le lusotropicalisme, théorie d`exportation

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le lusotropicalisme, théorie d`exportation
Armelle ENDERS, Lusotopie 1997, pp. 201-210
LE LUSOTROPICALISME,
THÉORIE D’EXPORTATION
GILBERTO FREYRE EN SON PAYS
Le fait que la formule à succès du « lusotropicalisme » soit due à la
verve inventive de Gilberto
Freyre (1900-1987) – l’intellectuel brésilien le
1
plus célèbre à l’étranger mais un des plus critiqués chez lui – est une
source d’infinis malentendus et de contresens à répétition. Cette formule ne
naît d’ailleurs pas au Brésil, mais sur les terres portugaises du troisième
empire où elle devient propagande. Ce n’est pas au Brésil non plus, en
dehors de quelques discours de circonstance pour porter la CPLP sur les
fonts baptismaux, que le « lusotropicalisme » suscite actuellement de
l’intérêt, de la nostalgie, ou des rancœ urs, mais au Portugal et dans ses
anciennes colonies africaines.
L’évocation du « lusotropicalisme », dans le contexte brésilien, fait
immédiatement prendre des chemins obliques. Ce qu’ont retenu les
Portugais du « lusotropicalisme », c’est que leur action colonisatrice se
distinguait de celle des autres puissances parce qu’elle était conviviale et
métissée. Cet aspect intéresse peu les Brésiliens des années cinquante et
soixante. Quant aux leçons qu’ils ont prises dans Gilberto Freyre, elles se
fondent dans les thèmes plus spécifiques du « métissage » et de la
« démocratie raciale » et ne portent pas le nom de « lusotropicalisme »,
décidément peu évocateur dans le contexte brésilien.
Il n’en demeure pas moins que Freyre a apporté des éléments décisifs à
la construction de l’identité nationale de son pays et à l’élaboration d’une
idéologie coloniale qui s’est épanouie ailleurs. L’objet de cette présentation
consiste donc à rappeler comment les théories de Gilberto Freyre ont été
reçues au Brésil, à montrer que sa pensée peut figurer en bonne place dans
l’histoire du nationalisme intellectuel, et enfin à examiner les avanies du
« lusotropicalisme » au Brésil.
1.
Alors qu’au Brésil Gilberto Freyre est une figure depuis longtemps controversée, il a
conservé en France toute son autorité. Ainsi, le seul livre concernant le Brésil recommandé
par la revue Historiens & Géographes aux agrégatifs d’histoire qui préparent la question « Les
Européens et les espaces maritimes au XVIIIe siècle » (programme 1996-1998) est Maîtres et
esclaves, dont la première édition brésilienne date de 1933 !
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La plantation ou la matrice d’un nationalisme intégral
Par rapport aux intellectuels brésiliens de sa génération, Gilberto Freyre
présente un certain nombre de particularités distinctives. Issu d’une famille
traditionnelle du Pernambouc – son père est professeur à la faculté de droit
de Recife par laquelle passe une bonne partie des élites de la fédération –,
une voie toute tracée de bachárel s’ouvrait devant lui : après des études
juridiques, les jeunes gens de bonne famille s’orientaient normalement vers
une carrière d’avocat, prélude à une éventuelle carrière politique.
Gilberto Freyre est formé, quant à lui, à l’école nord-américaine. À
Recife, il est scolarisé dans un collège baptiste, pense un temps devenir
prédicateur, et part effectuer des études de sciences politiques et sociales à
l’université baptiste de Baylor, à Waco, au Texas, dont il sort en 1920. Ses
études se poursuivent à Columbia (New York) et, de manière plus
conforme à la tradition de la bourgoisie brésilienne, sont complétées par un
séjour en Europe en 1922-23. À Paris notamment, Gilberto Freyre fréquente
les milieux intellectuels proches de l’Action française2. Bien que l’on soit
peu renseigné sur le détail des activités parisiennes du jeune Gilberto
Freyre, on peut relever dans les thèmes qu’il développera au cours de la
décennie quelques points communs avec les conceptions de Maurras et de
ses disciples3.
