Les huîtres contre vents et marées

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Les huîtres contre vents et marées
Les huîtres contre vents et marées
Créé le 16-02-2012 à 00h00 - Mis à jour le 17-02-2012 à 11h11
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Par Bertrand Fraysse
Aléas climatiques, sanitaires et humains menacent toujours un peu plus l'huître. Au
grand dam de ses nombreux amateurs. Comment un coquillage aussi magique
pourrait-il disparaître?
Culture ostréicole dans le bassin d'Arcachon (DR)
Mots-clés : Challenges n°0288, Affaires privées, Huîtres, ostreiculture, challenges, luxe
Pas le moindre people à l'horizon, pas même des Bordelais en goguette. L'hiver, en semaine, la presqu'île
est quasi déserte. Les volets de la villa de Philippe Starck - autrefois celle de Jean Anouilh - sont fermés,
tout comme les maisons d' Audrey Tautou, de Pascal Obispo, de Renaud, de PPDA et de toutes les semi
célébrités qui font la réputation "du" Ferret. En cette saison, pour trouver un peu de vie, il faut aller dans
les villages ostréicoles, entre le bassin d'Arcachon et l'unique route départementale qui mène au cap. Là
se trouvent les fameuses "cabanes" en bois, presque collées les unes aux autres, parfois minuscules,
souvent pittoresques avec leurs volets bleus, roses ou verts. Le Par bassin est vide de tout bateau de
Bertrand plaisance. On aperçoit les emblématiques cabanes "tchanquées" de l'île aux Oiseaux, bâties sur
échasses (pilotis) pour surveiller les parcs à huîtres, et, sur l'autre rive, impressionnante, la dune du Pilat.
Nitrate et acidification
Les nuages s'amoncellent au-dessus de ce paysage de carte postale. La première menace vient de la
mortalité des jeunes huîtres, en spectaculaire augmentation depuis 2008. Entre 70 et 80% d'entre elles
n'atteignent pas leur premier anniversaire. Le principal suspect? Un "herpès virus" devenu meurtrier pour
des raisons en partie inexpliquées. L'élévation anormale de la température de l'eau au printemps semble
y être pour quelque chose. Certains accusent les peintures antisalissures des bateaux de plaisance,
d'autres les nitrates ou l'acidification des océans. Ou bien est-ce la faute des "triploïdes", ces huîtres "de
quatre saisons" génétiquement modifiées pour être rendues stériles et consommables toute l'année, y
compris l'été, lors de leur période naturelle de reproduction? Les hommes seraient devenus pour l'huître
des ennemis bien plus dangereux que les crabes, les étoiles de mer et les bigorneaux perceurs. Tous les
sites ostréicoles sont touchés, mais le bassin d'Arcachon est spécialement affecté. Il fournissait naguère la
plus grande partie du naissain, les larves d'huîtres élevées ensuite en Bretagne, en Normandie ou ailleurs.
Pour compenser le manque à gagner, certains ostréiculteurs se sont convertis à l'"ostréotourisme" en
ouvrant des chambres d'hôtes. Ils attendent beaucoup de la création, cette année, d'un parc naturel
marin, dont un des objectifs est d'imposer autour de la lagune des pratiques plus respectueuses de
l'environnement.
Un malheur n'arrivant jamais seul, les ostréiculteurs du Cap-Ferret viennent d'apprendre que les terrains
sur lesquels sont construites leurs jolies maisons, propriété de l'Etat depuis les premières concessions
accordées par Napoléon III, pourraient ne plus être transmises, en cas de décès, à leurs enfants ou à leur
conjoint survivant. Un usage pourtant établi depuis près d'un siècle. Joël Dupuch, l'"ostréoacteur" révélé
par le film Les Petits Mouchoirs, s'est joint aux "indignés" locaux qui veulent faire reconnaître la propriété
de fait de leurs cabanes. "Plus que jamais, il faut être passionné pour faire ce métier", philosophe son
cousin Ludovic Hiribarn, représentant de la cinquième génération d'une famille de "parqueurs" installés
dans le village du Canon depuis 1870. Fournisseur des Bars à huîtres parisiens depuis trente ans, cet
ostréiculteur "haut de gamme" affiche une étonnante sérénité: "Notre famille a traversé deux guerres,
des dizaines de tempêtes, des maladies, des interdictions de vente et deux marées noires. Alors..." Pour lui,
le doute n'est pas permis: la recherche génétique ou la prise de conscience écologique devraient faire
émerger des solutions.
Les entrailles du mollusque
La fin des huîtres? Pour des millions d'amateurs, ce cauchemar est inimaginable. Le mollusque
hermaphrodite, auquel certains osent reprocher son absence de charisme, ne laisse personne indifférent.
Une minorité d'irréductibles le trouvent tout simplement immangeable, écoeurés par son aspect visqueux
et glaireux, ou à la seule idée de gober un animal vivant, sans même lui retirer ses entrailles. Mais, pour
les autres, sa consommation relève de l'addiction. " Garçon, un cent d'huîtres!" commandait Balzac avant
d'avaler douze côtelettes, un caneton, deux perdreaux et un chariot de desserts. Henri IV pouvait, dit-on,
en gober vingt douzaines d'affilée, et l'empereur Vitellius en ingurgiter jusqu'à 1.200 par jour en ayant
soin, à la mode romaine, de se faire régulièrement vomir pour assouvir pleinement sa passion.
