Sentir et créativité - Les Ateliers de l`Insu

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Sentir et créativité - Les Ateliers de l`Insu
Journée d’étude du 5 mai 2001
Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ?
Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles
Sentir et créativité
Raphaël Gély
1. Introduction
La question de la création de soi est une question
omniprésente dans nos sociétés contemporaines. Comme le
montre Charles Taylor, les théories romantiques et
expressivistes de l’identité moderne déterminent de façon
plus en plus forte l’appréhension contemporaine de la
subjectivité1. L'homme authentique revêt aujourd’hui plus
que jamais la figure de l'artiste, et cette figure n’est plus
réservée à une part restreinte de la population. Etre
véritablement soi, pour tout un chacun, c'est être capable
d'être perpétuellement en mouvement, c'est inventer son
existence. Mais pour appréhender correctement ce
phénomène, il faut bien se rendre compte dans quel
contexte s’impose cette exigence de créativité. L’exigence de
créativité dont il est ici question n’est pas seulement en effet
d’ordre moral ou spirituel. Elle est devenue une exigence
sociale. Etre créatif, savoir inventer une trajectoire de vie
originale, ce n’est plus tant faire rupture avec la société que
se conformer aux nouveaux modes de régulation sociale qui
la caractérisent. La nouvelle figure de l’acteur social est celle
d’un sujet capable de mobilité, de changement2. Non
seulement la créativité est censée être un droit pour tous,
mais elle est également un devoir pour tous. Dans cette
perspective, il importe également de bien voir que la vie
sociale contemporaine ne se produit plus dans un monde
stable et unifié, à l’intérieur duquel nous serions amenés à
1 Cf. Ch. Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil,
1998.
2 Cf. Cf. L. Boltansky et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard, 1999,
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inventer notre propre trajectoire de vie. Les différentes
sphères de réalisation de nos existences deviennent de plus
en plus autonomes, sont de moins en moins immédiatement
imbriquées les unes dans les autres. Nous vivons dans un
monde où plusieurs expressions de nous-mêmes sont
perpétuellement en compétition. Tout l'art d'être sujet
implique aujourd’hui une exigence de négociation et
d’apprentissage, une faculté de jeu et de compromis, qui
peut être vécue de façon très douloureuse par certaines
personnes. L’hypothèse de cet article consiste à montrer que
l’usage thérapeutique de l’expression artistique est amené à
se modifier en fonction de ces nouveaux modes de
structuration de la vie sociale. En d’autres termes, il importe
de se demander de quelle façon l’usage thérapeutique de
l’expression artistique est susceptible de rencontrer cette
nécessité pour tout sujet d’avoir à composer son existence,
d’avoir à intégrer de multiples dimensions de soi qui ne
peuvent
plus
être
vécues
aujourd’hui
comme
immédiatement unifiées et unifiables.
Dans cette perspective, l’expérience de l’atelier d’art peut
consister à permettre au sujet d’habiter une forme de
créativité permettant d’intégrer des dimensions en conflit.
L’expression artistique peut être considérée comme une
exploration de possibles. Nous pouvons mettre en en
évidence trois types d'exploration du possible. Le premier
type consiste à explorer des possibles qui permettent au
sujet de se situer par rapport à un monde donné, de
l'habiter de façon inventive. L'artiste est alors quelqu'un qui
vit son art dans le monde qui lui est donné. Il y a un
deuxième type d'exploration du possible où l'artiste est celui
qui explore la possibilité d'autres mondes. L'artiste construit
son art en opposition au monde dans lequel il vit : c'est
l'artiste maudit ou l'artiste romantique. C'est celui qui ne se
contente pas d'accepter son monde pour l'explorer de façon
inventive. Il y a d'autre mondes possibles que celui dans
lequel il vit. Il les explore de manière fictive par la
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littérature, par la danse, par la sculpture, etc. Il y a enfin un
troisième niveau d'exploration du possible, le plus
fondamental, qui consiste pour le sujet à faire l'expérience
de sa capacité à ouvrir des possibles. Ces trois moments
sont indissociables l'un de l'autre. Par exemple, si la fidélité
fait partie du monde qui m'est donné à vivre et auquel
j'adhère de façon plus ou moins active, explorer de façon
inventive ce que veut dire pour moi l’exigence de fidélité par
rapport à mes amis, ma compagne, mes tâches, etc., c'est
nécessairement être capable d'explorer un autre monde
possible, et m'explorer moi-même comme capable de
possibles. Je ne suis pas capable d'inventer un chemin de
vie dans un monde qui est le mien si je ne peux pas
concevoir d'autres mondes possibles.
Mais être créatif, ce n'est pas seulement être capable
d'ouvrir du possible, c'est être capable de l'effectuer. Il faut
autant d'inventivité pour ouvrir du possible que pour
l'effectuer. Être créateur, ce n'est pas seulement ouvrir du
possible, c'est inventer le chemin d’effectuation de ce
possible. Autrement dit, il ne sert à rien pour un sujet
d'ouvrir du possible si ce possible ne potentialise pas une
effectuation du sujet, une action concrète du sujet qui se
réalise. Il ne sert à rien d'ouvrir du possible abstrait si ce
possible ne pousse pas à sa réalisation dans la vie concrète
du sujet. L'hypothèse qui va être ici développée consiste à
montrer que l’expérience du sentir consiste précisément
dans cette double capacité à intégrer des dimensions de vie
opposées et à faire l’expérience de l’ouverture du possible.
Cette expérience que j'ai de pouvoir être hors de moi, de ne
pas être simplement inhérent à moi, de me sentir être en
contact avec l’autre , implique un certain type de rapport
entre le possible et l’effectif. Toute la question est en ce sens
d’interroger ce rapport entre moi qui suit capable d'ouvrir
du possible et moi qui suit capable de l'effectuer.
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2. L’événement du sentir
L'épreuve de la terre dans le modelage ou la sculpture,
c’est à la fois l'épreuve qu'il y a du possible, que je peux
ouvrir du possible et c'est aussi l'épreuve que ce possible
n'est pas condamné à errer comme un fantôme dans le
monde imaginaire, que ce possible peut trouver un chemin
incarnation dans le monde. Il s’agit alors de veiller à ce que
ce chemin d'incarnation ne nie pas le possible dont il est
l'incarnation. Par rapport à ces questions, une voie
interrogative consiste à partir de cette évidence première
que nous sommes des êtres immédiatement capables de
sentir. Un phénoménologue comme Henry Madiney
construit son travail phénoménologique à partir de cette
évidence première que l’expérience du sentir révèle un autre
type d’espace que l’espace objectif. Déjà dans la perception
du visage, et comme Lévinas l’a montré, le sentir est à vif, de
sorte que cette expérience de présence est prioritaire par
rapport à toute objectivation. C'est en ce sens que pour
Henry Madiney le maintenant phénoménologique tout
comme l'ici phénoménologique ne sont pas exprimables en
termes de position : “Je ne suis pas, moi sentant, ce moi-ci,
mais moi absolument. Je ne puis me trouver moi-même,
comme je trouve cet arbre, sous l'horizon de ma propre
présence dont je suis l'ici absolu”3. La radicalité d'une telle
thèse conduit Henry Maldiney à montrer que le sens
phénoménologique du sentir ne peut pas être éprouvé
n'importe où et n'importe quand. Ce sentir, même s’il se
croise avec la perception objectivante, ne peut en effet être
investi et éprouvé que dans des situations exceptionnelles.
Pour Henry Maldiney, en effet, nous n'avons la chose que
dans la surprise4. La genèse du sens phénoménologique du
sentir ne se donne à vivre que dans des situations propices
3
4
H. Maldiney, Regard, Parole, Espace, op. cit., p. 203.
Cf. H. Maldiney, “La dimension du contact au regard du vivant et de l'existant. De
l'esthétique-sensible à l'esthétique-artistique”, in Le contact, Buxelles, De Boeck,
1990, p. 213.
