Sentir et créativité - Les Ateliers de l`Insu
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Sentir et créativité - Les Ateliers de l`Insu
Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles Sentir et créativité Raphaël Gély 1. Introduction La question de la création de soi est une question omniprésente dans nos sociétés contemporaines. Comme le montre Charles Taylor, les théories romantiques et expressivistes de l’identité moderne déterminent de façon plus en plus forte l’appréhension contemporaine de la subjectivité1. L'homme authentique revêt aujourd’hui plus que jamais la figure de l'artiste, et cette figure n’est plus réservée à une part restreinte de la population. Etre véritablement soi, pour tout un chacun, c'est être capable d'être perpétuellement en mouvement, c'est inventer son existence. Mais pour appréhender correctement ce phénomène, il faut bien se rendre compte dans quel contexte s’impose cette exigence de créativité. L’exigence de créativité dont il est ici question n’est pas seulement en effet d’ordre moral ou spirituel. Elle est devenue une exigence sociale. Etre créatif, savoir inventer une trajectoire de vie originale, ce n’est plus tant faire rupture avec la société que se conformer aux nouveaux modes de régulation sociale qui la caractérisent. La nouvelle figure de l’acteur social est celle d’un sujet capable de mobilité, de changement2. Non seulement la créativité est censée être un droit pour tous, mais elle est également un devoir pour tous. Dans cette perspective, il importe également de bien voir que la vie sociale contemporaine ne se produit plus dans un monde stable et unifié, à l’intérieur duquel nous serions amenés à 1 Cf. Ch. Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998. 2 Cf. Cf. L. Boltansky et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, Raphaël Gély – Sentir et créativité 2 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles inventer notre propre trajectoire de vie. Les différentes sphères de réalisation de nos existences deviennent de plus en plus autonomes, sont de moins en moins immédiatement imbriquées les unes dans les autres. Nous vivons dans un monde où plusieurs expressions de nous-mêmes sont perpétuellement en compétition. Tout l'art d'être sujet implique aujourd’hui une exigence de négociation et d’apprentissage, une faculté de jeu et de compromis, qui peut être vécue de façon très douloureuse par certaines personnes. L’hypothèse de cet article consiste à montrer que l’usage thérapeutique de l’expression artistique est amené à se modifier en fonction de ces nouveaux modes de structuration de la vie sociale. En d’autres termes, il importe de se demander de quelle façon l’usage thérapeutique de l’expression artistique est susceptible de rencontrer cette nécessité pour tout sujet d’avoir à composer son existence, d’avoir à intégrer de multiples dimensions de soi qui ne peuvent plus être vécues aujourd’hui comme immédiatement unifiées et unifiables. Dans cette perspective, l’expérience de l’atelier d’art peut consister à permettre au sujet d’habiter une forme de créativité permettant d’intégrer des dimensions en conflit. L’expression artistique peut être considérée comme une exploration de possibles. Nous pouvons mettre en en évidence trois types d'exploration du possible. Le premier type consiste à explorer des possibles qui permettent au sujet de se situer par rapport à un monde donné, de l'habiter de façon inventive. L'artiste est alors quelqu'un qui vit son art dans le monde qui lui est donné. Il y a un deuxième type d'exploration du possible où l'artiste est celui qui explore la possibilité d'autres mondes. L'artiste construit son art en opposition au monde dans lequel il vit : c'est l'artiste maudit ou l'artiste romantique. C'est celui qui ne se contente pas d'accepter son monde pour l'explorer de façon inventive. Il y a d'autre mondes possibles que celui dans lequel il vit. Il les explore de manière fictive par la Raphaël Gély – Sentir et créativité 3 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles littérature, par la danse, par la sculpture, etc. Il y a enfin un troisième niveau d'exploration du possible, le plus fondamental, qui consiste pour le sujet à faire l'expérience de sa capacité à ouvrir des possibles. Ces trois moments sont indissociables l'un de l'autre. Par exemple, si la fidélité fait partie du monde qui m'est donné à vivre et auquel j'adhère de façon plus ou moins active, explorer de façon inventive ce que veut dire pour moi l’exigence de fidélité par rapport à mes amis, ma compagne, mes tâches, etc., c'est nécessairement être capable d'explorer un autre monde possible, et m'explorer moi-même comme capable de possibles. Je ne suis pas capable d'inventer un chemin de vie dans un monde qui est le mien si je ne peux pas concevoir d'autres mondes possibles. Mais être créatif, ce n'est pas seulement être capable d'ouvrir du possible, c'est être capable de l'effectuer. Il faut autant d'inventivité pour ouvrir du possible que pour l'effectuer. Être créateur, ce n'est pas seulement ouvrir du possible, c'est inventer le chemin d’effectuation de ce possible. Autrement dit, il ne sert à rien pour un sujet d'ouvrir du possible si ce possible ne potentialise pas une effectuation du sujet, une action concrète du sujet qui se réalise. Il ne sert à rien d'ouvrir du possible abstrait si ce possible ne pousse pas à sa réalisation dans la vie concrète du sujet. L'hypothèse qui va être ici développée consiste à montrer que l’expérience du sentir consiste précisément dans cette double capacité à intégrer des dimensions de vie opposées et à faire l’expérience de l’ouverture du possible. Cette expérience que j'ai de pouvoir être hors de moi, de ne pas être simplement inhérent à moi, de me sentir être en contact avec l’autre , implique un certain type de rapport entre le possible et l’effectif. Toute la question est en ce sens d’interroger ce rapport entre moi qui suit capable d'ouvrir du possible et moi qui suit capable de l'effectuer. Raphaël Gély – Sentir et créativité 4 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles 2. L’événement du sentir L'épreuve de la terre dans le modelage ou la sculpture, c’est à la fois l'épreuve qu'il y a du possible, que je peux ouvrir du possible et c'est aussi l'épreuve que ce possible n'est pas condamné à errer comme un fantôme dans le monde imaginaire, que ce possible peut trouver un chemin incarnation dans le monde. Il s’agit alors de veiller à ce que ce chemin d'incarnation ne nie pas le possible dont il est l'incarnation. Par rapport à ces questions, une voie interrogative consiste à partir de cette évidence première que nous sommes des êtres immédiatement capables de sentir. Un phénoménologue comme Henry Madiney construit son travail phénoménologique à partir de cette évidence première que l’expérience du sentir révèle un autre type d’espace que l’espace objectif. Déjà dans la perception du visage, et comme Lévinas l’a montré, le sentir est à vif, de sorte que cette expérience de présence est prioritaire par rapport à toute objectivation. C'est en ce sens que pour Henry Madiney le maintenant phénoménologique tout comme l'ici phénoménologique ne sont pas exprimables en termes de position : “Je ne suis pas, moi sentant, ce moi-ci, mais moi absolument. Je ne puis me trouver moi-même, comme je trouve cet arbre, sous l'horizon de ma propre présence dont je suis l'ici absolu”3. La radicalité d'une telle thèse conduit Henry Maldiney à montrer que le sens phénoménologique du sentir ne peut pas être éprouvé n'importe où et n'importe quand. Ce sentir, même s’il se croise avec la perception objectivante, ne peut en effet être investi et éprouvé que dans des situations exceptionnelles. Pour Henry Maldiney, en effet, nous n'avons la chose que dans la surprise4. La genèse du sens phénoménologique du sentir ne se donne à vivre que dans des situations propices 3 4 H. Maldiney, Regard, Parole, Espace, op. cit., p. 203. Cf. H. Maldiney, “La dimension du contact au regard du vivant et de