Nul doute en effet que la conjonction qu’opère l’Action française entre
nationalisme et régionalisme n’ait retenu son attention. À son retour
d’Europe, Freyre se distingue en effet par son engagement en faveur du
regionalismo nordestin.
Les doutes français au lendemain de la Grande Guerre croisent les
préoccupations qui agitent l’intelligentsia brésilienne. La crise du système
républicain dans les années vingt intensifie en effet le débat autour de la
« question nationale », encore avivée par le centenaire de l’indépendance.
Le diagnostic est identique pour la plupart des auteurs : premièrement, le
Brésil est un pays « en retard », qu’il faut donc moderniser; deuxièmement,
la nation brésilienne est « inachevée », la majorité de la population n’a pas
une conscience suffisamment claire et forte de sa nationalité. Parmi les
causes les plus fréquemment invoquées de ce « mal brésilien » se détachent
l’importation d’institutions politiques étrangères et inadaptées, l’influence
rétrograde de la colonisation portugaise et le facteur racial, la fatalité du
métissage qui provoque la dégénérescence.
Le blanchiment apparaît toujours après la Première Guerre mondiale
comme un bon moyen de conjurer la malédiction qui pèse sur le pays, ainsi
qu’en témoignent certaines publications du gouvernement fédéral.
L’essayiste Oliveira Viana, dans son introduction au Recensement de 1920,
se réjouit de ce que la population brésilienne se blanchisse à un rythme
2.
3.
Sur la biographie de Gilberto Freyre, voir I. BELXOCH & A. ABREU, eds., Dicionário históricobiográfico 1930-1983, Rio de Janeiro, Forense, Centro de pesquisa e documentação
contemporânea do Brasil/Fundação Getúlio Vargas/Financiadora de projetos e estudos,
1983.
Voir, parmi les nombreuses prises de position de Charles Maurras : « Nous concevons la
France, nous aussi, comme une et indivisible et complexe, comme le sont toutes les fortes
unités de la nature. Nous sommes Français et Provençaux comme nous appartenons à la fois
au type des vertébrés et à l’espèce des hommes. Cela n’est pas contradiction, mais union et
synthèse » (1894) ; « La France intégrale, c’est la France fédérale », cité par Victor Nguyen,
Aux origines de l’Action française. Intelligence et politique à l’aube du XXe siècle, Paris, Fayard,
1991, p. 502.
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accéléré4. C’est seulement au cours de cette décennie que la misère
physiologique et morale du caboclo de l’intérieur commence à être
interprétée comme une conséquence de la malnutrition ou du manque
d’hygiène.
Gilberto Freyre se lance à son tour dans l’étude de la « question
nationale » au contact des États-Unis. À son intérêt pour la société
brésilienne du XIXe siècle, sur laquelle il fait sa maîtrise de sociologie,
s’ajoute une préoccupation pour la place que tiennent dans celle-ci les
descendants des esclaves amenés d’Afrique. La définition d’une brésilianité
commune aux Blancs et aux descendants des esclaves pose un problème
que Gilberto Freyre, comme d’autres, s’emploie à résoudre. Il a raconté luimême, dans la préface de la première édition de Casa grande e senzala (1933),
l’effet désagréable que produisit sur lui sa rencontre fortuite avec trois
marins métis et mulâtres brésiliens descendant Broadway enneigé, qui lui
donnèrent l’impression de « caricatures ». Cette confrontation, la forte
influence intellectuelle de l’anthropologue Franz Boas qui, dit-il, lui apprit à
distinguer « races et civilisations », « à séparer les effets des relations
purement génétiques des influences sociales, de l’héritage culturel et du
milieu », la comparaison empirique entre le Sud des États-Unis et le NordEst du Brésil, deux sociétés nées des plantations et de l’esclavage, la
ségrégation raciale aux États-Unis et l’absence de ségrégation au Brésil, le
conduisent à appréhender différemment la question nationale. De cette
expérience sortent donc Casa grande e senzala, puis Sobrados e mucambos en
1936. Ces deux ouvrages, surtout le premier, contiennent la plupart des
axes qui charpentent tous les travaux ultérieurs de Gilberto Freyre.