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à un tel événement, les conditions de celui-ci ne relevant
pas seulement des dispositions subjectives du sujet à se
laisser bouleverser. Comme nous allons le montrer, le
propre du sentir chez Henry Maldiney consiste à voir tout à
coup surgir la montagne Sainte-Victoire au détour d'un
chemin, et à faire expérience d'un espace s'espaciant à
partir de lui-même.
Henry Maldiney oppose, à la suite d'Erwin Straus,
l'espace de paysage et l'espace géographique qui est l'espace
par lequel nous objectivons le monde par représentation5.
En ce sens, l'événement du sentir est hors de portée du
projet6. Il y a en effet dans le sentir un dessaisissement de
soi, une mise en situation dont le sujet n'est nullement
l'acteur. Ainsi, un arbre isolé qui est debout dans une
prairie peut devenir à l'instant, toute mémoire effacée, le
point d'accumulation à partir duquel se définissent tous les
voisinages jusqu'à l'extrême lointain. C'est à partir de lui et
non à partir de nous que l'espace s'ouvre en lui-même et
s'espacie. Il est dès lors le point origine de l'horizon sous
lequel tout, y compris moi-même comme sujet percevant, est
en vue7. En ce sens, un paysage, pour autant qu'il soit vécu
phénoménologiquement dans un espace de sentir, n'est pas
un site. Il est au contraire “insituable”8. Le paysage n'a lieu
qu'en lui-même, si bien que l'on peut dire que le sujet
percevant n'est perdu en ce paysage qu'en le laissant se
vivre devant lui et venir à lui. Dans ce type d'expérience sur
laquelle se concentrent de nombreuses pages du
phénoménologue français, le sujet fait l'expérience de luimême comme pure capacité d'éveil à ce qui peut arriver. Ce
qui caractérise le sentir dans sa texture la plus radicalement
phénoménologique, c'est cette capacité à être bouleversé par
l'éclat d'un apparaître. Cet apparaître ouvre un espace avec
sa rythmique propre et révèle en même temps au sujet son
5
6
7
8
Cf. H. Maldiney, L'art, l'éclair de l'Etre, op. cit., p. 274.
Cf. Ibid., p. 315.
Ibid., p. 342.
Ibid., p. 30.
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pur pouvoir d'être hors de soi, d'être là, auprès de ce qui
arrive. Il importe de bien voir que le bouleversement dont il
est ici question est d'ordre purement perceptif. Autrement
dit, il n'est pas celui que j'éprouve lorsque, m'engageant à
traverser la rue, une voiture surgit brusquement du coin de
celle-ci. Cette expérience, vivement émotionnelle, relève plus
précisément du rapport entre projet et action. Ce
bouleversement n'est pas non plus celui qui pourrait
s'emparer de moi devant quelque état de choses entièrement
nouveau, et qui pousserait mes compétences cognitives
dans ses derniers retranchements. Dans cette perspective,
le bouleversement n'est pas de l’ordre du sentir, mais
d'ordre cognitif. Il n'implique pas de modification du rapport
du sujet à l'espace. Dans l'expérience de l'espace de
paysage, en sens inverse, quelque chose a lieu qui me révèle
à moi-même comme pur pouvoir d'être là : “Je deviens
seulement par le fait que quelque chose a lieu, et quelque
chose n'a lieu que par le fait que je deviens”9. C'est en ce
sens qu'Henry Maldiney affirme qu'un tel espace est vécu
comme intraversable10. L'espace est comme entièrement
habité de sa propre présence. C'est un espace que je n'ai
pas à traverser, qui n'est pas fait pour être traversé, mais
qui se traverse en quelque sorte lui-même11. Une rencontre
perceptive vraie, en laquelle la phénoménalité des choses se
vit comme une phénoménalité vivante, est une rencontre qui
ne remplit pas l'attente, mais qui la surprend et du même
coup la transforme. D'une certaine façon, elle crée l'attente
même qu'elle vient combler.
Ainsi, au détour du chemin de campagne, quand
apparaît Sainte-Victoire, le sujet percevant peut faire
l'expérience d'une interruption. Tout à coup, c'est un monde
qui surgit avec sa propre densité, sa propre rythmique, un
monde que je ne peux en aucune manière m'approprier. En
ce sens, je participe à la vie de ce paysage en étant aux
9 H. Maldiney, Art et existence, op. cit., p. 139.
10 Cf. H. Maldiney, L'art, l'éclair de l'Etre, op. cit., p. 35.
11 Cf. Ibid., p. 284.
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limites de ce paysage. Cet espace vient à moi et m'englobe
mais en m'enfonçant de la façon la plus radicale qui soit
dans l'ici absolu de mon pur éveil à ce qui est en train
d'arriver devant moi. Dans les expériences décrites par
Henry Maldiney, l'expérience perceptive est auto-vitalisante,
de sorte que le sujet percevant est mis en position de quasispectateur de l'expérience qu'il est en train de faire. Le sujet
percevant est suspendu à ce qui apparaît et qui se
phénoménalise devant lui, mais il ne disparaît pas pour
autant comme sujet. Au contraire, cette expérience
radicalise la conscience que le sujet percevant a de luimême. Elle intensifie son pur pouvoir d'être éveillé à
l'événement même de l'apparaître. L'espace de paysage
renvoie le sujet à l'épreuve de son pur pouvoir d'être éveillé,
à une “alerte universelle”12, mais ne le fait que de façon
singulière et singularisante. Ainsi, et toujours à suivre ici
Henry Maldiney, en découvrant au détour du chemin la
montagne Sainte-Victoire, le sujet se vit comme suspendu à
ce paysage-ci. L'expérience faite ici est donc celle d'une
absolue singularité dont on ne voit pas comment elle
pourrait devenir type ou emblème d'expériences similaires.
Ce qui est en jeu dans ce type de description, c'est le fait
que la perception n'est pas seulement en prise avec des
objets, mais avec un espace qui semble animé d'une vie
propre. Autrement dit, le paysage n'est plus ici une étendue
qui pourrait être l'objet de plusieurs trajets perceptifs
temporels. Tout se passe comme si le sujet percevant était
en prise avec un espace fortement polarisé et dense au point
qu'il semble perpétuellement s'y passer quelque chose. Un
endroit neutre et banal est un endroit qui se laisse parcourir
de façon indifférente par le regard. Dans le sentir que tente
de décrire Henry Maldiney, un tel libre jeu de la perception
n'est plus possible. La perception est en prise, non plus avec
des objets identifiables, mais avec une totalité ayant en ellemême sa propre rythmique. Un tel paysage exclut tout
12 H. Maldiney, L'art, l'éclair de l'Etre, op. cit., p. 343.
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cheminement en lui, toute promenade du regard13. En ce
sens, pour Henry Maldiney, le sentir est une expérience
absolument singulière. Le réel, c'est ce qui vient nous
surprendre. C'est en ce sens qu'Henry Maldiney affirme que
nous ne croyons pleinement qu'à ce que nous ne voyons
qu'une fois14. Autrement dit, le propre de l'événement, ce
serait de ne pas pouvoir être répété. Un endroit peut
aujourd'hui être vécu comme paysage et ne plus l'être le
jour suivant. Ainsi, il y aurait dans l'expérience perceptive
elle-même une conscience possible de la singularité
fondamentale de ce qui est en train d'être perçu. Cette
singularité tient au fait que ce à quoi se rapporte la
perception dans cette expérience spécifique, ce n'est pas à
des objets, mais à une certaine atmosphère perceptive, à
une certaine activité de l'espace lui-même.