l'existant. De l'esthétique-sensible à l'esthétique-artistique”, in Le contact, Buxelles, De Boeck, 1990, p. 213. Raphaël Gély – Sentir et créativité 5 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles à un tel événement, les conditions de celui-ci ne relevant pas seulement des dispositions subjectives du sujet à se laisser bouleverser. Comme nous allons le montrer, le propre du sentir chez Henry Maldiney consiste à voir tout à coup surgir la montagne Sainte-Victoire au détour d'un chemin, et à faire expérience d'un espace s'espaciant à partir de lui-même. Henry Maldiney oppose, à la suite d'Erwin Straus, l'espace de paysage et l'espace géographique qui est l'espace par lequel nous objectivons le monde par représentation5. En ce sens, l'événement du sentir est hors de portée du projet6. Il y a en effet dans le sentir un dessaisissement de soi, une mise en situation dont le sujet n'est nullement l'acteur. Ainsi, un arbre isolé qui est debout dans une prairie peut devenir à l'instant, toute mémoire effacée, le point d'accumulation à partir duquel se définissent tous les voisinages jusqu'à l'extrême lointain. C'est à partir de lui et non à partir de nous que l'espace s'ouvre en lui-même et s'espacie. Il est dès lors le point origine de l'horizon sous lequel tout, y compris moi-même comme sujet percevant, est en vue7. En ce sens, un paysage, pour autant qu'il soit vécu phénoménologiquement dans un espace de sentir, n'est pas un site. Il est au contraire “insituable”8. Le paysage n'a lieu qu'en lui-même, si bien que l'on peut dire que le sujet percevant n'est perdu en ce paysage qu'en le laissant se vivre devant lui et venir à lui. Dans ce type d'expérience sur laquelle se concentrent de nombreuses pages du phénoménologue français, le sujet fait l'expérience de luimême comme pure capacité d'éveil à ce qui peut arriver. Ce qui caractérise le sentir dans sa texture la plus radicalement phénoménologique, c'est cette capacité à être bouleversé par l'éclat d'un apparaître. Cet apparaître ouvre un espace avec sa rythmique propre et révèle en même temps au sujet son 5 6 7 8 Cf. H. Maldiney, L'art, l'éclair de l'Etre, op. cit., p. 274. Cf. Ibid., p. 315. Ibid., p. 342. Ibid., p. 30. Raphaël Gély – Sentir et créativité 6 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles pur pouvoir d'être hors de soi, d'être là, auprès de ce qui arrive. Il importe de bien voir que le bouleversement dont il est ici question est d'ordre purement perceptif. Autrement dit, il n'est pas celui que j'éprouve lorsque, m'engageant à traverser la rue, une voiture surgit brusquement du coin de celle-ci. Cette expérience, vivement émotionnelle, relève plus précisément du rapport entre projet et action. Ce bouleversement n'est pas non plus celui qui pourrait s'emparer de moi devant quelque état de choses entièrement nouveau, et qui pousserait mes compétences cognitives dans ses derniers retranchements. Dans cette perspective, le bouleversement n'est pas de l’ordre du sentir, mais d'ordre cognitif. Il n'implique pas de modification du rapport du sujet à l'espace. Dans l'expérience de l'espace de paysage, en sens inverse, quelque chose a lieu qui me révèle à moi-même comme pur pouvoir d'être là : “Je deviens seulement par le fait que quelque chose a lieu, et quelque chose n'a lieu que par le fait que je deviens”9. C'est en ce sens qu'Henry Maldiney affirme qu'un tel espace est vécu comme intraversable10. L'espace est comme entièrement habité de sa propre présence. C'est un espace que je n'ai pas à traverser, qui n'est pas fait pour être traversé, mais qui se traverse en quelque sorte lui-même11. Une rencontre perceptive vraie, en laquelle la phénoménalité des choses se vit comme une phénoménalité vivante, est une rencontre qui ne remplit pas l'attente, mais qui la surprend et du même coup la transforme. D'une certaine façon, elle crée l'attente même qu'elle vient combler. Ainsi, au détour du chemin de campagne, quand apparaît Sainte-Victoire, le sujet percevant peut faire l'expérience d'une interruption. Tout à coup, c'est un monde qui surgit avec sa propre densité, sa propre rythmique, un monde que je ne peux en aucune manière m'approprier. En ce sens, je participe à la vie de ce paysage en étant aux 9 H. Maldiney, Art et existence, op. cit., p. 139. 10 Cf. H. Maldiney, L'art, l'éclair de l'Etre, op. cit., p. 35. 11 Cf. Ibid., p. 284. Raphaël Gély – Sentir et créativité 7 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles limites de ce paysage. Cet espace vient à moi et m'englobe mais en m'enfonçant de la façon la plus radicale qui soit dans l'ici absolu de mon pur éveil à ce qui est en train d'arriver devant moi. Dans les expériences décrites par Henry Maldiney, l'expérience perceptive est auto-vitalisante, de sorte que le sujet percevant est mis en position de quasispectateur de l'expérience qu'il est en train de faire. Le sujet percevant est suspendu à ce qui apparaît et qui se phénoménalise devant lui, mais il ne disparaît pas pour autant comme sujet. Au contraire, cette expérience radicalise la conscience que le sujet percevant a de luimême. Elle intensifie son pur pouvoir d'être éveillé à l'événement même de l'apparaître. L'espace de paysage renvoie le sujet à l'épreuve de son pur pouvoir d'être éveillé, à une “alerte universelle”12, mais ne le fait que de façon singulière et singularisante. Ainsi, et toujours à suivre ici Henry Maldiney, en découvrant au détour du chemin la montagne Sainte-Victoire, le sujet se vit comme suspendu à ce paysage-ci. L'expérience faite ici est donc celle d'une absolue singularité dont on ne voit pas comment elle pourrait devenir type ou emblème d'expériences similaires. Ce qui est en jeu dans ce type de description, c'est le fait que la perception n'est pas seulement en prise avec des objets, mais avec un espace qui semble animé d'une vie propre. Autrement dit, le paysage n'est plus ici une étendue qui pourrait être l'objet de plusieurs trajets perceptifs temporels. Tout se passe comme si le sujet percevant était en prise avec un espace fortement polarisé et dense au point qu'il semble perpétuellement s'y passer quelque chose. Un endroit neutre et banal est un endroit qui se laisse parcourir de façon indifférente par le regard. Dans le sentir que tente de décrire Henry Maldiney, un tel libre jeu de la perception n'est plus possible. La perception est en prise, non plus avec des objets identifiables, mais avec une totalité ayant en ellemême sa propre rythmique. Un tel paysage exclut tout 12 H. Maldiney, L'art, l'éclair de l'Etre, op. cit., p. 343. Raphaël Gély – Sentir et créativité 8 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles cheminement en lui, toute promenade du regard13. En ce sens, pour Henry Maldiney, le sentir est une expérience absolument singulière. Le réel, c'est ce qui vient nous surprendre. C'est en ce sens qu'Henry Maldiney affirme que nous ne croyons pleinement qu'à ce que nous ne voyons qu'une fois14. Autrement dit, le propre de l'événement, ce serait de ne pas pouvoir être répété. Un endroit peut aujourd'hui être vécu comme paysage et ne plus l'être le jour suivant. Ainsi, il y aurait dans l'expérience perceptive elle-même une conscience possible de la singularité fondamentale de ce qui est en train d'être perçu. Cette singularité tient au fait que ce à quoi se rapporte la perception dans cette expérience spécifique, ce n'est pas à des objets, mais à une certaine atmosphère perceptive, à une certaine activité de l'espace lui-même. Que faut-il entendre alors par activité de l'espace ? Il s'agit pour Henry Maldiney de mettre en évidence le fait qu'il y a un niveau d'expérience, celui du sentir, qui ne consiste plus à identifier des états de choses, mais à faire l'expérience de l'espace lui-même. Afin de faire voir cette activité de l'espace, tentons par exemple d'imaginer ce que perçoit un alpiniste lorsqu'il est en train d'escalader une paroi. Ceux qui ne sont pas alpinistes peuvent nourrir cet acte imageant en restant pendant dix minutes à trente centimètres d'un mur et en regardant droit devant eux. L'expérience perceptive de l'alpiniste possède quelque chose de similaire à ce qui vient ici d'être expérimenté. La vision de l'alpiniste est très courte et s'épuise toute entière à chercher des prises qui se situent tout au plus à un mètre. Nous pouvons ainsi nous imaginer la violence qu'endure le système perceptif, sa mise sous pression. Imaginons alors cet alpiniste arriver au sommet de la paroi, se lever et se retourner pour regarder le site montagneux. Tout à coup, sa vie perceptive se libère et rencontre un paysage fait de montagnes qui arrêtent le regard et qui ne cessent en même 13 Cf. H. Maldiney, Art et existence, op. cit., p. 26. 