Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale
Transcription
Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale
Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? Chirurgie carcinologique en ORL et chirurgie maxillo-faciale : une prise en charge optimale en périopératoire pour un meilleur devenir ? Isabelle Etchebarne SAR III, CHU de Bordeaux, Centre François Xavier Michelet Introduction La carcinologie traitée en ORL et en chirurgie maxillo-faciale (CMF) concerne essentiellement les cancers des voies aéro-digestives supérieures (VADS). Ils regroupent les cancers de la lèvre, de la cavité buccale, du pharynx et du larynx. Avec près de 15 000 nouveaux cas recensés en 2012 en France, dont ¾ chez les hommes, ils s’inscrivent au 6ème rang des localisations de cancer. L’âge médian du diagnostic est de 61 ans chez l’homme et de 63 ans chez la femme. Le diagnostic histologique retrouve près de 90 % de carcinome épidermoïde, dont les principaux facteurs de risque sont l’alcool et le tabac, avec une action synergique, ainsi que le mauvais état bucco-dentaire et une infection à HPV (Human Papilloma Virus) dont l’incidence est croissante ces dernières années. L’incidence des cancers des VADS est en décroissance chez les hommes nés à partir de 1950, alors qu’elle continue de croitre chez les femmes, suivant la courbe de consommation du tabac. Les cancers de « la tête et du cou » (langue, cavité orale, oropharynx, nasopharynx et hypopharynx) sont des localisations cancéreuses globalement de mauvais pronostic. Pour les patients diagnostiqués entre 1989 et 2004, la survie à 5 et 10 ans est respectivement de 34 et 21 %, avec un léger avantage pour les femmes. Ceci est en partie dû au diagnostic souvent tardif de ces localisations tumorales, ainsi qu’aux comorbidités fréquentes des patients atteints. Les indications chirurgicales sont fréquentes en carcinologie ORL et CMF : que ce soit pour le diagnostic, l’exérèse des lésions ou la reconstruction, ces patients sont amenés à passer plusieurs fois entre nos mains. Leur prise en charge peut se révéler complexe du fait du terrain (comorbidités fréquentes) et des implications anesthésiques que cela entraîne. Il est donc nécessaire de bien connaître les spécificités de ces patients et des chirurgies afin d’optimiser au mieux leur prise en charge. 1. Actes chirurgicaux en carcinologie et caractéristiques anesthésiques 1.1. Laryngoscopie en suspension (LES) La première étape lors de la prise en charge carcinologique en CMF et ORL est la réalisation du bilan anatomique lésionnel, ainsi que celle de biopsies pour examen anatomo-pathologique. Ceci passe par la réalisation d’une laryngoscopie en suspension. Cet acte diagnostique est un acte de courte durée, mais nécessite une anesthésie profonde avec une immobilité parfaite du larynx. Le principal enjeu anesthésique de la LES est la gestion des voies aériennes supérieures (VAS). En effet, lorsque la tumeur est découverte tardivement ou qu’elle obstrue les voies aériennes (empêchant la visualisation de la glotte par laryngoscopie directe), le risque d’intubation difficile est élevé et impose une intubation par fibroscopie vigile dès que cette situation est suspectée. L’autre alternative pour ventiler le patient est la réalisation d’une jet-ventilation par voie sous-glottique grâce à la mise en place d’un cathéter au niveau de la membrane inter-crico-thyroïdienne. 1.2. L’évidement ganglionnaire Il peut être uni ou bilatéral, ayant pour but l’exérèse de tout ou d’une partie des ganglions cervicaux. La proximité des gros vaisseaux du cou impose d’anticiper un éventuel risque hémorragique, potentiellement abondant. La stimulation du glomus carotidien peut être source de bradycardies sinusales. Page 1 sur 8 Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? 