Que faut-il entendre alors par activité de l'espace ? Il
s'agit pour Henry Maldiney de mettre en évidence le fait qu'il
y a un niveau d'expérience, celui du sentir, qui ne consiste
plus à identifier des états de choses, mais à faire
l'expérience de l'espace lui-même. Afin de faire voir cette
activité de l'espace, tentons par exemple d'imaginer ce que
perçoit un alpiniste lorsqu'il est en train d'escalader une
paroi. Ceux qui ne sont pas alpinistes peuvent nourrir cet
acte imageant en restant pendant dix minutes à trente
centimètres d'un mur et en regardant droit devant eux.
L'expérience perceptive de l'alpiniste possède quelque chose
de similaire à ce qui vient ici d'être expérimenté. La vision de
l'alpiniste est très courte et s'épuise toute entière à chercher
des prises qui se situent tout au plus à un mètre. Nous
pouvons ainsi nous imaginer la violence qu'endure le
système perceptif, sa mise sous pression. Imaginons alors
cet alpiniste arriver au sommet de la paroi, se lever et se
retourner pour regarder le site montagneux. Tout à coup, sa
vie perceptive se libère et rencontre un paysage fait de
montagnes qui arrêtent le regard et qui ne cessent en même
13 Cf. H. Maldiney, Art et existence, op. cit., p. 26.
14 Cf. Ibid., p. 27.
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temps de se renvoyer les unes aux autres. Ce qui peut venir
ici s'éprouver, c'est un espace de paysage au sens où
l'entend Henry Maldiney. L'expérience serait totalement
différente si après avoir été face à une paroi pendant parfois
des heures, le sujet percevant ne pouvait libérer son regard
qu'en face d'une étendue la plus neutre possible.
Après avoir subi une pression générant à la longue un
certain déplaisir, tout à coup le sujet percevant ferait
l'expérience d'une annulation de cette pression, d'une baise
de tension, d'un soulagement. Il n'y a pas alors de
changement de fonctionnement perceptif. Simplement, la
machinerie perceptive s'échauffait en subissant des
contraintes inhabituelles et la voilà maintenant en libre
fonctionnement. Autrement dit, le regard retrouve sa libre
mobilité. L'expérience que peut faire l'alpiniste est plus
complexe dans la mesure où un quelque chose de non
neutre vient à la rencontre du regard en train de se libérer.
Ce quelque chose vient d'une certaine façon à la rencontre
de l'élan perceptif rejaillissant et le structure selon un
certain style. C'est alors que la perception est en prise avec
un espace en pleine activité. Ce qui est là n'est pas
seulement une étendue remplie d'états de choses, mais un
espace dense, un espace chargé, habité de sa propre
présence. L'espace est objet d'expérience en tant que telle.
Tout se passe en effet comme si le sujet, tout à coup, se
vivait, en son immobilité même, comme éveillé à un certain
événement. Le temps est comme en suspens. On ne peut
plus dire de celui-ci qu'il s'écoule dans un libre éveil de
l'attention à différents états de choses, chacun étant perçu
pour lui-même. Au contraire, par un effet de contraste,
ayant été opprimée, violentée, la vie perceptive se libère,
mais pas de n'importe quelle façon, selon la structure même
de l'environnement dans lequel elle vient s'engouffrer, si
bien que le sujet fait l'expérience d'un espace en charge,
d'un espace contenant d'une certaine façon en lui et la
nourrissant la poussée perceptive qui vient de se libérer. Au
niveau même de l'expérience du sentir, il y a expérience
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d'une vie de l'apparaître, expérience d'un espace qui n'est
plus seulement un espace disponible à être traversé par le
sujet en fonction de ses différents intérêts. Il est très
différent d'arriver à un sommet par une voie de montagne,
par un petit chemin rocailleux, que d'arriver à ce même
sommet par la voie dure et oppressante perceptivement de
l'escalade. Dans cette dernière expérience, le contraste
perceptif est tellement puissant que le sujet est comme
suspendu à ce qui lui arrive perceptivement. En son ici
absolu, en son immobilité tendue, il est éveillé à un paysage
qui vient le prendre, nourrir son élan perceptif relancé.
Entre le sujet et ce qu'il voit, il se passe quelque chose
d'inobjectivable. Il y a mise en présence. Si bien que l'espace
n'est plus vécu comme un espace traversable. Il a acquis
comme une densité. Il est vécu pour lui-même. L'espace vide
est vécu, non point comme un espace remplissable par des
objets, en l'occurrence par mon corps qui pourrait s'y
précipiter, mais comme participant au même titre que les
montagnes que je perçois à l'événement d'un espace vivant.
3. La genèse du sentir
Mais on peut inverser l’interrogation et tenter de
développer une phénoménologie radicale du sentir, c’est-àdire une phénoménologie qui ne part plus de l’évidence que
nous sommes des êtres capables de sentir, mais qui au
contraire tente d’en interroger le processus d’instauration15.
Est-ce en effet aussi évident que cela de dire que nous nous
éprouvons vivre notre toucher et que nous sommes hors de
nous lorsque nous touchons cette table ? Dans cette
dernière perspective, l'atelier d'art n'est pas à comprendre
comme un chemin de canalisation d'un sentir dont il
faudrait respecter la vitalité. Il est un chemin où des sujets
qui sont dans ce drame absolu de ne plus pouvoir se sentir
sentir parviennent à retrouver un corps sentant,
15 Cf. R. Gély, La genèse du sentir. Essai sur Merleau-Ponty, Bruxelles, Ousia, 2000.
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parviennent à retrouver de la chair, cessent de se vivre
comme des automates, comme des robots. Dans l'atelier
d’art, le toucher de l'argile peut permettre au sujet
d’éprouver que sa main, son corps parviennent
progressivement à toucher phénoménologiquement la terre,
à être en contact avec elle, et non plus à la manipuler
comme des automates. Bien entendu, il ne faut pas trop
radicaliser cette voie car nous sommes tous d'emblée des
êtres sentant. Toutefois, développer ce point de vue selon
lequel nous avons toujours déjà à advenir au sentir peut
nous permettre d'interroger autrement le vécu spécifique qui
se développe dans l’atelier d’art. Quand le sujet se met en
colère et pousse des cris violents et se met brutalement en
mouvement, il est possible d’interpréter son comportement
comme le signe qu’il éprouve quelque chose de façon trop
forte. Si ce sujet se comporte de façon aussi violente, s'il
prend la peine de bouger son corps avec autant de force,
c'est qu'il doit bouillir à l'intérieur, c'est qu'il doit se sentir
en colère. Or, on peut très bien inverser l'interprétation et
dire que ce sujet a tellement de peine à se sentir vivre sa
colère qu'il a besoin de s'en convaincre en mettant
massivement son corps en mouvement.
4. Sentir et mouvement
On peut distinguer des types de rapport de l'émotion aux
mouvements effectifs du corps. Quelqu'un qui hurle et
piétine lorsqu’il est en colère se rapporte à son corps
autrement que ne le fait un non-violent comme Gandhi qui
bouge à peine et regarde l'autre droit dans les yeux.
Pourtant tous les deux sont en colère. Nous dirons que
dans un cas, le sujet est en peine de se sentir vivre sa
colère, tandis que dans l'autre cas, il advient à lui-même
dans sa colère, se sent la vivre. De la même façon, on peut
interroger l’hallucination comme l'effet d'un excès de sentir
qui ne serait plus limité et maîtrisé par l'intersubjectivité.
On pourrait dire que le sujet qui hallucine est en proie à un
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excès de sentir qui ne parvient plus à se socialiser. Mais il
est possible inversement de se dire que ce sujet est en
manque de sentir quand il perçoit le monde, et qu'il doit
faire un coup de force, tenter de réanimer les phénomènes
comme il le peut. Il doit redonner de la vitalité au monde
parce qu'il n'a plus l'énergie de se sentir en contact avec ce
monde. L'hallucination, en ce sens, peut être comprise
comme une tentative désespérée pour réinstaurer du
contact avec le monde. Dans sa fameuse expérience du
touchant-touché, que nous allons succinctement reprendre
ici, Merleau-Ponty propose de faire une expérience
permettant de décrire le processus d’instauration du sentir.
