À la tête des métaux de Nantes - Centre d`histoire du travail, Nantes

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À la tête des métaux de Nantes - Centre d`histoire du travail, Nantes
Chapitre XII
À la tête des métaux de Nantes
En 1961, Georges se démène aux Chantiers de la Loire, au bureau fédéral du
parti, au bureau des métaux CGT et au conseil municipal ! Le temps libre, il ne
connaît pas, ou si peu. Peu avant le congrès des métaux de 1961, Gaston Jacquet
fait part de son désir de passer la main. Avec l’âge et l’usure, il ne se sent physiquement plus apte à remplir convenablement sa tâche : « Gaston est fatigué. En
tant que secrétaire, il doit couvrir tous les conflits et problèmes rencontrés dans les
petites boîtes de la métallurgie nantaise. C’est un boulot exténuant. » Au bureau
des métaux, on discute inévitablement de son remplacement : « Finalement, le
bureau décide que Gaston rejoindrait Pierre Gaudin à l’union locale et qu’il prendrait également des responsabilités au niveau des prud’hommes. Puis, on me propose de devenir le secrétaire des métaux. » Jojo accepte. Sait-il qu’il va quitter le
bleu et le métier de choumac pour toujours ? « Non ! Je n’ai pas de plan de carrière. Je pars pour la durée de mon mandat, soit trois ans, et c’est tout ! C’est pourquoi, prudemment, je demande au chef du personnel de me faire une lettre dans
laquelle il me certifie qu’à mon retour, je bénéficierai des clauses de la convention
collective. » Refus ferme. Georges multiplie alors les démarches auprès du directeur, Jacques Roux. Bien lui en prend car Roux ne suivra pas l’avis de son subordonné. La raison est simple et il l’exprime ainsi : « De toute façon, je suis tranquille,
je ne vous reverrai plus aux chantiers ! »
Un bizut chez Guillouard
En ce mois de mars 1961, Georges prend ses quartiers à la bourse du travail
CGT. La pièce est petite, les tiroirs du bureau métallique couinent allégrement,
mais qu’importe ! ces désagréments ne sont rien face au labeur qui l’attend.
Il apprend vite pourquoi Gaston Jacquet s’est épuisé à la tâche et a rendu son
tablier : « Sur le département, il y a environ quarante mille métallos, dont la moitié
dépend du secteur de Nantes. La CGT, qui doit regrouper à l’époque cinq mille adhérents à Nantes, est présente dans près de cinquante boîtes, dont la plupart sont des
PME. Mon rôle est d’appuyer toutes les sections syndicales des petites boîtes qui le
demandent et d’aller négocier avec les patrons, puisqu’à l’époque, la section syndicale d’entreprise n’étant pas juridiquement reconnue, c’est au permanent syndical,
en tant que représentant du syndicat des métaux, qu’il revient de négocier et signer. »
La lourdeur de la tâche est renforcée par l’éclatement du syndicat patronal en
quatre entités : navale (ACN, Dubigeon…), mécanique (Brissonneau, Brandt…),
charpentes métalliques (Vallée, Joseph Paris SA, ACP…) et boîtes métalliques (J.J. Carnaud, Boutin, Chambon). Sans oublier qu’un secteur annexe échoit au nouveau secrétaire : les garages et cycles (Gitane, Stella). L’affaire se corse quand on
sait que nombre de petits patrons ne sont rattachés à aucun syndicat patronal :
« Les accords de salaire négociés et ceux sur les conditions de travail ne leur sont
donc pas applicables, sauf si la convention collective de leur secteur a été étendue
par arrêté ministériel. Si elle ne l’a pas été, ces patrons se contentent de la suivre
peu ou prou. »
Georges Prampart — Une vie de combats et de convictions • Extrait
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À peine est-il intronisé dans ses nouvelles fonctions qu’il doit voler au secours
des ouvrières de Guillouard. Quand, sautant de son vélo, il se présente à Simone
Demange et aux ouvrières, l’accueil n’est pas à la hauteur de ses attentes : « Simone
me regarde et me dit : “Monsieur Jacquet n’est pas là ?” Je lui réponds que désormais, c’est moi qui le remplace en tant que secrétaire. Et à son visage, je vois que
la déception est grande ! Chez Brunner-Outillage, quai Magellan, Marthe Chevalier me réservera le même type d’accueil ! »1
C’est que « Monsieur Jacquet », c’est quelqu’un ; « Monsieur Prampart », ce n’est
encore pas grand-chose ! Avec le premier, on avait confiance parce que cela faisait
des années qu’on le voyait régulièrement venir défendre les intérêts ouvriers ; avec
le second, on part dans l’inconnu, et ça ne rassure pas Simone et ses collègues.
