Primatice, maître de Fontainebleau

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Primatice, maître de Fontainebleau
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Rencontre
Primatice, maître de Fontainebleau
Entretien avec Dominique Cordellier, commissaire d’exposition
Créateur hors pair, Francesco Primaticcio (1504-1570), dit Primatice, consacra l’essentiel de sa
vie à servir, par son art, le prestige des rois de France, de François 1er à Charles IX. Il incarne tout
à la fois la quintessence du maniérisme italien et l’accomplissement de la Renaissance française.
Cinq siècles après sa naissance, le Musée du Louvre lui rend hommage à travers une
grande exposition monographique, la première jamais consacrée à cet artiste italien.
Art Absolument : Qu’est-ce que le maniérisme ? Un
anti-classicisme ou une Renaissance au degré second?
Dominique Cordellier : La question du maniérisme
anime les historiens d’art depuis longtemps, depuis la
fin du XVIIIe siècle, mais elle les anime davantage
depuis que Wölfflin a mis en place deux autres pôles,
ceux du Classicisme et du Baroque. Le mot est d’abord
l’héritier d’une défiance séculaire vis-à-vis des imitateurs de Raphaël et de Michel-Ange. Le maniérisme
est d’abord défini comme une altération, une perversion du classicisme et s’accompagne d’une critique qui
dit “trop d’art nuit à l’art”. Puis, au début du XIXe siècle,
des historiens commencent à saluer l’originalité et l’inventivité du décor maniériste. C’est le premier pas, vite
franchi, vers une affirmation de l’autonomie du maniérisme. Ce qui compte alors, c’est la subjectivité, l’imagination débordante, la force d’expression de l’art
maniériste, un art qui a mis en crise, le mot est de
Dvorák, la Renaissance. Dès lors, les thèses se multiplient pour définir l’insaisissable : anti-classicisme, >
…/…
| actu |
Musée du Louvre
Primatice, maître de Fontainebleau
Du 22 septembre 2004 au 3 janvier 2005
Jean Clouet.
François 1er, roi de France.
Bois, 96 x 74 cm. Musée du Louvre.
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survivance hyper gothique, anti-humanisme, détournement de la Renaissance. On se met à délimiter un
premier et un second maniérisme, une pose classique
au sein même du maniérisme, un anti-maniérisme
final, qui présenterait le maniérisme sur l’envers. Pour
moi (et ce n’est pas original), l’observation de l’art de
Primatice, dont il est question aujourd’hui dans l’exposition qui a lieu au Louvre, doit profiter du rejet relative-
Primaticcio Francesco.
Junon ou Iris chez le sommeil.
Florence, Musée des Offices.
ment récent de toutes ces définitions subtiles du
maniérisme au profit d’un retour au mot ancien de
maniera qui signifie, peu ou prou, façon, manière, style.
Le maniérisme de Primatice, si l’on repasse par le
concept de maniera, apparaît comme un “hyper classicisme”, capable de raffiner, de distiller, d’alambiquer, de
sublimer tant le modèle vivant que les formes de l’antiquité, ou le style de Giulio Romano, de Parmigianino, de
Michel-Ange, de Corrège… ou son propre style, en faisant émerger, par tour de force, du jamais vu… Cette présentation donne l’impression d’un maniérisme
essentiellement italien, qui se résoudrait en une tension
entre un pôle romano-toscan avec Michel-Ange et un
pôle émilien avec Parmigianino. Cette impression est
renforcée si l’on considère Fontainebleau comme le lieu
où ces deux tendances se côtoient, se confrontent et finalement se contaminent et se confondent grâce à deux
acteurs majeurs, qui apparaissent tout d’abord comme
deux substituts : l’un, Rosso, champion de Michel-Ange,
qui répond à l’appel de François 1er en 1530, l’autre,
Primatice, alter ego de Giulio Romano et tenant de
Corrège et de Parmigianino qui, lui, arrive en 1532.
Fontainebleau a été décrit comme le lieu d’un choc entre
deux tendances de la culture italienne, hors du territoire
italien, après le Sac de Rome en 1527. C’est une vision
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suggestive, efficacement didactique, qui ne doit durer que
le temps d’entrer dans le vif (et dans le détail) de l’étude.