1.3. La laryngectomie partielle Cette chirurgie concerne les tumeurs de taille modérée n’envahissant qu’une partie du larynx. Les complications de ce type d’intervention sont essentiellement liées à des troubles de la déglutition en postopératoire et à la morbidité induite (pneumopathies d’inhalation). 1.4. La pharyngo-laryngectomie totale Elle consiste en l’exérèse complète du pharynx et du larynx et impose donc la réalisation d’une trachéostomie définitive. 1.5. Pelvi-glosso-mandibulectomie Cette chirurgie intéresse les tumeurs de la langue, du plancher buccal et/ou de la mandibule. Selon la localisation et la taille de la tumeur, l’exérèse peut se limiter à la langue (glossectomie), s’étendre au plancher buccal et/ou à la mandibule. Dans ce dernier cas, elle est dite non interruptrice quand seule une partie de la mandibule est reséquée, avec conservation de la continuité osseuse, ou bien interruptrice quand le corps mandibulaire est complètement reséqué. 1.6. La reconstruction Les chirurgies carcinologiques sont en général très délabrantes. La reconstruction est une nécessité, que ce soit sur le plan fonctionnel (récupération de fonctions essentielles telles que la mastication, la déglutition, la parole) et esthétique. Différentes techniques peuvent être proposées : - Reconstruction par lambeaux pédiculés : lambeau sous-mental, lambeau infra-hyoïdien… - Reconstruction par lambeau libre : le lambeau et son pédicule vasculaire sont individualisés et transportés sur un site receveur situé à distance du site donneur, nécessitant des anastomoses vasculaires : o Lambeau antébrachial (lambeau myo-cutané) o Lambeau de fibula (lambeau ostéo-myo-cutané). 2. Prise en charge préopératoire : la consultation d’anesthésie La première rencontre de l’anesthésiste avec le patient de carcinologie est en général la consultation pré-anesthésique pour réalisation de la LES. La consultation d’anesthésie doit s’articuler autours de plusieurs axes : - Bilan du terrain du patient : o Recherche d’une intoxication alcoolo-tabagique et de ses conséquences (insuffisance respiratoire, cardiomyopathie dilatée…) ; - Bilan lié à la pathologie : o Recherche des facteurs prédictifs d’intubation difficile ; o Recherche et prise en charge de l’anémie préopératoire et d’une dénutrition ; - Anticipation des examens complémentaires en vu d’une chirurgie lourde. 2.1. Recherche de signes prédictifs d’une intubation difficile Les patients porteurs d’un cancer des VADS sont ceux qui posent les problèmes de prise en charge des voies aériennes les plus complexes et les plus fréquents. Au-delà des signes recommandés pour la détection de l’intubation difficile par la SFAR, il est nécessaire de rechercher un antécédent de radiothérapie cervicale qui est le signe le plus performant pour prédire une ventilation difficile au masque. La lecture des documents radiologiques et la concertation avec le chirurgien sont indispensables : les grosses tumeurs de base de langue ou amygdaliennes, gênant ou empêchant l’intubation orotrachéale sous vision directe, imposent la réalisation de l’intubation sous fibroscopie vigile. Page 2 sur 8 Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? 2.2. Évaluation cardio-vasculaire Il est nécessaire de s’appuyer sur les recommandations de prise en charge du patient coronarien dans une chirurgie non cardiaque [1]. Le risque périopératoire s’appuie sur 2 éléments : - Risque lié à l’intervention chirurgicale - Risque lié à l’état cardiaque du patient L’évaluation clinique repose sur l’évaluation de la capacité du patient à effectuer un effort : celle-ci se base sur les équivalents métaboliques (Met). En cas de Met < 4 (incapacité à marcher 2 km sans s’arrêter ou à monter 2 étages d’une traite) chez un patient non récemment exploré, et en cas de chirurgie à risque intermédiaire ou élevé, il est recommandé de réaliser des examens complémentaires pour évaluer la capacité myocardique à l’effort. Elle peut se faire soit par la réalisation d’une échographie de stress (stress physiologique (épreuve d’effort) ou chimio-induite (dobutamine)), soit par la réalisation d’une scintigraphie myocardique. Cependant, la chirurgie carcinologique étant considérée comme une urgence, l’obtention de ces résultats ne doit pas retarder le geste chirurgical. L’échographie cardiaque de repos n’est pas recommandée, sauf en cas de signe clinique fonctionnel d’insuffisance cardiaque ou de détection d’un souffle cardiaque non connu à la consultation d’anesthésie. 