le faire revenir en elle. Le
sens tactile dans les soins ou l’accompagnement d’une personne gravement
handicapée ou malade, mourante ou
âgée, reconstruit d’un trait le lien social
que le langage oral ne soutient plus.
Quand l’existence se dérobe, le contact
d’une personne signifiante, affectivement investie, incarne une limite d’existence, un contenant et restaure ainsi une
valeur personnelle battue en brèche par
la maladie ou l’âge, il alimente un plaisir sensoriel d’autant plus fort que l’existence est en manque. Joe, profondément
mutilé par l’explosion d’une bombe et
réduit au seul contact physique, peau à
peau, dit l’intensité d’un échange avec
une infirmière : « Elle se décida à le
masser et il apprécia le toucher doux et
agile de ses doigts (…) Un jour il sentit
le changement au bout des doigts à la
tendresse du toucher, il sentit de la pitié
et de l’hésitation et un amour très vaste
qui n’était pas un échange qui se faisait
de lui à elle ou d’elle à lui mais plutôt
une sorte d’amour englobant toutes les
créatures vivantes et qui essayait de les
soulager un peu, de les rendre un peu
moins malheureuses un peu plus
pareilles à leurs semblables3 ». La peau
est une ancre qui rattache le sujet au
monde.
Quand la parole défaille, même dans
la vie courante pour dire l’émotion qui
ne trouve plus les mots, il reste le toucher
qui donne une épaisseur affective au
contact. Par le toucher le lien social
retrouve l’élémentaire d’un corps contre
un corps, il est toujours un formidable
jaillissement du sens, justement parce
qu’il déborde la ritualité ordinaire de
l’interaction. Joe, muré dans son corps et
relié au monde seulement pas sa peau,
décrit avec précision les mains des infirmières attachées à sa chambre. Son
expérience est transposable à une myriade de malades. « L’infirmière de jour
avait les mains prestes, des mains un peu
Le toucher de l’autre en souffrance
rêches comme celles d’une femme qui
travaille depuis longtemps, si bien qu’il
lui supposa un certain âge et qu’il l’imagina avec des cheveux gris (…) L’infirmière de jour était leste dans son
travail… toc, il était sur le côté, floc elle
glissait un drap tout près de lui, toc, elle
le remettait sur le dos et v’lan la toilette
était terminée (…) La plupart d’entre
elles avaient les mains douces, mais tout
juste suffisamment moites pour les passer par saccades sur son corps au lieu d’y
aller doucement. Ils savaient qu’elles
étaient très jeunes » (p. 143).
Le contact physique avec un malade
ou un individu en déroute personnelle
exerce une fonction contenante, il apaise sans être nécessairement érotique. La
présence de l’autre, enracinée dans son
contact, est une parade au démantèlement de soi. Une psychologue, citée par
Didier Anzieu évoque une expérience de
cet ordre. Un homme est hospitalisé
après une tentative de suicide par le feu,
c’est un détenu, il est sérieusement brûlé
sans que son existence soit en danger. Il
se plaint de la douleur ressentie. L’infirmière lui promet une dose supplémentaire de calmants, mais elle est retenue
ailleurs. Pendant ce temps la psychologue parle à cet homme : « l’entretien
spontané et chaleureux que nous eûmes
porta sur sa vie passée et sur des problèmes personnels qui lui tenaient à
coeur. Quand enfin l’infirmière revint
avec des antalgiques, il les refusa en
disant avec un grand sourire : « ce n’est
plus la peine, je n’ai plus mal ». Il en
était lui-même étonné. L’entretien continua; après quoi il s’endormit paisiblement et sans aide médicamenteuse »
(Anzieu, 1985, 206). La parole pleine,
l’écoute attentive, la reconnaissance de
soi en l’absence de tout jugement, rétablit chez cet homme une peau contenante qui neutralise la douleur d’être
écorché vif par la douleur mais aussi et
surtout par la souffrance pesant sur son
existence.
