Enseigner l`art d`aimer

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Enseigner l`art d`aimer
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ENSEIGNER L’ART D’AIMER
En raison de son sujet, L’Art d’aimer suscite la polémique : ainsi, des demandes ont été faites
pour interdire que cette œuvre jugée licencieuse et misogyne figure au programme du baccalauréat de
latin pour les sessions 2010-2011. Les Anciens Ŕ suivis en cela par quelques Modernes Ŕ y ont vu quant
à eux la cause de l’exil d’Ovide, en 8 ap. J.-C. : certes, c’est ainsi que le poète lui-même l’a expliqué,
mentionnant les duo crimina, carmen et error1, qui l’ont conduit à Tomes ; mais s’il a reconnu s’être rendu
coupable d’une « erreur », dont nous ignorons la nature2, il a toujours nié que L’Art d’aimer puisse
constituer un objet de grief3. Notons simplement, sur cette question encore controversée aujourd’hui,
que son poème a été publié en 2 ap. J.-C. au plus tard ; il me semble peu probable qu’Auguste ait
attendu six ans pour exiler un poète dont l’œuvre porterait atteinte à la morale, et qu’il ait choisi,
précisément, le moment où il travaillait à la rédaction des Fastes, poème consacré aux fêtes religieuses du
calendrier : le carmen n’est donc sans doute qu’un prétexte utilisé pour éviter d’avoir à expliquer la raison
réelle de l’éloignement d’Ovide.
Passant outre ces polémiques qui réduisent L’Art d’aimer à son seul sujet et en déforment le sens
je m’intéresserai d’abord à la manière dont le poète joue avec deux traditions littéraires, celle de la
poésie didactique d’une part, et celle de la poésie élégiaque qui chante la passion d’autre part. Je
chercherai ensuite à montrer que L’Art d’aimer, s’il est évidemment une leçon d’amour, peut aussi se lire
comme une leçon de sagesse, qui met en scène pour son lecteur, un art de vivre dans la Rome
augustéenne.
Des indications bibliographiques, des propositions de textes à étudier pour tous les niveaux du
collège et du lycée, un plan de l’Ars amatoria et les textes cités au cours de cet exposé figurent dans les
documents joints en annexe.
I) LA DIMENSION DIDACTIQUE DE L’ART D’AIMER
L’Art d’aimer s’affiche comme un ouvrage didactique par son titre d’Ars amatoria forgé sur le
modèle d’ars oratoria. Les artes étaient alors en vogue Ŕ jeux de hasard, osselets, dés, stratégie, paume,
cerceau, natation, maquillage, réceptions, poterie…4 - et l’on peut se demander si Ovide n’a pas cédé à
un effet de mode. Je chercherai pour ma part à montrer que son œuvre s’inscrit dans une tradition bien
ancrée d’enseignement amoureux, l’erotodidaxis et qu’elle relève pleinement du genre de la poésie
didactique Ŕ si tant est qu’il y en ait un. J’étudierai ensuite plus précisément les caractéristiques
didactiques de l’Ars amatoria.
Ov., Tr. II, 407-408.
Il était interdit à Ovide d’en parler. Les Modernes ont souvent noté la concomitance de son exil avec celui de Julie la
Jeune ; le fait qu’Ovide se compare à Actéon dans les Tr. II, 103-108 indique vraisemblablement qu’il aurait assisté à une
scène qu’il n’aurait pas dû voir.
3 Voir par exemple Ov., Tr. II, 239-256.
4 Ov., Tr. II, 471-492.
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1) La tradition de l’erotodidaxis
a) En Grèce
Il existait une veine parodique de l’erotodidaxis en Grèce, dont Xénophon par exemple nous a
conservé le souvenir, racontant comment la courtisane Aspasie aurait offert ses conseils à Socrate1. Il
existe également une veine sérieuse, riche et bien attestée, celle des manuels érotiques écrits pour les
courtisanes Ŕ on peut penser alors au livre III de L’Art d’aimer - ou par elles : les fragments retrouvés de
l’ouvrage de Philaenis concernent la séduction2 et, à en croire Suétone, Élephantis s’était intéressée aux
diverses positions à adopter au lit3.
Ovide connaissait ces artes meretriciae, auxquelles appartient peut-être le « recueil de peintures »
mentionné aux vers II, 679-6804. Il est probable que le développement des vers III, 769-808 s’appuie
sur l’ouvrage d’Élephantis, ou des ouvrages similaires. Un rapprochement plus précis a été proposé
entre les vers III, 279-2805 et le fragment 18 d’Alexis, tous deux consacrés aux dents de la belle, qu’elle
doit cacher, ou montrer6.
b) À Rome
À la tradition grecque « technique » de l’erotodidaxis répond, à Rome, une tradition poétique,
largement attestée dans le théâtre et l’élégie. Les courtisanes de Plaute et de Térence se voient prodiguer
des conseils par leurs servantes7, tandis que les puellae des poètes élégiaques reçoivent ceux des
entremetteuses : ainsi, la lena Acanthis recommande à une jeune fille de demander des cadeaux, d’attiser
la flamme de son amant en feignant un rival ou un mari et conclut sur la nécessité de profiter de sa
beauté Ŕ qui peut lui rapporter beaucoup8 ; la Dipsas des Amours I, 8, donne quant à elle une véritable
leçon à la jeune fille qu’elle aborde.
Ovide est bien conscient de cet héritage dans L’Art d’aimer, ainsi que l’indique le fait qu’il se
disculpe, au vers III, 97, d’être lui-même un leno : « Nec nos prostituit mea uox, Non, ma voix ne vous
conseille pas de vous prostituer » ; or cette phrase vient conclure un développement sur le motif du
carpe diem, dont plusieurs vers rappellent le discours de l’entremetteuse Dipsas9. Le poète, quoiqu’il s’en
défende, en est bien, à sa manière, le successeur.
L’erotodidaxis, à Rome, s’est développée sous une troisième forme, celle des conseils du poète,
instruit par son expérience. L’élégie I, 4 de Tibulle constitue une ars amatoria en miniature, dans laquelle
il souligne à plusieurs reprises son ambition didactique : il demande ainsi à Priape de lui enseigner sa
sollertia (vers 3) afin qu’il devienne magister (vers 75) et puisse à son tour enseigner les praecepta Veneris
(vers 78) ; en conclusion, il s’interroge sur l’efficacité de ses artes et de ses magisteria10. Or les points de
rencontre entre Tibulle et Ovide sont nombreux :
11-14 : multiplicité des garçons à aimer et de leurs attraits Ars am. I, 55-66 (et Am. II, 4, 9 sq)
15-20 :ne pas se laisser rebuter par un premier refus
Ars am. I, 343-350
Xen., Mem. II, 6, 36 et Ec. III, 14 ; voir aussi Ath., Deipn. V, 219 b-d.
P.Oxy. 2891 ; Philaenis de Samos aurait vécu au IVe ou au IIIe siècle av. J.-C.
3 Suet. Tib. 43, 2 ; voir aussi Priap. 4 ; Mart. 12, 43.
4 Les femmes âgées sont plus savantes au lit, « elles se prêteront pour l’amour à mille attitudes ; nul recueil de peintures n’a
imaginé plus de poses diverses »
5 « Si tes dents sont trop noires, trop longues ou mal rangées, tu te feras beaucoup de tort en riant ».
6 Kock II, p. 329 20 sq.
7 Voir références dans les documents joints.
8 Prop., IV, 5.
9 Voir plus précisément Am. I, 8, 43-53 et Ars III, 62, 79-80 et 91.
10 Voir les extraits cités dans les documents joints ; j’ai traduit artes par « expédients », au sens de moyens, ressources, idées.
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21- 26 : ne pas hésiter à se parjurer
Ars am. I, 601-656
27-38 : carpe diem
Ars am. II, 667-674 et III, 59-88
39-56: se conformer aux désirs de l’amant
Ars am. II, 177-251
Les vers de Tibulle ne sont pas un exemple isolé et il serait intéressant de comparer L’Art d’aimer à
l’élégie I 10 de Properce (vers 19-30 : le poète, instruit par son expérience avec Cynthie, conseille
Gallus) ou au poème I, 4 des Amours (Ovide enseigne à son amie comment se comporter lors d’un
banquet).
L’Art d’aimer appartient pleinement à la tradition de l’erotodidaxis ; Ovide a pu s’appuyer sur des
sources grecques techniques, les manuels des courtisanes, et il a développé les motifs proprement latins
des conseils à la courtisane ou à l’ami, présents dans les comédies et les poèmes élégiaques. L’originalité
du poète réside dans son élargissement à un ouvrage entier, d’ambition didactique.
2) La tradition de la poésie didactique
a) Les grands modèles
La tradition didactique a ses grands modèles, en Grèce et à Rome : Les travaux et les jours
d’Hésiode, les œuvres scientifiques d’Empédocle, Parménie et Aratos, le De rerum natura de Lucrèce ou
encore les Géorgiques de Virgile.
