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MÉTHODOLOGIE
Élaboration d’un questionnaire sur les cognitions alimentaires
C. MIRABEL-SARRON (1), C. EL-NOUTY (2), R. EIBER (3), T. LEONARD (4), J.D. GUELFI (5)
A foodcognition questionnaire
Summary. Background. Many authors evoke the role of cognition in the persistence of symptoms or in relapse. In pathology the cognitions produced by the patients are called dysfunctional or erroneous. The content of the cognitions are
words or images issued from the treatment of information. In emotional disorders, the structure of thoughts named dysfunctional « schemata » involves a biased treatment of information and leads to erroneous cognitions. Several studies
have attempted to elicit the most specific cognitions of different diseases. In this field, Hollon and Kendall found 36 cognitions specific to depression gathered in the automatic thoughts questionnaire (ATQ). In the same spirit, Beck et al. gathered
14 cognitions of anxiety and 12 depressed cognitions in the cognition check list (CCL). In the etiology and maintenance
of eating disorders the cognitions take a large place. Around 1980 cognitive dysfunctioning was described and concerned
food, interpersonal relationship and body shape. A few years later, some experimental studies explored these processes.
The Stroop test, a categorization task, showed specific cognitive impairment in with patients eating disorders versus normal
control subjects. It was then established that cognitive errors were based on food cognitions in restrictive patients, whereas
they were based on body shape cognitions in bulimic patients. In several famous papers, Garner described typical cognitions of eating disorder patients and distinguished food-cognitions, eating-cognitions using case reports. As far as we
know there is no clinical tool concerning such cognitions in France. That is the main motivation of the authors. Aim of
the study. The aim of this paper was to determine the characteristic cognitions of anorexic, anorexic-bulimic and bulimic
patients and to compare them with those of normal control subjects. The goal of the study was to create a foodcognition
questionnaire. First step mehtods. In the first step, food cognitions were collected among female eating disorder patients
and normal female control subjects during systematic investigation. Ninety-two women were assessed and provided more
than 3 000 foodcognitions. Two independent psychologists identified the most frequent cognition per group and thus retained 115 food items. These items were randomly assigned. This provided the questionnaire. To illustrate the latter, here
are the first five items : 1) Apricots are good for the health because they are rich in vitamins. 2) Pears are big fruit, difficult
to digest. 3) Canned fruit is soaked with sugar. 4) Banana is a fruit which makes one put on weight. 5) White coloured
food give the impression that it is not alive… The list of possible answers was : never, rarely, sometimes, often enough,
often, always. Second step methods. In the second step, the food cognition questionnaire was proposed to 217 women
including 131 eating disorder patients (53 anorexic, 50 anorexic bulimic, 28 bulimic) and 86 normal control subjects. The
values of body mass index and the eating attitude test differed when we compared the two groups, and the mean age
was close to 26 years in both groups. Results. The statistic analysis highlighted six discriminative variables : two clinical
1) Praticien Hospitalier, Centre Hospitalier Sainte-Anne, Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale, Service du Professeur Guelfi,
100, rue de la Santé, 75014 Paris.
(2) Maître de conférences, Université Paris VI, UFR de mathématiques, 175, rue du Chevaleret, 75013 Paris.
(3) Praticien Hospitalier, Centre Hospitalier de Montauban, Service de Psychiatrie Secteur 1, 100, rue Léon Cladel, BP 765, 82013 Montauban
cedex.
(4) Attaché, Centre Hospitalier Sainte-Anne, Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale, Service du Professeur Guelfi, 100, rue de
la Santé, 75014 Paris.
(5) Professeur des Universités, Centre Hospitalier Sainte-Anne, Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale, 100, rue de la Santé,
75014 Paris.
Travail reçu le 12 février 2004 et accepté le 31 janvier 2005.
Tirés à part : C. Mirabel-Sarron (à l’adresse ci-dessus).
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L’Encéphale, 2006 ; 32 : 328-34, cahier 1
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 328-34, cahier 1
Élaboration d’un questionnaire sur les cognitions alimentaires
criteria (weight and height) and four food-items given below : Q24 : When I see food being fried, I feel the grease all over
my body. Q76 : When I start a cookie packet, I eat it up. Q102 : When I feel anxious, I crave for food to fill my body.