Communication affective à la limite
de la symbolisation, ce toucher est parfois le rappel d’un contact maternel
visant à apaiser, à envelopper, il est
simultanément présence d’autrui et
régression intime au sein d’une histoire
ravivant le souvenir des moments où la
mère était là au moment de l’affrontement à l’adversité. Il renoue les repères
essentiels à un réconfort restaurant la
confiance. A l’inverse le toucher thérapeutique4 est aussi pour certains patients
la réparation de l’absence quand l’entourage familial, et notamment la mère,
ont manqué cet enveloppement affectif
lors de l’enfance. Le sentiment d’abandon, de rejet hante alors l’existence individuelle. Le toucher thérapeutique serait
une forme de maternage, de retour aux
sources colmatant un instant le manque
et pourvoyant ainsi un effet de remise au
monde. Réparation affective qui n’élude
pas le manque à être mais procure un
apaisement. Le toucher thérapeutique
est proche de la tendresse mais il n’englobe aucun contenu érotique, contact de
proximité affective, il ne possède aucune finalité sexuelle. Il rassure et rappelle que l’individu n’est pas tout à fait seul
dans sa peine5. L’effet bénéfique d’un
contact physique implique bien entendu
qu’il soit approprié à la situation, même
s’il va au delà des attentes communes.
L’autre s’abandonne à la caresse ou au
toucher quel qu’il soit, ou il y répond
avec ferveur en donnant libre cours à sa
douleur. La main qui réconforte opère
une transfusion d’existence. Elle rappelle à l’homme en peine qu’il n’est pas
seul devant l’épreuve. Il est entre les
mains d’un autre qui le soutient. La
caresse ou l’étreinte de la main s’efforcent d’arracher à la douleur, de remettre
au monde, ou de procurer un second
souffle.
En fait, un contact symbolique est
établi entre le thérapeute et le sujet en
demande et renvoie plutôt à un transfert
de sens. La reconnaissance de sa position
personnelle de souffrance pour le malade, la disponibilité de celui qui en prend
soin, l’ouverture des corps, mobilisent
une efficacité symbolique dont les incidences sont d’autant plus fortes que la
qualité de présence du thérapeute sont
grandes. Le contact corps à corps avec
une personne étrangère est un fait rare,
il expose l’un des protagonistes à la
nudité et à un abandon aux mouvements
apaisants de l’autre. Certes, le geste
d’apaisement n’est jamais mécanique,
son efficace repose sur une qualité de
présence et donc de contact. Simone de
Beauvoir en témoigne dans son récit sur
la mort de sa mère. « Les douleurs de
maman, écrit-elle, n’avaient rien d’imaginaire, les causes en étaient organiques
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et précises. Pourtant, au dessous d’un
certain seuil, les gestes de mademoiselle Parent ou de mademoiselle Martin les
calmaient ; identiques, ceux de Madame
Gontrand ne la soulageaient pas6 ». A un
autre moment, alors que sa soeur épuisée n’est plus en mesure de veiller leur
mère mourante, Simone de Beauvoir
propose de rester. Mais celle-ci se rebiffe : « Maman a paru inquiète. – Tu sauras me mettre la main sur le front si j’ai
des cauchemars ? – Mais oui ! Elle m’a
regardé avec intensité : «- Toi, tu me fais
peur » (p. 94). A travers la rencontre
étroite des corps, une relation de
confiance se créée, propice à une amélioration de l’état physique du malade.
Le contact corporel (une main sur le
corps, un massage) réduit l’anxiété, provoque une détente qui restaure la
confiance du malade dans ses ressources
personnelles de lutte contre la douleur. Il
stimule la sensation de soi, rend le sujet
sensible à sa peau, et donc à son individualité dans le tissu du monde. Le thérapeute s’oppose au découragement du
malade et montre son implication dans la
volonté qu’il soit libéré de ses symptômes. D. Anzieu en donne un exemple
qui ne sollicite pas directement le
contact corporel mais manifeste la tension positive vers l’autre : « Il m’a plus
d’une fois suffi d’imaginer en silence
que j’accomplissais un geste corporel de
réconfort avec un patient en détresse
quand l’explication verbale n’y suffisait
pas, pour que ce patient retrouve un
minimum de sécurité narcissique : aucun
d’eux n’est allé jusqu’au rapprochement
corporel » (Anzieu, 1986, 85).
