Le retour du tragique

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Le retour du tragique
Variations sur le tragique :
esquisse d’
d’une problématique
Begoña Riesgo
La notion de « tragique » est problématique dans la mesure où elle
englobe un concept philosophique, un concept d’histoire littéraire et un
concept de dramaturgie. Elle semble résister à la définition. La philosophie, depuis les débuts de l’interrogation sur le tragique (1795,
Schelling), a du mal à couper les ponts avec La Poétique d’Aristote, la
critique littéraire à faire l’économie d’une réflexion philosophique sur
le tragique. Il faut dire que le caractère hybride de La Poétique qui
fixait les règles de la tragédie tout en parlant de tragique invitait déjà
à établir un lien entre les origines du genre littéraire et l’avènement
d’une conscience tragique. Aristote, lui-même, est à l’origine de la formation du très célèbre couple tragique-tragédie, qui a eu la fortune
que l’on sait. Il est aussi à l’origine du « malentendu » qui consiste à
assimiler le tragique au tragique grec et la tragédie à la conception
aristotélicienne d’un genre dont les philosophes (Nietzsche en tête1) et
les critiques littéraires ont largement montré le caractère idéalisé et
restrictif. Cette théorisation a posteriori de la tragédie, qui est loin de
refléter la diversité et l’évolution chronologique des productions littéraires grecques, continue, pourtant, à avoir une présence obsédante
dans les écrits sur le tragique au théâtre. C’est le plus souvent à l’aune
d’Aristote, de son « bel animal » et des tragiques grecs – modèles ou
contre modèles – qu’est jugé ce que l’on pourrait nommer, en reprenant
l’appellation de Jean Jacquot, le théâtre tragique2. Cette appellation a
au moins l’avantage de souligner que la catégorie du tragique ne se
réduit pas à la tragédie qui n’en est qu’une des modalités d’expression.
Le théâtre tragique suppose un schéma de base, la « dialectique » de
Szondi, reprise par Ricœur3, qui induit dans le texte une « mécanique
tragique » que Lazzarini-Dossin définit comme « matrice de fonctionnement » :
Une contradiction interne qui retourne toute affirmation en sa
négation. L’être humain confronté à une puissance qui le dépasse,
1.
2.
3.
F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Folio, 1986 (1872).
Le théâtre tragique (études réunies par Jean Jacquot), Paris, CNRS, 1965.
P. Szondi, Essai sur le tragique, Belfort, Circé, 2003 ; P. Ricœur, « Aux frontières de la philosophie. Sur le tragique », Esprit, 1959, p. 449-467.
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Le retour du tragique
qui retourne toutes ses intentions et ses actions en leur contraire
et l’abandonne désarmé à la souffrance [...] Du cœur de la souffrance surgit une possibilité inconnue, qui sauve ce qui était
perdu et transcende sa défaite. La négation primaire renvoie au
tragique, la négation de la négation, relève de la catharsis1 ».
Mais le tragique excède, au théâtre, les limites de l’écriture dramatique et dramaturgique. Dans le théâtre tragique, le tragique est présent en deçà du texte, il est une perception, une vision du monde, un
sentiment face au réel ; il conforme le texte théâtral qui reflète un tragique extérieur, en générant lui-même du tragique intrinsèque ; il est
un mode de réception et reste prégnant dans un au-delà du texte, car
le théâtre tragique suppose une tentative de résolution du tragique. Le
tragique touche ainsi tous les moments, tous les niveaux, toutes les
composantes de l’acte théâtral.