Jojo, « jeune branleur » d’à peine plus de trente ans, va devoir faire ses preuves
rapidement, et ce dans un contexte difficile. Le patron est en effet du genre coléreux. Il s’emporte vite, hurle, grogne, et il n’y a guère que son beau-frère, plus diplomate, qui soit apte à calmer ses humeurs !
Durant quelques jours, Jojo gagne aux aurores l’usine du boulevard des MartyrsNantais, négocie avec le patron quand celui-ci daigne le recevoir, fait son compte
rendu aux ouvrières rassemblées, discute avec la section syndicale, prend le pouls
de la mobilisation. Car là encore, il sait bien que seule cette dernière est capable
de faire fléchir l’intransigeance patronale : « Tu peux parler aux patrons de la
hausse de la productivité, des salaires qui se pratiquent dans la boîte d’à côté… À
tout cela, il peut avancer des contre-arguments économiques. L’essentiel n’est pas
de le convaincre, mais de le contraindre. » Chez Guillouard, il y parviendra, même
si la longueur inhabituelle du conflit lui laisse penser que le patron a peut-être
voulu voir s’il était aussi peu impressionnable que Gaston Jacquet.
Ces quelque temps passés chez Guillouard lui font découvrir un univers qu’il ne
soupçonnait pas. Découvrir est peut-être un bien grand mot. Il sait que Guillouard
fabrique des bassines et des arrosoirs, des lessiveuses et des stérilisateurs, des lampes-tempêtes et des moulins à légumes. Il sait que Guillouard est une boîte à maind’œuvre essentiellement féminine : près de quatre cents femmes pour quelques
ouvriers professionnels au zingage ou à la maintenance. Il sait que Guillouard a
une sale réputation, que les salaires sont indécents, les conditions de travail difficiles, et les accidents du travail légion. Mais il n’a pas vu la saleté des ateliers, la
vétusté des machines, la promiscuité à laquelle sont soumises les ouvrières ; il n’a
pas vu les filles au travail avec leurs vieilles blouses maculées ou leurs tabliers en
toile de jute ; il n’a pas senti les odeurs d’acide émanant des bacs à zinguer. Il comprend dorénavant pourquoi certaines appellent Guillouard « le Bagne » : « C’est
quand même pour moi une révélation. On se dit que l’industrie de la fin du XIXe siècle devait ressembler à ça ! Et comme le salaire est au ras des pâquerettes, tu en
viens à remercier le SMIG d’exister. »
Mais le principal souvenir que Jojo veut retenir, c’est le sentiment de fraternité,
de solidarité qui émerge à l’occasion de ces luttes.
Lutter contre les licenciements
Sentiment « naturel » ? Pas tant que cela, et la crise qui s’abat sur la métallurgie
montre à quel point l’unité de la classe ouvrière, l’unité des travailleurs est un combat de tous les instants.
Georges Prampart — Une vie de combats et de convictions • Extrait
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Fichu chômage. Pourtant on a peine à croire que la France d’alors ait eu peur
d’un peu moins de deux cent mille chômeurs : « Mais le phénomène est nouveau
car, avec la reconstruction du pays suite à la guerre, on n’avait connu que le plein
emploi. Du coup, quand le chômage frappe un secteur d’activité qui est omniprésent dans une ville ou une région (la construction navale à Saint-Nazaire, le textile dans le Nord, la sidérurgie en Lorraine), il y a un effet de masse qui est ressenti
fortement par la population. »
La fermeture des Fonderies de Saint-Nazaire, l’annonce de nombreuses suppressions d’emploi dans la navale… gonflent les rues de Saint-Nazaire et Nantes
le temps d’une manifestation. Comment oublier cette démonstration de force du
19 février 1964 où soixante-dix mille personnes (ouvriers, paysans, enseignants,
étudiants ; même les commerçants ont baissé le rideau !) battent le pavé nantais,
arborant des banderoles sans équivoque : « Non au chômage », « Nous voulons du
travail ». Comment oublier le printemps 1965, quand la « séquestration » du patron
des ACN, qui vient d’annoncer une nouvelle charrette de licenciements, se traduit
par le renvoi de dix-neuf militants (dix-huit CGT et un FO) ?