Une attention plus particulière peut être apportée au Catalogue des femmes du Pseudo-Hésiode,
dont Ovide s’est peut-être souvenu aux vers I, 283-342 (développement sur les femmes passionnées) et
III, 7-24 (énumération de femmes vertueuses et de femmes criminelles). Il faut également mentionner
l’œuvre de Nicandre, grammairien, poète et médecin grec, du IIe siècle av. J.-C. : il est l’auteur des
Theriaka et des Alexipharmaka qui ont pour particularité d’être construit sur un système d’opposition :
les blessures causées par les animaux venimeux et leur traitement pour le premier, les poisons et leurs
antidotes pour le second. On peut se demander si ce schéma n’a pas inspiré le diptyque formé par les
trois livres de l’Ars amatoria d’une part, et les Remedia amoris d’autre part.
b) Poésie didactique et genre littéraire
Il faut se garder d’un anachronisme et ériger la poésie didactique au rang de genre littéraire ;
pour les Anciens en effet, ces poèmes étaient considérés comme relevant du genre épique, puisqu’ils
étaient écrits en hexamètres dactyliques1.
Les efforts des Modernes pour dégager les spécificités de la tradition didactique poétique se
sont avérés vains, tant son hétérogénéité la rend irréductible à une typologie. B. EFFE a proposé un
classement en fonction de l’intention didactique, directe, indirecte ou ornementale, tandis que R.K.
GIBSON s’est intéressé à l’objectif didactique affiché, instruire sur un thème, enseigner la pratique d’un
art ou montrer la voie à suivre.
Aucune de ces deux typologies ne permet, me semble-t-il, de rendre compte de la diversité de la
tradition poétique didactique Ŕ où classer Virgile ? Ovide ? Ŕ qui, pour les Anciens, ne constituait pas
un genre. Il est plus raisonnable de chercher, avec P. TOOHEY, les caractéristiques communes à tous ces
poèmes qui les marquent comme didactiques et créent, en quelque sorte, un contrat de lecture
clairement perçu :
- présence d’une persona doctoris
- présence d’une persona discipuli (ils peuvent être plusieurs ; ils ne sont pas forcément nommés)
- intention didactique affichée (instruire ou exhorter)
1
Voir Quint. X, 1, 46-57 à propos d’Hésiode, Aratus et Nicandre, et X, 1, 87 à propos de Lucrèce.
4
- style didactique (vocabulaire technique, exemples...)
- emploi de l’hexamètre dactylique
Il s’agit donc à présent de voir si ces marques Ŕ ou marqueurs Ŕ didactiques sont bien présents
dans L’Art d’aimer, à l’exception bien sûr de celui du mètre ; son sujet en effet imposait à Ovide le
distique élégiaque1.
3) Les caractéristiques didactiques de l’Ars amatoria
a) L’intention didactique
L’intention didactique est affichée d’emblée par le titre, ars amatoria, et les deux premiers vers
qui le reprennent : « Siquis in hoc artem populo non nouit amandi, / Hoc legat et lecto carmine doctus amet, S’il est
quelqu’un de notre peuple à qui l’art d’aimer soit inconnu, qu’il lise ce poème, et qu’instruit par sa
lecture, il aime ». Le groupe nominal ars amandi est une variante métrique à ars amatoria, tous deux forgés
à l’image du couple ars oratoria et ars dicendi.
Ce choix indique implicitement que L’Art d’aimer, malgré la légèreté de son sujet, doit être lu
avec le même sérieux que les œuvres rhétoriques Ŕ et rappelle tout ce qu’Ovide doit à sa formation de
rhéteur. Certains Modernes2 ont ainsi défendu l’idée qu’il avait construit son poème, et le livre I en
particulier, selon les parties de l’art oratoire, en les prenant au sens propre :
- inuentio et loci
I, 41 sq : choix de la matière à traiter et manière dont on va le faire
- dispositio
I passim : tactique d’approche
- elocutio
I, 457-483, il faut savoir parle pour plaire
- actio
I, 485-522 : être présent ; la tenue ; I, 563-600 : au cours d’un dîner...
- memoria ?
III, 329 sq : il faut lire de bons auteurs
Il serait cependant exagéré, me semble-t-il, d’y voir plus qu’un jeu littéraire avec un modèle connu de
tous les lettrés et la rhétorique n’a pas donné son plan à l’Ars amatoria.
Comment comprendre le sens du mot ars sous la plume d’Ovide ? Ce nom en effet signifie aussi
bien le traité théorique que le savoir-faire, le talent, ou l’habileté ainsi que les moyens ou les procédés (y
compris dans le sens péjoratif de ruses, ou arts magiques). Le poète a joué de la polysémie du mot, tout
en privilégiant les sens concrets. C’est ainsi que je propose de comprendre l’association d’ars-traité,
employé de manière auto-référente à ars ou artes ayant pour signification « moyens » ou « savoir-faire » :
- Ars am. I, 265-266 : ars, « traité » ou « moyen, procédé »
Nunc tibi, quae placuit, quas sit capienda per artes,
Dicere praecipuae molior artis opus.
Maintenant, ce sont les moyens de captiver celle qui t’a plu
que je voudrais t’indiquer ; c’est le point le plus important de
mon traité.
Ars am. III, 255-258 : ars, « traité » ou « habileté, savoir-faire »
Turba docenda uenit, pulchrae turpesque puellae :
Pluraque sunt semper deteriora bonis.
Formosae non artis opem praeceptaque quaerunt :
Est illis sua dos, forma sine arte potens.
Celles qui viennent recevoir mes leçons, c’est la foule, mélange
de jolies et de laides, et il y a plus de laideurs que de beauté !
Les belles ne réclament pas le secours de mon traité ni ses
préceptes ; elles ont leur beauté qui n’a pas besoin de savoirfaire pour exercer sa puissance.
Ars am. II, 11-14 : ars, utilisation polysémique
Non satis est uenisse tibi me uate puellam :
Ce n’est pas assez que mes vers aient amené à toi celle que tu
Il existe d’autres poèmes didactiques qui ne sont pas écrits en hexamètres dactyliques : l’Anoubion de Diosopolis, (poème
élégiaque d’époque impériale sur l’astrologie, Poxy 5503-5507) ; le De Insitione de Palladius (Ve ap. J.-C.).
2 Voir M. LABATE ; il développe l’hypothèse proposée par S. D’ELIA.
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Arte mea capta est, arte mea tenenda est
Nec minor est uirtus, quam quaerere, parta tueri :
Casus inest illic ; hoc erit artis opus.
aimes : mon art te l’a fait prendre, mon art doit te la
conserver. Et il ne faut pas moins de talent pour garder les
conquêtes que pour les faire : dans l’un il y a du hasard,
l’autre sera l’œuvre de l’art.
Si Ovide a écrit un traité, il veut que son enseignement ait une portée pratique, et non théorique.
Il l’affirme d’ailleurs clairement au tout début du livre I, dans les vers 3 à 8 où il compare l’art d’aimer à
celui de la voile et du char, comparaison qu’il développe à travers les figures épiques de Tiphys et
d’Automédon. Il place ainsi L’Art d’aimer sous le patronage d’Homère, modèle didactique par
excellence, à qui il a emprunté la double image de la voile et du char, ainsi que l’anaphore1 : son Ars
amatoria veut donner à ses lecteurs des artes, à comprendre comme un savoir-faire et des moyens pour
aimer et se faire aimer.
b) La figure du magister
Au vers I, 7, Ovide se donne le nom d’artifex, celui qui maîtrise une ars au sens concret du
terme ; c’est ainsi qu’il faut comprendre le fait que le poète se compare au pilote Tiphys, et au cocher
Automédon, dans le préambule du livre I. De même, après avoir lu ses vers, ses lecteurs deviendront
eux-aussi « artifices »2.
L’originalité d’Ovide réside dans son refus de l’inspiration poétique, clairement énoncé aux vers
I, 25-30. Il affirme d’abord ne pas être le porte-parole d’Apollon, pourtant traditionnellement considéré
comme le patron des poètes, et plus particulièrement de ceux qui refusent la poésie épique3 ; il se
démarque ensuite de la tradition hésiodique en niant avoir jamais rencontré les Muses4 et s’il invoque
Vénus, c’est à titre propiatoire uniquement, tout comme il le fera de la Muse Erato au livre II5.
Le poète adopte une figure originale, celle du uates peritus qui tire sa légitimé de son expérience ;
c’est en ce sens qu’il faut comprendre la paronomase parete perito au vers I, 29. Il s’inscrit ainsi dans un
mouvement initié par Properce, qui affirmait que son talent n’était que son amour pour Cynthie6.
L’éloge de l’expérience est un motif récurrent de l’Ars7. Pour le poète-magister, il peut s’agir de
son expérience personnelle8 ou d’une expérience plus livresque, apportée par les manuels techniques
(celui de Philaenis, son De medicamine faciei femineae) ou ses lectures poétiques : ainsi, quand il raconte
qu’il mit en désordre les cheveux de sa maîtresse dans un mouvement de colère (Ars II, 169-170), on
peut se demander s’il s’agit d’un souvenir réel ou d’une réminiscence du poème I, 7 des Amours.