2.3. Prise en charge de l’anémie préopératoire L’anémie préopératoire est fréquente en chirurgie carcinologique ORL, que ce soit par carence martiale ou par mécanisme inflammatoire qui inhibe la production de l’hémoglobine. De nombreuses études se sont intéressées ces dernières années au rôle délétère de l’anémie dans le pronostic carcinologique, et plusieurs hypothèses ont été émises. L’une des plus solides explore la résistance à la radiothérapie induite par l’hypoxie cellulaire au niveau de la tumeur liée à l’anémie. Une autre explication pourrait être que l’hypoxie entraînerait des changements génomiques et métaboliques, accélérant la croissance tumorale. Par ailleurs, plusieurs études ont démontré l’association entre transfusion sanguine en périopératoire et complications postopératoires [2]. La transfusion homologue est reconnue comme pouvant induire une immunomodulation. Les conséquences de cet effet immunodépresseur seraient une augmentation de l’incidence des infections postopératoires, du risque de récidive de la maladie cancéreuse et une diminution du taux de survie [3]. Il serait donc probablement pertinent de prendre en charge cette anémie en préopératoire pour mettre en place un traitement substitutif en cas de carence martiale avérée, qui pourrait à la fois limiter les conséquences carcinologiques de l’anémie préopératoire et limiter le risque de transfusion périopératoire. Cette prise en charge serait en faveur de l’administration de fer (per os ou intraveineux) essentiellement, l’érythropoïétine pouvant favoriser la croissance tumorale. D’autres études sont cependant nécessaires pour conforter ces résultats. 2.4. Évaluation de l’état nutritionnel préopératoire La chirurgie carcinologique retrouve une incidence élevée de patients dénutris. Le risque est d’autant plus majoré en carcinologie ORL et CMF, où l’incidence atteint les 50 %. Ceci s’explique par la fréquence des symptômes à type de dysphagie et de troubles de la déglutition ou de douleurs locales, limitant les prises alimentaires. La dénutrition est un facteur de risque majeur de morbi-mortalité périopératoire : il est indispensable de l’évaluer en préopératoire (évaluation conjointe par le chirurgien et l’anesthésiste) afin de mettre en place des stratégies de prise en charge nutritionnelle, comme recommandé par la SFAR et la SFNEP [4] pour réduire les complications postopératoires, en particulier infectieuses ainsi que la mortalité postopératoire. Page 3 sur 8 Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? L’évaluation doit être simple et accessible et repose sur l’évaluation de l’état nutritionnel du patient ; ainsi que du risque lié à la chirurgie. Tableau : Stratification du grade nutritionnel [4] L’évaluation de l’état nutritionnel du patient doit s’appuyer sur le poids actuel, l’estimation de la perte de poids (volontaire ou non) et le calcul de l’IMC, ainsi que de l’albuminémie (mesure recommandée en cas de chirurgie majeure). Le patient doit être considéré comme dénutri s’il présente un seul de ces critères : - IMC < ou égal à 18,5 (21 si âge > 70 ans) - Perte de poids récente > 10 % - Albuminémie < 30 g/l Il est probablement recommandé de proposer des conseils diététiques, ainsi que des compléments nutritionnels pour les patients GN2. Les patients GN4 doivent recevoir une assistance nutritionnelle préopératoire (nutrition entérale de préférence, parentérale si nécessaire) d’au moins 7 à 10 jours. 