Actions, mobilisations, combats… tout cela pourrait laisser entendre que l’unité
se fait sans heurts, que tous joignent leurs efforts dans un but commun. Cette vision
idyllique masque une trop humaine réalité : « Lorsque Loire et Bretagne ont parlé
de fusionner, les travailleurs des deux boîtes, notamment les mensuels, ont commencé à cogiter. Ils ont conclu que dans la nouvelle entité, il y aurait trop de dessinateurs, trop de techniciens. En clair, des gars qui étaient copains auparavant,
buvaient le coup après le boulot, se demandaient qui allait bouffer l’autre ! Et quand
ils ont annoncé les licenciements, cela n’a pas été facile de mobiliser les ouvriers
pour défendre l’emploi des mensuels. Certains gars nous disaient : “Ils étaient où,
les mensuels, quand on supprimait des postes de chaudronniers ou de tourneurs ?”
Tu as beau expliquer que l’unité ouvriers-mensuels est nécessaire pour défendre
l’emploi et les revendications, il n’en reste pas moins que la faible syndicalisation
des blouses blanches, leur modeste implication dans les luttes passées pèsent dans
la balance. » Cette méfiance à l’égard de ceux que l’on appelle alors les « collaborateurs » mettra encore quelques années à se dissiper.
Mais le syndicaliste est confronté à un sujet encore plus délicat : doit-il intervenir, d’une façon ou d’une autre, dans le choix des licenciés ? La réponse est bien
évidemment non pour Jojo, mais il reconnaît que cette position de principe est souvent mise à mal dans les ateliers : « Quand les gars apprennent que la direction va
licencier vingt chaudronniers ou quinze soudeurs, forcément ça discute. Et quand
les listes sont affichées, ça discute encore. Certains trouvent anormal qu’untel, célibataire, conserve son boulot, tandis que son voisin d’atelier, père de trois enfants,
est foutu à la porte ; d’autres signalent qu’un autre n’est pas licencié alors que sa
femme travaille, tandis que, etc., etc. Quand j’entendais ça, je disais aux gars : “Si
on met le doigt dedans, si le syndicat commence à rédiger avec le patron la liste
des licenciés, jusqu’où on va aller ? Quand on aura mis dans la charrette tous les
célibataires, est-ce qu’on va chercher à savoir si la femme de Robert gagne plus que
celle de René et qu’à ce titre, René doit rester aux ACN ? Est-ce qu’on va compter
le nombre de lapins dans les clapiers des uns et des autres pour savoir qui s’en sortira le mieux une fois au chômage ?” Non, on se bat contre les licenciements,
point. »
Telle est la règle… Pourtant, « quand on a obtenu les retraites complémentaires,
notre mot d’ordre était le suivant : personne dans les chantiers après soixante-cinq
ans. Mais on avait ajouté “sauf cas exceptionnel”. Pourquoi ? Parce qu’il pouvait y
Georges Prampart — Une vie de combats et de convictions • Extrait
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avoir des situations de famille difficiles. C’est ainsi qu’un ouvrier des ACN avait à
sa charge ses deux petits-enfants et que ceux-ci étaient encore à l’école Livet. Leurs
parents étant décédés, c’était à lui que revenait la charge de les entretenir. Et ce
n’est pas avec une retraite d’ouvrier qu’il pouvait y arriver. Nous avons demandé
son maintien dans l’entreprise et l’avons obtenu ».