Considérons-nous d'abord comme des automates, des
vivants très sophistiqués mais dénués de sentir. Nous
possédons une main droite, une main gauche, un avantbras pour relier la main au tronc, un autre avant-bras, une
tête, deux yeux, etc. Je suis un être absolument harmonisé
qui est composé de différentes parties, qui sont chacune ce
qu'elles sont, et qui collaborent toutes à la réalisation d'un
comportement adapté. Notre corps est un corps d'automate.
Cette main n'est que cette main. Il n'y a pas de sentir.
Quand ma main est en contact avec la table, cela veut
simplement dire qu'il y a des informations qui passent par
elle, et qui sont traitées par d'autres fonctions. Ce n'est pas
moi qui touche la table, c'est ma main. Le vivant humain
advient précisément au sentir quand cette unité de parties
justement harmonisée se met en péril. A ce moment, chaque
main prétend tout à coup monopoliser tout le pouvoir du
corps. Les parties du corps vont devenir rebelles, elles ne
veulent plus être de simples parties harmonieusement
intégrées dans un comportement adapté. Toutes les parties
du corps sont désormais investies comme la partie
fondamentale du corps. Chaque main prétend être la seule
main à pouvoir toucher. On assiste alors à un éclatement de
la cohérence du corps. Notre travail de description aboutit à
une impossibilité, celle de concevoir comment deux mains
pourraient être simultanément la seule main touchante. Il
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est impossible en effet de dire de ce que pourrait signifier
pour les deux mains le fait qu’elles soient chacune en même
temps la seule main touchante. Mais approchons lentement
nos deux mains l’une auprès de l’autre et stabilisons-les à
courte distance. Ces deux mains deviennent alors
simultanément touchantes et touchées.
Nous faisons l’expérience que l’espace entre nos deux
mains n’est pas seulement un espace neutre, prêt à être
traversé par la main droite vers la main gauche ou par la
main gauche vers la main droite. Ce qui pour notre esprit
est impossible se réalise dans l’espace d’entre-deux de ces
deux mains justement couplées. Il ne s’agit pas seulement
alors de s’apercevoir que les deux mains mises en situation
de voisinage entrent dans une organisation ambigüe où on
ne sait plus qui est en train de toucher qui. Par l’expérience
que nous sommes en train de faire, percevant désormais le
rapport entre les deux mains comme un rapport entre des
incompossibles, nous sentons et percevons l’instauration
d’un nouveau rapport entre les mains. Une nouvelle
dimension advient et instaure un espace de jonction entre
les deux mains incompossibles. L’espace d’entre-deux des
deux mains devient un espace d’intégration. Le corps
n’apparaît plus alors comme un assemblage de parties,
comme un corps vécu dont l’unité irait de soi et serait
inquestionnable. Par l’expérience que je suis en train de
décrire et de faire, l’espace entre les deux mains n’est plus
seulement vécu comme un espace vide pouvant être traversé
alternativement par chacune d’entre elles. Il semble
s’épaissir et devenir le lieu où se conjugue invisiblement le
double mouvement des deux mains l’une vers l’autre.
L’espace entre les deux mains gonfle et réalise en son
épaisseur instaurée la jonction des injoignables. Il
simultanéise deux mouvements qui, au regard de la
réflexion, ne peuvent pourtant avoir lieu en même temps.
Nous assistons à une jonction des incompossibles dans le
processus d’instauration d’un champ en charge. Cette
spatialité est celle qui se produit par la mise en charge de
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l’espace vide de l’entre-deux. Les deux mains ne sont plus ni
immobiles ni mobiles. Elles sont immobilement tendues.
Elles sont en train de se toucher l'une l'autre par l'entremise
de leur espace commun. Elles sont en mouvement virtuel.
Elles sont en train invisiblement de traverser l'espace qui les
unit dans leur opposition même. Elles sont immobilement
en mouvement. Merleau-Ponty met ainsi en effet en évidence
le fait que la perception phénoménologique est un toucher à
distance. Le mouvement effectif du corps vers la chose
perçue est la réalisation d'un mouvement déjà réalisé dans
la jonction des dimensions actives et passives du corps :
“Mon mouvement n'est pas une décision d'esprit, un faire
absolu, qui décréterait, du fond de la retraite subjective,
quelque changement de lieu miraculeusement exécuté dans
l'étendue. Il est la suite naturelle et la maturation d'une
vision”16. Le projet de Merleau-Ponty consiste ici à décrire ce
“délire” qu'est la vision. Voir, en effet, c'est “avoir à
distance”17, c'est-à-dire réaliser dans l'immobilité tendue du
corps un déplacement invisible vers la chose. Cette
structure de la perception potentialise tout un parcours et
fait que le sujet percevant tient virtuellement la chose en
main. L’apparaître de la chose n’est pas seulement
l’apparaître d’un objet transcendant visé, mais l’apparaître
d’une matière virtuellement touchée. La thématique de la
motricité virtuelle est très présente dès les premiers
ouvrages de Merleau-Ponty.
Tout se passe comme si l’apparaître au sens
phénoménologique était lié à l’instauration au sein d’un
corps d’une attitude motrice qui réalise virtuellement dans
la masse du corps les gestes à faire pour aller toucher la
chose. Le bleu de la chose se donne à percevoir comme
apparaissant depuis la chose même parce que le corps
contient réalisé dans l’immobilité tendue de sa mise en
charge un déplacement invisible vers la chose qu’il est déjà
virtuellement en train de toucher : “Le bleu est ce qui
16 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l'Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 18.
17 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1987, p. 27.
Raphaël Gély – Sentir et créativité
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sollicite de moi une certaine manière de regarder, ce qui se
laisse palper par un mouvement défini de mon regard. C’est
un certain champ ou une certaine atmosphère offerte à la
puissance de mes yeux et à la puissance de mon corps”18.
L'expérience perceptive merleau-pontienne est liée à la façon
dont la perception est travaillée de l'intérieur par ce toucher
à distance, par cette prise en charge de l'espace. Ce qui est
en jeu en effet dans ce mouvement virtuel inhérent à
l'expérience perceptive elle-même, c'est la constitution du
sens phénoménologique du phénomène. L'espace entre les
choses et nous n'est jamais un pur et simple espace neutre.
Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty
reprend des descriptions qui mettent en corrélation la
perception d'une couleur et une attitude motrice du corps :
“Dans l'ensemble le rouge et le jaune sont favorables à
l'abduction, le bleu et le vert à l'adduction. Or, d'une
manière générale, l'abduction signifie que l'organisme se
tourne vers le stimulus et est attiré par le monde, –
l'adduction qu'il se détourne du stimulus et se retire vers
son centre”19.
Cette attitude motrice se manifeste par des mouvements
explicitement visibles chez les cérébro-lésés. Ce mouvement
visible vient en fait compenser la perte de ce mouvement
virtuel, c’est-à-dire l'instauration impossible d’une attitude
motrice où se réalisent sur place certains mouvements à
venir. Le corps est donc un lieu de réalisation virtuelle de
mouvements possiblement à venir. L’action phénoménologique
n’est plus simplement alors l’exécution d’un mouvement
conformément à une représentation donnée. Elle est comme
déjà réalisée dans le corps lui-même. Le sujet percevant
n'est pas seulement ici lorsqu'il perçoit quelque chose qui
est là. Il y a dans la genèse même du sens
phénoménologique
de
l'expérience
perceptive
un
déplacement virtuel du sujet vers ce qu'il perçoit. Toute
perception d'un certain état de choses contient en elle la
18 Ibid., p. 244.
19 Ibid., p. 242.
Raphaël Gély – Sentir et créativité
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réalisation virtuelle d'un certain type de mouvement lié à la
possible approche de cet état de choses. En ce sens, l'espace
vide entre le sujet percevant et l'état de chose perçu ne peut
pas être vécu comme un espace simplement vide, remplissable
par quelque objet. Dans la mise en charge du corps, le sujet
percevant se vit comme touchant à distance la chose qu'il
perçoit et se rapporte à cette chose comme à une masse qui
est en elle-même apparaissante. Un sujet qui ne pourrait
s'empêcher d'aller toucher les choses qu'il perçoit manifeste
un trouble au niveau du processus d'instauration de ce
mouvement virtuel. Tout se passe comme s'il devait aller
toucher effectivement les choses faute de pouvoir les
toucher virtuellement. Ainsi, quand ce sujet touche quelque
chose, sa main n'est pas en train de réaliser un mouvement
potentialisé. Elle réalise une intention qui lui est extérieure.
