Une enquête en cours : le dictionnaire biographique des

Transcription

Une enquête en cours : le dictionnaire biographique des
Christophe Charle
Une enquête en cours : le dictionnaire biographique des
universitaires français aux XIXe et XXe siècles
In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 100, N°1. 1988. pp. 63-68.
Résumé
Christophe Charle, Une enquête en cours : le dictionnaire biographique des universitaires français aux XIXe et XXe siècles, p.
63-68.
La constitution du dictionnaire biographique des universitaires français aux XIXe et XXe siècles a été entreprise en 1982, dans le
cadre de l'enquête générale sur les élites menée par l'Institut d'histoire moderne et contemporaine. Quatre fascicules sont
achevés ou en voie de publication (deux sur la faculté des lettres de Paris, un sur la faculté des sciences, un sur le Collège de
France). Cet instrument de travail se veut aussi l'amorce d'une histoire sociale d'une catégorie d'intellectuels de plus en plus
importante dans la vie culturelle et scientifique de l'époque contemporaine. Cette prosopographie appellera donc des
comparaisons internes (profils particuliers des universitaires selon leur établissement d'exercie) et externes (avec les autres
élites françaises) mais aussi internationales (quelle est la spécificité du modèle français, et quelle est la position relative des
élites universitaires au sein des élites de leurs pays respectifs?).
Citer ce document / Cite this document :
Charle Christophe. Une enquête en cours : le dictionnaire biographique des universitaires français aux XIXe et XXe siècles. In:
Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 100, N°1. 1988. pp. 63-68.
doi : 10.3406/mefr.1988.2957
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1988_num_100_1_2957
CHRISTOPHE CHARLE
UNE ENQUÊTE EN COURS : LE DICTIONNAIRE
BIOGRAPHIQUE DES UNIVERSITAIRES FRANÇAIS
AUX XIXe ET XXe SIÈCLES
L'enquête que je vais essayer de vous présenter brièvement se place
dans le cadre des recherches d'ensemble que mène l'Institut d'histoire
moderne et contemporaine, laboratoire propre du CNRS, sur les élites
françaises depuis le XVIe siècle. Cette enquête a un double but : rendre
accessibles à tous les historiens des instruments de travail fiables dans
les domaines où les dictionnaires biographiques existants sont lacunai
res
ou inachevés et accumuler une masse de données suffisante pour
permettre des exploitations statistiques ultérieures ou parallèles. L'éla
boration
d'un dictionnaire biographique des universitaires français aux
XIXe et XXe siècles a commencé au début de 1982. Un tel dictionnaire
est nécessaire. En effet, à la différence d'autres élites intellectuelles
comme les écrivains, les artistes voire les savants, les élites universitai
res
ne font pas l'objet d'une discipline spécifique dotée d'un corps de
spécialistes : histoire littéraire, histoire de l'art, histoire des sciences.
L'histoire culturelle, quant à elle, ne s'occupe des universitaires qu'à la
marge, pour ceux d'entre eux qui sortent du commun. Pourtant, com
ment concevoir une histoire de l'enseignement supérieur, une histoire
de la formation des élites en général, sans connaître ceux qui assurent
cet enseignement et ont la charge de cette formation? Reproducteurs
du savoir et de la culture, gardien de la mémoire savante et culturelle,
les enseignants du supérieur se veulent aussi, et de plus en plus à part
irde la fin du XIXe siècle, des créateurs, des innovateurs, des savants.
Il deviennent donc également des acteurs à part entière de la vie cultur
elle, comme producteurs de livres, d'articles, de découvertes. Ils jouent
aussi un rôle d'experts dans les domaines relevant de leur spécialité :
hygiène publique pour les médecins, consultations juridiques pour les
professeurs de droit, conseillers techniques pour les scientifiques, idéo
logues
pour les littéraires. Ces fonctions multiples rendent donc la
MEFRM - 100 - 1988 - 1, p. 63-68.
5
64
CHRISTOPHE CHARLE
constitution d'un corpus biographique aussi exhaustif que possible non
seulement utile mais même indispensable à l'histoire culturelle et à
l'histoire sociale de l'époque contemporaine.