Q106 : Eating pastry gives me heart-burn and makes me belch. The statistical model allowed us to differentiate eating
disorder patients from normal control subjects. The content of the four food items is in agreement with experimental and
clinical data. All these items included some aspects of the quality or quantity of food and also the negative consequences
of food consumption on the body. Conclusion. To conclude, the model can help clinicians identify the patients and then
initiate treatment. We also insist on the fact that this study is new and empirical, and should be extended by determining
some food items for example, which would clarify the difference of behaviour between anorexics and bulimics.
Key words : Anorexic ; Assessment ; Boulimic ; Cognitions.
Résumé. Depuis les années 1980, les dysfonctionnements
cognitifs des patients présentant des troubles des conduites
alimentaires ont été identifiés à la fois comme des facteurs
prédisposant aux troubles et comme des facteurs de maintien
des comportements restrictifs ou boulimiques. Dans les
années 1990, différents travaux expérimentaux ont confirmé
cette observation clinique et ont pu démontrer que le fonctionnement cognitif des sujets ayant des troubles des conduites alimentaires différait de celui de sujets témoins sains. De
plus, certaines études ont montré également que les cognitions dysfonctionnelles du patient anorexique portent essentiellement sur les aliments. Cependant aucun outil utilisable
en pratique clinique ne permet de repérer ces dysfonctionnements cognitifs. L’objet de cette étude est la construction d’un
outil d’évaluation des cognitions des patients ayant un trouble
des conduites alimentaires. Un premier recueil de données
de cognitions alimentaires a permis de construire un autoquestionnaire incluant des cognitions de sujets anorexiques,
boulimiques, anorexiques avec boulimie et de sujets témoins,
tous les sujets étant de sexe féminin. L’autoquestionnaire intitulé « Questionnaire des cognitions alimentaires » a ensuite
été proposé à une autre population de 131 patientes et de
86 sujets témoins de sexe féminin. L’analyse statistique des
données recueillies a permis d’identifier 6 critères susceptibles de discriminer spécifiquement les sujets pathologiques
des sujets sans trouble des conduites alimentaires. Les items
significatifs portent tous simultanément sur l’absorption de
certaines qualités ou quantités d’aliments et sa répercussion
sur le corps ou la forme du corps ; ces résultats paraissent
congruents aux descriptions cliniques.
Mots clés : Anorexique ; Boulimique ; Cognitions.
INTRODUCTION
Actuellement et après de nombreuses études, il est
communément admis que les facteurs cognitifs jouent un
rôle dans l’étiologie et le maintien de la pathologie des
troubles de la conduite alimentaire (TCA) (5, 10, 12, 15,
16, 30, 31). Cependant, en pratique clinique, les travaux
consacrés à l’exploration quantitative des cognitions chez
les patientes anorexiques ou boulimiques sont peu nombreux et se heurtent la plupart du temps à un problème
concernant la méthode de mesure.
Dans les TCA, les cognitions pathologiques concernent
l’alimentation, l’image du corps et la relation aux autres.
Ces cognitions facilement exprimées par le patient émergent d’un traitement de l’information dysfonctionnel, tant
en termes de modification des processus cognitifs, qu’en
termes de schémas cognitifs inadaptés (22, 23, 25). Des
altérations du traitement de l’information pourraient soustendre les différences observées entre patientes TCA et
sujets témoins. Depuis une dizaine d’années, plusieurs
études expérimentales utilisant le test de Stroop sont
venues confirmer ces perturbations (3, 4, 8, 11, 13, 19).
D’autres paradigmes expérimentaux ont été également
utilisés et ont conclu majoritairement que le conflit cognitif
porte sur les aliments pour les patients anorexiques restrictifs et anorexiques avec boulimie, tandis qu’il porterait
davantage sur la perception corporelle pour les patients
boulimiques (25).
Une hypothèse classique est que des altérations cognitives spécifiques sous-tendent les différences observées
entre patientes TCA et sujets témoins aux différentes étapes du traitement de l’information (14, 20, 26).