Elle franchit un espace non chargé. Elle ne va pas se
rejoindre là où elle est déjà virtuellement. Il ne s'agit donc
pas de dire que nous avons en nous une tendance à aller
effectivement toucher les choses que nous percevons. Le
toucher à distance dont il est donc ici question est bien
plutôt ce en quoi s'instaure la dimension phénoménologique
de notre expérience perceptive, c'est-à-dire le fait qu'entre les
choses et nous, il y a une “épaisseur de distance”20, que
nous sommes-aux-choses et non pas seulement auprès de nos
représentations mentales de ces choses. Ce qui est en jeu
dans cette description, c'est le fait que le rapport entre
perception et action cesse d’être un rapport d’extériorité.
L’expérience perceptive n’est pas seulement en rapport avec
un environnement opératoire. Étant liée à une réalisation
virtuelle d’actions possiblement
à
venir,
le
type
d’environnement opératoire que rencontre le sujet percevant
conditionne
le
processus
de
genèse
de
sa
vie
phénoménologique. En retour, le type d’instauration de cette
vie phénoménologique potentialise tel ou tel type d’action. La
potentialité dont il s’agit ici n’est ni simplement du possible
ni simplement de l’effectif, ni simplement de l’imaginaire au
20 M. Merleau-Ponty, Notes de cours, Paris, Gallimard, 1996, pp. 96-97.
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sens sartrien du terme21. L’expression “virtuel” ne doit donc
pas s’entendre dans le sens d’irréel ou de semblant ou
encore de fictif. Le mouvement virtuel n’est pas un
mouvement effectif et il n’est pas seulement possibilisant, si
par possibilisation on entend la montée en puissance d’une
disposition à pouvoir effectuer un certain quelque chose. La
phénoménologie de la perception qui se développe ici permet
en effet de décrire l’action phénoménologique comme une
action qui se caractérise par le fait qu’elle est à la fois
contingente et nécessaire22. Elle est contingente parce que le
mouvement virtuel n’est pas le mouvement effectif. Elle est
nécessaire parce que son effectuation est vécue comme le
déploiement de ce qui est virtuellement déjà réalisé.
5. Devenir soi
Il est possible de reprendre cette problématique à un
autre niveau de description, celui de l’acte de parole. Dans
un premier temps, le Je est un certain rôle que le sujet
comportemental prend au sein d’une interaction langagière
avec un autre sujet comportemental. Ce rôle de Je ne peut
pas être défini en-dehors de son rapport à un autre rôle qui
est celui du Tu. Mais cette articulation entre les différents
rôles des sujets comportementaux ne rend pas compte de
façon immédiate de la dimension phénoménologique de leur
présence l’un à l’autre. Le sujet qui dit Je est un sujet qui
doit pouvoir dire Tu et qui peut s’entendre à son tour dire
Tu par le sujet auquel il s’adresse. Les sujets
comportementaux se définissent l’un par rapport à l’autre et
sont des formes articulant un certain nombre de rôles liés
entre eux. On ne peut donc pas dire à ce niveau que le sujet
se vit entièrement lui-même dans ce comportement
langagier où il prend une position de sujet parlant et active
ainsi la fonction du Je. Se vivre entièrement soi-même
comme celui qui dit Je mettrait même fin en fait à
21 Cf. R. Gély, La genèse du sentir. Essai sur Merleau-Ponty, op. cit., pp. 169-183.
22 Cf. R. Gély, Les usages de la perception, Leuven, Peeters, à paraître.
Raphaël Gély – Sentir et créativité
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l’interaction comportementale. Ne peut en effet dire Je qu’un
sujet qui est capable de s’entendre dire Tu et qui répartit ses
différentes activités en tant que forme comportementale. La
structure de la figure et du fond semble plus que jamais à
l’ordre du jour pour expliciter de façon objective cette
interaction comportementale. Le sujet ne dit Je que sur le
fond de ce Tu qu’il peut être aussi. Il s’agit de comprendre
comment le sujet comportemental, qui est une forme
articulant différentes positions qui sont liées les unes aux
autres, advient comme l’unité indivise de celles-ci et se
présente lui-même en tous ses comportements. Une des
grandes thèses de Merleau-Ponty consiste à dire que la
structure d’émergence d’un espace de sentir au sein de
l’interaction comportementale des vivants humains implique
une crise, une perte de la cohérence fonctionnelle du vivant
naturel. Les différentes dimensions d’un comportement
humain ne peuvent plus être comprises comme des
dimensions articulées selon le principe de la figure et du
fond.
Lacan est dans doute l’un des penseurs qui s’est
approché
au
plus
près
de
ce
processus
d’incompossibilisation des dimensions constitutives de
l’humain. La présence humaine advient à l’intérieur d’une
crise de cohérence. Lacan a en effet montré que le sujet
parlant (entendons ici le sujet phénoménologique) ne peut
pas être seulement un sujet communiquant (une forme
comportementale). La question de l'inversion des rôles est
liée à cette crise constitutive de l'émergence possible d'un
sujet phénoménologique. La façon dont Lacan construit son
analyse de la structure du mensonge humain consiste à
montrer que les rôles qui y sont à l’œuvre deviennent
incompossibles23. Les différents rôles (le trompeur et le
trompé) qui étaient liés l’un à l’autre dans leur différence
même deviennent mêmes et autres à la fois et se rendent
ainsi impossibles les uns les autres en se renversant
immédiatement en leur contraire. Le trompeur ne peut plus
23 Cf. J. Lacan, Le séminaire. Livre III. Les psychoses, Paris, Seuil, 1975, p. 47.
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se définir seulement par son rapport au trompé dans la
mesure où les différentes positions possibles qu’il prend au
sein du comportement langagier sont toutes activées en
même temps. Le trompeur se positionne en effet comme
trompé au moment où il se met à tromper. Le trompeur dit
alors la vérité pour tromper dans la mesure où il suppose
que l’autre suppose qu’il est en train de mentir. La boucle se
boucle quand il suppose que l’autre suppose qu’il suppose
que l’autre suppose. Il ment en disant la vérité mais l’autre
le croit parce qu'il pense qu’il est en train de mentir. Les
rôles ne se définissent plus ici l’un par rapport à l’autre
mais se neutralisent en se devançant et en prenant
perpétuellement la place l’un de l’autre. Ces différents rôles
sont inscrits les uns dans les autres si bien qu’ils
commencent à s’affronter et à revendiquer pour eux-mêmes
la primauté du comportement, en s’inversant dès lors
inéluctablement l’un en l’autre. Chacune des positions ne
cesse d’être en même temps à la fois affirmée et niée. Cette
situation de crise où la réversibilité entendue en un sens
gestaltiste devient incompossibilité est le premier moment
du processus d’instauration d’un espace de présence en
lequel
les
sujets
vont
pouvoir
devenir
présent
indivisiblement en leur comportement.