1 - Présentation du dictionnaire
Ce dictionnaire aura trois fonctions :
- fournir des données sociales et prosopographiques qui autorisent
des comparaisons dans le temps et dans l'espace social (avec d'autres éli
tes ou le même type d'élite à d'autres époques ou dans d'autres pays);
- offrir des données plus qualitatives (bibliographie sommaire, pri
ses de position, croyances, activités extra-universitaires) qui facilitent un
travail de recherche sur le contexte social, politique, idéologique de telle
discipline, telle école de pensée, voir tel penseur ou auteur singulier;
- permettre, à partir d'un certain seuil d'accumulation des notices,
une exploitation statistique fine fournissant les bases d'une histoire social
e
de l'enseignement supérieur.
Ces trois ambitions expliquent les deux choix de méthode adoptés :
nous avons restreint la population englobée aux professeurs titulaires,
renforcés des suppléants et adjoints le plus longtemps en poste, mais
nous avons élaboré un modèle de questionnaire assez fourni. Il s'agit là
d'ailleurs d'une des contraintes de toute enquête prosopographique. Sous
peine de la voir ne jamais s'achever il faut opter entre l'extension de la
population englobée et celle du questionnaire. Pour une population com
me les universitaires issus de filières relativement rigides et obéissant
donc à des types de carrière ou à des modèles sociaux en nombre limité
notre parti-pris a sans doute peu d'inconvénients. Jusqu'en 1939 le per
sonnel
qui n'atteint pas le sommet est la plupart du temps victime plutôt
d'un décès prématuré que d'un blocage structurel. Pour d'autres types
d'élite, comme les écrivains par exemple, un choix comme le nôtre serait
au contraire plus dommageable car les trajectoires et les âges d'accès à la
consécration sont beaucoup plus dispersés.
Voici les rubriques retenues :
- origine sociale : il s'agit au minimum de la profession du père de
l'universitaire considéré à la déclaration de naissance. Quand les sources
le permettent nous cherchons à définir l'environnement familial plus lar
ge (grands-parents, collatéraux par exemple);
- études : figurent principalement les études secondaires et supé-
LE DICTIONNAIRE BIOGRAPHIQUE DES UNIVERSITAIRES FRANÇAIS
65
rieures, dates, lieux, principaux diplôme obtenus, concours avec le rang
de réception si possible;
- mariage : date et lieu de l'union (ou célibat), nom de l'épouse,
date et lieu de naissance de celle-ci, profession de son père; nombre,
noms et professions des enfants;
- carrière : liste des postes occupés dans l'ordre chronologique;
- autres activités : il s'agit surtout des activités intellectuelles, admin
istratives,
éditoriales ou politiques, des autres fonctions d'enseignement,
des missions remplies;
- honneur : grade le plus élevé dans la légion d'honneur, apparte
nanceaux académies, prix académiques, honneurs décernés à l'étranger;
- principaux ouvrages : pour des raisons d'espace de publication
nous avons exclu les articles et les manuels d'enseignement. Quand il exis
te
une bibliographie exhaustive nous y renvoyons;
- religion : cette rubrique recouvre d'une manière large les croyan
ces
religieuses ou philosophiques connues, professées par l'universitaire;
- opinion politique : nous ne faisons état que des prises de position
ou des affiliations certaines.
2 - Méthode d'enquête
Ces différentes finalités de l'entreprise dictent la méthode d'étude et
de recherche. Nous avons choisi de fractionner le corpus par établisse
ment,
unité socialement et culturellement significative, et de recourir à
toutes les sources disponibles : dossiers personnels des Archives national
es,
état-civil, archives de l'Enregistrement (déclaration de succession),
biographies, témoignages oraux pour les universitaires les plus récents.
Cette démarche fractionnée présente, outre l'avantage d'une publication
rapide des résultats, celui de permettre une division du travail avec d'au
tres chercheurs qui se sont joints ou se joindront à l'entreprise.