« La tragédie tourne autour de l’homme » dit Omesco2. Le théâtre
tragique parle de l’homme. Il met en scène la relation de l’être au
monde. Il parle de la condition humaine, universelle, intemporelle, de
la contradiction inhérente à l’être mortel, de sa finitude et de son aspiration à l’éternité. De l’incomplétude de l’homme et de la souffrance
qu’elle génère, de sa nature insatisfaite et fautive, de ce que Monnerot
appelle « l’homme en défaut3 », en manque, en faute, en perte. Mais le
théâtre tragique parle aussi des hommes, des limitations de l’existence,
qui, elles, ont une composante temporelle, qui sont variables et dépendantes d’une histoire individuelle et/ou collective. Le théâtre tragique
peut privilégier la dimension métaphysique, ontologique ou existentielle, les tensions du « ser » ou celles de l’« estar », il peut aussi les
conjuguer. La perspective, selon les cas, sera différente, la mise en
récit aussi. La présence de la dialectique du tragique ne détermine
pas, pour autant, un code d’écriture. Il n’y a pas « un » tragique,
d’essence immuable, mais bien « des » tragiques, il n’y a pas « une »
écriture du tragique mais de « multiples » configurations du tragique.
C’est sur ces variations, plus que sur la « nature » du tragique que
nous invite à réfléchir l’expression « le retour du tragique ».
Parler de « retour du tragique » c’est prendre position dans le débat
autour de l’universalité ou l’historicité du tragique. Cette formulation
reprend, en effet, le titre de l’ouvrage où Domenach4 répond à Steiner
proclamant « la mort de la tragédie5 ». Steiner (et, derrière lui, tout un
1.
2.
3.
4.
5.
8
M. Lazzarini-Dossin, L’impasse du tragique. Pirandello, Valle-Inclán et le nouveau théâtre,
Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 42.
I. Omesco, La métamorphose de la tragédie, Paris, PUF, 1978.
J. Monnerot, Les lois du tragique, Paris, PUF, 1969.
J.-M. Domenach, Le retour du tragique, Paris, Points-Seuil, 1972 (1967).
G. Steiner, La mort de la tragédie, Paris, Folio, « Essais », 1965.
Variations sur le tragique : esquisse d’une problématique
pan de la critique), affirme que le théâtre tragique est une expression
de la phase pré-rationnelle de l’histoire car il suppose l’existence de
forces occultes, ingouvernables, capables de déséquilibrer l’esprit humain et de le détruire, de forces funestes qui poussent le héros à faire
un choix qui se retourne contre lui-même, le plonge dans la souffrance
et le mène dans une voie dont l’issue est fatale. Pour Steiner impossible, donc, de parler de tragique dès lors qu’un système explicatif permettrait d’élucider les causes de la contradiction interne du personnage ou dès lors qu’une solution serait envisageable, qu’il y aurait un
espoir. Cette conception exclut ainsi du théâtre tragique à la fois le
tragique chrétien (Claudel ou Calderón) et le tragique contemporain,
celui d’après Darwin, Freud et Marx. Parler de « retour du tragique »
c’est accepter l’idée d’une survivance du tragique après l’avènement
d’une pensée chrétienne fondée sur une théologie du salut et celui
d’une pensée rationaliste. Accepter que Shakespeare, Calderón, Kleist,
Strindberg, Ibsen, Tchekhov, Claudel, Valle-Inclán, Alberti, Lorca ou
Beckett puissent écrire du théâtre tragique. Mais cette prise de position soulève immédiatement une série de questions : y a-t-il des périodes tragiques ? Un tragique contemporain ? Peut-on parler d’un tragique propre au théâtre espagnol ou à chaque auteur ? Derrière tout
cela, c’est le problème du poids de la composante historique et culturelle dans le surgissement du tragique qui est posé et, en corrélat, celui des « métamorphoses » du théâtre tragique.