3. Stratégies de prise en charge peropératoire En peropératoire des chirurgies lourdes en carcinologie ORL et CMF, le challenge va s’articuler autours de plusieurs axes : - La gestion des VAS - Le maintien de la stabilité des paramètres hémodynamiques - Les mesures supplémentaires permettant d’améliorer la vitalité du lambeau. 3.1. Gestion des VAS Les recommandations de la SFAR, concernant la prise en charge de l’intubation difficile, s’appliquent aux patients porteurs d’un cancer des VADS. L’intubation sous fibroscopie vigile reste un incontournable qu’il est nécessaire de maitriser lors de la prise en charge de ces patients. Elle doit être réalisée au moindre doute en cas de suspicion d’intubation difficile. Après chirurgie de reconstruction, la réalisation systématique d’une trachéotomie ou pas ne fait pas consensus, aucune étude n’ayant à l’heure actuelle comparé les suites opératoires des patients avec ou sans trachéotomie postopératoire. Les indications de la trachéotomie périopératoire (hors indications évidentes comme la laryngectomie totale) doivent être discutées en collaboration avec le chirurgien, et tenir compte notamment : - Du geste chirurgical réalisé - Du terrain du patient, notamment : o Les pathologies respiratoires (syndrome d’apnées du sommeil, BPCO) Page 4 sur 8 Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? o o Le terrain alcoolique, avec un risque non négligeable de délirium tremens en postopératoire nécessitant parfois des thérapeutiques sédatives telles que les neuroleptiques Les risques d’hématomes du lambeau chez les patients sous anticoagulant en préopératoire. 3.2. Prévention des complications chirurgicales Les principales complications des lambeaux sont les infections du site opératoire, ainsi que les échecs (nécrose du lambeau), soit par thrombose artérielle, soit par manque de drainage veineux. Si la qualité de la microchirurgie est primordiale, une prise en charge anesthésique adéquate pourrait permettre d’optimiser les conditions chirurgicales et de donner toutes ses chances au lambeau. Cependant, en l’absence de recommandations claires, les pratiques restent encore très disparates concernant l’utilisation des cristalloïdes ou la place des vasopresseurs en cas de microchirurgie. 3.2.1. Antibioprophylaxie Les infections du site opératoire (ISO) ont une incidence estimée entre 10 et 15 %. Ceci s’explique par les comorbidités des patients (notamment tabac et alcool, dénutrition), la durée de la chirurgie, les éventuelles chimiothérapies ou radiothérapies néo-adjuvantes. En France, les recommandations imposent l’administration d’aminopénicilline avec inhibiteur des bêtalactamases pendant 48 h dès lors qu’une ouverture bucco-pharyngée est pratiquée. Aucune antibioprophylaxie spécifique des lambeaux n’est recommandée. Peu d’études se sont intéressées spécifiquement à l’antibioprophylaxie des lambeaux libres. Il semble ressortir de ces études que la clindamycine ne doit pas être l’antibiotique de première intention (réservée en cas d’allergie à la pénicilline, et dans ce cas, pas en monothérapie) et que les lambeaux ostéo-myo-cutanés sont plus à risque d’ISO que les lambeaux myo-cutanés seuls [5]. Par contre, aucune étude n’a prouvé la supériorité d’une administration prolongée (> 48 h) des antibiotiques en prévention des ISO. 3.2.2. Stratégie de remplissage vasculaire peropératoire Les chirurgies carcinologiques avec reconstruction sont des chirurgies longues, à potentiel de risque hémorragique (sites opératoires multiples, saignement en nappe continu, présence de gros vaisseaux dans la zone chirurgicale). L’obtention d’une parfaite stabilité des paramètres hémodynamiques en peropératoire des patients opérés d’une chirurgie carcinologique doit être recherchée, pour plusieurs raisons : - Le terrain à risque de ces patients, souvent polyvasculaires, qui les expose à un risque élevé d’événements cardiaques en périopératoire. - Le risque de complications du lambeau : o Soit lié à un remplissage