Hom., Il. XXIII, 6 ; voir documents joints.
Ov., Ars am. III, 47 : Illos artifices gemini fecere libelli, « Ceux-là, deux livres les ont rendus maîtres dans l’art d’aimer ».
3 Voir par exemple Call. fr 1, 22-24 ; Hor. Carm. IV, 6 ; Virg. Ecl. 6 ; Prop. III, 3, 13.
4 Les oiseaux peuvent peut-être être compris comme une référence à Lucr. I, 12 (oiseaux qui annoncent Vénus) ou à Prop ;
I, 9, 5 (colombes de Dodone).
5 Ov., Ars am. II, 15-16 ; il précise qu’il l’invoque en raison de son nom, qu’elle doit à l’amour. Au livre III toutefois, adressé
aux femmes, Ovide accepte l’inspiration envoyée par Vénus : III 57, « Dum facit ingenium, petite hinc praecepta, puellae, tandis que
Vénus m’inspire, cherchez des leçons ici, ô femmes ».
6 II, 1, 3-4 : « Non haec Calliope, non haec mihi cantat Apollo. / ingenium nobis ipsa puella facit, Ni Apollon ni Calliope ne m’ont
jamais dicté mes vers ; c’est que mon talent n’est que mon amour pour Cynthie ».
7 Voir par exemple II, 677-676: « Adde, quod est illis operum prudentia maior, / Solus et artifices qui facit, usus adest, Ajoutez qu’à cet
âge, les femmes sont plus savantes en amoureux travail, et qu’elles possèdent l’expérience qui seule fait les artiste » ;
association d’usus et d’artifex.
8 Voir par exemple III, 665-666 à propos de la servante : « N’employez pas non plus une servante trop jolie : souvent elle a
pris auprès de moi la place de sa maîtresse ».
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c) La figure du discipulus
Si la présence d’un destinataire interne est clairement marquée par l’emploi de la 2ème personne,
les apostrophes et les impératifs, il faut cependant distinguer plusieurs discipuli.
Le premier est Cupidon, dont Ovide, dans les premiers vers du livre I, se pose comme le maître
Ŕ bien qu’il soit lui-même blessé par ses flèches1. Ce motif, emprunté peut-être au poète bucolique
Bion, repose sur l’antonomase Amor-amor : derrière le praeceptor Amoris du vers I, 17, il faut lire praeceptor
amandi ; de même, dans le prologue du livre II, « garder l’Amour » signifie « conserver l’amour de sa
puella2 ».
Les discipuli auxquels s’adresse le poète ne sont pas Cupidon, dont la figure n’apparaît que dans
les premiers vers des livres I et II, mais ses lecteurs, hommes et femmes. Ils font l’objet de nombreuses
adresses, dans des passages-clés tels que les transitions, les introductions et les conclusions3. Pour
assurer la transition entre les livres I et II, destiné aux hommes, et le livre III, destiné aux femmes, le
poète emploie la métaphore du combat entre les Grecs et les Amazones4.
Traditionnellement, on considère qu’il y a eu deux éditions de L’Art d’aimer : les deux premiers
livres, dont les destinataires affichés sont les hommes5 auraient été publiés après 2 av. J.-C. et avant le
début de l’année 2 ap. J.-C.6 ; le livre III aurait été écrit plus tard, vers 2 ap. J.-C., en même temps que
les Remedia amoris7. Plusieurs arguments sont avancés à l’appui de cette hypothèse : la partitio du livre I
ignore le livre III ; la conclusion du livre II annonce clairement la fin de l’ouvrage8 et comporte une
sphragis ; la présence d’un nouveau prologue au début du livre III. J’ajouterais également à cette liste le
fait que le plan du livre III n’est pas calqué sur celui des livres I et II9. Certains cependant défendent
l’idée d’une seule édition, en trois livres, se refusant à admettre qu’Ovide n’ait pas mieux préparé la
seconde édition de son poème et se soit contenté d’annoncer le livre III par deux vers ajoutés à la fin
du livre II ; le poète en outre aime à se jouer de son lecteur et aurait ainsi mimé « la guerre des sexes ».
Plutôt que de chercher vainement à résoudre cette question, je préfère travailler sur l’œuvre telle qu’elle
nous est parvenue, à savoir un diptyque inégal, et m’intéresser aux rapports entre le destinataire interne,
hommes ou femmes, et les choix d’écriture du poète.
Ovide, dans le livre III, a pris grand soin de préciser quels étaient les « élèves » auxquelles
s’adressaient ses vers, afin de ne pas être taxé d’opposition à la restauration augustéenne du mos maiorum
et à la morale. Il affirme que L’Art d’aimer n’a pas été écrit pour les matrones aux vers III, 57-58 : « Petite
hinc praecepta, puellae / quas pudor et leges et sua iura sinunt, Cherchez des leçons ici, ô femmes - celles que la
pudeur, les lois et leur condition y autorise. » Les leges qu’il mentionne sont les leges Iuliae de 18 av. J.-C.,
Ov., Ars am. I, 24.
Ov., Ars am.II, 17-20 et 97-98.
3 Voir par exemple Ov., Ars am., I, 266-267 ; II, 9 ; II, 739.
4 Voir documents joints.
5 Il faut distinguer destinataire interne (destinataire affiché comme tel dans l’œuvre) et destinataire externe (ou réel) ; les
lecteurs de L’Art d’aimer n’étaient pas uniquement des hommes !
6 Le livre I en effet mentionne la naumachie d’Auguste qui a eu lieu en août 2 av. J.-C. et contient un propemptikon pour la
campagne de Gaius contre les Parthes, qui a commencé au début de l’année 2 ap. J.-C.
7 Il est probable que le livre III de L’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour sont contemporains, car ils font tous deux place aux
femmes ; le couple qu’ils forment rappelle en outre le modèle rhétorique de la controverse. Certains Modernes avancent
aujourd’hui l’hypothèse d’une publication en deux temps, celle des deux premiers livres de l’Ars amatoria d’une part, et celle
du livre III ainsi que des Remedia amoris d’autre part, suivant le modèle callimaquéen d’une double édition de deux livres ; la
comparaison des prologues du livre III de L’Art d’aimer et des Remèdes à l’amour va en ce sens.
8 Ov., Ars am. II, 734 : « finis adest operi, je touche au terme de mon ouvrage ».
9 Voir documents joints et infra.
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la Lex Julia de maritandis ordinibus1 et la Lex Julia de adulteriis et de pudicitia2. Le groupe nominal sua iura
indique sans possibilité d’ambiguïté que le poème est destiné aux affranchies et filles d’affranchies, qui,
en raison de leur « condition » ne sont pas visées par les leges Iuliae, qui concernent uniquement les
matrones. Ovide suit en cela l’exemple des autres poètes, Horace en particulier, qui dans la satire I, 2,
dénonce les dangers d’une liaison avec les matrones et conseille vivement d’avoir commerce avec les
affranchies3. Il faut noter que les puellae auxquelles s’adresse le livre III sont les mêmes que celles que les
les hommes cherchent à séduire dans les livres I et II ; le prologue du livre I exclut clairement les
matrones, désignées à travers l’habillement qui leur est propre, les « bandelettes » et le « volant » :
Este procul, uittae tenues, insigne pudoris,
Loin d’ici, étroites bandelettes, insigne de la pudeur, et toi,
volant qui couvres la moitié des pieds. Ce que nous
chanterons, c’est l’amour que ne frappe pas la loi, ce sont les
liaisons permises : mon poème n’aura rien de répréhensible.
(Ars am. I, 31-34)
Quaeque tegis medios, instita longa, pedes.
Nos uenerem tutam concessaque furia canemus,
Inque meo nullum carmen crimen exit.
La position d’Ovide quant aux « élèves » du livre III Ŕ et aux puellae que, grâce à son
enseignement, les hommes des livres I et II, aimeront Ŕ est donc claire : il ne s’agit pas de matrones,
mais d’affranchies ou de filles d’affranchies ; ses vers ne portent pas atteinte à la volonté augustéenne
de restaurer le mos maiorum.
d) Une écriture didactique
Le dernier « marqueur » didactique de L’Art d’aimer apparaît dans les choix d’écriture du poète
qui a affiché son cheminement, et usé d’un style didactique.
le cheminement didactique
Chaque livre commence par un prologue, dont la fonction est d’annoncer le sujet, et le plan
adopté. Les différentes parties sont liées par des phrases de transition, et des questions de relance,
comme aux vers I, 263-266 par exemple :
Hactenus, unde legas, quod ames, ubi retia ponas,
Praecipit imparibus uecta Thalia rotis.
Nunc tibi, quae placuit, quas sit capienda per artes,
Dicere praecipuae molior artis opus.