Ce qui est déterminant pour Gilberto Freyre, ce ne sont pas tant les
caractères biologiques – qu’il n’abandonne pas totalement5 –, ce sont les
conditions de vie. Il n’y a pas de fatalité biologique. Mais l’absence de
ségrégation raciale et le caractère métissé de la culture brésilienne
retiennent davantage son attention. La nation brésilienne est sortie presque
tout entière, selon lui, de la plantation de canne à sucre du Pernambouc et
de Bahia. C’est elle qui a fait du Brésil, où il postule après d’autres que
l’esclavage était plus doux qu’ailleurs, une démocratie raciale. Sobrados e
mucambos analyse la disparition de la société patriarcale et protectrice des
plantations au profit d’une modernisation appauvrissante matériellement et
moralement.
Cette utopie, passéiste et réactionnaire au sens propre du terme,
s’appuie sur des faits indéniables. L’absence de ségrégation raciale
juridique au Brésil depuis l’Abolition était une réelle idiosyncrasie qui
méritait une explication, alors que le reste du monde était caractérisé par la
discrimination inhérente
aux empires coloniaux et autres Jim Crow Laws. Le discours de Gilberto
Freyre repose aussi sur une érudition et des observations très sélectives.
L’écrivain pernamboucain, dont la maison de famille a été détruite au
6
moment de la révolution de 1930 , reconstruit inlassablement dans ses
4.
5.
6.
F.J. Oliveira VIANA, « Evolução da raça », Recenseamento do Brazil, Rio de Janeiro, Typ. da
Estatística, 1922, p. 313-344.
R. Benzaquem de ARAÚJO, Guerra e paz. Casa grande e senzala e a obra de Gilberto Freyre nos
anos 30, Rio de Janeiro, Edições 34.
Il ne faut pas pour autant voir la révolution de 1930 comme la confrontation entre vieilles
élites agraires et nouvelles élites industrielles. Les oligarques traditionnels, les carcomidos et
les coronéis sont aussi nombreux du côté des partisans de Getúlio Vargas que de ceux de
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livres une plantation imaginaire, une nation idéale, où cohabitent des
aristocrates blancs et leurs esclaves, une plantation-nation idéale, capable
d’assimiler toutes les cultures du monde7.
Une des raisons du succès immédiat et considérable de Casa grande et
des œ uvres de Gilberto Freyre tient en la capacité de l’auteur à donner un
sens aux choses de la vie quotidienne, à rechercher la brésilianité non dans
la grande histoire, mais dans la prose du monde, dans le folklore, la
sexualité, la manière de marcher, la cuisine, le football, à rendre la patrie
concrète, charnelle. L’énumération est une des figures de style les plus
récurrentes de Gilberto Freyre, à la manière des sambas-exaltação, genre qui
fleurit dans les années trente et recense les merveilles nationales pour le
public populaire8. Les litanies de plantes brésiliennes, les catalogues des
innombrables nuances régionales du Brésil, les listes de vocabulaire,
recréent à chaque lecture, à la manière poétique, la brésilianité de ce qui est
énoncé. Il en va de même des apports de la culture africaine que Gilberto
Freyre recense et « nationalise ».
C’est cette partie de l’œ uvre du sociologue, publiée dans les années
trente, qui assure sa réputation et continue à faire actuellement l’objet de
lectures polémiques au Brésil.