Dans le but de préciser les dysfonctionnements repérés
dans le test de Stroop, des épreuves de catégorisation
cognitive ont été utilisées (1, 6, 21, 27). La catégorisation
est la perception des similitudes et des différences entre
les objets de la scène perceptive. Ainsi, ce traitement de
base opéré par notre système cognitif est celui de la recherche de similarités, à la fois entre objets perçus et objets
perçus/objets mémorisés (33). Les travaux confirment
l’existence de processus de traitement de l’information différents entre sujets témoins sains et patientes TCA. Les
regroupements opérés par les sujets (témoins et patientes)
lorsqu’ils classent des noms d’aliments, sont révélateurs
des valeurs, représentations et conceptions attachées à
ces aliments. Les sujets témoins catégorisent en fonction
de l’ordonnancement des repas : le plat principal (bœuf,
œuf, poisson, etc.), les légumes, les fromages ou laitages
et enfin les desserts. Il s’agit aussi de critères biologiques
(les fruits sont classés ensemble, les laitages, etc.). Les
critères de catégorisation évoqués par les patients boulimiques sont différents de ceux des témoins ; ils prennent
clairement en compte la fonction imaginaire ou réelle des
aliments sur le corps. Il s’agit de critères du type : « Cela
fait grossir, c’est sain pour le corps, cela donne bonne
mine ». Les critères de catégorisation évoqués par les
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C. Mirabel-Sarron et al.
patientes anorexiques semblent eux aussi liés à l’effet imaginé ou réel de ces aliments, mais c’est l’aspect des aliments plus que leur effet sur le corps qui semble
prépondérant : « le gras… ». Cette catégorisation est donc
radicalement différente de celle des témoins. Les patientes
boulimiques ont des représentations proches de celles des
témoins, en revanche celles des anorexiques restrictives
sont proches de celles des anorexiques avec boulimie.
L’ensemble des études précédentes montre des particularités dans le traitement cognitif des patientes TCA
concernant la perception des aliments, leurs conséquences sur le corps, mais aucune de celles-ci ne fournit d’instrument d’évaluation pratique. L’objectif majeur de cet article est de proposer un outil à l’usage des cliniciens
permettant de repérer les patientes TCA des autres, selon
leurs cognitions. À cet effet, un questionnaire a été élaboré
à partir de données réelles. Cela permet, à l’aide de
méthodes statistiques, de déceler des variables ayant un
pouvoir discriminant entre les témoins sains et les patientes TCA, puis de proposer un modèle explicatif.
HYPOTHÈSE GÉNÉRALE
Nous admettons l’hypothèse que des représentations
alimentaires spécifiques permettent de différencier le
fonctionnement cognitif des patientes TCA et des sujets
témoins sains. Ainsi, dans la construction du questionnaire, nous ne retiendrons que les items les plus significatifs pour les deux populations.
MÉTHODE
L’idée de départ repose sur un recueil de données des
cognitions TCA, effectué au Royaume-Uni (7, 9).
L’influence de la culture, des modes alimentaires, a renforcé notre intime conviction à créer une base de données
propre aux modes alimentaires français. À cet effet, 92
entretiens ont été réalisés auprès d’une population féminine comportant 17 anorexiques restrictives, 17 anorexiques avec boulimie, 17 boulimiques et 41 témoins sains.
Notons que les 51 patientes ont été évaluées à l’issue
d’une première consultation à la CMME, les patientes présentant un état dépressif majeur ou des signes cliniques
faisant suspecter une pathologie psychotique n’ont pas
été inclues dans l’étude. La tâche demandée aux 92 sujets
a été la lecture à haute voix et de manière rapide d’une
liste de 89 aliments usuels dans l’alimentation française
en associant pour chacun le ou les commentaires venant
spontanément à l’esprit. Cette liste a été établie en collaboration avec une diététicienne du Centre hospitalier de
l’Hôpital Sainte-Anne. De ces données, deux évaluateurs
indépendants de l’investigateur et qui ne possédaient
aucune information sur les sujets, ont extrait les items les
plus fréquemment cités par les patientes et les témoins.
Cet ensemble de 115 items alimentaires constitue le
questionnaire de notre étude.
La consigne établie au début du questionnaire a été
construite de manière similaire aux autres autoquestion330
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naires de cognitions ou de style cognitif, soit : « Voici des
idées sur l’alimentation. Lisez attentivement chacune
d’entre elles et dites à quelle fréquence elles vous sont
venues à l’esprit pendant la semaine écoulée en cochant
la case correspondante ».
Chaque item a un format likert en 6 points, donnant lieu
aux réponses : jamais, rarement, quelquefois, assez souvent, souvent, tout le temps.
ÉVALUATIONS
L’évaluation de notre questionnaire a été effectuée
chez toutes les patientes en consultation, avant toute prise
en charge thérapeutique ambulatoire ou d’hospitalisation.