Art Absolument : Quel est le rôle de Vasari dans l’élaboration de ce courant?
Dominique Cordellier : Vasari qui est, en 1568, le premier historiographe de Primatice, vient relativement
tard par rapport à ce que nous venons d’évoquer. Il nous
intéresse ici précisément parce que, venant assez tard,
il peut faire œuvre d’historien et mettre les choses en
perspective. Dans ses Vies des plus fameux peintres
architectes et sculpteurs depuis Cimabue, il conçoit
trois âges de la manière en constante, mais multiforme
progression : un premier qui s’étendrait de Cimabue à
Masaccio, un deuxième de Masaccio à Léonard de
Vinci, un troisième de Léonard au temps présent, un
temps qu’il ne conçoit pas du côté des vivants mais du
côté des morts, à savoir celui des grands disparus. La
première édition des Vite – des Vies – de Vasari, en
1550, n’est consacrée qu’à des morts – le seul artiste
vivant à être traité est Michel-Ange. Dans la deuxième
édition des Vies, en 1568, malgré l’admiration infinie
qu’il a pour Michel-Ange, qui désormais est mort mais
qui reste l’artiste principal, Vasari décide d’ajouter à
son ouvrage, quitte à désorganiser son système historique, la biographie de trois artistes vivants : Primatice,
Titien, Jacopo Sansovino ; trois nouvelles vies accompagnées de sa propre autobiographie et d’un chapitre
sur les fondateurs de l’Académie del disegno à Florence.
Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord que ces trois
vivants qui ont les honneurs d’une Vie, sont vieux : on
peut en parler, leur œuvre est derrière eux. Ensuite,
chacun incarne quelque chose d’essentiel. Sansovino,
c’est le sculpteur par excellence. Titien, c’est le peintre
pur, indépendant. Primatice, à l’inverse, c’est le maître
du dessin, capable de réussir auprès du prince dans
toutes sortes de domaines – peinture, sculpture, architecture, en passant par le costume et la fête éphémère –
en fédérant le talent de ses collaborateurs grâce à la
perfection de ses dessins précisément. Son profil artistique est, en ce sens, proche de celui de Vasari. Les propos de celui-ci sont d’ailleurs d’autant plus intéressants
que c’est un homme de métier qui parle du métier. La
construction des Vies de Vasari, à travers lesquelles se
dessine par petites touches une théorie de la maniera,
n’est pas seulement historique, mais aussi narrative, à la
manière de Boccace. Le “récit” vasarien, qui met les
artistes et les œuvres en perspective, est rythmé d’anecdotes qui allègent l’ensemble, mais aussi de préambules
moralisants et d’épitaphes raisonneuses qui permettent
de rappeler la dignité de l’artiste. Ainsi il est essentiel >
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de percevoir, à travers le récit de la vie de Primatice, une
revendication sociale. Si Vasari a prisé Primatice dans
son ouvrage – n’ayant connaissance que de ses dessins
et ignorant complètement l’œuvre de Fontainebleau –
c’est grâce à son succès formidable auprès de quatre
rois, de François 1er à Charles IX, là où un Léonard de
Vinci était mort et où un Andrea del Sarto ou un
Benvenuto Cellini avaient plus ou moins échoué.
Art Absolument : Comment s’opère pour Primatice le
passage de la cour de Mantoue à celle de Fontainebleau?
Dominique Cordellier : La circulation des artistes est
un phénomène courant à cette époque. La France est
gouvernée par un roi italophile : Balthazar Castiglione,
dans son manuscrit du Cortegiano, avait déjà prédit que
si Monseigneur d’Angoulême – le futur François 1er, qui
Primaticcio Francesco.
Psyché et l'Amour.
Huile sur toile, 99,6 x 92,6 cm. Detroit, Institute of Arts.