De l’empire luso-brésilien au lusotropicalisme : la métamorphose du
« puissant empire »
Les réflexions de Gilberto Freyre participent au mouvement de
réhabilitation du passé portugais du Brésil, mouvement sensible dans
l’historiographie officielle de l’Estado Novo (1937-1945), sous la plume d’un
Almir de Andrade, par exemple9. La valorisation de l’héritage portugais est
une rupture par rapport aux analyses développées par les intellectuels
brésiliens au cours des décennies précédentes, particulièrement pendant les
années vingt. La période coloniale, chargée de tous les péchés, jugée
responsable du retard pris par le Brésil à entrer dans une modernité
fortement idéalisée10, devient dans Casa grande e senzala le creuset
constitutif de la nation brésilienne.
On reprochait au Portugal d’être une petite nation européenne restée à
l’écart de l’industrialisation : on vante désormais son côté non européen,
son métissage dû au long contact avec les Maures, sa « plasticité », sa
cordialité. Almir de Andrade évoque même l’hypothèse que les qualités qui
ont valu aux Portugais leurs succès sous les tropiques soient des handicaps
Washington Luiz et Júlio Prestes. Gilberto Freyre était proche du président « légaliste » (ou
situacionista) du Pernambouc, qui se trouve donc dans le camp des perdants en octobre 1930.
7. J.D. NEEDELL, « Identity, Race, Gender and Modernity in the Origins of Gilberto Freyre’s
œ uvre », American Historical Review, févr. 1995, pp. 52-77.
8. Avec Aquarela do Brasil (1939), de Ary Barroso, sommet du genre, on peut citer Minha terra
tem palmeiras (João de Barro – Alberto Ribeiro) (1936) ou Recenseamento (Assis Valente)
(1940), dont un des couplets dit : « Fiquei pensando/e comecei a descrever/tudo, tudo de
valô/que meu Brasil me deu/Um céu azul, um Pão de Açucar sem farelo/Um pano verde e
amarelo/Tudo isso é meu !/Tem feriado que pra mim vale fortuna/A Retirada da laguna
vale um cabedal !/Tem Pernambuco, tem São Paulo, tem Bahia/Um conjunto de harmonia
que não tem rival ! ». Faut-il parler, à propos de Gilberto Freyre, d’« érudition-exaltação » ?
9. Sur Almir de Andrade, voir dans ce dossier l’article d’Ângela de Castro Gomes, « Race,
culture et histoire : l’histoire du Brésil écrite par l’Estado Novo ».
10. Voir M. Silva da MOTTA, A nação faz 100 anos. A questão nacional no centenário da
Independência, Rio de Janeiro, FGV/CPDOC, 1992.
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sur le continent européen11.
C’est Gilberto Freyre qui pousse le plus loin l’exaltation de la lusitanité
du Brésil et la définition d’une civilisation commune aux terres colonisées
par les Portugais. Ces thèmes, qui se situent au cœ ur de Casa grande et de
Sobrados e mucambos, sont développés spécifiquement dans diverses
conférences publiées sous forme d’opuscules à Rio et au Portugal à partir
de 1940. La préface de O mundo que o Português criou, premier opuscule du
genre, peut faire figure de manifeste lusotropicaliste avant la lettre. Elle
éclaire en tout cas la place du Portugal dans la pensée de Gilberto Freyre.
Selon lui, le « monde que le Portugais a créé » a survécu à l’émiettement
de l’empire. Gilberto Freyre a pris soin de ne pas écrire le « monde que le
Portugal a créé » et d’éviter comme la peste l’expression de « monde
portugais » ou d’« Amérique portugaise ». Il indique ainsi que ce n’est pas
la Couronne portugaise qui a créé le Brésil ou d’autres entités, mais l’ethos
portugais. Il réaffirme que le socle portugais et chrétien est le fondement de
la nation brésilienne et qu’il faut veiller à la suprématie de l’élément lusobrésilien dans la culture nationale. Cette défense passe par le contrôle de
l’immigration et le rapprochement entre le Portugal et le Brésil, qui est
devenu la « partie la plus vivante et la plus remarquable du monde que le
Portugais a créé, avec des éléments principalement européens et chrétiens,
mais à travers un vaste métissage et une large interpénétration de
culture »12.