vasculaire excessif pouvant conduire à un œdème du lambeau (par manque de drainage lymphatique et engorgement veineux), délétère pour sa survie o Soit lié à une hypoperfusion du lambeau. Une étude s’est intéressée à la corrélation entre perfusion du lambeau (mesurée par un monitorage non invasif de la microcirculation locale par laser-doppler) et son devenir. Si les complications postopératoires n’étaient pas corrélées aux valeurs absolues, les facteurs de risque indépendants d’échec du lambeau retrouvés étaient les modifications à la baisse à J1 et J2 des valeurs d’hémoglobine, de débit et de vélocité au niveau du lambeau [6]. Un des enjeux de la prise en charge anesthésique périopératoire est donc d’essayer d’optimiser le transport artériel en oxygène au niveau du lambeau par l’optimisation de l’hémoglobine et du débit cardiaque en évitant le « sur-remplissage » et ses conséquences néfastes. Ceci passe en premier lieu par un monitorage invasif de la pression artérielle au minimum, voire par des dispositifs de mesure du débit cardiaque pour les patients les plus à risque (Picco par exemple). Page 5 sur 8 Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? Concernant le remplissage vasculaire, plusieurs études ont montré la corrélation entre complications postopératoires du lambeau et stratégie de remplissage vasculaire par cristalloïdes à haut volume. La perfusion de cristalloïdes en peropératoire doit être maintenue entre 3,5 et 6 ml/kg/h. L’usage des colloïdes, pourtant largement répandu en pratique du fait de son moindre risque de fuite capillaire, semble devoir être limité. Les colloïdes de synthèse ont montré un effet délétère sur la coagulation, notamment au-delà de 30 ml/kg ou de 2 L. Leur usage doit être limité au remplissage vasculaire en cas de chirurgie hémorragique non contrôlée par le remplissage vasculaire par cristalloïdes. La transfusion de concentrés globulaires doit être limitée et respecter une stratégie transfusionnelle « restrictive » pour minimiser les effets délétères de la transfusion (augmentation du risque de récidive tumorale, probablement en rapport avec un effet immunomodulatoire des CGR). Les seuils transfusionnels que l’on peut proposer sont : - 7 g/dl en cas de patient ASA 1 ou 2 ; - 8-9 g/dl en cas de coronaropathie avérée ; - 10 g/dl en cas d’insuffisance cardiaque ou de coronaropathie évolutive, ou pour les patients ayant une mauvaise tolérance de l’anémie. L’utilisation des vasopresseurs a longtemps été considérée comme contre-indiquée en microchirurgie. Cependant, les effets indésirables de la vasoconstriction, induite au niveau de la vascularisation du lambeau, doit être mise en balance avec les effets bénéfiques de l’augmentation de la pression artérielle et donc de la perfusion du lambeau. Par ailleurs, une étude a montré que la dénervation des lambeaux les rendait moins sensibles aux effets des vasopresseurs et que le débit sanguin local évoluait de façon proportionnelle à la pression artérielle moyenne [7]. Ainsi, toutes les études ayant évalué l’utilisation des vasopresseurs dans le devenir des lambeaux libres n’ont pas retrouvé d’augmentation du risque d’échec du lambeau. 3.2.3. Mesures supplémentaires Plusieurs études ont évalué les effets de l’hypothermie en peropératoire sur le lambeau : la plupart d’entre elles ont montré une corrélation forte en hypothermie et complications postopératoires, notamment une diminution du débit sanguin au niveau du lambeau sur un modèle animal, ainsi qu’une augmentation du risque d’infection du site opératoire. Le monitorage de la température centrale doit donc être systématiquement réalisé et toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour maintenir la température corporelle du patient dans des valeurs physiologiques. En ce qui concerne le choix des agents anesthésiques, des études ont démontré le rôle potentiellement bénéfique du sévoflurane sur l’endothélium vasculaire en