L’évaluation clinique a comporté l’identification des critères diagnostiques d’anorexie et de boulimie selon la
dixième révision de la Classification internationale des
maladies (CIM-10), ainsi que le recueil du poids corporel
en kilogrammes, de la taille en mètre permettant de calculer le Body mass index (BMI). Le questionnaire de cette
présente étude a été alors remis aux patientes. Enfin,
l’évaluation psychologique a reposé sur la passation de
l’autoquestionnaire Eating attitude test (EAT) de Garner
et al. en 40 items (17) permettant d’identifier un trouble
des conduites alimentaires. Un procédé identique est utilisé pour les témoins.
DÉFINITION DE LA POPULATION
La population de départ comporte 217 sujets répartis
de la façon suivante : 131 patientes et 86 témoins, étudiantes inscrites dans l’académie de Paris.
Le choix de cette population témoin a été motivé par
l’âge moyen de la population (proche de celui de nos
patientes), et par leur non-connaissance des troubles des
conduites alimentaires.
DÉROULEMENT DE L’ÉTUDE
Le recueil des données a eu lieu sur une période d’un
semestre environ. L’évaluateur a procédé à toutes les évaluations dans le même lieu et dans les mêmes conditions
de temps (au cours de la matinée, avant la prise alimentaire du déjeuner).
ANALYSE STATISTIQUE DES RÉSULTATS
La méthode statistique utilisée comporte plusieurs
étapes :
– traiter informatiquement les données. Il s’agit d’une
part de définir la population de travail à partir des
217 sujets interrogés, et d’autre part de rendre l’ensemble
des variables qualitatives ;
– sélectionner, à l’aide d’une méthode d’analyse discriminante sur les patientes, des variables ayant un pou-
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voir explicatif suffisant. Les variables retenues le sont à
partir d’un critère reposant sur un test de Fisher. Ce dernier
se déduit d’une analyse de covariance entre les variables
déjà retenues et la nouvelle variable prise en considération ;
– construire un modèle discriminant au mieux les
patientes et les témoins sains à partir des variables retenues à l’étape précédente. Celui-ci repose sur une analyse discriminante canonique. Le critère de choix des
variables est encore un test de Fisher ;
– valider le modèle par le calcul du taux de bon reclassement sur la population témoin.
L’outil utilisé est le logiciel SAS (28, 29).
RÉSULTATS
Mise en forme des données
Concernant le nombre de sujets : les observations dont
le nombre de non-réponses aux 115 questions posées
dépasse 7 sont supprimées. Le nombre 7 correspond à
la première valeur de rupture de la procédure PROC
FREQ du logiciel SAS (28), i.e. 8 correspond au plus
petit entier naturel tel qu’il n’existe aucun sujet ayant
8 réponses manquantes. La population conservée et donc
définitive a un effectif de 203 sujets, qui se répartit en
122 patientes et 81 témoins. La réponse à chaque question étant de nature qualitative, est codifiée de 1 à 6. Ainsi,
à toute réponse manquante à une question pour l’un des
203 sujets considérés, a été attribuée la valeur 3 (soit
médiane), ce qui correspond à une pratique usuelle.
Concernant les variables : principalement, cela a consisté à créer les variables BMIP (= 1 si BMI < 17,0 sinon)
et Témoin (= 1 si témoin, 0 sinon) et à rendre binaires les
variables âge, taille et poids en créant les nouvelles variables ageinf, tailleinf et poidsinf, la règle usuelle des 50/50
ayant été utilisée.
Statistique descriptive
Les 122 patientes se répartissent sur le plan diagnostique en 49 sujets anorexiques restrictives, 48 anorexiques avec boulimie et 25 boulimiques.
Le tableau I résume les caractéristiques de la population pathologique.
Il n’existe aucune différence significative sur l’âge entre
la population pathologique et la population témoin.
Sélection de variables indépendantes
à l’aide du test de Fischer
Cette sélection s’opère uniquement sur la sous-population patient, dont l’effectif est 122. Les variables conservées sont donc ageinf, tailleinf, poidsinf, Q1, …, Q115.
La sélection des variables non corrélées s’effectue à
l’aide de la procédure PROC STEPDISC du logiciel SAS
Élaboration d’un questionnaire sur les cognitions alimentaires
(29). Nous avons conservé les 21 variables dont la valeur
du F de Fisher est supérieure à 2, à savoir poidsinf, tailleinf,
et les items suivants de l’autoquestionnaire : Q10, Q18,
Q24, Q28, Q29, Q31, Q43, Q50, Q58, Q63, Q68, Q69,
Q73, Q76, Q86, Q99, Q100, Q102 et Q106.
Le contenu de ces items est le suivant :
Q10 : La biscotte est plus calorique que le pain.