Une conception structurale du rapport entre les
positions langagières consiste à dire que celles-ci se
définissent simplement en fonction l’une de l’autre. Il y a un
homme et une femme. Il y a un maître et il y a un esclave. Il
y a un Je et il y a un Tu. Tout fonctionne de façon
comportementale tant que ces deux positions ne se
neutralisent pas en s’activant en même temps l’une par
rapport à l’autre. La situation est pourtant celle-là
maintenant et introduit une sorte d'oscillation folle entre ces
rôles devenus incompossibles. La conception classique
comportementale du rapport entre les rôles est en effet ici
dépassée dans la mesure où chaque rôle se renverse
immédiatement en son contraire. La qualification de chacun
des rôles se fait en même temps et immédiatement à partir
Raphaël Gély – Sentir et créativité
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de l'autre. Les rôles ne se définissent donc plus l’un par
rapport à l’autre mais se définissent l’un par l’autre si bien
qu’on ne sait plus qui est le qualifiant et qui est le qualifié
l'un de l'autre. Nous définirons cette situation comme une
situation de crise liée à une perte de cohérence fonctionnelle
de la structure comportementale de chacun des deux sujets.
Cette situation se retrouve en fait au niveau de la structure
langagière du Je et du Tu. Tout se passe en effet comme si
les rôles, au lieu d’alterner et de se positionner l’un par
rapport à l’autre, se développaient tous en même temps.
Celui qui dit Je s’entend déjà dire Tu et ne parvient plus à
dire Je sans s'annuler déjà lui-même comme sujet parlant.
Il affirme absolument le Je en le niant absolument. Dans
cette situation de crise, le sujet comportemental ne dit plus
Je pour dire Je mais pour s’entendre dire Tu et inversement.
Toute la question est alors de décrire la façon dont cette
crise peut ouvrir à la possibilité d’une expérience
phénoménologique d’un soi parlant à un autre soi. Le
premier moment de la description met donc en évidence une
situation de crise qui fait que les rôles tenus par les sujets
ne sont plus harmonisés fonctionnellement et ne
s’anticipent plus les uns les autres selon le principe de la
figure et du fond. La subjectivité comportementale est
déchirée. Le sujet est disloqué par des opérations qui sont
incompossibles les unes pour les autres dans la mesure où
elles veulent toutes en même temps être la dimension les
unes des autres. Le sujet se vide de lui-même et ne parvient
plus par exemple ni à aimer ni à être aimé. Il veut aimer
absolument ou être aimé absolument et ce dilemme ne
s’annule pas de façon résolutoire dans un comportement
fonctionnel.
Cette incompossibilisation creuse le sujet d’un vide
radical qui empêche les dimensions de son existence de
s’harmoniser dans la production d’un comportement adapté.
Tout se passe comme si le sujet ne parvenait plus à entrer
en rapport stabilisé avec une extériorité. Cette crise du sujet
comportemental provoque donc une démultiplication de ses
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activités en dimensions incompossibles qui se retournent
perpétuellement l’une en l’autre. Le sujet se déchire en des
positions qui, d’abord complémentaires, sont devenues
rivales et incompossibles. Le sujet ne dit vraiment Je et se
vit entièrement en ce Je – s'exposant ainsi radicalement à
l'autre à qui il parle – que lorsque le rôle du Je entre en
relation de couplage avec le rôle du Tu qui lui est devenu
incompossible. De la même façon que l'expérience du
touchant-touché enseigne que la main droite devient
simultanément touchante et touchée dans le rapport de
couplage qu’elle entretient avec la main gauche, on peut dire
ici que le sujet sort véritablement de lui-même quand sa
prise de parole se simultanéise avec l’écoute de l’autre qui
lui est devenue incompossible. Le sujet dit Je mais en étant
déjà virtuellement un Tu. Il advient comme présent dans
son comportement de sujet parlant parce que sa prise de
parole effective se produit à l’intérieur d’une intégration
advenue entre tous ces rôles incompossibilisés, de sorte que
les deux sujets ne sont plus alternativement Je ou Tu, mais
intègrent dans leur prise de parole respective la prise de
parole de l'autre, non plus de façon fonctionnelle par simple
anticipation mentale, mais de façon phénoménologique,
c'est-à-dire en réalisant dans l’espace de tension du corps
lui-même la jonction de toutes ces dimensions
incompossibles. Le sujet qui se met à parler est déjà d'une
certaine manière un sujet qui écoute la parole de l'autre, un
sujet qui parlant donne déjà la parole à l'autre, c'est-à-dire,
au sens le plus fort, parle à l'autre, est en lui-même auprès
de lui. L'espace de vie phénoménologique advient en chacun
des sujets et entre les sujets en instaurant un déplacement
sur place des sujets les uns auprès des autres. On peut dire
alors que c’est vraiment le même être qui perçoit et qui
parle. Tout se passe comme si la perception de l’autre était
déjà un accueil de sa réponse avant même que le sujet ne
lui adresse effectivement sa parole. Le sujet est présent dans
sa parole. Le sujet parlant est déjà écoutant et sa parole
effective réalise ainsi ce double mouvement invisible de la
Raphaël Gély – Sentir et créativité
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parole qui est adressée à l’autre et de l’écoute de la parole de
l’autre.
6. Mouvement possible et mouvement effectif
Je regarde une partition de piano. Je veux la jouer. Je
l'analyse et j'active des procédures mentales. Supposons que
j'hésite à interpréter tel groupe de mesures dans un sens
exprimant une certaine retenue. Il faudrait que la
succession des notes mette en évidence une sorte
d'hésitation, mais décidée. Voilà un exemple d'expression
qui n'est pas convertible en une signification directe. Cela ne
signifie pas que ce qui cherche à se dire ne va pas m'être
donné ni rendre possible une perception musicale. Je vais
au piano pour jouer et je mets mon corps dans une attitude
motrice tendue, afin de savoir si elle est tenable, si je m'y
sens bien. Il ne suffit pas de pouvoir réaliser matériellement
le sens que j'ai donné au morceau pour que je sois au
morceau lui-même et reçoive de ce rapport à lui toute ma
puissance d'expression. Supposons qu’un silence précède la
série de notes à jouer, avec un léger soulever de main, une
quasi-imperceptible
suspension
où
s'inaugure
un
mouvement. La question est de savoir si, dans la tension
intégrée de ma main, un mouvement se réalise
virtuellement. Je mets ma main en immobilité tendue et je
tente de saisir au moment où elle va se mettre à jouer si elle
détient en elle par potentialisation la série incompossible
des gestes effectifs qui sont à réaliser. Ma main en se
soulevant exécute un mouvement selon une certaine tension
et tient en sa prise unique une successivité. Je suis en
situation de sentir avec le clavier, je sens les touches qui
s'enfoncent presque avant que je ne m'en approche. J'ai été
au morceau en étant au piano, j’ai laissé la musique me
traverser. Je joue, mais en étant présent à ce que je joue.
Mon corps n'est pas seulement un organe qui réalise des
intentions. Il les contient chaque fois dans la prise unique
Raphaël Gély – Sentir et créativité
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de sa motricité tendue. Sans cette intégration dans la
motricité virtuelle, le pianiste n’est pas capable d'attaquer
ses notes avec cette force très précise et qualifiée qui s'est
accumulée en lui, dans la matérialité tendue de son corps.
Le pianiste prend l'habitude, il a le morceau en main. Les
gestes effectifs à venir seront l’expression d'un mouvement
potentialisé et réalisé virtuellement. Un art comme la danse
peut être interprété comme permettant l'instauration d'une
perception phénoménologique de mouvement, non pas
seulement parce qu'il permet d'assister à un mouvement
non fonctionnel, non articulé à des fins utilitaires, mais
parce qu'il permet de faire l'expérience vive de ce
mouvement virtuel dont nous venons de parler. L'art de la
danse n'est un art du mouvement que parce que s'y
articulent de façon spécifique l'immobilité du corps et sa
mobilité. Quand le danseur ne bouge pas et se tient dans
une certaine pose, on ne peut pas dire de celui-ci qu'il est
purement et simplement au repos comme une réalité solide
peut l'être objectivement. Le danseur est au repos dans une
certaine immobilité tendue, en mettant son corps dans une
certaine discordance, dans une certaine conflictualité de
lignes de forces.