Faut-il suivre Goldman lorsqu’il dit que les périodes de crise historique sont favorables à une éclosion du tragique1 ? Il est vrai que la crise
historique correspond à un état de « désintégration » d’une société, qui
entraîne une perte de cohésion sociale au niveau collectif et une perte
de repères au niveau individuel. Elle prend naissance, le plus souvent,
dans une période d’entre-deux, de charnière entre un ordre ancien et
un ordre nouveau qui s’affrontent et elle est, par conséquent, un temps
d’interrogation et de difficile « accommodation » à un monde dont le
sens lui-même se révèle problématique. Cette crise du sens et de la
connaissance, reliée à une crise identitaire, peut susciter ou exacerber
l’inquiétude tragique, le « sentiment tragique de la vie » pour reprendre l’expression d’Unamuno2, citée dans Luces de bohemia. L’existence
peut alors être perçue sur le mode du tragique, comme une énigme,
comme un combat de la liberté contre un destin, dont la nature importe
moins que le fonctionnement : une « machine infernale » à la Cocteau,
incontrôlable et dévastatrice. « L’homme en défaut » est alors encore
plus en manque et en contradiction. Peut-on établir, dès lors, un lien
de cause à effet entre crise historique et productions tragiques ? C’est
1.
2.
L. Goldmann, Le dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et le théâtre
de Racine, Paris, Gallimard, 1959.
M. de Unamuno, El sentimiento trágico de la vida, Madrid, Austral, 2007 (1913).
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Le retour du tragique
la position d’Aubrun1 qui montre que les crises historiques coïncident
avec un âge d’or des lettres et des arts, et que la fonction de la tragédie
n’est autre que d’aider une société à franchir un pas vers l’avenir à un
moment où elle change de base : la Grèce du Ve siècle, l’Angleterre au
tournant des XVIe et XVIIe, l’Espagne de la première moitié du XVIIe.
Reste à savoir si chaque crise historique produit « un tragique » spécifique. Si c’est le cas, qu’en est-il du tragique au XXe siècle ?
Lorsque la critique littéraire s’interroge sur le tragique contemporain, elle privilégie deux périodes : la charnière des XIXe et XXe siècles
(Ibsen, Strindberg) et le théâtre d’après la seconde guerre mondiale.
Pour Sarrazac2, la naissance du tragique contemporain serait marquée
par un changement de « nature » et d’écriture du tragique, elle correspondrait au passage à un tragique « quotidien » (expression de Maeterlinck), dans un drame qu’il appelle un « drame-de-la-vie » pour l’opposer au « drame-dans-la-vie » de facture aristotélicienne. Le théâtre
tragique aurait quitté, alors, les hautes sphères du sublime, intériorisé
le conflit, l’aurait subjectivisé dans un théâtre intime ouvert sur le
monde. Le tragique contemporain serait désormais un tragique de
l’immanence, sans grande action, sans héros, le tragique des « petits
hommes » dont l’existence est perçue comme aussi mortifère que celle
des héros. Ce tragique va poursuivre sa descente, se « rapetisser », se
« prosaïser » jusqu’à donner toute sa mesure au milieu du XXe siècle,
en changeant de tonalité : le tragique quotidien intègre alors le grotesque, dans la « tragicomédie » du théâtre de l’absurde. Comme le dit
Domenach, le tragique au XXe siècle revient du côté où l’on ne l’attendait
pas, du côté de la farce. Le théâtre de l’absurde c’est le théâtre tragique
de l’après-Auschwitz. Celui-ci devient le centre d’attention de l’histoire
et de la critique littéraires qui y voient le signe d’une renaissance du
tragique, voire d’une « résurrection » de la tragédie, l’avènement d’une
tragédie « métamorphosée ». Il détrône alors Aristote et devient une
nouvelle aune pour mesurer le tragique dans le théâtre contemporain.
L’histoire du théâtre tragique européen semble, ainsi, reléguer au
second plan la première moitié du XXe siècle et négliger l’Espagne (de
rares comparatistes, comme Lazzarini-Dossin, mis à part) alors que les
auteurs du théâtre de l’absurde, eux-mêmes, reconnaissent leur dette
envers « l’esperpento » de Valle-Inclán. Pour la critique littéraire, le
tragique espagnol, c’est Calderón. Tout au plus, au XXe siècle, Unamuno est-il évoqué dans le cadre d’une réflexion philosophique sur le
tragique, où la place principale est tenue par l’Allemagne. Pourtant
entre Ibsen et Beckett, il y a Valle-Inclán, Lorca et Alberti, dont on
peut interroger la relation au tragique, qui écrivent un théâtre qui n’est
1.