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n’était pas encore l’héritier du trône sous Louis XII –
devenait roi, la France serait policée et italophile. En
fait, François 1er va suivre la ligne profondément italophile tracée moins par Louis XII que par Charles VIII. Il
ne faut pourtant pas s’y tromper : François 1er est partagé entre le goût – qui va vers les artistes du nord et
notamment les peintres flamands – et la culture, le
prestige, qui va vers le sud, l’Italie antique et son renouveau au début du XVIe siècle. Là, le mythe impérial joue
un grand rôle. Rosso, puis Primatice vont devoir
répondre à ce goût du prestige. Pourtant, François 1er
(contrairement à Charles VIII) n’a pas été très loin en
Italie. Mais il a une culture livresque importante, en
particulier en ce qui concerne les auteurs anciens. Et il
est bien informé. La Cour, qui est un lieu de passages et
d’échanges, enrichit son horizon : étant jeune roi, il a eu
un otage particulièrement étonnant, Federico Gonzaga,
devenu par la suite duc de Mantoue. C’est à lui qu’il
s’adresse quand il a besoin d’un jeune homme qui
sache peindre et faire des stucs. Ce jeune homme, c’est
Primatice. À cela s’ajoute le fait que Rosso, sur le chemin de Venise, en passant par Mantoue, a dû remarquer ce jeune Primatice, qui est le meilleur des
collaborateurs de Giulio Romano au palazzo Te. Le goût
pour les artistes italiens évolue. Aux Lombards, assez
nombreux sous Louis XII, succèdent, au début du règne
de François 1er, des grandes figures florentines :
Léonard de Vinci, Andrea del Sarto, qui lui procurera une
grande déception, Rustici… Michel-Ange ne viendra
pas. François 1er obtient Rosso. De la même façon, il
aura Primatice comme substitut de Giulio Romano, dont
il connaît l’œuvre soit directement à travers ce qu’on lui
a montré, soit par la cour de Mantoue avec qui il est en
contact. Désormais ce sont les Émiliens qui dominent.
Art Absolument : Comment peut-on concevoir le statut
de ces deux artistes?
Dominique Cordellier : Les deux artistes ont une formation de peintre, qui passe bien évidemment par l’apprentissage du dessin, mais ont également une
expérience de la sculpture, à travers le stuc – une forme
de réinvention assez récente d’une technique antique.
Comme tout artiste de Cour qui se respecte, ils évoluent
l’un et l’autre, de la peinture vers l’architecture. C’est
un schéma habituel, qui se retrouve chez beaucoup
d’artistes (Raphaël, Michel-Ange, Giulio Romano…).
Ce phénomène s’explique notamment par l’investissement croissant de la notion de l’espace : de l’illusion de
profondeur de la peinture au volume de la sculpture, du
volume de la sculpture à la tridimensionnalité de l’architecture, de la tridimensionnalité de l’architecture à
l’espace du palais ou de la cité. L’idée du prestige du
métier réserve une place d’honneur à l’architecte. De
plus, l’architecture a le mérite d’intégrer tous les arts : il
s’agit d’artistes décorateurs, qui ont eu à affronter l’espace, à opérer un travail précis de compartimentage, de
structuration des parois et des voûtes… Ces artistes ne
travaillent pas seuls : ils ont des pairs, dont ils fédèrent,
domestiquent ou colonisent les talents par le dessin, et
ces pairs sont peintres, graveurs, sculpteurs.
Art Absolument : S’agit-il d’un statut entre peintre et
décorateur?
Dominique Cordellier : La question qui, si je comprends bien, est celle d’une éventuelle hiérarchie entre
peinture et décor, ne se pose pas vraiment en ces
termes pour les artistes de cette époque. Il n’y a pas de
conflit entre le décor, le décoratif, la figuration, ni
même entre le lieu qui porte des représentations au
mur ou au plafond, et la représentation sociale qui se
joue dans ce lieu. L’un prolonge l’autre. Le monde du
décor n’est pas au même niveau que le monde terrestre, mais il est à la même échelle : les cariatides de
la chambre de la Duchesse d’Étampes font 1 m 90 de
haut, comme le roi…
Primaticcio Francesco.
Les Antipodes.
Art Absolument : Ce qui est étonnant c’est que, loin de
l’unité du tableau, il semblerait que l’œuvre se constitue d’une prolifération de l’espace investi par des techniques multiples…
Dessin cruciforme pour la voûte de la galerie d'Ulysse,
IIIe compartiment, 35,6 x 47,7 cm. Musée du Louvre.