limitant les conséquences de l’ischémie-reperfusion ainsi que la filtration capillaire par rapport au propofol, ce qui pourrait permettre de réduire l’œdème au niveau du lambeau. En ce qui concerne les morphiniques, la morphine, comme le fentanyl et le sufentanil, déprime l’immunité innée et adaptative, diminue la cytotoxicité des cellules NK et stimule l’angiogenèse, ce qui pourrait avoir un effet néfaste sur le risque de récidive tumorale. Le rémifentanil a peu été étudié, mais n’influencerait pas la fonction des cellules NK. En peropératoire, l’utilisation d’héparine en intraveineux n’a pas montré d’effet sur une éventuelle baisse d’incidence des thromboses microvasculaires. 4. Prise en charge postopératoire 4.1. Analgésie postopératoire Plusieurs études ont été publiées ces dernières années sur l’association entre la douleur et les récidives carcinologiques. En effet, en jouant sur la modulation de la réponse immunitaire (par diminution de l’activité des lymphocytes NK par exemple), la douleur postopératoire pourrait être un facteur favorisant le développement des tumeurs. Page 6 sur 8 Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? Chez ces patients qui présentent souvent des douleurs chroniques, la prise en charge analgésique doit être multimodale, associant des antalgiques systémiques à l’anesthésie locorégionale dès que possible. Parmi les antalgiques systémiques, les AINS ont montré un effet bénéfique par augmentation de l’activité des cellules NK et un ralentissement de la croissance tumorale, au contraire des morphiniques qui auraient un effet délétère. L’anesthésie locorégionale (ALR) a montré un intérêt certain en chirurgie carcinologique. Que ce soit par diminution de la douleur postopératoire, diminution de la consommation morphinique ou par les propriétés propres des anesthésiques locaux (AL) (propriétés anti-inflammatoires et diminution de la viabilité cellulaire avec inhibition de la prolifération cellulaire lorsque les cellules tumorales sont exposées directement aux AL), l’effet bénéfique de l’ALR a été démontré sur plusieurs types de tumeurs, dont les tumeurs ORL [8]. Bien que cette étude soit rétrospective, il semble qu’une prise en charge multimodale de la douleur chez ces patients (notamment avec la mise en place de cathéter périnerveux sur les sites de prises de lambeau quand cela est possible) ne peut être que bénéfique. 4.2. Thérapeutiques adjuvantes De nombreuses molécules ont été essayées afin d’améliorer la perfusion des lambeaux. Une récente revue de la littérature [9] a fait le point sur l’utilisation des thérapeutiques antithrombotiques en périopératoire des lambeaux libres : que ce soit l’aspirine ou les anticoagulants (HBPM ou HNF), aucune de ces molécules n’a permis de réduire le taux de nécrose du lambeau, l’utilisation de ces molécules pouvant même augmenter le risque de complications hémorragiques (hématomes). L’utilisation de divers vasodilatateurs (inhibiteurs calciques, sulfate de magnésium, analogues des prostacyclines, papavérine, sildénafil) a montré des résultats intéressants sur modèle animal. Cependant, aucune étude clinique n’a confirmé ces résultats chez l’homme. 4.3. Surveillance La surveillance des lambeaux libres en postopératoire est primordiale : en effet, un dépistage précoce des complications (notamment des thromboses artérielles), avec une reprise chirurgicale précoce, est un facteur de réussite majeur pour le sauvetage du lambeau [10]. La couleur du lambeau, la température, le temps de recoloration cutanée et le saignement à la piqure doivent au minimum être évalués. Une surveillance paraclinique doit idéalement être pratiquée en complément, permettant de détecter les complications plus rapidement, même si le choix de la technique ne fait pas consensus : - Sonde doppler à la recherche d’un flux dans le pédicule vasculaire (sonde pouvant être également internalisée) - Monitorage du débit par laser doppler - NIRS : une méta-analyse de 2015 retrouvait un meilleur taux de sauvetage des lambeaux avec un moindre risque de nécrose lorsque la NIRS était utilisée en surveillance, sans faux positif. A cette surveillance très spécifique du lambeau, nous devons ajouter la surveillance des paramètres vitaux et notamment respiratoires en continu. Une obstruction des VAS, chez un patient non trachéotomisé dans un premier temps, doit faire rechercher un hématome du site opératoire qui pourra conduire à une reprise chirurgicale du patient en urgence. Cette période postopératoire peut également conduire à une décompensation d’une pathologie antérieure du patient (délirium tremens, événement cardiaque postopératoire…). L’analyse de l’ensemble de ces risques suggère que la surveillance clinique du patient doit se faire au minimum dans une unité de soins continus, permettant une surveillance clinique très rapprochée (au minimum toutes les 2 heures pendant les premiers jours postopératoires), de préférence par une équipe paramédicale entrainée à ce type de prise en charge. Page 7 sur 8 Chirurgie carcinologique en ORL et maxillo-faciale : Quels challenges aujourd’hui ? Conclusion Au total, la prise en charge des patients de carcinologie en ORL et CMF est un parcours multidisciplinaire. L’anesthésiste doit jouer un rôle important à chaque étape de ce parcours de soin avec pour but de réduire la morbi-mortalité périopératoire (le taux de complications postopératoires dépasse à l’heure actuelle les 25 %), de maximiser les chances de succès de la reconstruction et de limiter éventuellement les facteurs de risque de récidive. Bibliographie 1. SFAR. Conférence d’Experts : Prise en charge du coronarien opéré en chirurgie non cardiaque Perioperative assessment of cardiac risk patient in non-cardiac surgery. Ann Fr Anesth Rea 2011. p. e5–29. 2. Puram SV, Yarlagadda BB, Sethi R, et al. Transfusion in head and neck free flap patients: practice patterns and a comparative analysis by flap type. Otolaryngol-Head Neck Surg Off J Am Acad Otolaryngol-Head Neck Surg 2015;152: 449–57. 3. Chau JKM, Harris JR, Seikaly HR. Transfusion as a predictor of recurrence and survival in head and neck cancer surgery patients. J Otolaryngol - Head Neck Surg J Oto-Rhino-Laryngol Chir Cervico-Faciale 2010;39 : 516–22. 4. Chambrier C, Sztark F. Recommandations de bonnes pratiques cliniques sur la nutrition périopératoire. Actualisation 2010 de la conférence de consensus de 1994 sur la « Nutrition artificielle périopératoire en chirurgie programmée de l’adulte ». Nutr Clin Métabolisme 2010; 24: 145–56. 5. Mitchell RM, Mendez E, Schmitt NC, et al. Antibiotic Prophylaxis in Patients Undergoing Head and Neck Free Flap Reconstruction. JAMA Otolaryngol Neck Surg [Internet] 2015 Apr 23 [cited 2015 May 20]; Available from: http://archotol.jamanetwork.com/article.aspx?doi=10.1001/jamaoto.2015.0513. 6. Mücke T, Rau A, Merezas A, et al. Identification of perioperative risk factor by laser-doppler spectroscopy after free flap perfusion in the head and neck: a prospective clinical study. Microsurgery 2014; 34: 345–51. 7. Eley KA, Young JD, Watt-Smith SR. Power spectral analysis of the effects of epinephrine, norepinephrine, dobutamine and dopexamine on microcirculation following free tissue transfer. Microsurgery 2013; 33: 275–81. 8. Merquiol F, Montelimard A-S, Nourissat A, et al. Cervical epidural anesthesia is associated with increased cancer-free survival in laryngeal and hypopharyngeal cancer surgery: a retrospective propensity-matched analysis. Reg Anesth Pain Med 2013; 38: 398–402. 9. Lee K-T, Mun G-H. The efficacy of postoperative antithrombotics in free flap surgery: a systematic review and meta-analysis. Plast Reconstr Surg 2015; 135: 1124–39. 10. Yoshimoto S, Kawabata K, Mitani H. Analysis of 59 cases with free flap thrombosis after reconstructive surgery for head and neck cancer. Auris Nasus Larynx 2010; 37: 205–11. Page 8 sur 8