La thématique impériale atteint son point culminant lors de la tournée
de Gilberto Freyre dans les provinces portugaises d’outre-mer et trouve sa
banderole lors de la conférence qu’il prononce en novembre 1951 à
l’Instituto Vasco da Gama de Goa : « Uma cultura moderna : a luso-tropical ».
La culture « lusotropicale » remplace la « luso-brésilienne » et ressuscite
sous une formulation inédite et moderne la vieille idée du « puissant
empire » que Gilberto Freyre attribue à dom João VI et au transfert de la
Cour portugaise au Brésil en 1808.
En réalité, l’adjectif « luso-brésilien » désignait plus particulièrement les
élites formées à Coimbra et qui allaient servir dans tout l’empire le roi du
Portugal. Ces notables « luso-brésiliens » avaient dans l’ensemble accueilli
favorablement le projet, qui avait surgi dans le sillage du marquis de
Pombal et visait à rendre plus égalitaires les rapports du Brésil et de sa
13
métropole .
Cette politique connut bien des vicissitudes entre la fin du XVIIIe siècle et
l’abdication de dom Pedro I en 1831 qui l’enterra définitivement.
L’invention du « lusotropicalisme » peut apparaître comme une résurgence
de cet empire fédéral avorté. Gilberto Freyre se trouve d’ailleurs au
Portugal un ancêtre commun avec José Bonifácio, père de l’indépendance,
mais aussi le plus illustre des luso-brésiliens14. Déjà, en 1944, Gilberto
Freyre avait averti son public nord-américain que les « pays de langue
portugaise » allaient peut-être « s’organiser en une espèce de fédération,
11. Le texte d’A. de Andrade, « O colonizador português e seu caráter », est cité par António
Sérgio dans sa préface à O mundo que o Português criou, Rio de Janeiro, José Olympio, mars
1940, p. 16.
12. G. FREYRE, O mundo que o Português criou, Rio de Janeiro, José Olympio, mars 1940, p. 41.
13. Voir K. R. MAXWELL, A devassa da devassa. A inconfidência mineira : Brasil e Portugal 1750-1808,
Rio de Janeiro, Paz e terra, 1995 (4e éd.) ; M. de Lourdes Viana LYRA, A utopia do poderoso
império. Portugal e Brasil : bastidores da política 1798-1822, Rio de Janeiro, Sette Letras, 1994.
14. Voir FREYRE, op. cit., p. 87.
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avec une citoyenneté commune et des droits et des responsabilités
communs »15.
Tout occupé à confirmer la force et la cohérence de sa doctrine, Gilberto
Freyre persiste, avec un remarquable aveuglement, à distinguer la
colonisation portugaise contemporaine des autres tutelles coloniales. Là où
le Français, l’Anglais, ou le Belge n’ont su qu’établir une domination et faire
preuve d’un art politique superficiel, le Portugais a éduqué en douceur les
indigènes aux valeurs européennes, forgé des sociétés métisses, croisé des
cultures, créé des peuples. Freyre ne fait que reprendre, à son insu, l’idée de
la colonisation créatrice d’une humanité nouvelle, qui est extrêmement
répandue dans les ouvrages des administrateurs coloniaux européens. Il n’y
a pas, en effet, une seule idéologie coloniale en Europe qui ne repose sur la
conviction d’une « mission » nationale particulière, d’une manière
singulière de coloniser, d’un lien spécial avec l’outre-mer.
