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Dorothea Lange
La compassion comme art photographique
"On devrait employer l'appareil photo comme si demain on devenait aveugle."
Dorothea Lange
Dorothea Lange (1895 - 1965) est cette grande photographe américaine
qui aura poussé si loin l‘empathie et la compassion avec la chair blessée
du peuple américain que son œuvre devient témoignage, amour du
prochain et cri de révolte.
Elle aura eu une profonde influence sur ce qui deviendra le photo
journalisme, la photographie documentaire. Elle ne se souciait point de
cadrage ou d’esthétisme, mais de rendre dignité et émotion aux gens
ordinaires, à ceux qui sont le peuple, mot qui fait tant peur encore
aujourd’hui. Elle a sillonné les routes au volant de sa vieille voiture Ford,
pour croiser les Indiens, les migrants, les déportés de la vie.
Son regard est unique, car comme si elle photographiait une scène
biblique, une Pietà par exemple, elle donne à ses modèles une
profondeur humaine qui touche à l’universel, à l’humanité toujours
vivante même au plus profond de la misère.
Elle qui vivait au chaud dans sa carrière toute tracée, en 1920 à San
Francisco, comme photographe de portrait des riches bourgeois, ressent
très vite l’appel des routes et de la poussière du monde.
Elle s’échappe d’abord dans le sud-ouest de son pays, pour travailler sur
les images des Indiens d'Amérique en voie de disparition lente.
Son appareil photo devient un témoin, ses photographies preuves
évidentes et convaincantes de l’immense misère, et du sort fait aux
défavorisés. Son travail dès 1935 avec les administrations fédérales de
réinstallation (plus tard la Farm Security Administration, connue sous le
sigle FSA) est le plus puissant acte d’accusation dressé sur la souffrance
des populations agricoles.
Son portrait de la mère migrante, « Migrant Mother, Nipomo, Californie,
février 1936 », pris presque par hasard dans un campement de
ramasseurs de pois, est devenu le symbole, un récit mythique, de ces
migrations désespérées vers l’Ouest pour survivre, de ce qui fut un
véritable exode américain. Cette photographie aura plus fait que tous les
discours des politiques, et la conscience américaine en aura été
changée et bouleversée. Les « vagabonds de la faim » avaient grâce à
elle une existence digne et humaine.
Elle a aussi témoigné les efforts des femmes et des travailleurs issus
des minorités dans les industries de guerre dans les chantiers navals en
Californie, et couverte la fondation de l'Organisation des Nations Unies à
San Francisco.
Mais elle ne fut pas que la madone des pauvres paysans, elle aura le
courage d’aller témoigner sur les Japonais internés dans des camps
d’internement américains pendant la Deuxième Guerre mondiale. Dans
les années 1950 et 60, elle a produit des reportages photographiques
forts sur l'Irlande, l'Asie, l’Égypte, les communautés utopiques du
Midwest, et la réindustrialisation forcenée de la Bay Area.
Elle fut la peintre-photographe du peuple américain, celui que l’on essaie
de ne jamais monter tant il pourrait faire ombre et tâche aux clichés de la
réussite américaine. Le peuple américain, tout le peuple américain, aura
trouvé évangéliste dévoué et aimant pour raconter sa passion misérable.
Miroir ému de la Grande Dépression, Dorothea Lange fait de la
photographie un acte d’amour militant, un témoignage irréfutable, un
document. Ses photographies ont dépassé l’art photographique pour
devenirs des icônes à jamais gravés dans la mémoire de l’humanité.
On ne peut voir la Grande Dépression, l'exode américain, sans se référer
à son travail, ni comprendre le New Deal sans savoir qu’elle en fut une
militante fervente, une des véritables instigatrices. Elle sera une
représentante du gouvernement sur le terrain des réalités de la détresse,
de l’érosion sociale, un observateur du réel social avec les yeux grands
ouverts. Son témoignage est fondamental pour comprendre la crise des
années 1930, avec ses plus de 14 millions de chômeurs, ses files de
soupe populaire, et le piège de l’errance due au mirage du faux Eldorado
californien.
Dorothea Lange a édifié les archives visuelles de la mémoire collective.
Les traces de sa vie, les traces l’exode
Dorothea Lange était en sorte prédestinée à devenir le porte-image, le
porte-parole, des laissés pour compte de la vie. Elle – même était proche
de ce monde.