Où choisir l’objet de ton amour, où tendre tes filets ? Voilà les
indications que jusque ici t’a données Thalie, traînée sur des
roues inégales. Maintenant, ce sont les moyens de captiver celle
qui t’a plu que je voudrais t’indiquer ; c’est le point le plus
important de mon traité.
Les livres II et III présentent chacun une conclusion, construite sur des modèles similaires : annonce
explicite de la fin de l’œuvre et sphragis par laquelle le poète signe son œuvre. La conclusion du livre II4
se distingue par la reprise d’éléments empruntés aux prologues des livres I (figures épiques, en
particulier celle d’Automédon, le poète comme uates) et II (la palme de la victoire rappelle le Io Paean du
vers II, 1).
La progression est soulignée par deux métaphores récurrentes, celle de la course de chevaux
d’une part5 et celle de la navigation d’autre part, aux vers III, 99-100 par exemple : « Sed me flaminibus
uenti maioris iturum, / Dum sumus in portu, prouehat aura leuis, Plus tard, il me faudra le souffle d’un vent
Elle visait à encourager les citoyens au mariage et à la procréation des enfants ainsi qu’à maintenir les ordres ; elle
interdisait en particulier de s’unir à des affranchies ou des prostituées.
2 Elle punit l’adultère d’exil, de confiscation de biens voire de mort.
3 Voir en particulier Hor., Carm. I, 2, 47-48.
4 Voir documents joints.
5 Ov., Ars am. I, 39-40 ; II, 425-426 ; III, 467-468. Cette métaphore est banale ; largement utilisée par Pindare, elle apparaît
également chez Virgile (voir par exemple Virg., Georg. II, 541-542).
1
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plus puissant ; tant que je suis dans le port, qu’une brise légère me pousse en avant ». Cette dernière est
toujours utilisée pour articuler différentes parties Ŕ fin du prologue du livre III ici1, mais aussi
conclusion des livres I et III (III, 747-748).
Cette métaphore permet de comprendre la structure du livre III ; s’il ne comporte en effet pas
de partitio explicite, à la différence du livre I, il oppose l’enseignement « élémentaire » d’une part, et
l’enseignement « avancé » d’autre part à travers, précisément, l’image de la navigation : le premier a lieu
« dans le port », tandis que le second se déroulera en pleine mer. Cette opposition, annoncée à la fin du
prologue du livre III, est reprise au début de sa seconde partie, aux vers III, 499-500 : « Si licet a paruis
animum ad majora referre, / Plenaque curuato pandere uela sinu, Si de ces petits objets, il est permis de ramener
mon esprit à des objets plus importants, s’il est permis de voguer à pleines voiles sur une mer qui se
creuse... »
Le soin donné par Ovide à clarifier la progression de son œuvre, soulignée encore par les deux
métaphores de la course et de la navigation2, contribue à en renforcer le caractère didactique, clairement
perçu par le lecteur.
Le style didactique
Ovide emploie peu de termes techniques et leur préfère les périphrases, sans doute pour des
raisons métriques3.
Le champ lexical de l’enseignement est omniprésent, avec des verbes tels que docere (III 43, 195,
251, 255, 320, 769), praecipere (I 264, II 273, III 28 et 197) ou les noms pracepta (II 745, III 57, 257, 651),
praeceptor (I, 17, II 161 et 497) et magister (II 173 et 744 ; III 341 et 812).
Les expressions impératives sont nombreuses, au point qu’on a parlé à leur propos de
surenchère : il y a en effet en moyenne une expression impérative tous les 4-5 vers dans L’Art d’aimer
alors qu’elles n’apparaissent que tous les 7-8 vers dans les Géorgiques et tous les 33 vers dans le De rerum
natura. On a noté la préférence d’Ovide pour les impératifs et les subjonctifs actifs à la différence de
Virgile qui préfère la 3ème personne de l’indicatif actif.
Afin d’appuyer son propos, le poète a souvent recours à des analogies et des exempla. Certains
sont empruntés à la nature Ŕ la comparaison des femmes à des fourmis et des abeilles, aux vers I, 93-97
par exemple Ŕ d’autres, plus nombreux, à la mythologie et à l’épopée. Ovide traite souvent les figures
mythologiques et épiques avec humour, en leur donnant une dimension humaine et en leur prêtant des
traits inaccoutumés : ainsi, Achille se fait taper sur les doigts dans le prologue du livre I, la course
d’Atalante et Milanion illustre la persévérance dont un amant malheureux doit faire preuve (II, 185-192)
et les vers II, 709-710 nous révèlent les prouesses sexuelles d’Hector4.
L’Art d’aimer fait une large place à la tradition didactique des exempla-digressions Ŕ mythe de
Dikè chez Aratos, Grande Mère au livre II du De rerum natura, laudes Italiae au livre II des Géorgiques.
Certaines de ces digressions sont affichées comme telles par le poète : ainsi, après avoir longuement
raconté l’aventure de Céphale et Procris, il conclut au vers III 747 : « sed repetamus opus, mais revenons à
notre sujet ». Les digressions sont motivées de deux manières : elles peuvent avoir un but illustratif,
comme l’excursus sur Céphale et Procris, qui expose les dangers de la jalousie5 ; elles peuvent également
Voir aussi Ov., Ars am. II, 9-10 et III, 26.
Elles sont également utilisées comme des métaphores sexuelles ; voir par exemple Ov.., Ars am. II, 725-728 et II, 731-732.
3 Voir cependant par exemple Ov., Ars am. III, 169 : segmenta, passementerie ; III, 213 : oesypa, fard à base de suint ; III, 273 :
analeptrides, coussinets.
4 Voir aussi Ov., Ars am. III, 777-778 et Mart., XIII, 104.
5 Ov., Ars am. III, 685-686 : « Nec cito credideris : quantum cito credere laedat,/ Exemplum uobis non leue Procris erit, Et ne le crois pas
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également avoir une valeur étiologique, tel le développement des vers I, 89-104 sur les Sabines, qui
explique pourquoi les hommes doivent se rendre au théâtre pour chercher des femmes1.
Outre les exempla et les digressions, L’Art d’aimer a emprunté à la tradition didactique le goût des
catalogues. Ovide s’est peut-être souvenu du développement d’Hésiode sur les jours propices et
défavorables (Tr. 765-828) au moment d’écrire les vers I, 399-418, consacrés aux circonstances
favorables. Quant à l’énumération des femmes vertueuses et criminelles, aux vers 7-28 du livre III, si
elle emprunte, par sa mise en forme, à la rhétorique 2, elle doit sans doute être mise en perspective avec
le catalogue des femmes du pseudo Hésiode3. Les catalogues sont particulièrement nombreux dans le
livre III ; citons en quelques exemples :
135-154: cheveux
353-368 : jeux
169-192 : habits
381-396 : lieux de Rome
261-280 : cacher ses défauts
619-658 : comment communiquer
329-348 : poètes
771-788 : positions
Conclusion
L’Art d’aimer adopte le style et la mise en forme caractéristiques des œuvres didactiques. Ovide
s’y présente explicitement comme magister ; il s’adresse à plusieurs discipuli, clairement identifiés : les
destinataires internes sont l’Amour et les hommes dans les livres I et II, les puellae dans le livre III. Par
son sujet, l’Ars amatoria s’inscrit dans la tradition grecque de l’erotodidaxis, et par sa forme, dans celle de
la grande poésie didactique représentée par Hésiode, Lucrèce et Virgile. Il faut toutefois noter qu’il
s’inspire aussi de la tradition théâtrale et élégiaque des conseils amoureux ; il puise également à la
rhétorique, par le titre de son œuvre et son goût des exempla et des digressions, ainsi qu’à l’épopée, à
laquelle il emprunte de nombreuses figures. Si L’Art d’aimer est bien une poésie didactique, elle s’inscrit
à la croisée de multiples traditions dont elle se nourrit avec originalité et qu’elle renouvelle.
II) L’INSPIRATION ELEGIAQUE DE L’ART D’AIMER
L’Art d’aimer, malgré son intention et sa mise en forme didactique, relève à double titre de
l’élégie, par sa forme, et son sujet. Après un bref rappel sur la tradition élégiaque, je relèverai les
principaux lieux communs élégiaques de l’Ars amatoria.
1) La tradition élégiaque
L’élégie se définit par sa forme Ŕ le distique élégiaque, composé d’un hexamètre dactylique et
d’un pentamètre Ŕ plus que par ses thèmes ; c’est avant tout par le mètre en effet que les élégiaques euxmêmes opposent leurs poèmes à l’épopée et au théâtre. Dans un passage des Remedia amoris4, qui défend
trop promptement ! Quels dangers dans une crédulité trop prompte ! Procris vous en fournit un exemple probant ». Voir
aussi voir aussi I, 679-704 (Achille et Déidamie / il faut faire violence aux femmes).
1 On voit ici que cette valeur étiologique peut être fantaisiste. Voir aussi I, 523-566 (Ariane et Bacchus ; il faut se rendre dans
les banquets).