Le toucher haptonomique est pour
F. Veldman, « la science du toucher et du
sentir dans sa dimension intérieure et
affective ». A celui ou à celle allongé sur
le ventre, il demande de percevoir sa
main, ses doigts, sa paume, puis son poignet, son bras et d’établir une continuité. Le mouvement intérieur du sujet qui
prolonge ses sensations corporelles dans
le bras de l’autre, dans la chaleur de la
relation, produit un effet d’apaisement.
La respiration se calme, l’individu
relâche ses tensions, dissipe son anxiété. Le froid ressenti éventuellement au
début de l’interaction disparaît et cède à
une agréable sensation de chaleur corporelle. Les frontières personnelles individuelles sont rompues dans le respect
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mutuel. Le sujet se sent reconnu en profondeur, libéré de son individualité parfois pesante, rattaché à une totalité
humaine. L’haptonomie a été employé au
bénéfice des femmes enceintes, notamment à partir du quatrième mois de la
grossesse. Une fois la confiance et la
détente obtenue, le thérapeute demande
à la mère de prendre contact avec l’enfant qu’elle porte en elle. Et la femme
qui vivait le foetus de manière abstraite,
pose sa main sur le ventre et sent que
l’enfant réagit à ce contact. Emue, elle
apprend en un instant à l’entourer de ses
mains et à le mouvoir dans la matrice. Et
le père, immergé dans l’atmosphère de
sécurité affective qui règne à ce moment,
découvre qu’il dispose du même privilège de jouer avec l’enfant in utero. Le
fait pour la femme d’être enceinte bascule alors de l’intellection à une effectivité ressentie.
Si le thérapeute demande à la mère de
placer l’enfant sur son coeur ou de le
descendre dans la matrice, la mère
découvre que l’enfant répond à sa
demande intérieure. Elle apprend à avoir
des attitudes anticipantes. Quand par
exemple le foetus manifeste des signes
de désagrément, elle régule le tonus
musculaire de la paroi abdominale et du
périné, elle enveloppe l’enfant de sa
main et le sécurise. Les moments de jeu
avec le foetus s’élargissent avec sa maturation, elle apprend à le diriger, à l’aider,
à le sentir, et déjà s’instaure en lui une
sécurité de base pour l’enfant à naître,
une solide assise affective. « Peu à peu,
écrit Veldman, se développe entre la
mère et l’enfant une interaction communicative (...) La mère et son enfant se
trouvent en syntonie. La mère peut être
sensitivement ouverte aux besoins de
l’enfant » (This, 1981, 279). Au delà de
l’attachement qui se crée déjà avant la
naissance, la femme découvre les liens
alchimiques qui la relie physiquement et
affectivement à l’enfant et elle cesse de
faire obstacle à son insu à sa progression,
notamment au moment de l’accouchement. Elle accompagne l’enfant dans ses
mouvements pour se frayer un passage
vers l’existence, elle l’encourage, lui
prépare le chemin, et elle vit avec intensité son accouchement. L’expérience clinique montre que les enfants nés dans
ces conditions développent un tonus et
une présence rares. L’haptonomie est
Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël
une quintessence du toucher thérapeutique, elle réalise de manière délibérée ce
que les certaines personnes effectuent
dans leur contact avec des malades, ou
simplement dans la vie quotidienne pour
apaiser chez les autres une douleur ou
une angoisse.
Mais dans le toucher de l’autre, il y a
un intouchable qui marque l’intimité de
la personne, il y a ce qu’elle tolère de
contact et ce qui la gêne, ce qui serait à
la limite de l’imposition de volonté. Ce
contact ne saurait s’imposer à l’encontre
de la sensibilité du de celui qui reçoit à
moins d’être une forme d’intrusion. Le
toucher de l’autre en ces circonstances
est aussi toujours à la limite de l’emprise, de la captation affective. S’il convient
de les nuancer au regard du statut de
l’homme et de la femme aux USA, et
aux normes spécifiques de virilité qui y
règnent, notamment dans le milieu
WASP, des travaux américains montrent
que les femmes sont nettement plus
réceptives aux contacts physiques que
les hommes (Mc Corkle, Hollenbach,
1990). Dans le contexte thérapeutique,
l’homme américain est parfois gêné d’un
rapprochement physique qu’il interprète en termes d’intrusion ou de domination là où la femme trouve un réconfort.