2.
10
Le théâtre tragique, op. cit.
J.-P. Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, « Le temps du théâtre », 1989 ; Théâtres du
moi, théâtres du monde, Rouen, Éditions médianes, 1995.
Variations sur le tragique : esquisse d’une problématique
ni de l’Ibsen ni du Beckett et dont l’étude peut permettre d’introduire
des nuances dans le panorama du théâtre tragique européen.
Que peuvent avoir en commun trois œuvres (Luces de bohemia, El
hombre deshabitado, La casa de Bernarda Alba), écrites, la première
en 1920 pendant la Restauration et les premières années de la dictature de Primo de Rivera, la seconde peu de temps avant la proclamation de la deuxième république et la dernière à la veille de la guerre
civile. Comment mettre en perspective trois auteurs si différents : ValleInclán en pleine expérimentation autour du grotesque (esperpento) à
un moment clé de sa trajectoire esthétique et idéologique, Alberti, dans
une période de crise personnelle, qui choisit, pour sa première œuvre
théâtrale longue, la forme de l’auto sacramental, et García Lorca, qui a
renoncé au grotesque, au théâtre « sous le sable » et signe un drame
rural quelques semaines avant sa mort ? S’ils ont un point commun,
c’est peut-être d’avoir été des auteurs « rebelles » et non des « adaptables », selon l’expression consacrée de l’époque, et d’avoir mené tout au
long de leur vie une « bataille littéraire ».
Le point de départ de la « bataille théâtrale1 » est la constatation
d’un décalage préoccupant entre une Espagne ressentie comme tragique (un autre épisode, pour Valle-Inclán de sa Légende noire) et un
théâtre qui tourne le dos à cette réalité. Une inadéquation du théâtre à
l’histoire contemporaine. L’histoire de l’Espagne entre 1920 et 1936 est
dense et troublée. C’est une époque entre-deux-guerres. Elle s’étend
des lendemains de la première guerre mondiale (et révolution russe) à
laquelle l’Espagne n’a pas participé, mais dont elle a subi les contrecoups à l’aube de la guerre civile espagnole. L’Espagne est économiquement et politiquement affaiblie, elle est déchirée par de violentes
batailles idéologiques et passe en 16 ans de la monarchie à la dictature
et de la dictature à la République (une république qui a du mal à
s’imposer, écartée pendant trois ans, qui renaît pour mieux mourir en
1936). L’Espagne s’interroge et poursuit une quête identitaire commencée en 98, cherchant toujours sa place dans le concert des nations
européennes. Dans cette Espagne, qui, parallèlement, est en pleine
effervescence intellectuelle et artistique (l’« âge d’argent » selon l’expression de Mainer2), le théâtre semble à la traîne, déphasé. Les nombreuses études sur le répertoire des théâtres madrilènes, sur la fameuse
« crise du théâtre » qui, à partir de 1925, est un sujet récurrent dans la
presse3, ont dégagé les carences du théâtre commercial et l’immobilisme
1.
2.
3.
C’est le titre que donne Araquistain à son essai sur le théâtre des années 20. L. Araquistain, La
batalla teatral, Madrid, Mundo Latino, 1930.
J.-C. Mainer, La Edad de plata (1902-1939). Ensayo de interpretación de un proceso cultural,
Madrid, Cátedra, 1981.
Voir D. Dougherty et M. F. Vilches de Frutos, La escena madrileña entre 1918 y 1926. Análisis y
documentación, Madrid, Fundamentos, 1990.