Les deux premiers volumes portent sur la Faculté des lettres de Paris
de 1809 à 1939. Le premier tome a été achevé fin 1983 et comporte 108
notices. La publication a été faite au début de l'année 1986. Le second
volume a été achevé fin 1984 et contient 107 biographies. Sa publication a
suivi courant 1986. Nous avons mis en chantier le volume consacré au
Collège de France de 1900 à 1939, une thèse et un mémoire de maîtrise de
respectivement Christine Delangle et Agnès Lechat traitant des profes
seursdu XIXe siècle. Au cours de l'année 1986 a été lancé le dictionnaire
des professeurs de la Faculté des sciences de Paris. D'autres chercheurs
mènent parallèlement des recherches sur la Faculté de médecine de Paris
66
CHRISTOPHE CHARLE
(Françoise Huguet, INRP; George Weisz, Mac Gill University, Montréal)
en étroite collaboration avec nous. On peut donc estimer que dans un
délai de deux à trois ans nous aurons les éléments d'une enquête complèt
e
sur l'Université de Paris et un grand établissement parisien (le Collège
de France). Avant d'envisager quelques directions de recherche ultérieu
res,
les premiers bilans des résultats obtenus et synthétisés plus en détail
dans les introductions des dictionnaires cités permettent-ils de considérer
que la méthode prosopographique tient les promesses qu'elle a remplies
dans d'autres secteurs?
3 - Un premier bilan
Les premiers résultats obtenus à partir d'une analyse simplifiée des
fiches de la Sorbonne littéraire et du Collège de France (qui comprend des
scientifiques) tracent des évolutions parallèles et des divergences significa
tives
où apparaît la spécificité des fonctions des deux établissements.
À la Sorbonne comme au Collège de France, les parisiens d'origine
sont surreprésentés tout au long du XIXe et du XXe siècle mais cet avan
tage géographique tend à s'estomper à mesure que le réseau d'enseigne
ment
secondaire et supérieur s'unifie et se «nationalise» sous la Troisi
ème
République. Toutefois cete décentralisation des origines est plus nette
à la Sorbonne du fait de la «banalité» des disciplines représentées, tandis
qu'au Collège de France la rareté de certaines chaires avantage toujours
les futurs professeurs qui ont pu dès leur jeunesse fréquenter les établi
ssements parisiens où les matières rares sont enseignées.
Socialement, l'ouverture est moins nette. Victoire de la province sur
Paris, la Troisième République est, moins qu'elle ne le prétendait, une vic
toire des nouvelles couches, et ne l'est, pour l'élite universitaire, que dans
sa dernière décennie. Le pourcentage de professeurs d'origine modeste
oscille autour de 20% et ne dépasse sensiblement ce cap que pour les pro
fesseurs
nommés à la Sorbonne après 1930 : 25% pour la période 1849-78;
21% pour 1879-1908; 18,8% pour 1909-29; 28,3% pour 1930-39. L'évolu
tion
est similaire au Collège de France : 29,1% pour les professeurs nom
més de 1816 à 1860; 22,5% pour la période 1861-1914; 24,2% environ au
XXe siècle (chiffre provisoire). Ce sont surtout les milieux de la moyenne
bourgeoisie surtout intellectuelle (fils de professeurs, de médecins) qui
ont le plus profité de l'expansion universitaire de la République. Ainsi les
fils de professeurs à la Faculté des lettres de Paris passent au cours du
XIXe siècle de 7,4 à 35% du total des origines pour atteindre un maximum
de 41,5% entre 1909 et 1929. Au Collège de France, leur part augmente de
LE DICTIONNAIRE BIOGRAPHIQUE DES UNIVERSITAIRES FRANÇAIS
67
16,6% avant 1860, à 27,5% après cette date et 30% environ au XXe siècle.
Si les autres différences sociales sont faibles (la principale étant la sur
représentation
persistante des fils de fonctionnaires supérieurs au Collège
de France, imputable au choix de la recherche scientifique par certains
ingénieurs), sur le plan institutionnel, l'originalité du Collège de France se
maintient et même se renforce face à la Sorbonne victime de l'auto-reproduction. Les voies d'accès à cette dernière sont de plus en plus uniformes,
l'évolution majeure étant la coupure de plus en plus nette entre la carriè
re
de l'enseignement supérieur et celle du secondaire et la nécessité d'une
mobilité géographique croissante en province et même à l'étranger pour
accéder au sommet. Lorsque leurs disciplines sont proches, les profes
seursde la Sorbonne et du Collège ont des profils analogues. Cependant
les chaires «exotiques» ou originales continuent de faire appel à des indi
vidus qui échappent au moule classique. Enfin au XXe siècle se produit
un changement dans les positions hiérarchiques respectives des deux éta
blis ements.