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Dominique Cordellier : L’unité est donnée par la fonction
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du lieu. On a un lieu qui a une fonction, une étiquette –
chambre, salle, galerie… À Fontainebleau, Primatice
travaille dans ce genre d’espace : de la chambre de la
Reine à la chambre de l’empereur Charles Quint (qui ne
sera pas prête à temps pour être utilisée), en passant
par la galerie d’Ulysse… le programme du décor est
déduit de la fonction. Le meilleur exemple en est sans
doute les bains où, à la voûte de l’étuve, il y avait l’histoire
de Phaéton qui, du fait de sa maladresse d’aurige, a desséché le monde et l’histoire de Callisto dont la grossesse est découverte par Diane au bain… Chaque
épisode représenté s’appuie sur un texte grec ou latin,
ici les Métamorphoses d’Ovide, ailleurs l’Iliade ou
l’Odyssée. Le peintre doit affronter et servir de nombreux registres littéraires, hédoniste ici, épique là,
héroïque ailleurs, ou élégiaque encore… Le dessin,
quant à lui, doit faire en sorte que le décor respire avec
la fonction. Il n’y a pas de grande distance entre la Cour
qui, selon le mot d’André Chastel, est “une mythologie
en acte” et le monde des Dieux, qui se déploie sur la
voûte de la galerie d’Ulysse par exemple. Et c’est dans
les fêtes, où les costumes crées par Primatice permettent aux souverains et aux grands de se travestir en
dieux, en déesses, en chimères… ou en fontaine d’eau
parfumée que l’on perçoit le mieux que Cour et Château
forment une “œuvre d’art totale”, si vous permettez une
expression aussi anachronique que discutable.
Art Absolument : On s’aperçoit en visitant Fontainebleau
que la légendaire galerie d’Ulysse n’existe plus, la galerie de François 1er a été endommagée, etc… L’exposition,
en ce sens, parle d’un continent partiellement englouti.
Quel est l’enjeu de l’exposition à cet égard?
Dominique Cordellier : Par rapport à la somme des
disparitions de ce qu’a été le château de Fontainebleau
jusqu’à Henri IV, et qui est aussi désolante qu’impressionnante, l’exposition ne cherche pas écrire l’histoire
à rebours, à “reconstituer” ce qui est irrémédiablement
défait. Vous n’y trouverez pas d’hypothèse de reconstruction, même si nous nous sommes efforcés de
mettre bout à bout tout ce que nous savons. Il n’y a pas
assez de matière pour en formuler, même de manière,
comme l’on dit, “virtuelle”. Fontainebleau n’a que trop
souffert par le passé, de restaurations qui croyaient de
bonne foi pouvoir s’appuyer sur des témoignages graphiques parcellaires, notamment les gravures. C’est
tout le problème que pose le travail de restauration dans
ce lieu qui reste fascinant: on peut maintenir en état
mais on ne peut pas restituer. La restitution est un travail qui doit rester sur le papier, qui peut se faire par le
biais de l’imaginaire, un travail que permettent par
Primaticcio Francesco.
Cariatides de la Chambre de la duchesse d’Étampes.
Château de Fontainebleau.
exemple les collections publiques de dessins et d’estampes. La grande fortune de Primatice passe par la
remarquable conservation de ses dessins. Ce
Primatice un peu introuvable à Fontainebleau, perdu ou
restauré, a toujours été sauvé par ses dessins. C’est
déjà vrai avec Vasari qui ne connaît Primatice qu’à travers ses dessins, et qui considère cet aspect suffisant
pour parler de l’artiste. Le texte de Vasari est un des
textes les plus pertinents sur Primatice : uniquement à
travers les dessins, il avait d’ores et déjà tout compris
du peintre. Il est vrai que les deux hommes se connaissaient et se sont parlés. Quand Louis Dimier entreprend, de façon très novatrice en 1900, d’écrire une
monographie sur la totalité de l’art de Primatice, il se
tourne encore vers les dessins et les estampes. Le projet primaticien prend sens et l’on voit en même temps
qu’il a une forme d’autonomie par rapport au projet
royal : l’œuvre dépasse la commande. Sa capacité à
envisager un monde à la renverse, ce monde des Dieux
que l’on entraperçoit d’une manière stupéfiante, par la
plante des pieds, crée un effet à la fois entraînant et
immobilisant, qui n’est pas sans frapper le spectateur.