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Le retour du tragique
d’une scène qui manque d’audace dramatique et scénographique. Le
théâtre commercial fait, en effet, une place d’honneur aux auteurs
consacrés (les Quintero, Muñoz Seca, Benavente) et ignore les nouveaux. Il fait la part belle à un théâtre d’évasion, qu’il se décline dans
sa version comique, lyrique ou poétique, destiné à un public qui va au
spectacle non pour voir la misère du monde mais pour l’oublier.
C’est à ce théâtre que s’attaquent Valle-Inclán, Alberti et Lorca. Ils
sont eux-mêmes dans la position des nouveaux auteurs (les « noveles »), écartés de la scène, conspués lorsqu’ils s’y aventurent (El maleficio de la mariposa de Lorca, El hombre deshabitado d’Alberti). C’est ce
théâtre public, celui qui a la plus grande audience, qu’ils veulent réformer. Leur bataille suivra les aléas de l’histoire qui déterminent leur
sort scénique : Valle-Inclán et Lorca, dans les années 20, sont relégués
dans les cercles restreints des théâtres minoritaires (Teatro de los
Amigos de Valle-Inclán ; El Mirlo Blanco qui monte Ligazón de ValleInclán ; El Caracol de Rivas Cherif dont le projet de présentation de
Amores de don Perlimplín con Belisa en su jardín de Lorca entraîne la
fermeture du théâtre par Primo de Rivera). La République, au contraire,
ouvrira aux trois auteurs, entre 1931 et 1935, les portes du Théâtre
National (Teatro Español) où Rivas Cherif et Margarita Xirgu offriront
au public madrilène des montages qui feront date dans l’histoire du
théâtre (Divinas palabras de Valle-Inclán, Fermín Galán d’Alberti, La
zapatera prodigiosa, Yerma, Bodas de sangre, Doña Rosita la soltera
de Lorca). Leur bataille théâtrale ne peut être dissociée d’un combat
« historique » : rompre avec un théâtre du « divertissement » (au sens
philosophique du terme) c’est réconcilier le théâtre et l’histoire. Cette
dimension « historique » est inscrite dans le cri de Valle-Inclán demandant que les frères Quintero soient fusillés ou le cri d’Alberti lors
de la « première » de El hombre deshabitado : « Viva el exterminio »,
moins nihilistes qu’il n’y paraît car ils sont porteurs d’un espoir : celui
d’une renaissance d’un théâtre qui aurait récupéré une dimension perdue depuis longtemps : la transcendance.
Le théâtre tragique est une des voies empruntées pour parvenir à
cette récupération. Gouhier a souligné le rapport étroit entre tragique
et transcendance, les liens qu’entretiennent tragédie et liberté1, et mis
l’accent sur « l’exigence de poésie » du théâtre tragique qui exclut la
platitude, qui évoque, suggère plus qu’il ne dit2.
Le théâtre tragique de Valle-Inclán, Alberti et Lorca joue cette carte
de la transcendance. L’axe fondamental des trois œuvres est bien celui
de la liberté et de l’aliénation et il se construit sur une dialectique de
1.
2.
12
« La pensée moderne peur chercher d’autres transcendances que celle des mythes grecs ou de la
foi chrétienne ; elle peut varier nos idées de la liberté : l’essentiel, pour le tragique, est de mettre en
présence transcendance et liberté », H. Gouhier, Le théâtre et l’existence, Paris, Aubier, 1952, p. 52.