Regarder le danseur, c'est alors assister à l'intégration
de ces lignes de force, où se potentialise et se réalise
virtuellement un certain type de mouvement. L'espace qui
entoure le danseur n'est pas un espace neutre, c'est un
espace déjà investi d'un mouvement virtuellement réalisé. Le
danseur est perçu à partir de la mise en charge de l'espace,
celle-ci étant générée par les tensions internes à sa
phénoménalisation. L'expression de rayonnement est ici
appropriée dans la mesure où la phénoménalisation de la
sculpture et la phénoménalisation du danseur relèvent
d'une logique qui n'est plus celle de la psychologie de la
forme. Du point de vue de la psychologie de la forme, un
état de choses se phénoménalise en se fermant sur soi, en
se rassemblant à partir de ses seuls éléments compatibles.
De la même façon, il se peut qu'un spectateur pressé,
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cherchant tout autre chose qu'à simplement percevoir, ne
laisse pas la fameuse sculpture de Rodin, donnant à
percevoir un homme qui marche, se phénoménaliser selon
sa discordance interne. En ce sens, ce qui dans cette
sculpture est incompatible, ce qui en elle provoque un
conflit perceptif, est atténué au profit de la recherche
exclusive de ses facteurs de compatibilisation. La perception
est alors au service d'une autre instance qu'elle-même. Par
exemple, je vais au musée pour pouvoir dire que j'ai bien vu
la fameuse sculpture de Rodin dont nous parlons. J'ai déjà
vu cette sculpture dans un livre d'art consacré à Rodin et je
me dirige maintenant pour la voir en chair et en os. J'arrive
dans la salle où cette sculpture est exposée. Il me suffit d'un
rapide coup d'œil pour que la reconnaissance de cette
sculpture soit réalisée. D'un point de vue fonctionnel, j'ai
bien perçu cette sculpture mais je ne puis pas affirmer que
je l'ai perçue phénoménologiquement, au sens fort du terme.
Tout au moins, ce niveau phénoménologique n'a pas été
vécu comme tel et à un niveau explicite de conscience. Si j'ai
lu quelques écrits de Rodin, si j'ai parcouru L'Oeil et l'Esprit
de Merleau-Ponty, je vais constater que les deux pieds de
l'homme qui marche reposent à plat sur le sol, je vais peutêtre même avoir l'impression diffuse de quelque chose de
bizarre, mais je n'ai pas le temps pour vraiment regarder.
Dans ce cas, il ne se passera rien. Pour qu'il se passe
quelque chose, il faut que je me donne le temps de
m'accorder pleinement à ce que l'œuvre exige pour être
pleinement perçue en tant que telle. Ce n'est qu'à ce
moment que les facteurs d'incompossibilisation de l'état de
choses perçu peuvent être activés, que l'état de choses va
pouvoir se phénoménaliser selon la typique d'un mouvement
virtuellement réalisé. L'expérience que je fais alors, ce n'est
plus celle d'un état de choses fermé sur lui-même, mais
l'expérience d'un état de choses qui se figure à l'intérieur
d'un espace plus large que le sien propre et qui reçoit
désormais son pouvoir d'apparaître autant de lui-même que
de ce avec quoi il est en relation. L'espace autour de la
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sculpture n'est plus seulement un espace vide et
simplement amorphe. Il devient un espace chargé et
polarisé. La sculpture se phénoménalise comme étant en
mouvement, comme habitant déjà virtuellement l'espace qui
l'entoure. En ce sens, ce qui entoure la sculpture ne peut
plus être simplement compris comme un fond neutre et
passif. Par la façon même dont cette sculpture se
phénoménalise, c'est l'espace qui l'entoure qui change de
statut.
C'est ainsi et de la même façon que les fameuses
sculptures de Giacometti peuvent agrandir l'espace qui les
entoure d'une façon prodigieuse. Alors qu'un simple objet ne
ferait que dévoiler le caractère désert d'un espace trop grand
pour lui, les sculptures de Giacometti, si du moins nous
prenons le temps de les percevoir, génèrent l'expérience à la
fois d'un élargissement et d'une densification de l'espace qui
les entoure. En sens inverse, il peut y avoir des espaces
peuplés de façon telle qu'ils ne vont pas permettre à ces
objets énigmatiques que sont les sculptures de Rodin et de
Giacometti de se phénoménaliser de façon dynamisante. Ce
n'est qu'en condition perceptive optimale que ces objets
rayonnent, vibrent. Leur phénoménalité se construit alors à
partir
de
discordances,
d'incompossibilités.
Celles-ci
s'intègrent phénoménalement autour d'un foyer virtuel qui
est celui même de leur auto-mouvement. Il en va de même
lorsque le danseur parvient en son immobilité tendue à
laisser son corps se phénoménaliser selon une pluralité de
directions incompossibles. Par exemple, le chorégraphe
demande au danseur de donner l'impression qu'il est tout à
la fois attiré et repoussé par sa partenaire. Qu'est-ce donc
que se donner à voir comme attiré et repoussé ? Il importe
de bien voir que le sens d'une telle expression n'est pas
saisissable de façon directe et frontale, si du moins on
insiste sur le caractère incompossible des significations
mises en présence : attiré et repoussé, l'un et l'autre
absolument. D'un point de vue merleau-pontien, nous
dirons que c'est le propre d'un tel sens de ne pouvoir être
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saisi qu'en étant perçu. Autrement dit, c'est dans la façon
même dont le danseur va se donner à percevoir que ces
deux significations incompossibles vont pouvoir s'intégrer.
Elles ne trouveront leur cohérence d'ensemble que dans une
incarnation perceptive. Une façon gestaltiste de résoudre
cette question consiste à semer ici et là des indices
perceptifs représentant le fait d'être attiré et le fait d'être
repoussé. Autrement dit, le danseur se donne à percevoir
comme un état de choses entièrement fait de compatibilités
et revêtu par ailleurs d'indices nourrissant une
représentation
de
l'attirance
et
nourrissant
une
représentation de la répulsion. Les significations ne sont pas
alors simultanéisées dans leur incompossibilisation même,
mais sont simplement juxtaposées. Mais le travail de
l'artiste peut être tel qu'il laisse son corps trouver une
attitude où ces significations peuvent s'incompossibiliser et
s'intégrer. Ce qui se donne alors à percevoir, c'est un état de
choses travaillé par des lignes de forces incompossibles et
qui se phénoménalise à partir de cette incompossibilité :
“[Les] formes [sont des] “cicatrices” de forces et [les] forces
vibrent dans les formes”24.