Primatice aime les tours de force, la virtuosité
empreinte de sublimation, mais cela ne réside pas >
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exclusivement en un don d’adresse. Il ne s’agit pas d’un
brio baroque à la manière des artistes italiens du XVIIe
siècle, mais davantage d’une forme de recherche
accomplie, méticuleuse, qui outrepasse la beauté.
Art Absolument : Ce qui étonne dans l’œuvre de
Primatice c’est cette conciliation entre l’antique, plutôt lié
aux sens et le chrétien, l’élévation spirituelle, le sublime.
Comment cette double polarité se vit à Fontainebleau?
Dominique Cordellier : Il n’y a pas d’antinomie entre
une antiquité païenne et une spiritualité chrétienne.
De saint Augustin à Érasme on a su dépasser cette
difficulté. Primatice ne choisit pas entre le sens et les
sens. Il ne saurait concevoir l’un sans l’autre. Il a souvent servi sa sensualité de façon claire par le choix
d’un sujet – Vénus, Diane, une nymphe portée par ses
compagnes à un satyre ithyphallique, etc… – mais il
ne fait pas que cela. La sensualité, le trouble
imprègne son métier. Regardez comme il met une
vibration de chair dans son travail de la sanguine et
comme cette vibration s’accroît à mesure que l’on
avance dans son œuvre. Primatice est avant tout, je
devrais dire, au départ, un puriste. Ses premiers dessins, nets et précis, font valoir sa maîtrise de la
forme. Ils sont nobles, dignes, respectables comme
l’antique. Puis, petit à petit (et les généalogistes du
style voient là un effet d’un retour à Corrège), une
lumière (ou une ombre) nouvelle lui vient, qui entame
la netteté et rend les choses troubles et troublantes.
Il faut aussi penser d’où vient l’artiste, au soleil estival et au brouillard hivernal de Mantoue auquel il a
renoncé pour venir dans un Fontainebleau froid l’hiver, humide toujours, et surtout sylvestre. La forêt est
à l’époque un monde hostile, et surtout un lieu fait
pour le plus agréable des combats qui soit après
l’amour, la chasse. C’est un dépaysement qu’il surmonte grâce à la familiarité et à la magnanimité du
prince : il est valet de chambre du roi puis devient, du
fait du souverain, abbé de Saint-Martin. Les rentes de
l’abbaye complètent ses gages. Sous François 1er, il a,
d’autre part, la protection de la duchesse d’Étampes,
qui le met à l’abri de l’humeur littéralement massacrante de Benvenuto Cellini. Ce dernier n’a pas su
obtenir la protection de la duchesse qui était très
influente auprès du roi dans les années 1540 : la
volonté royale concernant Primatice allait probablement de paire avec la volonté de la duchesse.
Art Absolument : Que s’est-il créé autour du phénomène Primatice ? Comment l’art de Primatice va
influer sur l’art français renaissant?
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Dominique Cordellier : Rosso meurt en 1540, laissant
le champ libre à Primatice jusqu’en 1570. Il nous vient à
l’esprit des formules modernes : ateliers, chantiers,
écoles, mouvements… Il existe une école de Fontainebleau. Elle a été créée par les historiens de la gravure
du XIXe siècle pour définir tout un cercle d’aquafortistes également peintres, qui travaillent à Fontainebleau souvent sous les ordres de Primatice, et qui dans
les années 1540, développent un type de gravure particulière. Ils sont suffisamment nombreux pour qu’on les
classe en une école. Puis ce terme a été appliqué à
toutes les productions artistiques qui partagent, de
près ou de loin, des caractères avec ces gravures.
Primatice a eu le souci – ou la fortune – de voir ses compositions gravées par ces aquafortistes de Fontainebleau. Ce procédé moderne lui a permis de jouir d’une
fortune certaine. Ces estampes circulent, même si
elles sont tirées à moins grande échelle que les gravures au burin. On ne peut pas réellement parler d’atelier, on ne pourrait pas citer un apprenti de Primatice. Il
ne s’agit pas d’un maître qui prendrait sous son aile un
jeune garçon pour lui apprendre la peinture. Primatice
travaille avec des gens de métier déjà formés, dont il va
jauger et investir le talent, puis s’approprier le savoirfaire. C’est en leur imposant des dessins de plus en
plus scrupuleux et en pratiquant un contrôle réel sur
les artistes qui les transcrivent en peinture, en sculpture, en carton de tapisserie, de vitrail ou d’émail, qu’il
élabore ce travail collectif. En ce qui concerne la sculpture, il s’agit d’une discipline très particulière, qui suppose une très grande maîtrise technique. Primatice fait
appel à des hommes de métier en qui il a confiance et à
qui il donne des dessins : il s’agit de grands sculpteurs,
Pierre Bontemps, Dominique Florentin, Germain Pilon.