La promotion de l’idée lusotropicale au rang d’idéologie coloniale
officielle du Portugal de Salazar dans les années cinquante repose pourtant
sur une forte ambiguïté ou sur un profond malentendu. On comprend que
les autorités portugaises aient accueilli comme pain béni un éloge appuyé à
leur œ uvre coloniale, surtout venu du Brésil. On comprend qu’elles aient
voulu retenir du lusotropicalisme l’idée d’une identité lusitane semée à
travers le monde pour l’éternité, résistante à tous les appétits et à tous les
nationalismes. Dans le lusotropicalisme de Gilberto Freyre cependant, le
Portugal ne reçoit que la portion congrue. L’avenir appartient aux
tropiques, le Portugal ne présente qu’un intérêt archéologique. Ne décrit-il
pas à son public de Goa « une lusitanité en expansion sous les tropiques. Et
non figée dans des instituts métropolitains, embaumée dans des académies
européennes, immobilisée dans de prétendues perfections classiques par
des nécrophiles qui, en littérature, ne savent admirer que les morts »16?
Partout, lors de son périple à travers les colonies portugaises, ce sont les
liens de parenté avec le Brésil, plus que les réalisations coloniales de
l’Estado Novo, qui suscitent son intérêt : « Je constate que la présence
brésilienne en Afrique et même en Inde est bien plus importante que nous
ne l’imaginons au Brésil »17. Le gouvernement brésilien devrait à son avis
encourager une
immigration proprement « lusotropicale » en provenance de Goa, en
attirant « la fleur de sa jeunesse intelligente, capable de participer, avec son
orientalisme déjà lusitanisé, au développement de la culture brésilienne »18.
Le Brésil s’impose très explicitement comme le « continuateur » du
Portugal.
« Le luso-tropical – régulièrement menacé en Afrique et en Orient par
des impérialismes géo-politiques ou simplement économiques prolongés en
culturels, qui lui répugnent, parce qu’il est, pour toujours, dans ses
principales formes de culture et d’ethos, un Portugais qui s’accomplit sous les
15. « É mesmo possível que eles não estejam longe de se organizar em uma espécie de federação
com uma cidadânia comum e outros direitos e responsabilidades da mesma forma comums
», G. FREYRE, Interpretação do Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio, 1945, p. 259.
16. « Uma lusitanidade em expansão nos trópicos. E não parada em institutos metropolitanos,
embalsamada em académias européias, imobilizada em supostas perfeições clássicas a
cargo de necrófilos que, em literatura, só soubessem admirar defuntos », G. Freyre, Um
brasileiro em terras portuguesas, Rio de Janeiro, José Olympio, 1953, p. 144.
17. G. FREYRE, Aventura e rotina, Rio de Janeiro, José Olympio, 1953, p. 388.
18. Ibid., p. 326.
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tropiques19 – semble ressentir le besoin d’avoir à ses côtés un Brésil à la fois
de culture lusitane et tropicale; et déjà plus vigoureux, à certains égards,
que le Portugal. Un Brésil capable d’accentuer en Asie et en Afrique la
présence et les possibilités de la culture d’origine portugaise »20.
Qui, mieux que le Brésil, illustre le dynamisme créateur et la fraternité
démocratique du monde créé par le Portugais? C’est dans ce sens, ajoute
Gilberto Freyre, que « les Brésiliens doivent orienter leur politique
culturelle de collaborateurs et de continuateurs des Portugais d’Europe »21.
Ainsi, le Brésilien doit aider le Portugais à porter son fardeau tropical.
Gilberto Freyre retrouve alors les arguments éculés qui justifient tous les
impérialismes : l’impérialisme luso-brésilien est défensif et répond aux
menaces d’autres impérialismes. Sont visées en l’occurrence l’Union sudafricaine et les Rhodésies ségrégationnistes, les prétentions de l’Union
indienne à ne faire qu’une bouchée de Goa, et celles de l’Indonésie sur
Timor.
