Quand Margot dégrafait son soutien

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Quand Margot dégrafait son soutien
Quand Margot dégrafait son soutien-gorge…
De toutes les aventures que je vais vous raconter, aucune n’a le goût amer des
premiers jours de pluie de l’automne. Quel serait l’intérêt d’écrire si ce n’est pour laisser dans
l’encre noire un peu de bonheur, que le lecteur aguerri, nécessiteux, désireux de ne pas rester
au fond du trou, lèche de ses yeux pleins de larmes. Mes aventures sèchent les larmes qui
dévorent l’appétit et brûlent la gorge. Mes personnages sont sautillants, guillerets, et Margot
est un des meilleurs antidépresseurs que j’ai pu imaginer. Gourmande, gaie, amoureuse, libre
et généreuse, elle est ce que nous aimerions tous avoir le courage d’être. Margot a à peine la
vingtaine, elle est admirable de naïveté et de bonté. Elle donne, elle ne pense jamais à
reprendre, elle se fiche de qui a besoin d’elle pourvu qu’elle puisse avoir le plaisir d’être utile.
Elle rayonne d’amour. On ne la voit pas, personne ne remarque jamais qu’elle n’est pas très
belle : elle ne laisse derrière elle que la trace de son sourire, de sa satisfaction et de son
épanouissement permanent ; même quand elle se fâche et plisse son front, son bonheur
transparaît dans la faiblesse de l’importance qu’elle accorde à ce qui ne la rend pas heureuse.
Margot est optimiste : qu’il n’y ait pas assez de place pour elle dans son monde, elle
l’a accepté ; que la vie ne soit pas juste, que le destin soit fatalement idiot, c’est digéré. Elle
est au-dessus de toutes ces préoccupations. Elle veut vivre. Elle peut respirer et c’est tout ce
qui compte. Elle a du faire des choix, parce que la vie est faite de choix. Les choix sont une
obligation, un pouvoir, on a tous toujours le choix, dire le contraire est une solution de facilité
pour fermer les yeux en ayant bonne conscience. Margot a choisi d’être libre. Elle a faim à dix
heures du soir, alors elle mange, et tant pis pour les règles, et tant pis pour les codes, et tant
pis pour tout le reste. Elle est comblée par la tendresse de la mie qui se lie au miel et coule
entre ses doigts qu’elle lèche mécaniquement, puis le croquant de la croûte, sèche, qui la
rassasie et la rend toute puissante. Elle a décidé de se lever et de manger, elle l’a fait, elle est
heureuse. Le chien vient lui caresser les jambes, ses poils glissent doucement contre sa peau,
et elle sent les battements du cœur de son cocker adoré. Margot le prend dans ses bras,
l’enlace tendrement comme un bébé. Margot n’est pas une maîtresse, c’est une maman. Un
cocker a besoin de limites et d’éducation, comme n’importe quel enfant, mais aussi d’amour,
comme n’importe quel enfant. Et elle le caresse, inlassablement, jusqu’à ce que ses yeux se
ferment et que Margot s’assoupisse sur le tapis, la tête du chien se soulevant au rythme de son
cœur à elle. Ils ne forment qu’une masse floue sur le tapis du salon, liés, dans l’obscurité,
jusqu’au petit matin, où elle part étudier avec son homme à la bibliothèque, main dans la
main. En fait Margot n’est jamais qu’une partie d’autre chose, elle ne cesse de se compléter,
elle a besoin des autres comme les autres ne pourraient se passer de son amour, de tout le bien
qu’elle dégage.
Il est facile de se lier à Margot, parce qu’elle laisse de la place en son sein pour les
autres. L’égoïsme, Margot ne connait pas. Elle écoute Bebe, Shakira, Daddy Yankee et elle
embrasse ceux qui sont seuls pour qu’ils ne le soient plus. Elle bouge ses fesses sur des airs
latinos quand elle est fatiguée d’attendre que les gens soient bons, et, quand l’art et la beauté
lui ont offert assez d’énergie, elle se charge de rendre aux mauvais leur nature humaine. Elle
est le lien, sans elle sa famille n’est plus qu’un lambeau, son couple n’existe plus, ses amis
s’entredéchirent autour du reflet de leurs propres vices et c’est tout son monde qui n’a plus de
sens. Elle fait vivre bien plus qu’elle ne vit, mais c’est là sa raison d’être.