14 Cf. Ibid., p. 27. Raphaël Gély – Sentir et créativité 9 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles temps de se renvoyer les unes aux autres. Ce qui peut venir ici s'éprouver, c'est un espace de paysage au sens où l'entend Henry Maldiney. L'expérience serait totalement différente si après avoir été face à une paroi pendant parfois des heures, le sujet percevant ne pouvait libérer son regard qu'en face d'une étendue la plus neutre possible. Après avoir subi une pression générant à la longue un certain déplaisir, tout à coup le sujet percevant ferait l'expérience d'une annulation de cette pression, d'une baise de tension, d'un soulagement. Il n'y a pas alors de changement de fonctionnement perceptif. Simplement, la machinerie perceptive s'échauffait en subissant des contraintes inhabituelles et la voilà maintenant en libre fonctionnement. Autrement dit, le regard retrouve sa libre mobilité. L'expérience que peut faire l'alpiniste est plus complexe dans la mesure où un quelque chose de non neutre vient à la rencontre du regard en train de se libérer. Ce quelque chose vient d'une certaine façon à la rencontre de l'élan perceptif rejaillissant et le structure selon un certain style. C'est alors que la perception est en prise avec un espace en pleine activité. Ce qui est là n'est pas seulement une étendue remplie d'états de choses, mais un espace dense, un espace chargé, habité de sa propre présence. L'espace est objet d'expérience en tant que telle. Tout se passe en effet comme si le sujet, tout à coup, se vivait, en son immobilité même, comme éveillé à un certain événement. Le temps est comme en suspens. On ne peut plus dire de celui-ci qu'il s'écoule dans un libre éveil de l'attention à différents états de choses, chacun étant perçu pour lui-même. Au contraire, par un effet de contraste, ayant été opprimée, violentée, la vie perceptive se libère, mais pas de n'importe quelle façon, selon la structure même de l'environnement dans lequel elle vient s'engouffrer, si bien que le sujet fait l'expérience d'un espace en charge, d'un espace contenant d'une certaine façon en lui et la nourrissant la poussée perceptive qui vient de se libérer. Au niveau même de l'expérience du sentir, il y a expérience Raphaël Gély – Sentir et créativité 10 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles d'une vie de l'apparaître, expérience d'un espace qui n'est plus seulement un espace disponible à être traversé par le sujet en fonction de ses différents intérêts. Il est très différent d'arriver à un sommet par une voie de montagne, par un petit chemin rocailleux, que d'arriver à ce même sommet par la voie dure et oppressante perceptivement de l'escalade. Dans cette dernière expérience, le contraste perceptif est tellement puissant que le sujet est comme suspendu à ce qui lui arrive perceptivement. En son ici absolu, en son immobilité tendue, il est éveillé à un paysage qui vient le prendre, nourrir son élan perceptif relancé. Entre le sujet et ce qu'il voit, il se passe quelque chose d'inobjectivable. Il y a mise en présence. Si bien que l'espace n'est plus vécu comme un espace traversable. Il a acquis comme une densité. Il est vécu pour lui-même. L'espace vide est vécu, non point comme un espace remplissable par des objets, en l'occurrence par mon corps qui pourrait s'y précipiter, mais comme participant au même titre que les montagnes que je perçois à l'événement d'un espace vivant. 3. La genèse du sentir Mais on peut inverser l’interrogation et tenter de développer une phénoménologie radicale du sentir, c’est-àdire une phénoménologie qui ne part plus de l’évidence que nous sommes des êtres capables de sentir, mais qui au contraire tente d’en interroger le processus d’instauration15. Est-ce en effet aussi évident que cela de dire que nous nous éprouvons vivre notre toucher et que nous sommes hors de nous lorsque nous touchons cette table ? Dans cette dernière perspective, l'atelier d'art n'est pas à comprendre comme un chemin de canalisation d'un sentir dont il faudrait respecter la vitalité. Il est un chemin où des sujets qui sont dans ce drame absolu de ne plus pouvoir se sentir sentir parviennent à retrouver un corps sentant, 15 Cf. R. Gély, La genèse du sentir. Essai sur Merleau-Ponty, Bruxelles, Ousia, 2000. Raphaël Gély – Sentir et créativité 11 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles parviennent à retrouver de la chair, cessent de se vivre comme des automates, comme des robots. Dans l'atelier d’art, le toucher de l'argile peut permettre au sujet d’éprouver que sa main, son corps parviennent progressivement à toucher phénoménologiquement la terre, à être en contact avec elle, et non plus à la manipuler comme des automates. Bien entendu, il ne faut pas trop radicaliser cette voie car nous sommes tous d'emblée des êtres sentant. Toutefois, développer ce point de vue selon lequel nous avons toujours déjà à advenir au sentir peut nous permettre d'interroger autrement le vécu spécifique qui se développe dans l’atelier d’art. Quand le sujet se met en colère et pousse des cris violents et se met brutalement en mouvement, il est possible d’interpréter son comportement comme le signe qu’il éprouve quelque chose de façon trop forte. Si ce sujet se comporte de façon aussi violente, s'il prend la peine de bouger son corps avec autant de force, c'est qu'il doit bouillir à l'intérieur, c'est qu'il doit se sentir en colère. Or, on peut très bien inverser l'interprétation et dire que ce sujet a tellement de peine à se sentir vivre sa colère qu'il a besoin de s'en convaincre en mettant massivement son corps en mouvement. 4. Sentir et mouvement On peut distinguer des types de rapport de l'émotion aux mouvements effectifs du corps. Quelqu'un qui hurle et piétine lorsqu’il est en colère se rapporte à son corps autrement que ne le fait un non-violent comme Gandhi qui bouge à peine et regarde l'autre droit dans les yeux. Pourtant tous les deux sont en colère. Nous dirons que dans un cas, le sujet est en peine de se sentir vivre sa colère, tandis que dans l'autre cas, il advient à lui-même dans sa colère, se sent la vivre. De la même façon, on peut interroger l’hallucination comme l'effet d'un excès de sentir qui ne serait plus limité et maîtrisé par l'intersubjectivité. On pourrait dire que le sujet qui hallucine est en proie à un Raphaël Gély – Sentir et créativité 12 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles excès de sentir qui ne parvient plus à se socialiser. Mais il est possible inversement de se dire que ce sujet est en manque de sentir quand il perçoit le monde, et qu'il doit faire un coup de force, tenter de réanimer les phénomènes comme il le peut. Il doit redonner de la vitalité au monde parce qu'il n'a plus l'énergie de se sentir en contact avec ce monde. L'hallucination, en ce sens, peut être comprise comme une tentative désespérée pour réinstaurer du contact avec le monde. Dans sa fameuse expérience du touchant-touché, que nous allons succinctement reprendre ici, Merleau-Ponty propose de faire une expérience permettant de décrire le processus d’instauration du sentir. Considérons-nous d'abord comme des automates, des vivants très sophistiqués mais dénués de sentir. Nous possédons une main droite, une main gauche, un avantbras pour relier la main au tronc, un autre avant-bras, une tête, deux