2 Le passage est construit selon les règles de la suasoire : sujet, thèse d’Ovide, réfutation des arguments des adversaires,
preuves d’Ovide, péroraison.
3 Une autre source, épique et non proprement didactique, peut être vue à ce passage : la parade des femmes héroïques dans
au chant XI de l’Odyssée, ainsi que la rencontre entre Ulysse et Agamemnon et la comparaison entre Pénélope et
Clytemnestre.
4 Ov., Rem. 371-388 (voir documents joints(.
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L’Art d’aimer autant que les Amours, Ovide revendique et justifie l’emploi du distique élégiaque dans son
œuvre, car il est adapté, par son rythme, à la légèreté de son propos. Si le mètre élégiaque en effet a
d’abord été utilisé pour une grande variété de sujets Ŕ exhortation militaire ou morale avec Tyrtée,
sentences de Solon, épigrammes funéraires… - il a fait l’objet d’une spécialisation amoureuse dans la
Rome du Ier siècle av. J.-C., sous l’impulsion de Gallus en particulier. Tibulle et Properce se sont
illustrés dans ce genre nouveau, suivis par Ovide qui, dans les Amours a joué des lieux communs mis en
place par ses prédecesseurs et a donné un tour plus distant et moins personnel à l’élégie amoureuse.
Dans la Rome augustéenne, l’élégie est une ars parua opposée à l’épopée ; elle se caractérise par
la légèreté de son sujet et de son style, ainsi que l’utilisation de topoi empruntés à Callimaque et aux
poètes élégiaques. C’est à la présence de ces lieux communs dans L’Art d’aimer que je souhaite à présent
m’intéresser et, à travers eux, au dialogue que ce poème entretient avec les autres œuvres de la tradition
élégiaque.
2) Les lieux communs élégiaques dans L’Art d’aimer
a) Quelques scènes élégiaques
Les lieux communs élégiaques sont nombreux dans L’Art d’aimer, et je ne prétends évidemment
pas en effectuer un relevé exhaustif : je me limiterai aux motifs du banquet, des cadeaux et des
infidélités.
Dans un vers célèbre, Properce a fait part de son souhait de rester étendu avec Cynthia, tous
deux « accablés sous le poids du vin » (II, 15, 42). Ovide, dans L’Art d’aimer, développe à plusieurs
reprises le motif du banquet, lieu idéal pour faire des rencontres (I, 229-252). Il détaille ensuite quels
comportements adopter, au livre I d’abord, pour les hommes (I, 563-576 : tracer des signes sur la table
communiquer avec les yeux, boire où elle a bu, manger où elle a mangé ; plaire à l’amant ; chanter,
danser ; simuler l’ivresse), puis au livre III, pour les femmes (III 748-868 : profiter du peu de lumière et
de l’ébriété de l’amant ; ne pas trop manger ; ne pas trop boire). Ces deux passages sont à comparer
avec le poème I, 4 des Amours, embryon d’ars amatoria dans lequel Ovide, sur le point de se rendre à un
banquet avec sa maîtresse, lui prodiguait de nombreux conseils.
Un deuxième motif élégiaque présent dans L’Art d’aimer est celui des cadeaux que l’amant se
doit d’offrir à sa belle Ŕ motif mêlé à celui du poète pauper amator qui ne peut offrir que des vers1. Ovide
se fait l’écho de la condamnation traditionnelle de la vénalité des femmes2, évoquée à deux reprises : il
conseille ainsi aux femmes de ne pas se montrer trop « rapaces »3, et décrit avec humour la puella qui fait
venir le colporteur, cajole son amant et lui extorque un cadeau en prétextant que c’est son anniversaire
(I, 415-434) ; la lena des Amours I, 8, donnait des conseils similaires aux vers 87-92.
Les belles décrites dans L’Art d’aimer ne sont pas seulement vénales, elles sont aussi infidèles Ŕ
tout comme les courtisanes de Plaute, la Lesbie de Catulle ou la Cynthie de Properce. Ovide ne
condamne pas l’infidélité4 et l’envisage sous un angle réaliste, qu’il s’agisse de celle des hommes ou des
Ov., Ars am. II 261-294 ; III 525-554. Voir aussi Prop., IV, 5, 54-58 : la lena Acanthis dit à Cynthie de préférer l’or aux
poèmes ; Tib., I, 4, 57-72 : « Hélas, que ce siècle dévoyé traite maintenant l’art misérablement ! Voici que le jeune garçon a
pris l’habitude d’exiger des cadeaux » ; Ov., Am., III, 8 :on préfère l’or aux cadeaux.
2 Voir les références dans les documents joints.
3 Ov. Ars am. III, 553-4: « Du moins, sachez dissimuler, et ne montrez pas au premier abord votre rapacité (rapaces) : à la vue
d’un piège, un nouvel amant reculera ».
4 Ov., Ars. am. II, 387-388 : « Ce n’est pas que, censeur sévère, je vous condamne à n’avoir qu’une amie, aux dieux ne plaise !
C’est à peine si une femme mariée peut suivre cette conduite ».
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femmes. Il propose différents moyens pour la cacher1 ou suggère de l’utiliser comme un moyen pour
raviver l’amour2.
b) Les figures secondaires élégiaques
Si l’élégie est centrée sur l’amant et sa belle, elle convoque des figures secondaires qui me
semblent intéressantes à étudier : la servante et le gardien.
La servante joue un rôle fondamental dans la relation qui unit le jeune homme à la puella, en
favorisant ses amours : ainsi, dans le poème I, 11 des Amours, c’est à elle que le poète confie la lettre
destinée à sa maîtresse. À deux reprises, Ovide rappelle quelle utilité elle peut avoir, et conseille de se
concilier ses bonnes grâces, par des cadeaux notamment3. Il s’interroge également sur l’opportunité de
la séduire, soulignant les inconvénients d’une telle liaison : la servante en effet pourrait s’avérer moins
zélée à favoriser une rivale4. Aux vers III, 665-666, il avertit d’ailleurs les femmes de ne pas employer de
servantes trop jolies, par crainte qu’elles ne séduisent leur amant Ŕ allusion peut-être aux poèmes II, 7 et
8 des Amours dans lesquels le poète faisait le récit de la découverte par sa maîtresse de son aventure
avec sa servante Cypassis.
À la servante, qui favorise les amours du jeune homme, s’oppose le gardien de la porte, qualifié
d’odiosus au vers II, 635. Il apparaît à plusieurs reprises dans L’Art d’aimer, qu’il s’agisse de conseils pour
se le concilier (II, 259-260) ou au contraire éluder sa surveillance (III, 611-658) ; de manière plus
originale, il est aussi présenté comme un moyen de raviver l’amour (III, 581-588). Le gardien est
indissociable de la porte qu’il surveille et qui se dresse comme un obstacle entre l’amant et sa belle :
c’est là le motif du paraclausithyron ou de l’exclusus amator, développé d’abord par les poètes comiques
puis par les poètes élégiaques5 ; le jeune homme, couché devant la porte close, dépose sa couronne de
fleurs et se répand en vaines lamentations. Dans L’Art d’aimer, Ovide recommande conseille à l’amant
tantôt la patience (II, 520-527), tantôt l’audace (II, 243-245 : passer par le fenêtre ou le compluuium) ;
quant aux puellae, il leur recommande de fermer leur porte pour raviver l’amour qu’on leur porte.
c) L’amant
Les figures centrales de l’élégie sont bien évidemment la belle Ŕ coquette, séductrice,
capricieuse…Ŕ et son amant : son teint est pâle, il verse des larmes, fait des promesses… Je
m’intéresserai ici à deux développements propres à l’élégie romaine de la figure de l’amant, l’amantesclave et l’amant-soldat.
Ovide a consacré un long passage du livre II, vers 177 à 232, au rapport qui doit s’instaurer
entre la puella et le jeune homme : il y conseille à ce dernier la complaisance, et la soumission, allant
même jusqu’à le comparer explicitement à un esclave6. Avec le nom seruus, il renvoie à la conception
élégiaque de l’amour comme esclavage, forgée par Tibulle, auteur de l’expression seruitium amoris7 et
reprise ensuite par Properce.
L’émergence d’une telle notion témoigne de la révolution culturelle qu’a connue Rome à la fin
du I siècle av. J.-C. : après de longues années de guerres fratricides, l’otium et le plaisir sont devenus les
er
Ov., Ars. am. II, 373-408 ; la description de la femme en furie rappelle Prop. IV, 8 55 sq.
Ov., Ars. am. II, 427-466 et III, 591-608.
3 Ov., Ars am. I, 350-374 et II 251-260.
4 Ov., Ars am. I, 375-396.
5 Voir documents joints.
6 Voir documents joints.
7 Tib. I, 4, 1-2.
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nouvelles valeurs1, et l’idéal traditionnel du citoyen-soldat a cédé la place à celui de l’amant, esclave de
sa belle qui sera sa seule conquête2.