Les préretraites : une idée à défendre
Lors d’une réunion de coordination des syndicats de la métallurgie CGT de
Loire-Atlantique, Jules Busson prend la parole. Nous sommes en 1964, la situation
sociale du bassin nazairien est inquiétante : les Fonderies de Saint-Nazaire vont
fermer en jetant plus de deux cents salariés à la rue ; les Chantiers de l’Atlantique
s’apprêtent à annoncer la suppression de six cents emplois. Jules Busson est un
pragmatique : « Il nous dit qu’il a lu la convention nationale pour l’emploi et qu’on
y trouve une clause, un dispositif permettant aux gars de partir dès leurs soixante
ans, soit cinq ans avant l’âge légal de la retraite. » Pour Jules, la piste est à explorer. Cela ne réglera évidemment en rien la question du chômage et de l’emploi,
mais cela peut permettre à des ouvriers fatigués de goûter à un repos mérité. Jojo
en parle à la fédération des métaux qui répond que « la CGT n’est pas favorable à
ce dispositif pour tout un tas de raisons : que le financement de l’Assedic va peser
sur les cotisations salariales, et surtout que ce dispositif peut encourager les patrons
à mettre dehors les vieux travailleurs. L’accepter revient à accepter les licenciements au lieu de se battre contre. » Henri Krasucki, membre du bureau confédéral, fait le déplacement en basse-Loire pour en débattre de vive voix avec Busson,
Prampart et les autres camarades des métaux nazairiens : « Jules a une approche
différente du problème. Il rappelle qu’avec ce dispositif, les salariés peuvent toucher jusqu’à 90 % de leur salaire jusqu’à l’âge de la retraite, que la participation
patronale dans le financement de ce dispositif n’est pas négligeable et que cela
entre dans le combat que l’organisation mène pour la retraite à soixante ans. Et
c’est là, pour la première fois, que j’entends parler de préretraite. » Krasucki
convient que les arguments avancés par le vieux cégétiste nazairien doivent amener la CGT à revoir la question. Il sait que dans le Nord, face à la crise qui touche
le textile ou l’industrie lourde, l’idée d’une préretraite financée en partie par les
patrons est une piste à creuser.
Pour le patronat nantais et les élus de droite, cette idée ne saurait en aucun cas
être retenue : « Toute tentative pour la faire prendre en compte, ne serait-ce que
par l’adoption d’un vœu auprès des députés et maires, conseillers généraux et particulièrement leur président, Abel Durand, est vouée à l’échec. » Pourquoi ? Parce
qu’elle est « anti-économique » ! Il est vrai qu’à leurs yeux une entreprise n’existe
pas pour créer ou sauvegarder des emplois mais pour générer des profits. Aujourd’hui comme hier, le salarié n’est qu’une variable d’ajustement.
La préretraite devient pour l’ensemble du mouvement syndical la réponse aux
licenciements : « Elle est une forme de traitement social du chômage. Ce combat
intersyndical, mené avec les travailleurs, a permis le départ de plusieurs centaines
d’entre eux, âgés de soixante ans et plus, dans des conditions matérielles non négligeables : 80 % à 90 % du salaire (provenant du Fonds pour l’emploi, des Assedic
et du patronat). Ce combat, nous l’avons mené chaque fois que nous nous sommes
trouvés devant des licenciements. Aujourd’hui, ce n’est plus à soixante ans que le
patronat “allège” ses effectifs, mais à cinquante-cinq ans et parfois moins. Sept personnes sur dix de cinquante-cinq ans et plus sont hors de l’activité économique et,
dans le même temps, gouvernement et patronat décident de reculer l’âge de la
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retraite et d’allonger le nombre d’années de cotisations. C’est bien le signe que
notre société marche sur la tête ! »
Le développement économique : à quel prix ?
Le fait que les finances publiques servent l’initiative privée n’est pas « antiéconomique » dans les esprits patronaux acquis au libéralisme ! Pour leur plus grand
plaisir, l’État et les collectivités locales se mettent en quatre pour favoriser l’implantation d’entreprises. Il faut décongestionner la région parisienne, créer des
zones industrielles notamment là où le chômage sévit et l’industrialisation est faible. C’est le cas de l’Ouest (Bretagne et Pays-de-la-Loire), terre d’agriculture que
l’on dit excentrée de l’Europe, enclavée, sans autoroutes et si mal desservie par les
chemins de fer…
En 1955, par décret, le gouvernement avait créé vingt et une « régions économiques de programme », devenues quatre ans plus tard des « circonscriptions d’action régionale ». Les années 1960 voient la naissance de la DATAR2 et de la Commission nationale d’aménagement du territoire (1963), des préfets de région et des
CODER3 (1964).