yeux, etc. Je suis un être absolument harmonisé qui est composé de différentes parties, qui sont chacune ce qu'elles sont, et qui collaborent toutes à la réalisation d'un comportement adapté. Notre corps est un corps d'automate. Cette main n'est que cette main. Il n'y a pas de sentir. Quand ma main est en contact avec la table, cela veut simplement dire qu'il y a des informations qui passent par elle, et qui sont traitées par d'autres fonctions. Ce n'est pas moi qui touche la table, c'est ma main. Le vivant humain advient précisément au sentir quand cette unité de parties justement harmonisée se met en péril. A ce moment, chaque main prétend tout à coup monopoliser tout le pouvoir du corps. Les parties du corps vont devenir rebelles, elles ne veulent plus être de simples parties harmonieusement intégrées dans un comportement adapté. Toutes les parties du corps sont désormais investies comme la partie fondamentale du corps. Chaque main prétend être la seule main à pouvoir toucher. On assiste alors à un éclatement de la cohérence du corps. Notre travail de description aboutit à une impossibilité, celle de concevoir comment deux mains pourraient être simultanément la seule main touchante. Il Raphaël Gély – Sentir et créativité 13 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles est impossible en effet de dire de ce que pourrait signifier pour les deux mains le fait qu’elles soient chacune en même temps la seule main touchante. Mais approchons lentement nos deux mains l’une auprès de l’autre et stabilisons-les à courte distance. Ces deux mains deviennent alors simultanément touchantes et touchées. Nous faisons l’expérience que l’espace entre nos deux mains n’est pas seulement un espace neutre, prêt à être traversé par la main droite vers la main gauche ou par la main gauche vers la main droite. Ce qui pour notre esprit est impossible se réalise dans l’espace d’entre-deux de ces deux mains justement couplées. Il ne s’agit pas seulement alors de s’apercevoir que les deux mains mises en situation de voisinage entrent dans une organisation ambigüe où on ne sait plus qui est en train de toucher qui. Par l’expérience que nous sommes en train de faire, percevant désormais le rapport entre les deux mains comme un rapport entre des incompossibles, nous sentons et percevons l’instauration d’un nouveau rapport entre les mains. Une nouvelle dimension advient et instaure un espace de jonction entre les deux mains incompossibles. L’espace d’entre-deux des deux mains devient un espace d’intégration. Le corps n’apparaît plus alors comme un assemblage de parties, comme un corps vécu dont l’unité irait de soi et serait inquestionnable. Par l’expérience que je suis en train de décrire et de faire, l’espace entre les deux mains n’est plus seulement vécu comme un espace vide pouvant être traversé alternativement par chacune d’entre elles. Il semble s’épaissir et devenir le lieu où se conjugue invisiblement le double mouvement des deux mains l’une vers l’autre. L’espace entre les deux mains gonfle et réalise en son épaisseur instaurée la jonction des injoignables. Il simultanéise deux mouvements qui, au regard de la réflexion, ne peuvent pourtant avoir lieu en même temps. Nous assistons à une jonction des incompossibles dans le processus d’instauration d’un champ en charge. Cette spatialité est celle qui se produit par la mise en charge de Raphaël Gély – Sentir et créativité 14 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles l’espace vide de l’entre-deux. Les deux mains ne sont plus ni immobiles ni mobiles. Elles sont immobilement tendues. Elles sont en train de se toucher l'une l'autre par l'entremise de leur espace commun. Elles sont en mouvement virtuel. Elles sont en train invisiblement de traverser l'espace qui les unit dans leur opposition même. Elles sont immobilement en mouvement. Merleau-Ponty met ainsi en effet en évidence le fait que la perception phénoménologique est un toucher à distance. Le mouvement effectif du corps vers la chose perçue est la réalisation d'un mouvement déjà réalisé dans la jonction des dimensions actives et passives du corps : “Mon mouvement n'est pas une décision d'esprit, un faire absolu, qui décréterait, du fond de la retraite subjective, quelque changement de lieu miraculeusement exécuté dans l'étendue. Il est la suite naturelle et la maturation d'une vision”16. Le projet de Merleau-Ponty consiste ici à décrire ce “délire” qu'est la vision. Voir, en effet, c'est “avoir à distance”17, c'est-à-dire réaliser dans l'immobilité tendue du corps un déplacement invisible vers la chose. Cette structure de la perception potentialise tout un parcours et fait que le sujet percevant tient virtuellement la chose en main. L’apparaître de la chose n’est pas seulement l’apparaître d’un objet transcendant visé, mais l’apparaître d’une matière virtuellement touchée. La thématique de la motricité virtuelle est très présente dès les premiers ouvrages de Merleau-Ponty. Tout se passe comme si l’apparaître au sens phénoménologique était lié à l’instauration au sein d’un corps d’une attitude motrice qui réalise virtuellement dans la masse du corps les gestes à faire pour aller toucher la chose. Le bleu de la chose se donne à percevoir comme apparaissant depuis la chose même parce que le corps contient réalisé dans l’immobilité tendue de sa mise en charge un déplacement invisible vers la chose qu’il est déjà virtuellement en train de toucher : “Le bleu est ce qui 16 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l'Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 18. 17 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1987, p. 27. Raphaël Gély – Sentir et créativité 15 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles sollicite de moi une certaine manière de regarder, ce qui se laisse palper par un mouvement défini de mon regard. C’est un certain champ ou une certaine atmosphère offerte à la puissance de mes yeux et à la puissance de mon corps”18. L'expérience perceptive merleau-pontienne est liée à la façon dont la perception est travaillée de l'intérieur par ce toucher à distance, par cette prise en charge de l'espace. Ce qui est en jeu en effet dans ce mouvement virtuel inhérent à l'expérience perceptive elle-même, c'est la constitution du sens phénoménologique du phénomène. L'espace entre les choses et nous n'est jamais un pur et simple espace neutre. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty reprend des descriptions qui mettent en corrélation la perception d'une couleur et une attitude motrice du corps : “Dans l'ensemble le rouge et le jaune sont favorables à l'abduction, le bleu et le vert à l'adduction. Or, d'une manière générale, l'abduction signifie que l'organisme se tourne vers le stimulus et est attiré par le monde, – l'adduction qu'il se détourne du stimulus et se retire vers son centre”19. Cette attitude motrice se manifeste par des mouvements explicitement visibles chez les cérébro-lésés. Ce mouvement visible vient en fait compenser la perte de ce mouvement virtuel, c’est-à-dire l'instauration impossible d’une attitude motrice où se réalisent sur place certains mouvements à venir. Le corps est donc un lieu de réalisation virtuelle de mouvements possiblement à venir. L’action phénoménologique n’est plus simplement alors l’exécution d’un mouvement conformément à une représentation donnée. Elle est comme déjà réalisée dans le corps lui-même. Le sujet percevant n'est pas seulement ici lorsqu'il perçoit quelque chose qui est là. Il y a dans la genèse même du sens phénoménologique de l'expérience perceptive un déplacement virtuel du sujet vers ce qu'il perçoit. Toute perception d'un certain état de choses contient en elle la 18 Ibid., p. 244. 