Le parallèle entre l’amour et la guerre n’est pas nouveau : il est attesté chez les poètes comiques3
comiques3 et diversement décliné, à partir du topos des flèches de Cupidon en particulier. Ovide associe
associe ainsi à Cupidon des termes tels que tela, sagittae, castra, uulnera, uulnerare, laedo, compare
l’entreprise de séduction à une bataille (uinco, pugno, repugno, cedo…) et décrit l’amant comme un miles
mais aussi un tiro (I, 36). C’est sans doute dans cette même perspective d’un parallèle entre guerre et
amour qu’il faut comprendre la convocation de figures épiques telles qu’Hector et Achille, ou encore
l’image du combat entre les Grecs et les Amazones qui assure la transition entre les livres II et III.
C’est en conclusion du long développement sur l’attitude que l’amant doit adopter envers sa
belle que le motif de la militia amoris est le plus clairement développé, aux vers II, 233-251. Il s’agit d’un
passage particulièrement intéressant à étudier, tant pour ses caractéristiques didactiques (ordres et
exempla mythologiques) et ses jeux littéraires4 que pour la mise en œuvre du lieu commun élégiaque de
l’amant-soldat : dans les mollia castra de Cupidon (II, 236), ce dernier endure mille tourments - nuit,
hiver, longues routes, cruelles douleurs, épreuves (II, 237-238) -, semblables à ceux qu’éprouvent le
soldat. Notons qu’Ovide a ici condensé en deux vers le poème I, 9 des Amours, dans lequel il
développait systématiquement le parallèle ; Ronsard, quelques siècles plus tard, s’en souviendra lui aussi,
et le reprendra dans le poème CLXXX de ses Amours. Autant qu’il illustre la nouvelle conception de
l’amour comme militia, le poète la défend en rejetant les segnes « hommes lâches » ; à la différence de
Tibulle, qui refusait la guerre et revendiquait sa lâcheté, il fait sienne la position adoptée par Virgile et
s’approprie les valeurs militaires traditionnelles en les détournant de leur sens premier5.
Conclusion
L’Art d’aimer n’a pas seulement emprunté son mètre à l’élégie ; elle lui doit aussi tout un
« répertoire » de situations Ŕ le banquet, les cadeaux, les infidélités Ŕ et de figures Ŕ la servante, le
gardien de la porte, ainsi que la comparaison de l’amant à un esclave et à un soldat. C’est donc comme
un dialogue avec les poèmes élégiaques, les Amours bien sûr, mais aussi les vers de Properce et de
Tibulle, que doit se lire l’Ars amatoria.
III) ART D’AIMER ET ART DE VIVRE
L’Ars amatoria est à la fois un poème didactique, et un poème élégiaque ; l’articulation de ces
deux composantes semble aisée Ŕ apprendre à aimer Ŕ et j’étudierai donc d’abord L’Art d’aimer comme
ludus amoris, école de l’amour, en m’interrogeant sur la réelle portée de l’ambition didactique affichée. Je
montrerai ensuite que L’Art d’aimer, au-delà de l’amour élégiaque, illustre un art de vivre dans la Rome
augustéenne et apporte une leçon de sagesse.
Voir notamment les études de J.-P. Boucher, sur paupertas, inertia, infamia, valeurs des poètes élégiaques en rupture avec les
valeurs de la Rome traditionnelle.
2 Voir par exemple Hor. Carm III, 26, 1-2.
3 Plaut., Pers. 232 et Truc. 229-230.
4 Les vers II, 250-251 évoquent Léandre et Héro, à qui Ovide a consacré les Héroïdes 18 et 19. Les vers II, 239-240 font
allusion à la tradition callimaquéenne de l’amour d’Apollon pour Admète (Ap. 48-49) et peuvent être lus comme une citation
de Tib. II, 3, 11 et 28.
5 Voir documents joints pour les citations de Tibulle et de Virgile.
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1) Un ludus amoris
a) L’école du plaisir
Aimer, pour Ovide, est synonyme de plaisir. Il oppose en effet la puella et l’amour d’une part au
mariage et à l’ennui d’autre part ; c’est particulièrement clair dans les vers II, 151-158 où il présente les
querelles comme la « dot de la femme [mariée] »1. Il réfléchit également aux divers moyens de faire
durer ce plaisir : aux hommes comme aux femmes, il conseille de susciter le désir par l’absence (II, 349372 et III, 581-588) et la jalousie (II, 425-446 ; III, 591-610 ; elle peut également être simulée pour
raviver la passion : III, 673-782).
Si le maître mot de l’amour est le plaisir, il doit être partagé, ainsi que l’affirme Ovide à plusieurs
reprises2 ; c’est pour cette raison d’ailleurs qu’il refuse l’homosexualité3. Le poète a consacré deux
passages à la question du plaisir sexuel, considéré comme l’aboutissement de la relation entre l’homme
et le femme ; de manière significative, ils sont placés respectivement à la fin des livres II et III. Il y
délivre un savoir pratique et s’intéresse aussi bien aux préliminaires (II, 705-723) qu’aux positions que
les amants pourront adopter (III 771-792).
b) Le théâtre de l’amour
Bien qu’Ovide se soit intéressé à la question du plaisir, son œuvre n’a rien d’un « manuel »
semblable à ceux de Philaenis et Elephantis, ou encore d’un Kâma-Sûtra latin. C’est à aimer qu’il
apprend, si tant est que cela soit nécessaire : c’est en effet la question posée par le premier vers de l’Ars
amatoria, « Siquis in hoc artem populo non nouit amandi, S’il est quelqu’un de notre peuple à qui l’art d’aimer
soit inconnu », question qui, avec humour, jette le doute sur l’entreprise, au moment même où elle
débute.
L’Art d’aimer ne prétend pas enseigner à vivre la passion, mais à la jouer ; c’est en ce sens, me
semble-t-il, qu’il faut lire la mention de Thalie au vers I, 264 : tout comme le poète se place sous le
patronage de la Muse Erato, dont le nom évoque l’amour, dans le prologue du livre II, il en appelle à la
Muse de la comédie au moment de commencer la deuxième partie du livre I. Plutôt qu’une métonymie
pour les Muses, il faut y voir un choix volontaire, et l’art d’aimer, tel que le conçoit Ovide, est l’art de
jouer la comédie de l’amour. Ainsi, il conseille aux jeunes gens d’imiter les amants4 et de feindre ce
qu’ils ne ressentent pas5 ; plus clairement encore, il emploie à deux reprises le champ lexical du théâtre,
transformant l’amant en acteur6.
C’est peut-être pour illustrer cette idée que l’amour n’est qu’une comédie qu’il faut apprendre à
bien jouer que l’Ars amatoria nous offre quelques saynètes théâtrales : l’arrivée du colporteur et les
cadeaux d’anniversaire (I, 415-434), l’amant couché devant la porte (II, 523-528) ou encore l’amant
Voir documents joints ; voir aussi Ov., Ars am. III, 585-586 (« Voici la raison qui empêche les épouses d’être aimées ; c’est
que les maris les voient quand ils veulent ») et III, 613-166 (« Que la femme mariée craigne son mari ; que la surveillance de
la femme mariée soit bien assurée ; ainsi le veulent les convenances, ainsi l’exigent les lois, notre chef et la pudeur. Mais que
toi, l’on te soumette à la même surveillance, toi que la baguette vient d’affranchir, qui pourrait l’admettre ? Pour apprendre à
tromper, agrège-toi à mon culte »).
2 Ov., Ars am. II, 725-726 : « Mais ne va pas, déployant plus de voiles que ton amie, la laisser en arrière, ou lui permettre de
te devancer dans ta course. Hâtez-vous de conserve vers la borne ; c’est le comble de la volupté, lorsque, vaincus tous deux,
femme et homme demeurent étendus sans force » ; voir aussi II, 681-693 et III, 797-800.
3 Ov., Ars am.II, 683-685: « Je hais les étreintes qui ne comblent pas les deux amants ; voilà pourquoi je trouve moins
d’attraits à aimer des garçons ».
4 Ov., Ars am. I, 436-438.
5 Ov., Ars am. I, 595 (à propos de l’ivresse) ; II, 313 (à propos des compliments).
6 Ov., Ars am. I, 609 et II, 197 ; voir documents joints.
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surpris avec sa belle, qui se cache à la hâte (III, 603-608).
c) Le théâtre de l’élégie
Ovide a affirmé son rejet de l’amour passion au tout début de son œuvre, dès le vers I, 42, en
faisant de la bien-aimée l’objet d’un choix : « Elige cui dicas : ‘tu mihi sola places’, Choisis celle à qui tu
puisses dire : ‘toi seule me plais’ ». Le second hémistiche est une citation empruntée à Properce1, qui
indique que l’amant doit non seulement apprendre à jouer l’amour, mais un amour bien particulier, celui
des poètes élégiaques. L’intention didactique ne serait donc alors qu’une façade, et L’Art d’aimer devrait
se lire comme un jeu littéraire destiné à un public lettré ; ce poème n’enseignerait pas à aimer, ainsi qu’il
le prétend, mais à lire, voire écrire des élégies2.
