L`Homme à la Caméra, un film de propagande politique ?

Transcription

L`Homme à la Caméra, un film de propagande politique ?
L’Homme à la Caméra, un film de propagande politique ?
Comme presque tous les cinéastes soviétiques des années 20, Vertov est un
propagandiste du régime communiste. Leur cinéma est un art de combat, forgé
dans les trains de propagande de la Guerre civile.
Toutefois le rapport du film de Dziga Vertov à la propagande est complexe. Audelà d’éléments de propagande aisément reconnaissables, d’une volonté manifestée
de réaliser un tel film, certaines réalités cinématographiques viennent perturber le
projet.
1. Des éléments clairs de propagande
a. Lenine et Marx
Ils apparaissent tous deux dans le film surtout dans la dernière partie. Un buste
de Marx et un portrait de Lénine. Le nom de ce dernier est plusieurs fois écrit. Par
exemple les deux clubs de la fin se nomment l’un « Vladimir Ilitch Oulianov »,
vrai nom du leader révolutionnaire, et l’autre « Lenine », son surnom, de sorte que
la nomination est complète.
b. Les machines, l’énergie
Toutes les machines que l’on voit au repos, tourner, puis s’arrêter. Le barrage et
l’usine de sidérurgie, le clignotement de l’usine (~40:00-42:00) La caméra et le
banc de montage. Tout cela constitue un éloge de l’industrie soviétique.
c. Une répartition utopique du temps
Le film reprend dans sa structure le vœu de Lénine pour qui la vie du citoyen
soviétique devait se partager entre huit heures de travail, huit heures de loisirs et
huit heures de sommeil.
d. La présence prééminente des femmes
La majorité des personnages qui reviennent, que l’on identifie, que l’on voit
agir, sont des femmes. C’est elles qui portent la nouvelle société, le nouvel espoir.
Si L’Homme à la Caméra est une utopie, c’est une utopie féminine. La liberté des
mœurs (facilité du divorce, etc.) va dans le même sens.
e. Un monde en mouvement
Vertov ne veut pas représenter l’URSS comme un pays figé, qui a atteint son
but, mais comme un mouvement.
Cette notion de mouvement est présente de plusieurs manières dans son film :
– d’abord certains plans chargés de signification nous font suivre une
trajectoire symbolique
– ensuite Vertov (dont le nom signifie « toupie qui tourne ») filme sans cesse
des objets ou des êtres en mouvement (le ballet des tramways, les machines qui
tournent, les motos, les sportifs, l’espèce de tourbillon abstrait sur l’écran de la
salle de cinéma, etc.)
– le montage lui-même est un mouvement perpétuel.
f. Un « décryptage communiste du monde »
Le montage du film en soi constitue une lecture engagée du monde. Ainsi, après
avoir vu les tramways démarrer, les machines commencer à tourner, nous nous
retrouvons dans l’usine de sidérurgie qui fabrique l’acier dont tout cela est fait,
puis au-dessus du barrage et avec les mineurs qui fournissent l’énergie. Ainsi on
revient à l’origine, et le monde est devenu plus compréhensible. C’est la raison
pour laquelle nous sortons des villes, pour voir d’où vient l’énergie qui les anime.
Ce qui ne se produit nullement dans le Berlin de Ruttmann, car seul l’intéresse la
ville elle-même et sa vie propre.
2. Des éléments inhabituels dans un film de propagande
a. La misère et un certain archaïsme
Contrairement aux films de propagande sur un régime politique, Vertov ne
cache pas la misère. Il filme longuement les SDF endormis ou en train de se
réveiller au début du film. S’il montre les machines, elles ne sont pas, comme
celles que filme Ruttmann dans Berlin, Symphonie d’une grande ville, neuves et
brillantes, mais souvent assez anciennes et frustes. C’est d’ailleurs également le
cas, de celles que l’on voit dans Enthousiasme. Symphonie du Donbass, en
particulier l’usine de métallurgie, où les ouvriers travaillent dans un contexte
dangereux (l’ouvrier et le fil chauffé au blanc, la fosse sous les pieds, etc.).
b. Une prise de position interne à la société soviétique
D’un bout à l’autre de son film, Vertov oppose deux catégories sociales :
– les travailleurs
– les « Nepmen », bourgeois enrichis par la Nouvelle Politique Économique
décidée par Lenine à la sortie de la guerre civile.
Les premiers sont valorisés, les seconds apparaissent déplaisants (la femme qui
fait porter une valise très lourde à sa domestique au retour de la gare et se met
encore en travers de son chemin) ou ridicules (les femmes qui font masser leur
cellulite par des machines à rouleaux alors que les prolétaires font du sport,
apprennent à nager, etc.)
Ce débat interne à la société, même s’il est lui-même un travail de propagande
marxiste, ne contribue pas à rendre le film facilement compréhensible. Il insiste de
plus sur une ligne de fracture au sein de la société soviétique alors que la
propagande montre toujours un univers cohérent.
c. Un film d’avant-garde
– Les plans durent en moyenne 2,4 secondes.
– surimpressions, mouvements de caméra, etc.
– Pas d’intertitre.
– Film en réflexivité sur lui-même, qui se montre en train de se faire (alors
que la propagande cherche à être la plus transparente possible, à faire oublier qu’il
y a une caméra, un banc de montage, voire une projection).
Tout ceci engendre une certaine difficulté à comprendre. On reçoit le film plus
qu’on ne le perçoit intellectuellement, au point que l’on peut voir le film sans avoir
conscience du message. Au contraire les films de propagande sont toujours chargés
d’un message clair et aisé à comprendre.
Pour les artistes constructivistes de l’époque de Vertov, l’avant-garde politique
et l’avant-garde artistique ne faisaient qu’une. Dans la réalité, il en allait tout
autrement : en 1928 Staline est déjà en place et le film ne connut pas un grand
succès. D’ailleurs les critiques communistes des années 1950-60 (staliniens),
même s’ils reconnaissent une certaine valeur à des films comme La Sixième Partie
du Monde ou Trois chants pour Lénine, parlent à peine de L’Homme à la Caméra,
et tiennent le film dans un grand mépris.
Conclusion
Il est certain que L’Homme à la Caméra se veut un film de propagande qui vise
à faire l’éloge de la société soviétique. Mais Vertov poursuit plusieurs autres
projets en même temps. Il a l’ambition d’être un documentariste qui montre tout le
réel, ainsi qu’un artiste d’avant-garde qui pense, à même la matière de son film, le
cinéma. Ces intentions, qui pour lui, ne font qu’une, se télescopent dans l’esprit du
spectateur. On peut dire en définitive que L’Homme à la Caméra est un film de
propagande, mais raté.

Documents pareils