19 Ibid., p. 242. Raphaël Gély – Sentir et créativité 16 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles réalisation virtuelle d'un certain type de mouvement lié à la possible approche de cet état de choses. En ce sens, l'espace vide entre le sujet percevant et l'état de chose perçu ne peut pas être vécu comme un espace simplement vide, remplissable par quelque objet. Dans la mise en charge du corps, le sujet percevant se vit comme touchant à distance la chose qu'il perçoit et se rapporte à cette chose comme à une masse qui est en elle-même apparaissante. Un sujet qui ne pourrait s'empêcher d'aller toucher les choses qu'il perçoit manifeste un trouble au niveau du processus d'instauration de ce mouvement virtuel. Tout se passe comme s'il devait aller toucher effectivement les choses faute de pouvoir les toucher virtuellement. Ainsi, quand ce sujet touche quelque chose, sa main n'est pas en train de réaliser un mouvement potentialisé. Elle réalise une intention qui lui est extérieure. Elle franchit un espace non chargé. Elle ne va pas se rejoindre là où elle est déjà virtuellement. Il ne s'agit donc pas de dire que nous avons en nous une tendance à aller effectivement toucher les choses que nous percevons. Le toucher à distance dont il est donc ici question est bien plutôt ce en quoi s'instaure la dimension phénoménologique de notre expérience perceptive, c'est-à-dire le fait qu'entre les choses et nous, il y a une “épaisseur de distance”20, que nous sommes-aux-choses et non pas seulement auprès de nos représentations mentales de ces choses. Ce qui est en jeu dans cette description, c'est le fait que le rapport entre perception et action cesse d’être un rapport d’extériorité. L’expérience perceptive n’est pas seulement en rapport avec un environnement opératoire. Étant liée à une réalisation virtuelle d’actions possiblement à venir, le type d’environnement opératoire que rencontre le sujet percevant conditionne le processus de genèse de sa vie phénoménologique. En retour, le type d’instauration de cette vie phénoménologique potentialise tel ou tel type d’action. La potentialité dont il s’agit ici n’est ni simplement du possible ni simplement de l’effectif, ni simplement de l’imaginaire au 20 M. Merleau-Ponty, Notes de cours, Paris, Gallimard, 1996, pp. 96-97. Raphaël Gély – Sentir et créativité 17 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles sens sartrien du terme21. L’expression “virtuel” ne doit donc pas s’entendre dans le sens d’irréel ou de semblant ou encore de fictif. Le mouvement virtuel n’est pas un mouvement effectif et il n’est pas seulement possibilisant, si par possibilisation on entend la montée en puissance d’une disposition à pouvoir effectuer un certain quelque chose. La phénoménologie de la perception qui se développe ici permet en effet de décrire l’action phénoménologique comme une action qui se caractérise par le fait qu’elle est à la fois contingente et nécessaire22. Elle est contingente parce que le mouvement virtuel n’est pas le mouvement effectif. Elle est nécessaire parce que son effectuation est vécue comme le déploiement de ce qui est virtuellement déjà réalisé. 5. Devenir soi Il est possible de reprendre cette problématique à un autre niveau de description, celui de l’acte de parole. Dans un premier temps, le Je est un certain rôle que le sujet comportemental prend au sein d’une interaction langagière avec un autre sujet comportemental. Ce rôle de Je ne peut pas être défini en-dehors de son rapport à un autre rôle qui est celui du Tu. Mais cette articulation entre les différents rôles des sujets comportementaux ne rend pas compte de façon immédiate de la dimension phénoménologique de leur présence l’un à l’autre. Le sujet qui dit Je est un sujet qui doit pouvoir dire Tu et qui peut s’entendre à son tour dire Tu par le sujet auquel il s’adresse. Les sujets comportementaux se définissent l’un par rapport à l’autre et sont des formes articulant un certain nombre de rôles liés entre eux. On ne peut donc pas dire à ce niveau que le sujet se vit entièrement lui-même dans ce comportement langagier où il prend une position de sujet parlant et active ainsi la fonction du Je. Se vivre entièrement soi-même comme celui qui dit Je mettrait même fin en fait à 21 Cf. R. Gély, La genèse du sentir. Essai sur Merleau-Ponty, op. cit., pp. 169-183. 22 Cf. R. Gély, Les usages de la perception, Leuven, Peeters, à paraître. Raphaël Gély – Sentir et créativité 18 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles l’interaction comportementale. Ne peut en effet dire Je qu’un sujet qui est capable de s’entendre dire Tu et qui répartit ses différentes activités en tant que forme comportementale. La structure de la figure et du fond semble plus que jamais à l’ordre du jour pour expliciter de façon objective cette interaction comportementale. Le sujet ne dit Je que sur le fond de ce Tu qu’il peut être aussi. Il s’agit de comprendre comment le sujet comportemental, qui est une forme articulant différentes positions qui sont liées les unes aux autres, advient comme l’unité indivise de celles-ci et se présente lui-même en tous ses comportements. Une des grandes thèses de Merleau-Ponty consiste à dire que la structure d’émergence d’un espace de sentir au sein de l’interaction comportementale des vivants humains implique une crise, une perte de la cohérence fonctionnelle du vivant naturel. Les différentes dimensions d’un comportement humain ne peuvent plus être comprises comme des dimensions articulées selon le principe de la figure et du fond. Lacan est dans doute l’un des penseurs qui s’est approché au plus près de ce processus d’incompossibilisation des dimensions constitutives de l’humain. La présence humaine advient à l’intérieur d’une crise de cohérence. Lacan a en effet montré que le sujet parlant (entendons ici le sujet phénoménologique) ne peut pas être seulement un sujet communiquant (une forme comportementale). La question de l'inversion des rôles est liée à cette crise constitutive de l'émergence possible d'un sujet phénoménologique. La façon dont Lacan construit son analyse de la structure du mensonge humain consiste à montrer que les rôles qui y sont à l’œuvre deviennent incompossibles23. Les différents rôles (le trompeur et le trompé) qui étaient liés l’un à l’autre dans leur différence même deviennent mêmes et autres à la fois et se rendent ainsi impossibles les uns les autres en se renversant immédiatement en leur contraire. Le trompeur ne peut plus 23 Cf. J. Lacan, Le séminaire. Livre III. Les psychoses, Paris, Seuil, 1975, p. 47. Raphaël Gély – Sentir et créativité 19 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles se définir seulement par son rapport au trompé dans la mesure où les différentes positions possibles qu’il prend au sein du comportement langagier sont toutes activées en même temps. Le trompeur se positionne en effet comme trompé au moment où il se met à tromper. Le trompeur dit alors la vérité pour tromper dans la mesure où il suppose que l’autre suppose qu’il est en train de mentir. La boucle se boucle quand il suppose que l’autre suppose qu’il suppose que l’autre suppose. Il ment en disant la vérité mais l’autre le croit parce qu'il pense qu’il est en train de mentir. Les rôles ne se définissent plus ici l’un par rapport à l’autre mais se neutralisent en se devançant et en prenant perpétuellement la place l’un de l’autre. Ces différents rôles sont inscrits les uns dans les autres si bien qu’ils commencent à s’affronter et à revendiquer pour eux-mêmes la primauté du comportement, en s’inversant dès lors inéluctablement l’un en l’autre. Chacune des positions ne cesse d’être en même temps à la fois affirmée et niée. Cette situation de crise où la réversibilité entendue en un sens gestaltiste devient incompossibilité est le premier moment du processus d’instauration d’un espace de présence en lequel les sujets vont pouvoir devenir présent indivisiblement en leur comportement. Une conception structurale du rapport entre les positions langagières consiste à dire que celles-ci se définissent simplement en fonction l’une de l’autre. Il y a un homme et une femme. Il y a un maître et il y a un esclave. Il y a un Je et il y a un Tu. Tout fonctionne de façon comportementale tant que ces deux positions ne se neutralisent pas en s’activant en même temps l’une par rapport à