Le danseur se donne désormais à percevoir en relation
de co-constitution avec son environnement perceptif. Son
corps ne se phénoménalise qu'en réalisant virtuellement
dans son immobilité tendue une série de mouvements
incompossibles. Là-bas, sur scène, un corps est
immobilement en mouvement, se donne à percevoir en sa
texture sensible même comme se mouvant. J'ai l'impression
qu'il va déjà vers sa partenaire et à la fois s'en écarte. Le
sens impossible à convertir en signification simple (attiré et
repoussé) se donne à voir dans la cohérence tensorielle
d'une mise en charge de l'espace, si bien que lorsque le
danseur se mettra à bouger effectivement, son mouvement
sera véritablement perçu au sens phénoménologique du
terme. Il sera perçu comme étant à l'œuvre dans l'état de
choses lui-même. En ce sens, pour Merleau-Ponty, des
24 M. Merleau-Ponty, Notes de cours, op. cit., p. 173.
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expressions comme “rayonnement”, “vibration”, loin d'être
empruntées indûment à des expériences de mouvements
effectifs, sont des expériences qui structurent notre
perception phénoménologique des mouvements. C'est dans
le même sens que certains arts martiaux investissent de
façon radicale cette problématique du rapport entre
perception et mise en charge de l'espace. Le maître a besoin
pour faire sa démonstration d'un sujet déjà suffisamment
avancé dans l'art en question. De la même façon que le
danseur dont nous parlions précédemment, lorsque le
maître prend une pose, il met son corps dans une attitude
telle que sa perceptibilité échappe de façon radicale aux
seules lois de la psychologie de la forme. Le corps qui est là
et qui se donne à percevoir n'est pas un corps dont la
visibilité se laisserait ramasser par les seules règles de la
ressemblance, de la proximité, de l'homogénéité maximale. Il
est travaillé par des lignes de forces qui sont au maximum
de leur tension, tout l'art du maître consistant, en son
immobilité tendue, à laisser son corps s'intégrer à partir de
ces lignes de forces. Comme Merleau-Ponty ne cesse de le
répéter, un tel corps fonctionne comme une œuvre d'art,
comme échappant aux lois de la Gestalt. C'est dire que ce
corps se donne à percevoir comme étant tout autre chose
qu'une figure fermée sur elle-même et rejetant tout ce qui
n'est pas elle hors d'elle. Au contraire, ce corps ne se
rassemble perceptivement comme corps qu'à partir d'un
vide qui est inclus en lui. Ce vide est généré par le contraste
entre les veines perceptives qui structurent le processus de
phénoménalisation de ce corps. Cette figure n'est pas
chaotique, mais elle n'est pas non plus une totalité
rassemblée à partir de l'annulation maximale des tensions.
Cette figure ne se figure qu'à partir de l'intégration de ces
tensions, cette intégration ne pouvant pas ne pas activer
l'espace qui l'entoure, le mettre en charge. De façon nonmétaphorique, cette figure ne se ferme qu'en s'ouvrant et ne
s'ouvre qu'en se fermant, non pas dans un battement labile,
mais en simultanéisation. L'espace se met alors en charge
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en potentialisant certains mouvements.
C'est pourquoi dans le jeu de langage de ces cultures qui
ont investi de façon radicale ces processus de mise en
charge de l'espace, on peut dire que le maître, en son
immobilité même, est en train d'effectuer un mouvement,
par exemple un mouvement d'évitement de quelqu'un qui
viendrait vers lui pour le frapper. Que se passe-t-il dès lors
que le disciple qui est ici perçoit le maître qui est là-bas ? Si
le disciple sait percevoir, c'est-à-dire laisse le corps du
maître se phénoménaliser de façon phénoménologique,
apparaître dans la mise en charge de son espace même,
alors le disciple ne peut qu'être déjà sous l'emprise des
mouvements possibles du maître, qui sont virtuellement
agissants. L'espace entre le maître et le disciple se polarise
en potentialisant certains mouvements plutôt que d'autres.
Si le disciple, selon le rite de la démonstration, court vers le
maître pour le frapper, il va être à un moment éjecté de sa
trajectoire, ne pas pouvoir atteindre le maître. Nous
pourrions alors dire que le disciple s'est jeté de lui-même
hors de sa trajectoire d'attaque, qu'il a simulé. D'une
certaine façon, ce n'est pas faux. Nous ne décrivons pas ici
cette expérience à partir d'un jeu de langage qui consisterait
à dire que de l'énergie est sortie du corps du maître pour
effectivement s'opposer au mouvement du disciple. Dans
notre jeu de langage à nous, qui prend le parti d'une hyperobjectivation de l'expérience perceptive, il n'y a nulle énergie
qui se dégage du corps du maître. Effectivement, l'espace
entre le maître est vide et seulement vide, neutre et passif.
Mais si l'on prend maintenant comme axe de description le
plan de la phénoménalité, il en va tout autrement. En
percevant le maître, le disciple s'est ajusté à ce que la
phénoménalisation de celui-ci pouvait faire, de la même
façon que percevant la sculpture de Rodin, nous nous
ajustons aux tensions dont elle est porteuse et nous
laissons notre perception organiser les stimuli à partir de
ces tensions et sans les annuler. Lorsque le disciple se met
effectivement en mouvement, il ne fait donc pas que rendre
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mobile un corps immobile. A ce niveau d'interrogation, cette
description n'est plus suffisante. Le corps du disciple, en
percevant le maître, s'est laissé mettre dans une attitude
motrice où se réalisait virtuellement un certain type de
mouvement, en l'occurrence ici, le mouvement d'être éjecté
de sa trajectoire d'attaque. Lorsque le disciple est éjecté de
cette trajectoire, tout se passe alors comme si le maître
l'avait invisiblement touché. Mais c'est au niveau perceptif
que ce toucher a eu lieu, virtuellement. C'est en percevant le
maître que le disciple a laissé se potentialiser ce type de
mouvement, si bien que l'enjeu de cette démonstration
consiste pour le disciple à faire l'expérience que son
mouvement vers le maître, tout en ne venant que de lui, est
l'expression d'un mouvement potentialisé et sollicité par la
façon même dont le maître se donnait à percevoir. Quand le
disciple s'écarte de sa trajectoire d'attaque, il le fait de luimême, mais fait en même temps l'expérience que ce
mouvement d'éjection est un mouvement potentialisé par la
mise en charge de son environnement perceptif.
Il en va de même dans l'expérience de la non-violence, et
c'est pourquoi les traditions les plus fortes de la nonviolence ne peuvent se contenter de faire appel à une
moralité abstraite qui imposerait au non-violent et de
l'extérieur une série de comportements spécifiques. Si le
non-violent ne laisse pas cet idéal de la non-violence
s'incarner dans la texture même de sa vie, non seulement
cette non-violence ne restera qu'un idéal, mais elle ne
pourra avoir aucune sorte d'efficacité. Une des conditions de
cette efficacité consiste précisément en ce qu'elle puisse être
donnée à percevoir phénoménologiquement et déjà ainsi agir
au seul plan de la phénoménalité. C'est ainsi que celui qui
s'apprête à violenter physiquement celui qui lui fait face et
qui ne répondra pas par le même type de violence ne peut
pas simplement percevoir une masse vivante habitée d'une
détermination intérieure, invisible. Si cette détermination ne
se donne pas comme telle à percevoir, l'espace qui sépare le
non-violent de son agresseur est un espace qui compte pour
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rien dans le gestion du conflit. Il y a une résistance à
l'agression qui se joue déjà sur le seul plan de la
phénoménalité. C'est en ce sens que la technique de la nonviolence ne peut pas être opérante de la même façon en
n'importe quel contexte. De la même façon, le maître a
besoin de son disciple pour faire sa démonstration et non
pas d'une brute épaisse. Cette dernière, en l'occurrence, ne
voyant rien, aveuglée par sa propre violence, ne peut laisser
la phénoménalité du maître agir sur lui. Il franchira l'espace
qui le sépare du maître comme si cet espace ne comptait
pour rien. En ce sens, il y a des situations qui sont plus ou
moins capables de laisser de telles expériences s'instaurer.
Si d'un certain point de vue, tout état de choses est toujours
déjà perçu de façon phénoménologique, d'un autre point de
vue, il y a des degrés dans le processus de genèse du sens
phénoménologique de l'expérience perceptive. C'est en
prenant comme guide de description des situations en
lesquelles cette genèse se donne explicitement à vivre qu'il
nous est ainsi possible d'explorer les conditions motrices de
la perception du sens. Un des enseignements les plus
fondamentaux des descriptions que nous venons d'opérer
consiste dans la mise en évidence que la perception
phénoménologique d'un état de choses comme ceci ou cela
est liée à la potentialisation de mouvements. Dans cette
perspective, l’usage thérapeutique de l’expression artistique
peut être également considéré comme permettant au sujet
de laisser s’instaurer en lui cette capacité à sentir, de laisser
se potentialiser en lui de possibles mouvements à venir.
Raphaël Gély est philosophe, chargé de recherches
UCL/FNRS.
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