H. Gouhier, Le théâtre et l’existence, op. cit., p. 64-65.
Variations sur le tragique : esquisse d’une problématique
l’immanence et de la transcendance. Valle-Inclán nous offre un drame
de l’ici-bas, celui d’une Espagne historiquement identifiable dont il
dénonce un prosaïsme qui ne laisse aucune place à l’idéalisme ; et s’il
prend ses distances par rapport à l’illusion « métaphysique », il n’en
réclame pas moins pour l’Espagne une « religion » (laïque et immanente, dans une époque « que ya no está para cisnes y bradomines » où
la priorité est d’obtenir « la justicia social »). Alberti choisit l’auto sacramental comme moule pour composer un « auto sin sacramento » où
l’Homme tue son créateur, comme s’il fallait tourner le dos à la métaphysique pour recouvrer une liberté d’agir dans un monde d’ici-bas
dont le caractère aliénant est (métaphoriquement) dénoncé. Lorca, au
travers d’un drame de femmes et d’un fait-divers dans un village
d’Espagne, illustre les tiraillements entre l’être de désir et l’être social,
et met en scène, une fois de plus, le « mystère » de l’homme et son destin fatal. Leur théâtre conjugue ainsi plusieurs dimensions, il est à la
fois théâtre du moi, théâtre social et théâtre du monde.
La dialectique de l’immanence et de la transcendance trouve un
écho dans la dialectique qui sous-tend l’écriture du tragique : celle du
réalisme et de la poésie. Les trois auteurs sont aussi ou surtout des
poètes. Des poètes lyriques qui font la preuve, dans les œuvres qui
nous intéressent, qu’ils sont aussi des poètes dramatiques qui savent
mettre le langage poétique au service de la théâtralité. De la « poésie
de théâtre » réclamait Cocteau. La poésie transcende le quotidien, sans
qu’aucune des deux dimensions ne soit annulée. Le symbolisme de
l’auto albertien rejoint alors le symbolisme allégorique qui fonde
l’écriture lorquienne (une poésie « con pies de plomo » et un théâtre
poétique où les êtres en chair et en os sont « poétiquement déréalisés »)
mais aussi le « matérialisme spiritualisé » que Valle-Inclán considérait
comme le « style » le plus adéquat à un public espagnol et au théâtre
d’une Espagne picaresque et mystique à la fois1.
Choisir d’écrire du théâtre tragique, c’est déjà prendre ses distances
avec le comique insignifiant de l’« astracán » de Muñoz Seca, avec
l’esthétisme dépassé des productions modernistes dont on retrouve des
échos dans le théâtre « faussement » historique (passé lointain) et
« faussement » poétique (seulement versifié) de Marquina ou Villaespesa, ou encore avec le réalisme sclérosé de la comédie bourgeoise de
Benavente ou d’un théâtre à thèse trop directement politique, où le
politique exclut le poétique.
1.
Nous avons étudié ces aspects dans deux articles : Begoña Riesgo « Valle-Inclán : du concept
scénique au concept esthétique », Le spectacle au XXe siècle, Hispanística XX, Dijon, université de
Bourgogne, 1997, p. 79-100 et « Voyage dans le monde des formes du virtuel : l’écriture dramatique de Federico García Lorca », Réel, virtuel, vérité. Culture hispanique, Hispanística XX, Dijon,
université de Bourgogne, 2001.
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Le retour du tragique
Mais ce choix ne règle pas tout. Le théâtre tragique dicte des grandes orientations, il ne résout pas les problèmes de « figuration » du
tragique, dans la perspective d’une adéquation du théâtre à l’histoire.
Rivas Cherif dit, en 1926, qu’il représente les tragiques grecs en attendant la venue du « poète tragique espagnol », chantre de l’Espagne
contemporaine, capable de trouver la formule du nouveau théâtre espagnol (le « classicisme moderne »). Comment parvenir à être ce
« poète tragique moderne » ? Comment concilier tradition et modernité ? La modernisation du langage théâtral s’avère indispensable pour
dire une Espagne moderne, s’adapter à la sensibilité de l’homme du
XXe siècle, rivaliser avec un cinéma en plein essor qui concurrence de
plus en plus le théâtre. Elle doit, cependant, composer avec la recherche d’un art « national » (qui concerne toutes les branches de l’art : la
danse avec La Argentina, la musique avec Falla) pour que le théâtre
puisse renouer avec le peuple espagnol. Le débat sur le « nationalisme » du théâtre, qui s’intensifie aux alentours de 1926 autour de la
création du Théâtre National, rend compte des problèmes que rencontrent les auteurs dramatiques. Ils se voient confrontés à un paradoxe : concilier les formes appartenant au patrimoine espagnol et les
formes « modernes » proposées par des modèles extérieurs. Ces modèles sont ceux du théâtre européen qui a une présence effective sur les
scènes madrilènes et dont la presse répercute les théories et les pratiques scéniques (Craig, Copeau Reinhardt, Meyerhold, Gémier...) et
ceux des avant-gardes artistiques (littéraires, picturales, cinématographiques) très discutés dans le Madrid de l’époque. Le grand problème
est de savoir jusqu’où peut aller l’expérimentation dans une œuvre
sans se couper du peuple auquel elle s’adresse.