l’autre. La situation est pourtant celle-là maintenant et introduit une sorte d'oscillation folle entre ces rôles devenus incompossibles. La conception classique comportementale du rapport entre les rôles est en effet ici dépassée dans la mesure où chaque rôle se renverse immédiatement en son contraire. La qualification de chacun des rôles se fait en même temps et immédiatement à partir Raphaël Gély – Sentir et créativité 20 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles de l'autre. Les rôles ne se définissent donc plus l’un par rapport à l’autre mais se définissent l’un par l’autre si bien qu’on ne sait plus qui est le qualifiant et qui est le qualifié l'un de l'autre. Nous définirons cette situation comme une situation de crise liée à une perte de cohérence fonctionnelle de la structure comportementale de chacun des deux sujets. Cette situation se retrouve en fait au niveau de la structure langagière du Je et du Tu. Tout se passe en effet comme si les rôles, au lieu d’alterner et de se positionner l’un par rapport à l’autre, se développaient tous en même temps. Celui qui dit Je s’entend déjà dire Tu et ne parvient plus à dire Je sans s'annuler déjà lui-même comme sujet parlant. Il affirme absolument le Je en le niant absolument. Dans cette situation de crise, le sujet comportemental ne dit plus Je pour dire Je mais pour s’entendre dire Tu et inversement. Toute la question est alors de décrire la façon dont cette crise peut ouvrir à la possibilité d’une expérience phénoménologique d’un soi parlant à un autre soi. Le premier moment de la description met donc en évidence une situation de crise qui fait que les rôles tenus par les sujets ne sont plus harmonisés fonctionnellement et ne s’anticipent plus les uns les autres selon le principe de la figure et du fond. La subjectivité comportementale est déchirée. Le sujet est disloqué par des opérations qui sont incompossibles les unes pour les autres dans la mesure où elles veulent toutes en même temps être la dimension les unes des autres. Le sujet se vide de lui-même et ne parvient plus par exemple ni à aimer ni à être aimé. Il veut aimer absolument ou être aimé absolument et ce dilemme ne s’annule pas de façon résolutoire dans un comportement fonctionnel. Cette incompossibilisation creuse le sujet d’un vide radical qui empêche les dimensions de son existence de s’harmoniser dans la production d’un comportement adapté. Tout se passe comme si le sujet ne parvenait plus à entrer en rapport stabilisé avec une extériorité. Cette crise du sujet comportemental provoque donc une démultiplication de ses Raphaël Gély – Sentir et créativité 21 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles activités en dimensions incompossibles qui se retournent perpétuellement l’une en l’autre. Le sujet se déchire en des positions qui, d’abord complémentaires, sont devenues rivales et incompossibles. Le sujet ne dit vraiment Je et se vit entièrement en ce Je – s'exposant ainsi radicalement à l'autre à qui il parle – que lorsque le rôle du Je entre en relation de couplage avec le rôle du Tu qui lui est devenu incompossible. De la même façon que l'expérience du touchant-touché enseigne que la main droite devient simultanément touchante et touchée dans le rapport de couplage qu’elle entretient avec la main gauche, on peut dire ici que le sujet sort véritablement de lui-même quand sa prise de parole se simultanéise avec l’écoute de l’autre qui lui est devenue incompossible. Le sujet dit Je mais en étant déjà virtuellement un Tu. Il advient comme présent dans son comportement de sujet parlant parce que sa prise de parole effective se produit à l’intérieur d’une intégration advenue entre tous ces rôles incompossibilisés, de sorte que les deux sujets ne sont plus alternativement Je ou Tu, mais intègrent dans leur prise de parole respective la prise de parole de l'autre, non plus de façon fonctionnelle par simple anticipation mentale, mais de façon phénoménologique, c'est-à-dire en réalisant dans l’espace de tension du corps lui-même la jonction de toutes ces dimensions incompossibles. Le sujet qui se met à parler est déjà d'une certaine manière un sujet qui écoute la parole de l'autre, un sujet qui parlant donne déjà la parole à l'autre, c'est-à-dire, au sens le plus fort, parle à l'autre, est en lui-même auprès de lui. L'espace de vie phénoménologique advient en chacun des sujets et entre les sujets en instaurant un déplacement sur place des sujets les uns auprès des autres. On peut dire alors que c’est vraiment le même être qui perçoit et qui parle. Tout se passe comme si la perception de l’autre était déjà un accueil de sa réponse avant même que le sujet ne lui adresse effectivement sa parole. Le sujet est présent dans sa parole. Le sujet parlant est déjà écoutant et sa parole effective réalise ainsi ce double mouvement invisible de la Raphaël Gély – Sentir et créativité 22 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles parole qui est adressée à l’autre et de l’écoute de la parole de l’autre. 6. Mouvement possible et mouvement effectif Je regarde une partition de piano. Je veux la jouer. Je l'analyse et j'active des procédures mentales. Supposons que j'hésite à interpréter tel groupe de mesures dans un sens exprimant une certaine retenue. Il faudrait que la succession des notes mette en évidence une sorte d'hésitation, mais décidée. Voilà un exemple d'expression qui n'est pas convertible en une signification directe. Cela ne signifie pas que ce qui cherche à se dire ne va pas m'être donné ni rendre possible une perception musicale. Je vais au piano pour jouer et je mets mon corps dans une attitude motrice tendue, afin de savoir si elle est tenable, si je m'y sens bien. Il ne suffit pas de pouvoir réaliser matériellement le sens que j'ai donné au morceau pour que je sois au morceau lui-même et reçoive de ce rapport à lui toute ma puissance d'expression. Supposons qu’un silence précède la série de notes à jouer, avec un léger soulever de main, une quasi-imperceptible suspension où s'inaugure un mouvement. La question est de savoir si, dans la tension intégrée de ma main, un mouvement se réalise virtuellement. Je mets ma main en immobilité tendue et je tente de saisir au moment où elle va se mettre à jouer si elle détient en elle par potentialisation la série incompossible des gestes effectifs qui sont à réaliser. Ma main en se soulevant exécute un mouvement selon une certaine tension et tient en sa prise unique une successivité. Je suis en situation de sentir avec le clavier, je sens les touches qui s'enfoncent presque avant que je ne m'en approche. J'ai été au morceau en étant au piano, j’ai laissé la musique me traverser. Je joue, mais en étant présent à ce que je joue. Mon corps n'est pas seulement un organe qui réalise des intentions. Il les contient chaque fois dans la prise unique Raphaël Gély – Sentir et créativité 23 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles de sa motricité tendue. Sans cette intégration dans la motricité virtuelle, le pianiste n’est pas capable d'attaquer ses notes avec cette force très précise et qualifiée qui s'est accumulée en lui, dans la matérialité tendue de son corps. Le pianiste prend l'habitude, il a le morceau en main. Les gestes effectifs à venir seront l’expression d'un mouvement potentialisé et réalisé virtuellement. Un art comme la danse peut être interprété comme permettant l'instauration d'une perception phénoménologique de mouvement, non pas seulement parce qu'il permet d'assister à un mouvement non fonctionnel, non articulé à des fins utilitaires, mais parce qu'il permet de faire l'expérience vive de ce mouvement virtuel dont nous venons de parler. L'art de la danse n'est un art du mouvement que parce que s'y articulent de façon spécifique l'immobilité du corps et sa mobilité. Quand le danseur ne bouge pas et se tient dans une certaine pose, on ne peut pas dire de celui-ci qu'il est purement et simplement au repos comme une réalité solide peut l'être objectivement. Le danseur est au repos dans une