Alors, les communes s’activent : elles achètent des terrains, les viabilisent et les
proposent aux entreprises pour des loyers dérisoires. La patente4 ? Elles en seront
exonérées pendant quelques années. Et comme cela ne suffit pas, l’État propose
une prime à l’emploi créé : « Elle devait se monter à un million d’anciens francs5,
soit en gros trente-six mois de salaire au SMIG net ! Cette prime à l’emploi créé
pouvait être accordée aux entreprises qui s’installaient mais également à celles qui
se déplaçaient dans les nouvelles zones industrielles, à condition bien sûr que ce
déménagement entraîne des créations d’emplois. Mais on en a connu qui, au lieu
d’embaucher directement, créaient une filiale sur la nouvelle zone industrielle pour
toucher les sous. » La première zone industrielle à voir le jour dans la région nantaise est celle de Nantes-Carquefou. Des entreprises telles la SERCEL, Bégy (textile) ou encore la CPIO (une filiale de Renault) s’y implantent ; Brissonneau s’y
installe, tout comme la Manufacture des Tabacs.
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Les régions se font concurrence pour capter ces nouvelles entreprises, ces dernières mettent en rivalité des sites pour glaner encore quelques avantages : « On
dénonçait évidemment ces surenchères et surtout, on évitait de tomber dans le
piège consistant à opposer les intérêts des travailleurs d’une région à ceux d’une
autre. Parce que tu entendais parfois les gens dire que la mairie devrait faire plus
d’efforts pour accueillir telle ou telle boîte, que dans le cas contraire, elles iraient
voir ailleurs et que les emplois nous passeraient sous le nez, etc. »
Face à cette politique, la CGT, qui prend toute sa part au sein du collectif
L’Ouest veut vivre, est « un peu piégée : on se bat pour l’emploi, donc pour l’arrivée de nouvelles entreprises sur le territoire, et d’un autre côté, on dénonce tous
les cadeaux que l’on fait aux patrons parce que ce n’est pas normal que ce soient
les contribuables qui paient, sans avoir en plus la garantie que ces implantations
seront pérennes. On fait des démarches institutionnelles pour défendre le développement économique de l’Ouest, notamment à travers l’implantation d’entreprises publiques, mais on sait bien que ce sont les patrons et les banques qui décident en dernier ressort de l’endroit où ils veulent s’implanter. Sans oublier que
certaines entreprises ne créeront pas la totalité des emplois prévus, tandis que d’auGeorges Prampart — Une vie de combats et de convictions • Extrait
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tres n’auront qu’une existence éphémère. Et ça continue encore aujourd’hui. »
Cette politique de développement industriel fait grincer quelques dents. Celles
du patronat nantais notamment. Le conseil général s’en fait le relais. Il est très réticent à l’idée que certaines entreprises s’installent en région nantaise : « Dans les
années 1930 déjà, les patrons avaient freiné des quatre fers pour qu’il n’y ait pas
d’aéronautique à Bouguenais. Dans les années 1950 et 1960, ils rejouent la même
musique quand est évoquée l’arrivée d’une usine d’automobiles dans le coin. »
Pourquoi ? Un patron nantais en fait l’aveu dans un entretien : « Quand, à l’occasion d’une crise de chômage plus ou moins aiguë, il a été envisagé l’implantation
d’une usine d’automobiles sur la basse-Loire, cela a provoqué un tollé à la tête
duquel on retrouvait Abel Durand lui-même, parce que ça ferait augmenter les
salaires6. » Pour Georges, cette attitude est révélatrice de la mentalité régnant alors
dans le patronat local : « Je me souviens encore de ce matin où, allant signer un
accord au siège du syndicat patronal de la mécanique, j’ai été reçu par le secrétaire
général qui était catastrophé à l’idée qu’une usine Renault vienne s’installer sur
Nantes comme le disait la presse. Mais la CPIO (filiale Renault), installée dans la