Margot veut un enfant, veut travailler, veut voyager, veut se marier, et par-dessus tout,
être heureuse. Elle a appris seule à être heureuse. L’unique chose qui peut lui ôter son sourire,
c’est l’insatisfaction. Margot se satisfait de ce qu’elle a, elle sait qu’elle a de la chance. Avoir
de la chance, ça se décide. Margot a eu de la chance d’avoir des parents divorcés, parce que ça
l’a fait mûrir, devenir indépendante et s’affirmer. Sa sœur, Marie, est infortunée, elle a été
prise entre deux feux toute son adolescence, la séparation de ses deux parents l’a déchirée,
brisée et a détruit sa relation avec sa mère, parce qu’elle n’a pas de chance. Margot pense que
Marie a choisit de ne pas avoir de chance. Margot a eu un moral en dents de scie, a vécu des
drames, insultée, abandonnée, laissée de côté, jalousée, mais elle a eu de la chance, elle a été
droite et elle voit ses parents quand elle veut. Margot est aimée de ses parents, de Marie, de
son homme, et sa grand-mère, Lily. Sa relation avec Liliane est tellement fusionnelle, elles ne
forment qu’une dès qu’elles se voient. On dirait deux copines, deux sœurs, deux amants, une
femme. Margot a appris plus avec Lily qu’avec n’importe quel prof de Sciences Po, parce que
Lily a vécu, et en a vu de toutes les couleurs : des blessures rouge vif ensanglantées par les
ruptures, les douleurs du deuil d’un noir macabre, des bleus au cœur, des blancs qu’aucune
parole ne peut combler, des haines vertes et amères qui pourrissent le cœur des gens jadis
biens…Ah ! Ca, elle en a connu des couleurs la Lily. Margot sait à quel point sa Lily l’aime,
et tient à ses visites tous les mercredis, réunies ensemble autour des si savoureuses gaufres au
Nutella, petit rituel qui pousse à la confidence, qui rappelle le temps où Margot ne mettait pas
encore de soutiens-gorge.
En croquant la première bouchée, Margot sourit à Lily. Lily remet en place les
bretelles du soutien-gorge de sa petite fille chérie, foutues bretelles. Margot rie aux éclats, elle
a trouvé le moyen de mettre le seul soutien-gorge trop grand qu’il y a dans son armoire,
comme chaque mercredi, celui dont les bretelles ne cessent de tomber. C’est son soutiengorge préféré, qu’est-ce qu’elle est bien quand elle le porte ! Elle se sent belle, elle est bien,
elle est heureuse. Margot ouvre la bouche, ses lèvres sont encore couvertes de Nutella, son
rire brise le silence morbide de la maison de retraite, antichambre de l’enfer où tous les gens
seuls attendent patiemment la mort, elle rit à n’en plus finir. Lily ne peut que rire aussi, elle
suit sa petite fille qui l’entraîne dans un rire compulsif, elles se regardent toutes les deux,
pleurant de rire, les bretelles de Margot flottant sur ses épaules, et le Nutella coulant sur ses
lèvres. Pourquoi s’obstine-t-elle à le mettre, ce vieux soutien-gorge rose pâle, délavé, alors
qu’elle sait que sa Lily ne supporte pas quand sa bretelle pend dans le vide. Margot adore
provoquer Lily, elle est heureuse, elles rient ensemble. Les fous rient aussi, alors que l’autre
moitié de l’assistance, la saine d’esprit, les regarde honteusement. Ce sont eux qui ont honte,
Margot et Lily se prennent la main et se serrent l’une contre l’autre, fort. Les gaufres sont
délicieuses, elles ont toujours ce même goût alléchant de pâte sucrée et de vanille. Margot
rentre chez elle à plus de vingt et une heure, le trajet est épuisant. Elle a sourit à tous les
camionneurs qui l’ont doublée, à tous les jeunes qui lui soutirent de l’argent aux péages, et à
son fiancé. Lui ne veut pas remettre ses bretelles en place, bien au contraire, et alors Margot
dégrafe son soutien-gorge, et alors moi, narratrice narcissique, je n’ai plus rien à faire ici, et
alors je m’évanouis dans les ténèbres.