Sans aller jusqu'à de tels excès, tous les "ostréophiles" confesseront cette impérieuse envie d'huîtres qui
peut les saisir à n'importe quel moment. Ce désir dépasse le simple appétit pour un aliment. S'attabler
devant un plateau d'huîtres, c'est s'apprêter à un dépaysement de tous les sens. L'odeur des algues est
déjà une invitation au voyage. De la Normandie à la Corse, on peut faire le tour de France : le goût subtil
de fer et de noisette de la Belon vous emmènera en Bretagne, sur les bords de la rivière du même nom ;
fortement iodée, la creuse de l'île de Noirmoutier vous embarquera pour une promenade en pleine mer ;
avec un peu d'imagination, l'Utah Beach vous fera revivre le débarquement des Alliés. Proust était
sensible à cette puissance évocatrice. Dans A la recherche du temps perdu, le narrateur confesse son goût
purement esthétique pour les huîtres. Alors que leur "chair vivante" lui semble aussi répugnante que la
"viscosité des méduses" encombrant la plage de Balbec, il s'émeut devant les "quelques gouttes d'eau
lustrale" qui restent au fond des coquillages "comme dans de petits bénitiers de pierre."
Les "ostréomanes" trouveront toujours de bonnes raisons pour justifier leur passion ruineuse. A les
entendre, l'huître aurait toutes les qualités. Sauvage, elle est plus que bio. Riche en protéines et en
vitamines, pauvre en calories, en graisses et en cholestérol, elle est facile à digérer et diététique. C'est le
produit rêvé pour les régimes amaigrissants, à condition bien sûr de s'abstenir de pain et de beurre, de
rillettes et de crépinettes, ces sortes de saucisses qui accompagnent traditionnellement les huîtres chez
les ostréiculteurs du bassin Marennes-Oléron et du Bordelais. A éviter également: le jus de citron qui
détruit la vitamine E. Inversement, l'huître a le pouvoir d'ouvrir l'appétit: elle serait donc recommandée
aux convalescents ou aux personnes âgées soucieuses de reprendre du poids. Enfin, tous les fêtards vous
le diront: c'est un incomparable tonique, le remontant idéal après une nuit blanche et même, selon
certains, un aphrodisiaque.
La magie du coquillage
Comment un coquillage aussi magique pourrait-il disparaître? Après tout, depuis 500 millions d'années,
l'huître en a vu d'autres. Au XVIIe siècle, face à l'épuisement de ses bancs naturels, un premier décret en
interdisait provisoirement la pêche. La légende des mois en r, selon laquelle les huîtres ne doivent pas
être consommées de mai à août (en fait, bien que laiteuses, elles restent tout à fait comestibles), remonte
à un autre décret: celui de 1766 qui prohibait leur commercialisation pendant la période de reproduction
où elles sont plus vulnérables.
Domestiquée par l'ostréiculture, l'huître a survécu ensuite à plusieurs maladies fulgurantes. En 1920, les
plates furent presque totalement décimées et remplacées par les portugaises, des creuses
providentiellement débarquées sur les côtes de l'Atlantique en 1868, lors du naufrage du Morlaisien,un
navire qui avait jeté dans l'estuaire de la Gironde sa cargaison de coquillages avariés. En 1970, à leur tour,
les portugaises furent décimées en moins de deux ans par une violente épizootie, remplacées cette fois
par des japonaises qui représentent aujourd'hui près de 98% du marché. En mars 2011, une mission
d'ostréiculteurs arcachonnais avait prévu de se rendre au Japon afin de tenter de réintroduire des
naissains japonais dans le bassin d'Arcachon. Le voyage n'a jamais eu lieu. Les parcs à huîtres de la baie de
Sendai, près de Fukushima, ont été emportés, avec leurs occupants, par le tsunami.
Au-dessus du Belon, le ciel est aussi beau et changeant que celui du bassin d'Arcachon. Ici aussi ont été
écrites, sous le second Empire, les premières pages de l'ostréiculture moderne. Une histoire qui est loin
d'être finie. Sur cette ria du Finistère sud, proche de Pont-Aven, Alain Cornou s'est lancé en 2010 dans
l'affinage de très grosses huîtres plates, les fameuses Belon. Ancien grossiste et importateur en produits
de la mer, il a déjà pour client la maison Prunier, célèbre pour son sublime restaurant Art déco de
l'avenue Victor-Hugo, à Paris. "J'ai appris à nager dans cette rivière, c'est ma petite madeleine", assure ce
fils d'ostréiculteur qui est également l'arrière-petit-fils de Mélanie Rouat, célébrité locale. Cette
ostréicultrice et cuisinière hors pair fut découverte au début du XXe siècle par Curnonsky, le "prince des
gastronomes". Dans les années 1920, son restaurant de Riec-sur-Bélon était devenu le rendez-vous du
Tout-Paris littéraire: Colette était son amie et Jean Cocteau, par ailleurs habitué du Cap-Ferret,
fréquentait chez elle.
L'huître semble avoir un étrange pouvoir d'attraction sur les poètes. Dans Le Parti pris des choses,Francis
Ponge y voyait "un monde opiniâtrement clos", mais que l'on apprend à ouvrir, et où l'on trouve "à boire
et à manger". "Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à
s'orner." Tout un poème.