zone d’activité de Carquefou, avait un statut juridique qui faisait que ses salariés
ne pouvaient prétendre ni aux salaires, ni aux avantages sociaux en vigueur chez
Renault. Ce fut le cas également pour une fonderie du Morbihan, filiale elle aussi
du groupe Renault. Les réticences du patronat local s’expliquent fort bien : il veut
avoir la maîtrise de la main-d’œuvre, comme les élus de droite veulent conserver
le contrôle idéologique et économique sur la population rurale. C’est une façon de
contrôler l’emploi et le niveau des salaires en évitant la concurrence. Mais comme
il ne peut l’avouer directement, il répète, et encore aujourd’hui, que c’est la classe
ouvrière de Loire-Atlantique, trop “rouge”, “anarchisante” et “violente” qui effrayait
les entrepreneurs et freinait ainsi le développement économique ! »
Face à la sous-traitance
Autre phénomène, nouveau par son ampleur, auquel est confronté le tout jeune
secrétaire des métaux : la sous-traitance. Dans ces années 1960, les boîtes d’intérim n’ont pas encore pignon sur rue : « Le recrutement se fait à la va-vite, dans des
chambres d’hôtel ou je ne sais où. » Lorsque EDF décide de construire une centrale électrique à Cordemais, sur les bords de Loire, elle fait appel à ces nouvelles
sociétés : « Et là, on voit arriver des gars venant de Fos-sur-Mer, avec leurs caravanes. Ils sont en CDD, et leur contrat court normalement le temps du chantier. »
Au premier abord, l’intérimaire semble bien loti car son salaire est supérieur à celui
d’un ouvrier des chantiers navals, mais à y regarder de plus près, « plus de la moitié du salaire correspond à des primes de déplacement ou à la dangerosité du
métier. Des primes sur lesquelles le patron ne paie pas de charges sociales. Or,
quand le gars se retrouve bloqué par un accident du travail ou la maladie, il s’aperçoit vite qu’il ne gagne pas grand-chose puisque ses indemnités journalières ne
se basent que sur le salaire déclaré ! »
La CGT décide alors de tenter d’organiser ces intérimaires itinérants. La chose
est difficile car dans ce secteur particulier, on ne fait pas de cadeau à l’empêcheur
de tourner en rond : « Avec les copains d’EDF, on a réussi à en syndiquer trois ou
quatre pour les présenter aux élections professionnelles, et on a mis sur le coup
également l’inspection du travail pour qu’elle les protège. » En suivant de près le
dossier, Jojo s’aperçoit que ces entreprises d’intérim ont un fonctionnement bien
peu académique : « Les gars, au début du chantier, étaient salariés par l’EMT
(Entreprise montage technique). Un jour, l’un d’eux vient me voir et me montre
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qu’ils sont devenus des salariés d’ELM (Entreprise de levage et de montage), une
boîte en instance d’immatriculation à l’URSSAF. La combine était claire : ces marchands d’esclaves changeaient de dénomination tout le temps pour ne pas avoir à
payer les charges sociales. » De nouveau, Jojo contacte l’inspection du travail pour
qu’elle s’empare de l’affaire. Le but ? Face à l’ampleur du phénomène, voir éclore
un véritable statut du travailleur intérimaire ! La pression n’a pas besoin d’être très
forte car la CGT a déjà eu recours aux services de l’inspection du travail et a pu
développer avec elle des relations plutôt saines : « Les inspecteurs ont souvent joué
un rôle positif dans le règlement de certains conflits, notamment ceux qui touchaient les “petites boîtes”. Dans les grandes entreprises par contre, ils nous disaient souvent que cela dépassait leurs compétences. Cela signifiait concrètement
pour nous qu’on allait voir débarquer un technocrate du ministère pour jouer les
médiateurs, en d’autres termes, pour soutenir les “gros” patrons. »
Formation syndicale et travail juridique
En tant que secrétaire du syndicat des métaux, as-tu en charge la formation
syndicale ?