Si le geste d’apaisement est un acte de
communication, il n’est pas mécanique
et la manière dont il est perçu n’est pas
nécessairement en adéquation avec l’intention qui l’animait. Le toucher de
l’autre en souffrance est susceptible de
malentendus, il est même parfois hanté
par la crainte qu’il ne s’agisse d’un
geste « intéressé », surtout s’il s’agit
d’une interaction entre un homme et
une femme. Alors, après avoir été touchées, des femmes hospitalisées se sentent moins anxieuses, plus confiantes
dans l’issue de l’opération chirurgicale,
à l’inverse des hommes qui paraissent
plus inquiets. Le geste doit se fondre
dans l’évidence du contact sans connotation sexuelle ou dominatrice.
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David Le Breton
Le toucher de l’autre en souffrance
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Notes
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exigence technique et contact humain, Histoire et anthropologie, n° 23, 2001.
1. Je n’aborderai pas la question de la
proxémie longuement abordée dans Le
Breton (1998).
2. La rupture de l’espace intime se rencontre en un sens opposé, lors d’une tentative d’intimidation qui vise justement à
provoquer le malaise, à soumettre l’autre
sans en passer par une lutte physique.
L’irrespect de ces frontières symboliques,
et inconscientes tant qu’elles ne sont pas
transgressées, est aussitôt vécu comme
une agression par le sujet qui la subit. La
violence consiste d’ailleurs au fait d’en
venir aux mains, dès lors toute sacralité
du corps de l’autre est abolie, il s’agit de
briser, de blesser, de pénétrer par la force
le corps de l’ennemi. De même, c’est par
une rupture des règles sociales de contact
que se fait l’appréhension du coupable. «
Il suffit de sentir sur son épaule la main
de quelqu’un habilité à vous appréhender
pour que l’on se rende d’ordinaire sans
en venir vraiment aux mains. On se fait
petit, on marche; on se conduit avec
résignation » (Canetti, 1966, 216).
3. Dalton Trumbo, Johnny s’en va en guerre, Paris, Seuil, 1993, 166.
4. Le toucher thérapeutique est une organisation du contact, il consiste à placer les
mains sur le corps d’une personne malade pendant une dizaine de minutes en
mobilisant en soi une intention forte de
la soulager ou de la guérir. Le contact
corporel est associé à une image mentale positive de restauration de l’état de
santé du malade. L’efficacité du toucher
repose sur la concentration, la sécurité
intérieure et surtout la qualité de présence du thérapeute. Les théoriciens américains de ce procédé évoquent un transfert
d’énergie, la maladie ou la souffrance se
traduisant par des failles que la personne en bonne santé comble en partie par
son apport. De même le magnétiseur sent
de légères disparités d’énergie sur le
corps de son patient et, de ses mains, il
les oriente de façon bénéfique en apaisant
les douleurs. Les massages ou les touchers connaissent des formes multiples
dont la description déborde le cadre de
cet article : ils ont parfois une fonction de
relaxation, de détente, d’éveil sensoriel
(massage californien, etc.), ils visent une
action thérapeutique à travers des pressions exercées sur différents points du
corps (do-in, shia-tsu) ou s’attachent à
réduire des tensions physiologiques par le
frôlement, le pétrissage, le massage, la
manipulation des énergies (ostéopathie,
chiropractique, kinésithérapie, etc.). Une
sensibilité de surface pénètre dans
l’épaisseur de soi et génère une influen
ce propice sur les points douloureux ou
tendus.
5. Le toucher d’un patient dans le coma
modifie son rythme cardiaque et provoque une série de réponses physiologiques.
6. Simone de Beauvoir, Une mort très
douce, Paris, Gallimard, 1964, 115.
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