Conformément à toute sa démarche intellectuelle, qui consiste à revêtir
d’habits scientifiques ses simples impressions et ses intuitions, Gilberto
Freyre veut donner au lusotropicalisme une expression scientifique : la
lusotropicologie, qui doit former une discipline à part. Integração portuguesa
nos trópicos, ouvrage que Gilberto Freyre publie à Lisbonne en 1958 sous les
auspices du ministère de l’Outre-mer, comporte l’éloquent soustitre suivant :
« Notes à propos d’une possible lusotropicologie qui se spécialiserait dans
l’étude systématique du processus écologico-social d’intégration des
Portugais, descendants de Portugais et continuateurs de Portugais, en milieu
tropical »22.
L’Institut Joaquim Nabuco, qu’il a ouvert à Recife en 1949, se spécialise
ainsi dans les études « lusotropicales ».
Ainsi, l’adjectif « lusotropical », forgé en 1951 pour remplacer le désuet
et trop exclusif « luso-brésilien », complète et synthétise une idéologie
cohérente, fondée sur une conception totalisante du nationalisme. Par le
lusotropicalisme, le modèle social rêvé de la plantation nordestine prend
une dimension impériale. La nation brésilienne, continuatrice du Portugal,
devient porteuse d’universalisme dans le monde colonial.
Les impasses brésiliennes du lusotropicalisme
Le lusotropicalisme, idéologie nationaliste qui suggère à la patrie
brésilienne de devenir le centre du monde portugais, n’est que très peu
récupéré par des instances officielles dans son pays d’origine et demeure
essentiellement une denrée d’exportation. Quel paradoxe pour une nation
habituée à déplorer l’importation continuelle de modèles étrangers sur son
sol que le succès de cette théorie dans le Portugal de Salazar!
Son prestige intellectuel, dans son pays comme à l’étranger, vaut à
19.
20.
21.
22.
Litt. : Lusíada expandida em tropical, p. 440.
Ibid., p. 440.
Ibid.
« Notas em torno de uma possível lusotropicologia que se especializasse no estudo
sistemático do processo ecológico-social de integração de portugueses, descendentes de
portugueses e continuadores de portugueses, em ambientes tropicais », G. FREYRE,
Integração portuguesa nos trópicos, Lisbonne, Ministério do Ultramar, Tip. Minerva, 1958.
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Gilberto Freyre de faire partie des autorités auxquelles on se réfère
nécessairement. Le « maître d’Apipucos » écrit, publie, consulte, voyage,
inaugure, préside, pontifie, reçoit les visiteurs et les hommages mais, entre
1930 et 1964, sa vision du Brésil se décale par rapport à l’évolution du pays.
L’Estado Novo, comme ses épigones populistes, ont peu de choses pour
plaire à cet homme d’Ancien Régime, affilié à l’UDN, le parti qui se livre à
une opposition féroce, voire factieuse, contre Vargas, Kubitschek et
Goulart, de 1946 à 1964.
Les formes dominantes qu’emprunte alors le nationalisme dans le Brésil
des années cinquante et soixante – celui qui est véritablement contemporain
de la notion de lusotropicalisme – sont celles du développement et d’un
futur qui ne s’encombre guère des nostalgies impériales et des brises
atlantiques. Le « monde que le Brésilien édifie » accentue au contraire la
marginalisation de celui que « le Portugais a créé », des « terres du sucre »,
qui symbolisent plus le retard, les archaïsmes et le sous-développement que
le berceau de la nation. L’empire brésilien se construit sur l’acier, les
chaînes de montage Volkswagen, les barrages hydro-électriques, les routes
qui matérialisent l’unité du pays, il quitte le littoral et plante son drapeau à
Brasília, en plein plateau central.
Le régime militaire (1964-1985) est plus conforme aux vœ ux de Gilberto
Freyre. Il applaudit la « révolution de 1964 », salue le durcissement de 1968,
et participe à la rédaction du programme de l’Arena (parti gouvernemental)
en 197123. La politique étrangère active de la présidence Geisel dans
l’ancienne Afrique portugaise évoque vaguement les principes défendus
par le sociologue dans sa tournée à travers les provinces d’outre-mer.