Georges Prampart. Secrétaire d’un syndicat important, je suis membre du bureau
de l’UD et j’anime en effet une commission spéciale sur la formation syndicale au niveau
interprofessionnel. Elle a la charge de préparer les programmes de formation, c’est-àdire de fixer un calendrier des stages proposés auxquels peuvent s’inscrire les syndicats,
les UL, etc., étant entendu que chaque structure a son propre programme de formation : sur les questions d’hygiène et de sécurité, le syndicat du bâtiment (USC) avait une
activité propre au niveau départemental, en liaison avec un organisme spécialisé,
l’OBBTP. Bref, le rôle de la commission est tout simplement d’harmoniser les choses. Ces
stages sont divers, en termes de durée, de contenu, de niveau. Il y a tout d’abord, sur
une semaine, la formation syndicale de base sur l’exploitation capitaliste, l’histoire du
mouvement ouvrier. On y parle des origines de la CGT, de son caractère de masse et de
classe (cette dernière question faisant souvent l’objet de deux cours différents), de ses
structures, de ses revendications actuelles, etc. Les stages plus courts ou les journées
d’étude concernent les problèmes d’hygiène et sécurité (des inspecteurs du travail, des
représentants d’organismes de sécurité sociale y interviennent), l’activité syndicale en
direction des femmes, des jeunes, des retraités, le rôle des délégués du personnel et des
membres des CE, l’importance de la presse syndicale (La Vie ouvrière, Antoinette, Le Peuple) ou celle du conseil des prud’hommes.
Les stages d’une semaine se tiennent au Gâvre, dans les locaux de la colonie de vacances du syndicat des métaux de Loire-Atlantique. Les stagiaires y sont en internat. Il y a
même eu des stages plus longs (quinze jours) organisés par les fédérations ou la confédération. Parfois, des membres du Centre confédéral d’éducation ouvrière (CCEO) comme
Marc Piolot venaient ici diriger un stage, ce qui permettait à nos formateurs locaux de
renforcer leurs compétences. En 1959 d’ailleurs, j’avais participé à une session de formation pédagogique proposée par l’Institut du travail de Strasbourg.
Qui sont les formateurs locaux ?
G.P. Des responsables syndicaux de l’UD, des UL, des syndicats qui ont des connaissances pratiques et théoriques, et qui, surtout, aiment cette activité. Et il y en avait ! Je
pense à Gaston Jacquet, Pierre Gaudin, à des copains des PTT comme André Meyer et
Georges Prampart — Une vie de combats et de convictions • Extrait
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Roger Ganne. Ce dernier intervenait sur l’accumulation capitaliste. C’était un très bon
orateur, très compétent sur l’économie marxiste, les stagiaires étaient enchantés de l’écouter, mais le problème, c’est qu’ils ne retenaient pas grand-chose de l’exposé ! Alors
on disait à Roger : « Fais un cours, pas une conférence ! Sois plus pédago, plus scolaire,
parce que le but, c’est que les gars comprennent et aient envie de discuter ensuite ! »
J’ajoute que nous nous formions aussi entre nous.
Attaches-tu une grande importance à cette activité ?
G.P. Oui, car c’est l’un des moyens dont nous disposons pour aider les camarades à
maîtriser un certain nombre de problèmes, notamment économiques.
Au début, il faut un peu pousser les syndicats pour qu’ils envoient des militants
en formation mais, en règle générale, ça se passe bien. Aucun secteur, aucun syndicat ne se désintéresse de cette question. La loi sur les congés d’éducation ouvrière
de 1957 nous a considérablement aidés. Mais cela ne veut pas dire que les patrons
n’étaient pas réticents à l’idée que leurs salariés participent à ce type de formation.
Comment organisez-vous la défense juridique des syndiqués ?
G.P. Les permanences juridiques de l’UL ou des syndicats se tiennent en général le
samedi matin. Elles accueillent des syndiqués, des non-syndiqués qui viennent consulter pour des problèmes individuels et préparer, par exemple, leur passage devant les
prud’hommes. On avait au niveau de l’UL de Nantes une structure juridique importante dont Gilbert Brard était le permanent. Il n’était pas conseiller prud’homal mais
conseiller juridique de la CGT, en quelque sorte « l’avocat » de la CGT. Mais il ne pouvait intervenir qu’aux prud’hommes et en première instance. Pour les procès en correctionnelle et cours d’appel, on avait recours à l’avocate de la fédération des métaux,
Claudine Kopp, spécialiste du droit social. Ce n’est que dans les années 1970 que Danièle
Fretin-Batilhy, fille d’un militant CGT, deviendra l’avocate de l’UD en s’installant sur
Nantes.