certaine immobilité tendue, en mettant son corps dans une certaine discordance, dans une certaine conflictualité de lignes de forces. Regarder le danseur, c'est alors assister à l'intégration de ces lignes de force, où se potentialise et se réalise virtuellement un certain type de mouvement. L'espace qui entoure le danseur n'est pas un espace neutre, c'est un espace déjà investi d'un mouvement virtuellement réalisé. Le danseur est perçu à partir de la mise en charge de l'espace, celle-ci étant générée par les tensions internes à sa phénoménalisation. L'expression de rayonnement est ici appropriée dans la mesure où la phénoménalisation de la sculpture et la phénoménalisation du danseur relèvent d'une logique qui n'est plus celle de la psychologie de la forme. Du point de vue de la psychologie de la forme, un état de choses se phénoménalise en se fermant sur soi, en se rassemblant à partir de ses seuls éléments compatibles. De la même façon, il se peut qu'un spectateur pressé, Raphaël Gély – Sentir et créativité 24 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles cherchant tout autre chose qu'à simplement percevoir, ne laisse pas la fameuse sculpture de Rodin, donnant à percevoir un homme qui marche, se phénoménaliser selon sa discordance interne. En ce sens, ce qui dans cette sculpture est incompatible, ce qui en elle provoque un conflit perceptif, est atténué au profit de la recherche exclusive de ses facteurs de compatibilisation. La perception est alors au service d'une autre instance qu'elle-même. Par exemple, je vais au musée pour pouvoir dire que j'ai bien vu la fameuse sculpture de Rodin dont nous parlons. J'ai déjà vu cette sculpture dans un livre d'art consacré à Rodin et je me dirige maintenant pour la voir en chair et en os. J'arrive dans la salle où cette sculpture est exposée. Il me suffit d'un rapide coup d'œil pour que la reconnaissance de cette sculpture soit réalisée. D'un point de vue fonctionnel, j'ai bien perçu cette sculpture mais je ne puis pas affirmer que je l'ai perçue phénoménologiquement, au sens fort du terme. Tout au moins, ce niveau phénoménologique n'a pas été vécu comme tel et à un niveau explicite de conscience. Si j'ai lu quelques écrits de Rodin, si j'ai parcouru L'Oeil et l'Esprit de Merleau-Ponty, je vais constater que les deux pieds de l'homme qui marche reposent à plat sur le sol, je vais peutêtre même avoir l'impression diffuse de quelque chose de bizarre, mais je n'ai pas le temps pour vraiment regarder. Dans ce cas, il ne se passera rien. Pour qu'il se passe quelque chose, il faut que je me donne le temps de m'accorder pleinement à ce que l'œuvre exige pour être pleinement perçue en tant que telle. Ce n'est qu'à ce moment que les facteurs d'incompossibilisation de l'état de choses perçu peuvent être activés, que l'état de choses va pouvoir se phénoménaliser selon la typique d'un mouvement virtuellement réalisé. L'expérience que je fais alors, ce n'est plus celle d'un état de choses fermé sur lui-même, mais l'expérience d'un état de choses qui se figure à l'intérieur d'un espace plus large que le sien propre et qui reçoit désormais son pouvoir d'apparaître autant de lui-même que de ce avec quoi il est en relation. L'espace autour de la Raphaël Gély – Sentir et créativité 25 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles sculpture n'est plus seulement un espace vide et simplement amorphe. Il devient un espace chargé et polarisé. La sculpture se phénoménalise comme étant en mouvement, comme habitant déjà virtuellement l'espace qui l'entoure. En ce sens, ce qui entoure la sculpture ne peut plus être simplement compris comme un fond neutre et passif. Par la façon même dont cette sculpture se phénoménalise, c'est l'espace qui l'entoure qui change de statut. C'est ainsi et de la même façon que les fameuses sculptures de Giacometti peuvent agrandir l'espace qui les entoure d'une façon prodigieuse. Alors qu'un simple objet ne ferait que dévoiler le caractère désert d'un espace trop grand pour lui, les sculptures de Giacometti, si du moins nous prenons le temps de les percevoir, génèrent l'expérience à la fois d'un élargissement et d'une densification de l'espace qui les entoure. En sens inverse, il peut y avoir des espaces peuplés de façon telle qu'ils ne vont pas permettre à ces objets énigmatiques que sont les sculptures de Rodin et de Giacometti de se phénoménaliser de façon dynamisante. Ce n'est qu'en condition perceptive optimale que ces objets rayonnent, vibrent. Leur phénoménalité se construit alors à partir de discordances, d'incompossibilités. Celles-ci s'intègrent phénoménalement autour d'un foyer virtuel qui est celui même de leur auto-mouvement. Il en va de même lorsque le danseur parvient en son immobilité tendue à laisser son corps se phénoménaliser selon une pluralité de directions incompossibles. Par exemple, le chorégraphe demande au danseur de donner l'impression qu'il est tout à la fois attiré et repoussé par sa partenaire. Qu'est-ce donc que se donner à voir comme attiré et repoussé ? Il importe de bien voir que le sens d'une telle expression n'est pas saisissable de façon directe et frontale, si du moins on insiste sur le caractère incompossible des significations mises en présence : attiré et repoussé, l'un et l'autre absolument. D'un point de vue merleau-pontien, nous dirons que c'est le propre d'un tel sens de ne pouvoir être Raphaël Gély – Sentir et créativité 26 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles saisi qu'en étant perçu. Autrement dit, c'est dans la façon même dont le danseur va se donner à percevoir que ces deux significations incompossibles vont pouvoir s'intégrer. Elles ne trouveront leur cohérence d'ensemble que dans une incarnation perceptive. Une façon gestaltiste de résoudre cette question consiste à semer ici et là des indices perceptifs représentant le fait d'être attiré et le fait d'être repoussé. Autrement dit, le danseur se donne à percevoir comme un état de choses entièrement fait de compatibilités et revêtu par ailleurs d'indices nourrissant une représentation de l'attirance et nourrissant une représentation de la répulsion. Les significations ne sont pas alors simultanéisées dans leur incompossibilisation même, mais sont simplement juxtaposées. Mais le travail de l'artiste peut être tel qu'il laisse son corps trouver une attitude où ces significations peuvent s'incompossibiliser et s'intégrer. Ce qui se donne alors à percevoir, c'est un état de choses travaillé par des lignes de forces incompossibles et qui se phénoménalise à partir de cette incompossibilité : “[Les] formes [sont des] “cicatrices” de forces et [les] forces vibrent dans les formes”24. Le danseur se donne désormais à percevoir en relation de co-constitution avec son environnement perceptif. Son corps ne se phénoménalise qu'en réalisant virtuellement dans son immobilité tendue une série de mouvements incompossibles. Là-bas, sur scène, un corps est immobilement en mouvement, se donne à percevoir en sa texture sensible même comme se mouvant. J'ai l'impression qu'il va déjà vers sa partenaire et à la fois s'en écarte. Le sens impossible à convertir en signification simple (attiré et repoussé) se donne à voir dans la cohérence tensorielle d'une mise en charge de l'espace, si bien que lorsque le danseur se mettra à bouger effectivement, son mouvement sera véritablement perçu au sens phénoménologique du terme. Il sera perçu comme étant à l'œuvre dans l'état de choses lui-même. En ce sens, pour Merleau-Ponty, des 24 M. Merleau-Ponty, Notes de cours, op. cit., p. 173. Raphaël Gély – Sentir et créativité 27 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles expressions comme “rayonnement”, “vibration”, loin d'être empruntées indûment à des expériences de mouvements effectifs, sont des expériences qui structurent notre perception phénoménologique des mouvements. C'est dans le même sens que certains arts martiaux investissent de façon radicale cette problématique du rapport entre perception et mise en charge de l'espace. Le maître a