C’est en ce sens qu’il faut interpréter le vers qui conclut l’Ars amatoria : « lusus habet finem, mon
badinage touche à sa fin ». On aurait pu attendre ludus, dans son double sens d’école et de jeu3 ; Ovide a
cependant préféré lusus, terme plus rare et dont le champ sémantique est moins vaste : jeu,
divertissement, ébats amoureux. Laissant de côté donc la dimension didactique, il a choisi de conclure
son œuvre sur le plaisir et le jeu Ŕ à comprendre dans son sens littéraire.
Aimer, pour Ovide, n’est pas synonyme de passion, mais de plaisir ; son Art d’aimer se donne
donc pour but le plaisir, des sens, mais surtout de l’esprit : plus que le jeu amoureux, c’est un jeu
littéraire qu’il enseigne. Pour intéressante qu’elle soit, une telle interprétation intertextuelle de l’Ars
amatoria peut cependant s’avérer dangereuse, car elle limite l’étude de l’œuvre à son dialogue avec les
poèmes élégiaques : quand René Pichon, dans son Histoire de la littérature latine, écrit que L’Art d’aimer,
« c’est les Amours ou les Héroïdes réduits en théorie », le participe « réduits » sonne de manière péjorative.
Refusant le lieu commun qui voit dans Ovide un poète brillant et mondain, écrivant pour un petit
cercle de lettrés romain, je montrerai que son œuvre ne dialogue pas uniquement avec la tradition
élégiaque mais aussi avec le présent : s’ils renvoient à un monde littéraire, ses vers n’en sont pas moins
ancrés dans le monde réel.
2) Ovide, poète de la Rome augustéenne
a) Le poète de la Ville
Ovide est un poète de la Ville, ainsi que l’indique le grand nombre de lieux propices aux
rencontres évoqués dans le livre I : les portiques de Pompée, d’Octavie, de Livie et d’Apollon ; les
temples d’Isis et de Vénus ; les fora ; les théâtres ; le cirque… Si cette topographie amoureuse n’a rien
d’original Ŕ Cynthie, interdisant à Properce de regarder d’autres femmes, nomme également le portique
de Pompée, le forum, le cirque et l’amphithéâtre4 - il faut souligner le désintérêt manifeste du poète
pour tout ce qui n’est pas Rome : alors qu’il lui consacre plus de 200 vers, il se contente de nommer
Baïes et Aricie, aux vers I, 255-262 ; Ovide n’est pas le chantre de la campagne, à la différence d’un
Tibulle par exemple.
Ainsi qu’il l’affirme en reprend le jeu de mots Vrbs-orbis aux vers I, 173-174 à propos de la
naumachie d’Auguste, Rome est bien le centre du monde : « Nempe ab utroque mari iuuenes, ab utroque
puellae / Venere, atque ingens orbis in Vrbe fuit, Que d’hommes et de femmes vinrent de l’une et l’autre mer,
que de femmes de l’une et l’autre mer ! Le monde immense et Rome ne faisaient qu’un » ; il ne faut pas
Prop., II, 7, 19 ; voir aussi corpus tib. III, 19, 3-4.
Voir en ce sens les analyses d’A. DEREMETZ.
3 Ludus désigne aussi bien les jeux religieux Ŕ et appelle en ce sens le théâtre Ŕ que les amusements.
4 Prop., IV, 8, 73-78.
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interpréter au sens propre « l’une et l’autre mer » comme les mers tyrrhénienne et adriatique, mais plus
largement comme une allusion aux mers qui bordent l’ensemble du monde habité, dominé par Rome.
b) Ovide et Auguste
La Ville que décrit Ovide est celle d’Auguste, dont il fait l’éloge aux vers III, 113-128 : il affirme
ainsi qu’elle est aurea, « d’or », évoquant la magnificence de ses bâtiments, construits ou restaurés par le
Princeps qui s’était vanté d’avoir laissé de marbre la Rome qu’il avait trouvée de briques1.
Ovide, dans ce passage, s’est sans doute souvenu de l’élégie I, 4 de Properce2 : comme lui, il
évoque la Rome romuléenne, et mentionne le Capitole, la Curie et le Palatin sur lequel paissaient
autrefois des bœufs. Il prend cependant le contrepied de son modèle, et refuse l’idéalisation
traditionnelle des origines ; si L’Art d’aimer en effet compare la Rome augustéenne et la Rome
romuléenne, cette dernière est connotée négativement : sa simplicitas est rudis, « grossière ». Ovide
affirme sans ambiguïté sa préférence pour le présent, préférence polémique que viennent souligner la
coupe penthémimère du vers 121 et l’enjambement.
Si « ce temps », ainsi qu’il l’écrit au vers 122, est « tout fait pour [ses] mœurs », c’est qu’il s’agit
d’un nouvel âge d’or : l’affirmation aurea Roma est en effet est une allusion non seulement à la politique
de grands travaux d’Auguste, mais aussi à sa volonté de restaurer l’âge d’or ; son retour, chanté par
Virgile dans l’Énéide3, a été officiellement marqué par la célébration des Jeux Séculaires en 17 av. J.-C.
C’est en ce sens également qu’il faut comprendre les vers II, 277-278, teintés d’une amère ironie :
« Aurea sunt uere nunc saecula : plurimus auro / Venit honos ; auro conciliatur amor, Notre âge est vraiment l’âge
d’or : c’est l’or qui procure les plus grands honneurs, l’or qui gagne l’amour » ; c’est parce qu’il apporte
la richesse que le Principat est bien un âge d’or, au sens propre et au sens figuré4.
Il faut se garder d’une interprétation politique des œuvres littéraires et chercher à voir en Ovide
un partisan d’Auguste, ou au contraire son opposant5 : ses œuvres reflètent l’idéologie augustéenne et
lui font écho, car elles sont ancrées dans le présent. L’Art d’aimer mentionne des éléments d’actualité,
tels que la naumachie donnée en mai ou en août 2 av. J.-C. (I, 171-176), ou l’imminence du départ de C.
César en campagne contre les Parthes (I, 177-228). Le poème intègre également des éléments du
discours officiel Ŕ sans porter de jugement sur lui : ainsi, le jeune César est nommé ultor au vers I, 181,
ce qui ne pouvait manquer de rappeler à un Romain la toute récente inauguration du temple de Mars
Vltor en 2 av. J.-C.6 ; de même, Auguste est désigné comme genitor tuus patriaeque au vers I, 197, variation
variation sur le titre de pater patriae qui vient de lui être décerné, en 2 av. J.-C. également7 Le propemptikon
propemptikon à C. César reflète l’idéologie augustéenne : avec le pluriel Caesaribus au vers I, 184, il
rappelle l’idée dynastique ; l’adjectif pius (I, 199 et 200) renvoie à la notion fondamentale de pietas) ;
enfin, la divinisation du Princeps est annoncée (I, 185 et 203-204).
L’Art d’aimer, me semble-t-il, n’est donc pas seulement un jeu littéraire avec l’élégie ; c’est aussi
un poème ancré dans le présent et dans la Rome augustéenne qu’il nous donne à voir.
Suet., Aug. 28, 5 ; voir documents joints.
Voir documents joints.
3 Virg., Aen. VI, 791-795 ; voir documents joints.
4 Ovide a développé la même idée dans les Fastes, I, 191-226 ; c’est le dieu Janus qui défend alors la richesse de l’époque
augustéenne, opposée à la pauvreté de la Rome romuléenne qui n’a plus rien d’un âge d’or.
5 Les deux thèses ont été défendues ; cette question, longuement débattue par les Modernes, ne trouve pas de solution et me
semble stérile.
6 Vltor est un élément fondamental dans l’idéologie augustéenne : Auguste en effet s’est présenté comme le vengeur de César
assassiné, et comme le vengeur des enseignes parthes prises à Crassus ; le temple de Mars Vltor en fait la synthèse.
7 Voir aussi au vers I, 193 tanto sub nomine, allusion au sens du cognomen Augustus reçu en 27 av. J.-C.
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3) La sagesse de L’Art d’aimer
Je souhaite à présent montrer que l’Ars amatoria, poème ancré dans son temps, apprend
également à y vivre : à travers la leçon d’amour, le lecteur reçoit une leçon de sagesse.
a) Sapienter amare
Si Ovide associe l’amour au plaisir, il nous invite toutefois à aller au-delà : ainsi qu’il l’explique
dans les vers II, 477-480, l’amour adoucit l’âme1. Dans cette digression sur son origine2, il le présente
comme un facteur de civilisation et conclut, de manière paradoxale, qu’on peut aimer « sans maître »
(nullo magistro) et « sans art » (nulla arte) : pourquoi alors avoir écrit une Ars amatoria ?