Il t’est arrivé de plaider ?
G.P. Oui, je crois que c’était devant le tribunal d’instance. On avait porté plainte
contre la TEN (Tôlerie émaillerie nantaise) qui, pour nous court-circuiter lors des élections de délégués du personnel, avait monté une liste indépendante composée de deux
salariés. On conteste l’existence de ce syndicat. Dans la salle d’attente, je salue tout le
monde et je remarque que les deux gars de la liste indépendante ne se connaissent pas.
Comment, dans ces conditions, ont-ils pu faire une liste ? À la fin de la plaidoirie de l’avocat du patron, Vincent, je demande au président de poser une question aux deux gars :
« Vous connaissiez-vous avant de vous présenter devant ce tribunal ? » Le président est
surpris, l’avocat conteste ma requête, mais j’insiste et le président leur pose quand même
la question ; et les gars ne répondent pas ! Et pour cause, vu que l’un d’eux travaille
constamment à l’extérieur de la boîte. Alors le président a refusé de valider l’existence
du syndicat indépendant. Tu ne peux pas savoir le plaisir que ça fait de « baiser » de
cette façon-là un patron qui a cherché à t’avoir !
Je ne crois pas à ce qu’on appelle l’indépendance de la justice. Si les mobilisations
n’empêchent pas automatiquement les condamnations, elles ont à mon sens joué un
rôle important dans le dénouement de certains procès. Notre seul moyen de pression,
ce sont les masses.
Georges Prampart — Une vie de combats et de convictions • Extrait
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Tu viens d’évoquer la colonie de vacances du Gâvre. C’était une propriété du
syndicat des métaux ?
G.P. Oui. Cette colo, située à La Genesterie, a été achetée en 1938 par l’Œuvre du
métallurgiste nantais animée alors par Gaston Jacquet et Pierre Gaudin, juste après la
réunification de la CGT et le Front populaire. J’y étais particulièrement attaché parce
que je l’ai fréquentée avant la Seconde Guerre mondiale, tout comme l’ont fait mes
enfants plus tard. Je me souviens avec émotion de la chaleur, de la fraternité qui régnait
entre les parents des petits colons à l’occasion des fêtes rituelles organisées par la direction et les monos quand sonnait la fin des vacances. Tout le monde tombait sous le
charme du spectacle des enfants. Sans oublier que les cuisinières de la colo s’y entendaient pour nous mijoter des bons petits plats et des desserts savoureux. Cette colo était
un outil formidable.
Mais un outil qu’il fallait gérer…
G.P. En effet, cette tâche incombait au secrétaire des métaux. Quand je suis entré
en fonction, la colo était à rénover profondément. On a donc entrepris d’importants
travaux : assainissement, chauffage central, électricité, aménagement de la cuisine,
installation de sanitaires, sans oublier la construction d’une salle d’activité avec infirmerie qui servira également de centre de formation syndicale. Et tous ces travaux, qui
s’étaleront sur plusieurs années, ont été réalisés bénévolement par des camarades du
syndicat des métaux de Nantes et du syndicat de la construction durant leurs weekends ou les vacances.
La colonie du Gâvre a aujourd’hui soixante-dix ans. En parler aujourd’hui me permet
de saluer le travail considérable accompli par tous les camarades durant toutes ces
années, notamment sous la houlette de Roger Quillaud.
1. Dans cette petite entreprise, l’accueil de Georges aurait pu être différent car l’un des salariés,
« P’tit Pote » Potiron, le connaissait bien, étant membre de la CE du syndicat des métaux de
Nantes. La section syndicale CGT de Guillouard, animée notamment par Georges Bignon, n’avait,
elle, aucun représentant à la CE.
2. Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale.
3. Commissions de développement économique régionales.
4. Cet impôt direct qui touchait les personnes physiques ou morales exerçant un commerce, une
industrie ou une profession imposable sera remplacé plus tard par la taxe professionnelle.
5. Le 1er janvier 1960, le nouveau franc remplace l’ancien franc. 100 AF valent désormais 1 NF.
6. Témoignage de WLADIMIR ZALKIND, in Le Syndicalisme et ses armes, p. 151, Agone no 33, 2005.
Georges Prampart — Une vie de combats et de convictions • Extrait
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