Q18 : Les épinards sont désagréables à manger parce
qu’ils sont mous et flasques.
Q24 : Quand je vois un aliment cuire dans la friture, je
sens le gras sur tout mon corps.
Q28 : Dans la tarte, je préfère les fruits à la pâte.
Q29 : J’aime le fromage quand il est très dur.
Q31 : Les concombres sont frais et se mangent l’été.
Q43 : Les biscottes sont plaisantes à croquer.
Q50 : Les gâteaux à la crème évoquent la devanture
d’une pâtisserie.
Q58 : Les carottes râpées évoquent un régime.
Q63 : Certains aliments laissent un goût qui persiste
dans la bouche pendant des heures.
Q68 : La viande a une consistance dure et difficile à
avaler.
Q69 : Les féculents sont des aliments qui constipent.
Q73 : Beaucoup d’aliments n’ont pas de goût prononcé
et je suis obligée d’ajouter beaucoup d’épices.
Q76 : Quand j’entame un paquet de gâteaux, je le
mange en entier.
Q86 : Les confitures font penser aux recettes anciennes naturelles.
Q99 : Les aliments bourratifs sont faits pour être vomis.
Q100 : J’aime manger du riz. J’ai vraiment l’impression
de bien me nourrir, de façon équilibrée, quand j’en mange.
Q102 : Quand je suis anxieuse, j’ai envie de manger
pour me remplir.
Q106 : Les pâtisseries me donnent des aigreurs ou des
renvois.
Les questions précédentes peuvent se regrouper en
trois thèmes principaux, à savoir les conséquences de
l’ingestion sur le corps, le vécu de la consistance de l’aliment et la valorisation d’un aliment. Ces items sont uniformément répartis selon les trois thèmes précédents.
Le premier tiers des questions explicite différentes conséquences souvent négatives qui sont classiquement
redoutées par les patientes TCA (32). Le second tiers
porte sur l’appréciation de la consistance qui est vécue
soit comme un plaisir, soit comme un dégoût. Ce résultat
confirme des travaux antérieurs (24). Enfin, le dernier tiers
consiste en une valorisation de certains aliments précis
qui sont d’une part des fruits et légumes, et d’autre part
des sucres lents. Cette valorisation des fruits et légumes
est vraisemblablement effectuée par les patientes restrictives (24), tandis que la valorisation des féculents devrait
être probablement le fait de patientes aux conduites boulimiques.
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Construction d’un modèle discriminant au mieux
les personnes saines des anorexiques/boulimiques
Réalisation d’un modèle explicatif
à partir des éléments obtenus dans le questionnaire
Dans un premier temps, il s’agit de vérifier si les variables sélectionnées à l’étape précédente ont un pouvoir
discriminant, i.e. de comparer les réponses à ces questions pour l’ensemble de la population patient et témoin.
À cet effet, nous avons utilisé la procédure PROC CANDISC du logiciel SAS (28). Le critère de choix retenu est
encore la valeur du F de Fisher. Nous avons retenu les six
variables dont la valeur du F de Fisher était supérieure à 2.
Le tableau II donne la liste des variables concernées
classées dans l’ordre décroissant de la valeur du F de
Fisher.
N’ont été ainsi retenus que les items qui permettent
d’identifier les patientes des sujets sains. Nous avons
obtenu ainsi 6 variables qui permettent de décrire un
modèle.
Il s’agit d’expliquer la variable BMIP à partir d’un modèle
linéaire simple reposant sur les six variables précédentes.
Le travail effectué nous conduit à proposer le modèle
linéaire suivant : pour toute observation i, 1 ≤ i ≤ 122, on
pose :
BMIP(i) = β0 + β1 poidsinf(i) + β2 tailleinf(i) + β3 Q24(i)
+ β4 Q76(i) + β5 Q102(i) + β6 Q106(i) + ε(i)
où βj, 0 ≤ j ≤ 6, sont des paramètres inconnus et les ε(i),
1 ≤ i ≤ 122, sont des variables aléatoires gaussiennes
indépendantes et identiquement distribuées, de moyenne
nulle et de variance σ^2.
L’analyse de ce modèle a été effectuée à l’aide de la
procédure PROC REG du logiciel SAS (29). Dans le
tableau III figurent les valeurs des paramètres estimés βj,
0 ≤ j ≤ 6, et la probabilité de Student correspondante.
TABLEAU I. — Caractéristiques de la population pathologique.