On n’est pourtant pas dans un rapport d’égalité. Il y a
d’un côté la maîtrise du dess(e)in, de l’autre, celle du
métier. Et pourtant, aujourd’hui, Pilon nous semble
avoir fait quelque chose de propre, de personnel, que
Primatice n’avait pas exprimé dans ses dessins.
Art Absolument : Quels sont les artistes français qui
vont émerger de ce travail d’équipe?
Dominique Cordellier : La seule figure qui élèvera au
plus haut le travail de Primatice après la mort de celui-ci
est Toussaint Dubreuil, un peintre qui travaille à partir
des années 1580. Cet artiste un peu trop oublié a eu la
bonne fortune d’être marié à une femme de la famille de
Ruggiero de Ruggieri, l’héritier des dessins de Primatice.
Le capital de dessins se transmet et peut encore faire
souche vingt ans plus tard. Dubreuil va être, sous
Henri IV, à la fois le dernier des grands primaticiens –
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le premier à l’être aussi radieusement – et un artiste
fondateur du classicisme au sens où on l’entend pour La
Hyre et Poussin. C’est toute l’ambiguïté de la situation
de Primatice en France, qui est regardé à la fois comme
la quintessence du maniérisme italien, l’aboutissement
de la Renaissance et les prémices du classicisme. Cela
apparaît bien, dès le titre, dans le grand ouvrage d’Henri
Zerner, L’art de la Renaissance en France, l’invention
du classicisme. Cela étant dit, si on observe l’évolution
de l’art en France et en Europe, il y a un fonctionnement
de chantier qui fait que la tradition primaticienne dure
jusqu’à Dubreuil. Puis, dans un deuxième temps,
l’œuvre de Primatice fait progressivement l’objet d’une
lente mais inexorable entreprise de destruction.
La grande période de disparition est celle des mutations
sociales et politiques qui affectent la France de Louis XV
à Napoléon 1er. Le point positif réside en l’existence d’un
souffle primaticien qui se perçoit dans les créations de
Rubens : la même ambition de maîtrise, le même type
d’envolée, la même capacité de conjuguer au Nord une
culture italienne apprise à Mantoue. La création de
Rubens exprime un intérêt vital mais non exclusif pour
Primatice. Après l’invention d’un style Henri II, littérairement préparé par la Princesse de Clèves de Madame de
Lafayette, on assiste à des résurgences d’élégance primaticienne chez Ingres – mais c’est une élégance qui
tire Primatice du côté de Jean Goujon –; chez Delacroix
qui, lui, se réfère au modèle de la salle de bal pour
peindre ses compositions du Sénat ; chez Baudry,
qui tente de réinventer un Primatice
moderne. Au fond, la véritable résurgence primaticienne n’apparaît peutêtre qu’à partir de la photo surréaliste
dans les années 1930, juste après que
soit parue la première monographie
illustrée sur Primatice en 1928. C’est un
ouvrage décisif qui a sans doute vitalisé
un certain type de regard pour d’authentiques créateurs. On ne peut pas être
imitateur de Primatice : pour être primaticien, il faut être créateur.
ticienne. Il n’était pas non plus de lui demander de
reproduire avec Primatice sa démarche de la fin des
années 70 et des années 80. La peinture de François
Rouan a certes, à ce moment-là, intriqué une géométrie irrégulière, des accents graphiques, des observations sur nature et des références culturelles qui vont
au moins de Lorenzetti à Poussin. Mais il faut bien voir
que c’était une exaltation de l’abstraction par ses
contraires. Et quand Lorenzetti était convoqué dans ce
quadrillage en couches sensibles de la peinture, cela
ne produisait pas une peinture d’histoire de la peinture.