Issue de la seconde génération d’immigrants allemands aux États-Unis,
elle est née le 26 mai 1895 à Hoboken dans le New Jersey. Elle
s’appelait alors Dorothea Margaretta Nutzhorn, qu’elle renia quand son
père quitta le foyer quand elle avait 12 ans, pour prendre le nom de
jeune fille de sa mère. Ce traumatisme de l’abandon lui permettra de
comprendre le sort des abandonnés de la vie. La poliomyélite contractée
à 7 ans, lui apprendra la dépendance, la volonté, mais aussi l’humiliation
de rester boiteuse toute sa vie. Refusant d’être enseignante, elle décide
à 18 ans de devenir photographe sans jamais avoir tenu un appareil
photo. D’origine modeste elle voulait faire des photos de gens modestes,
à commencer par les personnes qu’elle connaissait. Elle commence par
des petits boulots dans de petits studios avec des photos de mariage et
autres travaux alimentaires. Elle apprend ainsi sur la nature humaine et
saura passer de la chambre noire au tréfonds des gens, saisir les
situations pathétiques des gens, en leur restituant dignité et courage.
Après des études de photographie à la Columbia University de New York,
elle travaille dans beaucoup de studios pour acquérir une solide
technique photographique. Elle s’installe en 1918 à San Francisco, ville
qui la fascine. Elle ouvre un studio photographique, à San Francisco en
1919, comme photographe portraitiste et qui connaît un grand succès.
Elle s’installe face à la Baie de Berkeley, où elle va demeure toute sa vie,
quand elle n’est pas par monts et par vaux, sur les routes des injustices.
Déjà en 1920, elle cherche à faire des photographies en plein air
(plantes et paysages).
Et en 1930 elle abandonne confort, technologie des studios, cocon de la
grande ville et ses fausses lumières de l’opulence, pour courir les
visages et les lieux des abandonnés du rêve américain.
Elle refuse l’enfermement de la réalité, de la coupure avec ceux qui
souffrent. « J'ai réalisé que je photographiais les seules personnes qui
m'ont payé pour cela. Cela m'a dérangé. Alors j'ai fermé ce lieu, et
démonté ma chambre noire. Je me suis demandé : qu’est-ce que
j'essaie de dire. J'ai vraiment voulu me regarder en face. »
Sortant du ghetto douillet de son studio elle va descendre dans la rue,
suite au traumatisme de la Grande Dépression. Elle ne voulait pas être
indifférente envers les exclus, frappés par le choc du krach boursier de
1929, conduisant à une crise économique sans pareille.
Et pour que les gens prennent conscience de la tragédie de millions de
personnes, jetés hors de leur champ, bannis hors de leur maison,
affamés, humiliés, Dorothea Lange va se servir de son appareil
« comme une machine à tuer les indifférences ».
Lors de la grande Crise de San Francisco, elle est sur les quais avec les
grévistes en pleine grève générale, avec les errants qui cherchent en
vain un travail.
Elle va conjuguer son exode personnel, elle la boiteuse de la vie, à
l’exode des autres. Elle s’engage à travailler pour le WPA (Works
Progress Administration) qui va faire travailler tous ces gens. Il n’y a
presque aucun État dont les routes, les écoles, les ponts, les barrages,
les parcs, ne furent construits par eux. Les photographies de Dorothea
Lange, emblématiques, auront éveillé l’Amérique sur le gâchis effroyable
qui s’accomplissait. Elle se met au service de l'Administration d'État des
secours d'urgence en Californie en 1935. Plus tard elle sera transférée à
l'Administration de la réinstallation, mise en place pour traiter le
problème de la migration des travailleurs agricoles. Elle a continué à
travailler pour cet organisme, à travers ses diverses évolutions (comme
la Farm Security Administration), jusqu'en 1942. Mais suite à de
profonds désaccords idéologiques avec le gouvernement américain,
Dorothea décide en 1943 de démissionner de ses fonctions.
La maladie l'empêchera de travailler de 1945 à 1951, puis elle a réalisé
des photographies des Mormons et de la vie rurale en Irlande pour des
articles de 1954 et 1955. En 1955, elle publie des articles pour le
magazine Life avec Ansel Adams et jusqu'en 1957elle fait une étude sur
le système judiciaire en Californie.