besoin pour faire sa démonstration d'un sujet déjà suffisamment avancé dans l'art en question. De la même façon que le danseur dont nous parlions précédemment, lorsque le maître prend une pose, il met son corps dans une attitude telle que sa perceptibilité échappe de façon radicale aux seules lois de la psychologie de la forme. Le corps qui est là et qui se donne à percevoir n'est pas un corps dont la visibilité se laisserait ramasser par les seules règles de la ressemblance, de la proximité, de l'homogénéité maximale. Il est travaillé par des lignes de forces qui sont au maximum de leur tension, tout l'art du maître consistant, en son immobilité tendue, à laisser son corps s'intégrer à partir de ces lignes de forces. Comme Merleau-Ponty ne cesse de le répéter, un tel corps fonctionne comme une œuvre d'art, comme échappant aux lois de la Gestalt. C'est dire que ce corps se donne à percevoir comme étant tout autre chose qu'une figure fermée sur elle-même et rejetant tout ce qui n'est pas elle hors d'elle. Au contraire, ce corps ne se rassemble perceptivement comme corps qu'à partir d'un vide qui est inclus en lui. Ce vide est généré par le contraste entre les veines perceptives qui structurent le processus de phénoménalisation de ce corps. Cette figure n'est pas chaotique, mais elle n'est pas non plus une totalité rassemblée à partir de l'annulation maximale des tensions. Cette figure ne se figure qu'à partir de l'intégration de ces tensions, cette intégration ne pouvant pas ne pas activer l'espace qui l'entoure, le mettre en charge. De façon nonmétaphorique, cette figure ne se ferme qu'en s'ouvrant et ne s'ouvre qu'en se fermant, non pas dans un battement labile, mais en simultanéisation. L'espace se met alors en charge Raphaël Gély – Sentir et créativité 28 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles en potentialisant certains mouvements. C'est pourquoi dans le jeu de langage de ces cultures qui ont investi de façon radicale ces processus de mise en charge de l'espace, on peut dire que le maître, en son immobilité même, est en train d'effectuer un mouvement, par exemple un mouvement d'évitement de quelqu'un qui viendrait vers lui pour le frapper. Que se passe-t-il dès lors que le disciple qui est ici perçoit le maître qui est là-bas ? Si le disciple sait percevoir, c'est-à-dire laisse le corps du maître se phénoménaliser de façon phénoménologique, apparaître dans la mise en charge de son espace même, alors le disciple ne peut qu'être déjà sous l'emprise des mouvements possibles du maître, qui sont virtuellement agissants. L'espace entre le maître et le disciple se polarise en potentialisant certains mouvements plutôt que d'autres. Si le disciple, selon le rite de la démonstration, court vers le maître pour le frapper, il va être à un moment éjecté de sa trajectoire, ne pas pouvoir atteindre le maître. Nous pourrions alors dire que le disciple s'est jeté de lui-même hors de sa trajectoire d'attaque, qu'il a simulé. D'une certaine façon, ce n'est pas faux. Nous ne décrivons pas ici cette expérience à partir d'un jeu de langage qui consisterait à dire que de l'énergie est sortie du corps du maître pour effectivement s'opposer au mouvement du disciple. Dans notre jeu de langage à nous, qui prend le parti d'une hyperobjectivation de l'expérience perceptive, il n'y a nulle énergie qui se dégage du corps du maître. Effectivement, l'espace entre le maître est vide et seulement vide, neutre et passif. Mais si l'on prend maintenant comme axe de description le plan de la phénoménalité, il en va tout autrement. En percevant le maître, le disciple s'est ajusté à ce que la phénoménalisation de celui-ci pouvait faire, de la même façon que percevant la sculpture de Rodin, nous nous ajustons aux tensions dont elle est porteuse et nous laissons notre perception organiser les stimuli à partir de ces tensions et sans les annuler. Lorsque le disciple se met effectivement en mouvement, il ne fait donc pas que rendre Raphaël Gély – Sentir et créativité 29 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles mobile un corps immobile. A ce niveau d'interrogation, cette description n'est plus suffisante. Le corps du disciple, en percevant le maître, s'est laissé mettre dans une attitude motrice où se réalisait virtuellement un certain type de mouvement, en l'occurrence ici, le mouvement d'être éjecté de sa trajectoire d'attaque. Lorsque le disciple est éjecté de cette trajectoire, tout se passe alors comme si le maître l'avait invisiblement touché. Mais c'est au niveau perceptif que ce toucher a eu lieu, virtuellement. C'est en percevant le maître que le disciple a laissé se potentialiser ce type de mouvement, si bien que l'enjeu de cette démonstration consiste pour le disciple à faire l'expérience que son mouvement vers le maître, tout en ne venant que de lui, est l'expression d'un mouvement potentialisé et sollicité par la façon même dont le maître se donnait à percevoir. Quand le disciple s'écarte de sa trajectoire d'attaque, il le fait de luimême, mais fait en même temps l'expérience que ce mouvement d'éjection est un mouvement potentialisé par la mise en charge de son environnement perceptif. Il en va de même dans l'expérience de la non-violence, et c'est pourquoi les traditions les plus fortes de la nonviolence ne peuvent se contenter de faire appel à une moralité abstraite qui imposerait au non-violent et de l'extérieur une série de comportements spécifiques. Si le non-violent ne laisse pas cet idéal de la non-violence s'incarner dans la texture même de sa vie, non seulement cette non-violence ne restera qu'un idéal, mais elle ne pourra avoir aucune sorte d'efficacité. Une des conditions de cette efficacité consiste précisément en ce qu'elle puisse être donnée à percevoir phénoménologiquement et déjà ainsi agir au seul plan de la phénoménalité. C'est ainsi que celui qui s'apprête à violenter physiquement celui qui lui fait face et qui ne répondra pas par le même type de violence ne peut pas simplement percevoir une masse vivante habitée d'une détermination intérieure, invisible. Si cette détermination ne se donne pas comme telle à percevoir, l'espace qui sépare le non-violent de son agresseur est un espace qui compte pour Raphaël Gély – Sentir et créativité 30 Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles rien dans le gestion du conflit. Il y a une résistance à l'agression qui se joue déjà sur le seul plan de la phénoménalité. C'est en ce sens que la technique de la nonviolence ne peut pas être opérante de la même façon en n'importe quel contexte. De la même façon, le maître a besoin de son disciple pour faire sa démonstration et non pas d'une brute épaisse. Cette dernière, en l'occurrence, ne voyant rien, aveuglée par sa propre violence, ne peut laisser la phénoménalité du maître agir sur lui. Il franchira l'espace qui le sépare du maître comme si cet espace ne comptait pour rien. En ce sens, il y a des situations qui sont plus ou moins capables de laisser de telles expériences s'instaurer. Si d'un certain point de vue, tout état de choses est toujours déjà perçu de façon phénoménologique, d'un autre point de vue, il y a des degrés dans le processus de genèse du sens phénoménologique de l'expérience perceptive. C'est en prenant comme guide de description des situations en lesquelles cette genèse se donne explicitement à vivre qu'il nous est ainsi possible d'explorer les conditions motrices de la perception du sens. Un des enseignements les plus fondamentaux des descriptions que nous venons d'opérer consiste dans la mise en évidence que la perception phénoménologique d'un état de choses comme ceci ou cela est liée à la potentialisation de mouvements. Dans cette perspective, l’usage thérapeutique de l’expression artistique peut être également considéré comme permettant au sujet de laisser s’instaurer en lui cette capacité à sentir, de laisser se potentialiser en lui de possibles mouvements à venir. Raphaël Gély est philosophe, chargé de recherches UCL/FNRS. Raphaël Gély – Sentir et créativité