Quant au chauvinisme officiel des années soixante-dix, il peut difficilement
être qualifié de « lusotropical ».
Le « lusotropicalisme », comme modalité possible du nationalisme, est
resté cantonné dans le cercle d’une poignée de diplomates et de militaires,
qui continuent cependant à militer pour une forte présence du Brésil dans
l’Atlantique sud, particulièrement en Angola. Il est passé toutefois inaperçu
de l’écrasante majorité de la population brésilienne et des intellectuels qui,
de toute façon, commencent à vouer aux gémonies Gilberto Freyre et ses
théories jugées racistes et réactionnaires.
Entre 1967 et 1973, au moment même où la propagande lusotropicale
atteint son apogée en terre portugaise, une bande d’artistes d’avant-garde,
décidés à révolutionner la manière de parler du Brésil24, lance le
« tropicalisme ».
Le « tropicalisme » est un mouvement pop, dont les intentions sont
esthétiques et nullement doctrinales, mais qui véhicule cependant des
représentations du Brésil dont l’audience a été beaucoup plus forte que les
opuscules tardifs de Gilberto Freyre25. Or, rien n’est moins « luso » que le
« tropicalisme » illustré par Gilberto Gil, Caetano Veloso et leurs acolytes
mutantes. Les « tropicalistes » manifestent en effet un penchant certain et
original pour la fusion « latino-américaine » et les emprunts rythmiques et
linguistiques aux voisins colombiens, et surtout cubains, et proclament en
23. I. BELOCH & A. ABREU, eds., Dicionário..., op. cit.
24. Voir C. F. FAVARETTO, Tropicália. Alegoria, alegria, São Paulo, Kairos, 1979.
25. Sur la prise en compte de la culture pop par les historiens du contemporain, voir les travaux
et l’article méthodologique de B. LEMONNIER, « La "Culture po" des années 1960 en
Angleterre », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, 53, janv.-mars 1997, p. 98-111.
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castillan Soy loco por ti América. Dans Tropicália ou Panis et circencis [sic], le
monument discographique du courant, la chanson Três caravêlas rend un
hommage enjoué, non à Pedro Alvares Cabral, mais à Christophe Colomb,
qu’on pourrait prendre, par la magie d’un couplet elliptique, pour le
fondateur indirect du Brésil.
Cet échec intellectuel et politique du « lusotropicalisme » au Brésil est
compensé – ou consommé ? – par la vigueur désolante de ses produits
dérivés, des clichés empruntés par la publicité et le cinéma commercial au
monde supposé enchanté de Jorge Amado, qui n’est lui-même, bien
souvent, que la transposition très personnelle et très caricaturale des
perspectives ouvertes il y a longtemps par Casa grande e senzala.
Le dernier avatar en date de cette représentation du Brésil à l’usage du
« premier monde », mais aussi du public national, est la superproduction
de Carlos Diegues, Tieta (1996), qui, en passant les frontières, n’est plus
seulement « do agreste » – comme dans le titre du roman homonyme de
Jorge Amado –, mais « do Brazil », avec un « z », pour mieux enfoncer le
clou. Toutes les gloires nationales, confirmées – Sônia Braga, Zézé Motta,
Marília Pera… – ou montantes – Claúdia Abreu –, estampillées « qualité
Brésil » – Jorge Amado, João Ubaldo Ribeiro, Caetano Veloso, le réalisateur,
les cocotiers, le sable blanc… – se sont liguées pour colorier de manière
criarde cette carte postale indigeste.
Gilberto Freyre disparu, l’héritage passablement dénaturé du
« lusotropicalisme », réduit à la seule promiscuité sexuelle, a fini par passer
de la Casa grande à la plage, de l’aristocratie pernamboucaine en déclin à
une impitoyable Bahian connection, prête à n’importe quoi pour assurer la
promotion de son industrie touristique.
Décembre 1996/mai 1997
Armelle ENDERS
Université de Paris IV

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