En 1958-9, elle a travaillé en Asie orientale et en 1960 en Amérique du
Sud, Venezuela, Équateur. Elle a aussi travaillé en Égypte et le MoyenOrient, Syrie, Irak, en 1962.
Elle est décédée, épuisée et malade, à 70 ans, atteinte d’un cancer à
l’œsophage, le 11 octobre 1965 dans sa chère ville San Francisco
L’histoire est à jamais marquée par ce petit bout de femme, claudicante,
et illuminée par la fraternité.
La plupart de ses photographies ont été léguées par son second mari à
l'Oakland Museum of California Art Department, qui détient les droits de
son œuvre.
Les regards des photographies de Dorothea Lange
Vous mettez votre appareil autour du cou en même temps que vous
mettez vos chaussures, et ça y est, vous avez un appendice du corps
qui partage votre vie avec vous. L’appareil photo est un instrument qui
enseigne aux gens comment voir sans l’appareil photo -. Dorothea
Lange
Quand on examine une photographie de Dorothea Lange, on est saisi à
la fois par le regard porté par Dorothea Lange sur ses modèles, et par
les regards de ses modèles.
Ils ne font pas la mendicité de la pitié, ils vous font front dignement,
drapés dans leur douleur et leur misère. Ils sont à l’écart du monde,
épuisés, résignés, étonnés de vivre encore un peu.
Et l’objectif de Dorothea Lange les nimbe dans leur sorte de sainteté de
la pauvreté.
Ils semblent des figures bibliques, des madones ou des prophètes
déshérités allant sur la poussière des routes et des sentiments.
Ils font face, humbles, timides, mais avec encore des étincelles de fierté
en eux, avec la dignité des pauvres en viatique.
Lange, l’ange des chassés de leur terre, ne veut pas donner de leçons
ou de solutions, mais culpabiliser la classe politique, alerter l’opinion.
Ses photos ne sont pas un portfolio de la pitié, mais un cri, un appel, une
dénonciation.
Certes il semble y avoir une approche christique avec ces mères
éplorées, mais la descente de croix, c’est pour tout un peuple
d’agriculteurs. Elles vont sans doute pleurer la mort de leurs enfants, de
faim et de maladie. Et c’est l’indifférence qui les aura tués.
Sa façon de photographier ne se voulait pas celle d’une artiste, mais
celle de quelqu’un qui voulait « faire des photos honnêtes ».
Ainsi elle raconte la réalisation de son plus célèbre cliché, Mère
migrante : « J'avais vu et je m’étais alors rapproché de cette mère
affamée et désespérée, comme attirée par un aimant. Je ne me
souviens pas comment je lui ai expliqué ma présence ou mon appareil
photo, mais je me souviens qu'elle ne posait aucune question. J'ai fait
cinq prises, en travaillant de plus en plus près dans la même direction.
Je ne lui ai pas demandé ni son nom ni son histoire. Elle m'a dit son âge,
qu'elle avait trente-deux ans. Elle a dit qu'ils avaient vécu grâce à des
légumes surgelés dans les champs environnants, et les oiseaux que les
enfants avaient tués. Elle venait de vendre les pneus de sa voiture pour
acheter de la nourriture. Là, elle était dans cette tente, avec ses enfants
blottis autour d'elle, et semblait savoir que mes photos pourraient l'aider,
et elle m'a aidé. Il y avait une sorte d'égalité à ce sujet. » La femme
s’appelait Florence Owens Thompson, elle était d’origine indienne
Cherokee.
On dira plus tard de cette mère de famille : « Elle a toutes les
souffrances de l'humanité dans sa totalité, mais aussi de la
persévérance. Une retenue et un étrange courage. Vous pouvez voir tout
ce que vous voulez en elle. Elle est immortelle ».
Cette photo suit le modèle de la Vierge à l'Enfant, mais le rend humain,
trop humain, et l’image de la Mère du Christ devient une femme
anonyme de la classe ouvrière, une pauvre femme simplement.
Cette manière de photographier avec cet infini respect, cette empathie
vers l’autre, instaure cette éthique qui va marquer la photo documentaire.