Nombre
Anorexique
restrictive
Anorexique
avec boulimie
Boulimique
Témoins
49
48
25
81
26,43 ± 7,19
Âge
26,40 ± 4,62
26,58 ± 6,69
25,84 ± 6,94
29,24 ± 8,16
BMI
15,95 ± 2,71
18,72 ± 4,71
18,69 ± 3,77
22,85 ± 15,5
EAT 40
48,09 ± 24,22
56,47 ± 16,24
59,85 ± 19,36
12,47 ± 14,49
TABLEAU II. — Variables dans l’ordre décroissant de la valeur du F de Fisher.
Variables
F de Fisher
Poidsinf
Q76
Q102
Q24
Q106
Tailleinf
89,53
42,13
34,18
6,61
4,65
2,93
TABLEAU III. — Valeurs des paramètres estimés
et probabilités de Student.
332
Paramètres
Estimations
Pr > | t |
β0
β1
β2
β3
β4
β5
β6
0,41020
0,59576
– 0,12362
– 0,03073
– 0,04101
– 0,04019
0,08850
0,0004
< 0,0001
0,0636
0,0564
0,0824
0,0702
< 0,0001
La valeur estimée de σ est : 0,32812.
La bonne qualité du modèle proposé atteste la valeur
du R^2, de l’ordre de 59 %.
Validation du modèle par le calcul du taux
de bon reclassement
Considérons la population témoin qui a un effectif de
81 sujets. Parmi ceux-ci, 75 ont un BMIP qui vaut 0, et 6
un BMIP qui vaut 1.
Il s’agit de vérifier que le modèle proposé est cohérent.
À cet effet, nous avons utilisé la procédure PROC DISCRIM du logiciel SAS (28) sur les 21 variables sélectionnées à l’étape 2.
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Nous avons obtenu d’une part un taux de reclassement
de 73/75 (soit 73 bonnes réponses sur les 75) et de 6/6,
et d’autre part une valeur du taux d’erreur de 0,0133, ce
qui confirme la très bonne qualité du modèle proposé.
Élaboration d’un questionnaire sur les cognitions alimentaires
patientes TCA dans l’espoir de déterminer des items discriminant les différentes formes cliniques TCA.
Références
DISCUSSION
Parmi les six variables retenues dans la modélisation
figurent, outre poidsinf et tailleinf, les quatre items
suivants :
Q24 : Quand je vois un aliment cuire dans la friture, je
sens le gras sur tout mon corps.
Q76 : Quand j’entame un paquet de gâteaux, je le
mange en entier.
Q102 : Quand je suis anxieuse, j’ai envie de manger
pour me remplir.
Q106 : Les pâtisseries me donnent des aigreurs ou des
renvois.
Ces quatre items, dans leur contenu, mêlent simultanément d’une part la qualité perçue de l’aliment (le contenu vraisemblable en gras des aliments cuits dans la friture, la teneur en sucre et en gras des pâtisseries) qui est
évaluée comme ayant des conséquences défavorables
et, d’autre part, l’aspect quantitatif. Ces items comportent
également la possible conséquence sur la digestion et sur
le corps d’une telle absorption alimentaire qui est un vécu
physique pénible concomitant.
Ces résultats sont congruents aux résultats obtenus par
Cooper et al. (7, 9) montrant une dominance des cognitions négatives chez les patientes TCA.
Le questionnaire des cognitions alimentaires obtenu,
couplé à la valeur du BMI, variable clinique susceptible
d’être discriminante entre patientes et témoins, peut servir
au dépistage de troubles des conduites alimentaires et
surtout au dépistage des troubles atypiques, ou encore
des formes trompeuses (phobies de la déglutition, du
vomissement…). En effet, le BMI de 20 à 22 définit chez
la jeune femme un indice de masse corporelle « normal » ;
une valeur supérieure à 25 témoigne d’une obésité et une
valeur inférieure à 18 reflète un comportement restrictif
avec amaigrissement. Ainsi, la combinaison de la valeur
du BMI et des quatre items fortement discriminants permet
de mieux distinguer encore les patientes TCA.
CONCLUSION
Cette démarche exploratoire a permis de construire un
outil simple utilisant les représentations psychologiques,
qui permettra d’évaluer en peu de temps ce que de nombreuses études expérimentales aux méthodologies lourdes et non reproductibles en pratique clinique démontraient, i.e. que le fonctionnement cognitif et le mode de
pensée des patientes TCA se distinguaient de ceux des
sujets témoins.
Nous souhaitons poursuivre ce travail par l’exploration
des cognitions alimentaires chez différentes catégories de
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