Puis l’éros, qui est démon familier du peintre, est venu
dire, au sein des œuvres de Rouan, qu’il était l’autre
visage de la mort. C’est un peu bête et brutal de le dire
comme ça. J’essaie simplement d’exprimer les forces
que je vois en jeu, pas d’expliquer cette peinture où tant
de choses se déposent et qui, de ce fait, est inépuisable
par le discours. Vouloir la commenter par ses procédés, le tissage, le tressage, l’usage du modèle, la translucidité, peut donner l’impression qu’on a réussi. Mais
non. C’est une peinture très captivante, jamais familière au premier regard, qui demande qu’on lui
consacre au moins le temps qu’elle a pris à faire. Mais
François Rouan n’a pas été choisi pour le caractère
ouvertement “cultivé” de son œuvre. C’est parce que
j’escomptais l’inattendu d’une création (il aurait sans
doute horreur du mot), que j’ai eu envie de présenter
l’exposition Primatice en m’appuyant sur lui. Il y ponctue l’architecture des lieux, créée par Sandrine Billot >
Pierre Bontemps et
Primaticcio Francesco.
Urne du Cœur
de François 1er.
1550-56.
Marbre, H : 210 ; L : 65.
Urne : 85 cm.
Basilique Saint-Denis.
Art Absolument : Pour quelle raison
avez-vous convié un artiste contemporain – en l’occurrence François Rouan
– à participer à cette exposition consacrée à Primatice ?
Dominique Cordellier : L’objectif n’était
pas de lui demander d’écrire aujourd’hui, complaisamment, une nouvelle
page d’une improbable peinture prima(artabsolument)
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et Sonia Glasberg, par des peintures, des
photographies et un film, qui procèdent
tous les uns des autres. Primatice lui a
offert, disons, une occasion, plutôt que de
la matière. Une occasion de méditation, si
l’on veut, non dépourvue de contestation.
Un point de condensation aussi. Il lui a rappelé aussi, comme il dit, l’existence d’une
“langue morte”, c’est-à-dire d’une langue
que l’on peu apprendre mais jamais jusqu’à
pouvoir la parler, une langue qui est un outil
laborieux, silencieux et savant, certes porteur de sens, mais inadapté à la communication. Si je n’avais pas peur d’être mal
compris, je dirais qu’à partir de là, il a fait
des pastiches au sens premier du terme.
C’est-à-dire dans un sens tout à fait opposé
au sens moderne qui, lui, dit imitation, plagiat, contrefaçon facile, exercice de style.
Non, pastiche dans le sens ancien. Le mot
est italien : pasticcio. Dans ce pasticcio,
vous trouverez l’idée de “pâté”, l’idée
d’“affaire embrouillée”, de “combinations”,
d’“imbroglio” et, il faut le remarquer,
quand le mot passe en français, c’est par la
langue des peintres. Enfin, laissons cela
de côté. Il y a six vestibules au fil des salles
de l’exposition qui doivent permettre au
visiteur de se reposer (on peut s’y asseoir),
de reprendre son souffle, de prendre
conscience qu’un acte de l’art de Primatice
vient de se jouer, de revenir au présent
avant d’approcher l’acte suivant. C’est
dans ce lieu que François Rouan dispose
ses œuvres et par là, nous replace à la
juste distance de Primatice. Une distance,
il faut le dire, considérable.
II
Germain Pilon.
Vierge de douleur.
Modèle à l’échelle de la statue de la Rotonde des Valois à Saint-Denis,
H : 168 ; L : 119 ; Pr : 78 cm. Vue d’ensemble et détail du visage.
Terre cuite. Louvre, Sculptures.
>
>
>
François Rouan en quelques dates
• 1975 Douze portes, M.N.A.M. de la Ville de Paris.
• 1979 Peintures et dessins, Kunsthalle de Düsseldorf.
• 1983 François Rouan Peintures, M.N.A.M Centre Georges-Pompidou.
• 1976, 82, 84 et 88 Pierre Matisse Gallery, New York.
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(artabsolument)
no 10
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automne 2004
• 1994 Jardins taboué, Kunsthalle de Düsseldorf.
F.R. Travaux sur papier, M.N.A.M Centre Georges-Pompidou.
• 2003 Ash Babies, travaux photographiques, Galerie Daniel Templon, Paris.
Peintures/peintures, Galerie Krugier Dietisheim, Genève.