Alors qu'au XIXe siècle, il y avait interchangeabilité des car
rières,
d'où des cumuls fréquents et des échanges de personnel dans les
deux sens, au XXe siècle, la coupure s'accroît entre les deux styles de pro
fessorats
: fin des cumuls, stratégies d'accès différenciées. Les contraintes
pédagogiques s'alourdissant avec l'augmentation des effectifs étudiants à
la Sorbonne, le Collège de France tend à devenir une sorte de fin de car
rière pour certains professeurs, y compris de la Faculté des lettres, dont
l'activité de recherche pâtit de cette surcharge d'enseignement : citons
Charles Andler, Paul Hazard.
4 - Perspectives et prolongements : pour une prosopographie comparée
Le principe de la méthode prosopographique étant la comparaison
entre des individus, cette méthode est d'autant plus féconde que les com
paraisons
multiples sont possibles. Mais ce principe implique une
contrainte, celle de la systématicité et de l'exhaustivité la plus grande poss
ible. Pour échapper au travers du collectionneur de fiches enseveli sous
sa matière avant d'en avoir jamais fait la synthèse, il faut, autant que fai
re se peut, essayer de créer un réseau de prosopographies, obéissant à des
principes de base proches. Objectif toujours difficile à atteindre mais
qu'un colloque comme celui-ci ou que l'ATP projetée du CNRS devrait
faciliter. Outre donc des études sur les universitaires provinciaux qui ne
peuvent être menées que sur place, j'envisage d'essayer de constituer un
groupe de chercheurs de différents pays étudiant les universités ou les
universitaires européens de manière analogue. L'histoire de l'enseigne-
68
CHRISTOPHE CHARLE
ment supérieur est en effet, dès son origine médiévale et par essence,
internationale : au plan des contenus, les idées ne connaissent pas les
frontières, au plan des disciplines qui vivent d'emprunts, de contaminat
ions,
de rivalités d'écoles nationales, au plan des hommes aussi depuis la
peregrinano academica et la «République des lettres» jusqu'aux modernes
colloques et congrès internationaux en passant par les professeurs «asso
ciés», «visiting professors», ou, regardons où nous sommes, établiss
ements
à l'étranger. Cette prosopographie comparée devrait se fixer les
buts suivants :
1) essayer d'établir la position relative des universitaires au sein des
élites de chaque pays, l'évolution de celle-ci et le sens de cette hiérarchie
variable ;
2) déterminer la hiérarchie et la différenciation des disciplines selon
les pays, les analogies ou les différences de cette classification du savoir
et leurs raisons;
3) établir les modèles de recrutement;
4) définir l'idéal professoral des diverses nations.
Christophe Charle
REFERENCES
Christophe Charle, Dictionnaire biographique des universitaires aux XIXe et XXe
siècles. 1. La Faculté des lettres de Paris de 1809 à 1908, Paris, 1985.
Id., Dictionnaire biographique des universitaires au XIXe et XXe siècles. 2. La Faculté
des lettres de Paris de 1909 à 1939, Paris, 1986.
Id., en collaboration, Le Collège de France de 1900 à 1939, à paraître aux Éditions
du CNRS.
Autres travaux menés parallèlement :
Christine Delangle, Les professeurs du Collège de France aux XVIIIe et XIXe siècles,
thèse en cours sous la direction d'Emmanuel Leroy-Ladurie.
Agnès Lechat, Les professeurs du Collège de France au XIXe siècle, mémoire de maît
rise dactylographié, Université de Paris-IV, 1984, sous la direction de JeanMarie Mayeur.
Françoise Huguet, Les professeurs de la Faculté de médecine de Paris, Institut natio
nalde recherche pédagogique.
George Weisz, L'Académie de médecine de 1820 à 1935.
Un premier bilan des travaux achevés ou en cours se trouve dans :
Christophe Charle et Régine Ferré (éd.), Le personnel de l'enseignement supérieur
en France aux XIXe et XXe siècles, Paris, 1985.

Documents pareils