Son approche était fondée sur les principes de ne pas déranger les
personnages ou de modifier ou de corriger la photographie. De
représenter par l’image aussi bien le modèle que son environnement, où
il est enraciné dans le présent certes, mais aussi dans le passé.
Le sujet photographié devient un archétype, presque une statue. D’un
simple portrait, Dorothea Lange fait un symbole universel, un tableau
vivant. Souvent de face, parfois en légère contre-plongée, ses images
atteignent au hiératique, au magique. Comme une transe immobile de la
douleur, un pathos qui vous submerge.
L’image ne raconte pas l’histoire individuelle du sujet, mais transfigure le
concret pour l’éternel. Son style demeure unique et personnel. « Je ne
dis pas que je suis très originale, mais après toutes ces années de
travail, j'ai un certain acquis, pas exactement un style, mais une tonalité
que je reconnais comme mienne. Maintenant, je commence à la
reconnaître. Je fais juste ce que je sais. »
Elle travaille souvent à l’instinct et compte sur son exceptionnel sens de
l’observation, de « sa vision à 360° ». Elle utilise sa technique du portrait
pour cerner de plus en plus son modèle. Elle fait de la photo affective.
Même en travaillant dans le domaine du travail documentaire, mes
approches ont été instinctives, et je me fiais à mon instinct.
Dorothea Lange Il a transfiguré le style descriptif de la photographie
documentaire en l'idéal de l'engagement social. Elle ne voulait pas
seulement montrer, mais améliorer le réel. Montrer la profondeur de la
grande dépression ne fut qu’une étape pour alerter le monde, et tenter
de le faire changer. Par des photos utiles, par des photos honnêtes, le
mode peut donc changer, ceci est la leçon de Dorothea Lange. Plus que
d’avoir en quelque sorte inventé le photo-journalisme, elle a installé
l’éthique et la compassion dans les images, dans l’art photographique.
Son regard n'est pas larmoyant ou recherchant le spectaculaire, « il
provient d'un sens profond de la conscience humaine et sociale couplée
à une lutte opiniâtre pour l'égalité pour les femmes. »
Avec pour monture sa très vieille Ford, elle a parcouru les espaces de la
fraternité. Elle se voulait « photographe du peuple », elle le fut. Son
regard est plein d’humanité et de vérité. L’être humain en face de son
objectif est pour elle son égal
Elle aura su combiner le réalisme technique et le sentimentalisme moral.
À partir de ses icônes laïques, elle sollicite la réponse du public et induit
sur le spectateur l’adhésion à agir pour instaurer un état providence.
Généreuse, elle prend beaucoup de temps, très patiemment, à expliquer,
sincèrement pourquoi elle prenait des clichés, non pas par voyeurisme,
mais par solidarité. Avec Dorothea Lange la photographie devient, pour
la première fois, prise de conscience. Elle a créé le passage de l'image
en témoignage, faisant de l'image un instrument de réforme sociale.
D’autres photographes suivront plus tard, comme Sebastião Salgado
trente ans plus tard. Elle aura vécu sa passion de vérité et de
photographe. Elle aura été une immense passeuse d’émotions, et non
pas une observatrice. Femme d’idéal, photographe par passion et par
instinct,humble et en quelque sorte investie d’une mission, celle de
rendre dignité à l’homme.
« Vivre une vie visuelle est une entreprise énorme, pratiquement
inaccessible ... Mais je l’ai juste effleurée, juste touchée. »
Son credo était :
La contemplation des choses telles qu'elles sont
sans erreur ou confusion
sans substitution ou imposture
est en soi une chose plus noble
que toute une moisson de l'invention. Francis Bacon
Gil Pressnitzer
Bibliographie en français
Dorothea Lange : Le Cœur et les Raisons d'une photographe, Pierre
Borhan, Seuil, 2001
Dorothea Lange : photographies d'une vie, Könemann (1998)
Dorothea Lange, Mark Durden, collection Phaidon, 2006
Bibliographie en anglais
Dorothea Lange: A Photographer's Life, Meltzer, Milton, New York: Farra
Straus Giroux, 1978
Dorothea Lange: American Photographs, San Francisco: SFMOMA and
Chronicle Books, 1994
Dorothea Lange: A Life Beyond Limits, Linda Gordon, W. W. Norton &
Company (2010)

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