L’Art d’aimer, plus que des conseils pratiques, veut enseigner au lecteur à « aimer avec sagesse »,
sapienter amare (II 501 et 511), aux antipodes donc de la passion d’un Properce. C’est Apollon lui-même
qui apparaît au poète pour lui révéler cette leçon, qu’il aura à charge de transmettre aux hommes :
Is mihi ‘Lasciui’ dixit ‘praeceptor Amoris,
Duc, age, discipulos ad mea templa tuos,
Est ubi diuersum fama celebrata per orbem
Littera, cognosci quae sibi quemque iubet.
Qui sibi notus erit, solus sapienter amabit,
Atque opus ad uires exiget omne suas’.
Il me dit : « Précepteur de l’amour facile, conduis-donc
tes disciples dans mes temples ; ils y verront une
inscription que la renommée a portée jusqu’aux
extrémités de l’univers et qui ordonne à chacun de se
connaître. Seul celui qui se connaîtra sera sage dans ses
amours et proportionnera les entreprises à ses forces. »
(Ars am. II, 497-502)
Ce n’est pas le dieu des poètes qui est ici convoqué, mais bien celui de la sagesse, ainsi que l’indique
l’allusion aux maximes « connais-toi toi-même » et « rien de trop » qui ornaient le fronton du temple de
Delphes. Il y a de l’humour dans cette adaptation amoureuse du γνῶθι σεαυτόν : l’Apollon d’Ovide en
effet conseille par exemple de chanter si l’on a une belle voix, ou de faire admirer ses traits s’ils en
valent la peine.
Elle est fondamentale cependant pour comprendre L’Art d’aimer car elle structure le traité, ainsi
que l’affirme la conclusion du passage consacré à l’épiphanie divine, aux vers II, 510-511 : « Quiconque
sera sage dans ses amours triomphera et obtiendra ce qu’il désire en se conformant à notre traité ».
L’Ars amatoria met en œuvre les préceptes d’Apollon, dont les conseils font l’objet de développements
autonomes : la beauté aux vers II, 107-144, la couleur de la peau aux vers I, 712-736, l’art du chant aux
vers I, 593 et III, 311-328, la boisson aux vers I, 589-602 et III, 762-4, le refus de la déclamation aux
vers I, 461-462. C’est également en fonction du « connais-toi toi-même » qu’il faut interpréter de
nombreux passages, aussi divers que les conseils sur la coiffure à choisir, la position au lit à adopter ou
encore les cadeaux à offrir.
b) L’éloge ovidien du modus
L’Art d’aimer est tributaire de la sagesse grecque à laquelle il n’a pas seulement emprunté la
réflexion sur l’adéquation, mais aussi celle du refus de l’excès. C’est en ce sens qu’on peut lire le
développement sur le cultus aux vers III, 101-132, qui associe ces deux questions : si Andromaque
dédaignait les parures, c’est qu’elle se conformait aux mœurs de son époque, et à l’apparence de son
mari ; les puellae du siècle augustéen ne doivent cependant pas suivre son exemple mais rechercher le
cultus qui convient à leur temps, sans pour autant se laisser séduire par le faste et le luxe. Ce juste milieu,
qui n’est pas sans rappeler, dans un autre contexte, l’aurea mediocritas d’Horace3, doit sans doute être
compris à la lumière de la réflexion aristotélicienne sur la moyenne : « Dans tout objet homogène et
divisible, nous pouvons distinguer le plus, le moins, l’égal, soit dans l’objet même, soit par rapport à
Voir documents joints.
Ov., Ars am. II, 462-488 ; ce passage doit être lu à la lumière de Lucr. V, 1011-1018 et IV 1073 sq.
3 Hor., Carm II, 10.
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nous. Or l’égal est intermédiaire entre l’excès et le défaut. 5. D’autre part j’appelle position intermédiaire
dans une grandeur ce qui se trouve également éloigné des deux extrêmes, ce qui est un et identique
partout. Par rapport à nous, j’appelle mesure ce qui ne comporte ni exagération, ni défaut. 6. Or, dans
notre cas, cette mesure n’est ni unique, ni partout identique. Par exemple, soit la dizaine, quantité trop
élevée, et deux, quantité trop faible. Six sera le nombre moyen par rapport à la somme, parce que six
dépasse deux de quatre unités et reste d’autant inférieur à dix. Telle est la moyenne selon la proportion
arithmétique. 7. Mais il ne faut pas envisager les choses de cette façon par rapport à nous. Ne
concluons pas du fait que dix mines de nourriture constituent une forte ration et deux mines une faible
ration, que le maître de gymnastique en prescrira six à tous les athlètes. Car une semblable ration peut
être, selon le client, excessive ou insuffisante. Pour un Milon, elle peut être insuffisante, mais pour un
débutant elle peut être excessive. On peut raisonner de même pour la course et pour la lutte. 8. Ainsi
tout homme averti fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence,
moyenne établie non relativement à l’objet, mais par rapport à nous » (Arist., Nic 1107 a 28-1108 b 10).
À travers l’exemple de la ration de nourriture à donner à un débutant et à Milon, Aristote nous invite à
chercher un juste milieu qui n’est pas défini absolument, mais en fonction de chacun.
C’est la nécessité d’un juste milieu qu’affirme également le développement sur la démarche à
adopter, aux vers III, 298-3061. Ovide y décrit deux formes d’excès, la démarche lascive et aguicheuse
de la courtisane d’une part, et la démarche masculine de la paysanne d’autre par ; il conclut qu’entre les
deux il y a un modus, une « mesure » à garder, « comme en bien d’autres choses ». Un parallèle
intéresssant a été proposé entre ces vers et un développement du De officiis sur le decorum2, terme latin
qui traduit la notion grecque de prepon3 : tous deux en effet traitent du même sujet, la démarche, et
opposent de manière similaire incessus mollis et incessus rusticus ; en personnifiant les deux défauts décrits
par Cicéron à la fin du passage, Ovide a simplement pris le De officiis au sens propre.
L’éloge du modus, compris dans le sens de « mesure », permet de comprendre de nombreux
passages de L’Art d’aimer, celui sur le cultus des hommes par exemple aux vers I, 500 sq par exemple, qui
doivent se garder d’être ni trop grossiers, ni trop efféminés. Il éclaire surtout, à mon sens, l’excursus sur
Dédale et Icare dans le prologue du livre II. À première lecture en effet, le récit de leur fuite ne semble
guère entretenir de rapport avec le sujet du livre II Ŕ comment conserver l’amour de sa belle Ŕ et lui est
assez artificiellement rattaché au vers II, 20-22 par le glissement des ailes de Cupidon aux ailes de
l’inventeur. Plus que les ailes, point de rencontre apparent, c’est la notion de modus qui légitime le
rapprochement. Tout comme Ovide cherche la « mesure », modus à imposer à l’Amour (II, 20), Dédale
conseille à son fils Icare de choisir la voie du juste milieu quand il volera dans les airs : « Si à travers les
couches de l’éther nous nous approchons du soleil, la cire n’en pourra supporter la chaleur ; si,
descendant, nous agitons nos ailes trop près de la mer, nos plumes, en battant, seraient mouillées par les
eaux marines. Vole entre deux. » (Ars am. II, 59-63). La mort d’Icare vient très vite apporter la preuve
du bien-fondé de cette leçon Ŕ et explique pourquoi Ovide a choisi de faire figurer cet excursus dans le
prologue du livre II.
Dédale, qualifié d’ingeniosus au vers II, 344 incarne traditionnellement la figure de l’inventeur. On
peut toutefois se demander si Ovide, en plaçant dans sa bouche une leçon sur le modus, n’a pas voulu
faire de lui le porte-parole de l’écrivain ; s’il ne trace pas des mots sur la cire comme le poète, il s’en sert
pour assembler, tisser aimerait-on dire, des plumes, et son invention est à deux reprises désignée du
Voir documents joints.
Cic., Off. I, 35, 126 et 128-129 ; voir documents joints.
3 Ovide, en soulignant la pars decoris, la « part de charme » qui existe dans la démarche au vers III, 299, a peut être voulu
souligner l’allusion à la réflexion sur le decorum, nom de la même famille.
4 Voir aussi II, 43 : ingenium.
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nom ars, aux vers II, 48 et II 76. Il me semble donc que le récit de la fuite de Dédale et Icare, loin d’être
une digression ornementale, est un passage fondamental dans l’économie de L’Art d’aimer : Dédale,
comme le fera Apollon dans le même livre, offre au lecteur une leçon de modération et de sagesse.
Conclusion
L’Art d’aimer s’inscrit au croisement de deux traditions littéraires qu’il renouvelle : les traités
didactiques, et la poésie élégiaque. Œuvre riche et originale, elle se prête à plusieurs lectures : simple
manuel de séduction, qui vise le plaisir pour les uns, elle sera surtout pour les autres un jeu littéraire, qui
met en scène les codes élégiaque ; plus largement, on peut également y trouver un art de vivre sous le
Principat d’Auguste. Sous une forme légère et séduisante, l’Ars amatoria nous offre de multiples
possibilités d’étude : théâtre des passions, réelles ou littéraires, elle fait vivre la Rome d’Ovide, et nous la
fait aimer.

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