Cette interrogation est sous-jacente au théâtre de Valle-Inclán, Alberti et Lorca. L’étude des trois œuvres montre que la relation de ces
auteurs aux avant-gardes est complexe et dépasse les déclarations
qu’ils ont pu faire à ce sujet. Quelle est la nature du « grotesque » valleinclanien, de son « absurde », si différent de celui du théâtre français,
de la fameuse « distance » qu’il prône pour le créateur et qui n’est pas
une « distanciation » brechtienne ? Comment se conjugue, dans
l’esperpento, la réécriture du théâtre classique espagnol avec l’emploi
de formes souvent qualifiées de cubistes ou expressionnistes ? Comment se situe Alberti, défini comme un homme de la rupture, lorsqu’il
refuse l’étiquette de « vanguardista » dans La arboleda perdida » en
disant que El hombre deshabitado (auto sacramental) est « otra cosa » ? Que dire de Lorca qui, après avoir flirté avec le surréalisme,
l’abandonne et rompt avec Dalí qui lui reprochait, précisément, son
attachement au symbolisme ? Au-delà des différences entre les trois,
sur lesquelles il convient de s’interroger, apparaissent de grandes lignes de force. Tous défendent une même conception de la rénovation
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Variations sur le tragique : esquisse d’une problématique
qui englobe le texte dramatique et sa représentation scénique. Ils se
démarquent ainsi des auteurs trop « littéraires » qui glorifient le texte
dans un théâtre à lire plus qu’à représenter (Unamuno, Azorín) ; ils
rejettent la rénovation purement scénographique (les mises en scène
« décorativistes » de Martínez Sierra). Les trois auteurs affichent un
même rejet d’un théâtre cérébral, trop conceptuel ou d’un théâtre trop
abstrait, deux versants d’un même intellectualisme « déshumanisé » (à
la française), qui leur semble incompatible avec un théâtre espagnol et
populaire. Derrière ces positions esthétiques qui témoignent toutes
d’un refus de l’art pour l’art, il y a toujours la même idée : le nouveau
théâtre est un théâtre citoyen, il naît de l’histoire et y retourne. Il est
sous catégorie d’une littérature non pas politique mais « révolutionnaire » (l’expression est de Valle-Inclán), aux prises avec l’histoire.
Les onze travaux recueillis dans cet ouvrage sont consacrés à ValleInclán, Alberti, Lorca et à leurs œuvres : Luces de bohemia, El hombre
deshabitado et La casa de Bernarda Alba. En proposant des regards
croisés (approches socio-historique, linguistique, rhétorique et poétique) sur les différentes modalités de la figuration de l’homme moderne,
sur les rapports du tragique à la théâtralité, sur le fonctionnement du
langage poétique et son pouvoir à dire le tragique, ils mettent en lumière les grandes figures d’une poétique du tragique espagnol contemporain et éclairent les visions qui les sous-tendent. Ils offrent ainsi des
clés de lecture précieuses pour aborder les œuvres et les mettre en
perspective. Les analyses éclairantes et novatrices qu’ils proposent
constituent un apport fondamental à l’étude des trois auteurs et du
théâtre espagnol du XXe siècle. Ces contributions font la preuve, une
fois de plus, que ce théâtre mériterait une large place dans l’histoire
du théâtre européen.
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