Des bulles sous la botte « La bande dessinée », « belge », « sous l

Transcription

Des bulles sous la botte « La bande dessinée », « belge », « sous l
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Des bulles sous la botte
« La bande dessinée », « belge », « sous
l'occupation »… Au fil de l'énoncé du titre imposant de ce dictionnaire, le sujet apparaît pointu - trop, pour
donner lieu à une publication substantielle ? Le doute a tôt fait de se dissiper car, à peine ouvert, l'ouvrage
suscite la curiosité, l'intérêt, la passion. Le profane ne s'attendait guère à autant de matière, illustrée par non
moins de 270 entrées et presque autant de vignettes. Le connaisseur, lui, y rafraîchira ou étoffera, si besoin
est, ses connaissances, grâce à un matériau documentaire de première main, parfaitement synthétisé. Une
référence.
Frans Lambeau l'annonce tout de go, et avec modestie : la démarche qui a guidé son travail n'est pas à
proprement parler scientifique. Nous avons affaire ici à un collectionneur mordu doublé d'un autodidacte,
auquel l'âge de la retraite a offert le confort d'un jour pouvoir se camper devant le monceau des trésors
entassés au long d'une vie pour en entreprendre une « compréhension raisonnée ». Lambeau parle donc,
dans son avant-dire, d'un « défrichage » dont il espère qu'il « permettra à la recherche de se poursuivre dans
cedomaine ». La première pierre de l'édifice est posée, c'est certain, et on peut également l'assurer que sa
somme fera date.
Certes, le panorama est essentiellement francophone (encore une restriction dans le champ d'étude), mais
Lambeau nous explique dans sa notice sur la bande dessinée flamande le pourquoi de cette disproportion, qui
tient en somme aux mêmes clivages que pour la littérature : le public de la BD appartient originellement à la
bourgeoisie (qui parle français) et son aire de diffusion est plus vaste en zone francophone. Mais il faut préciser
que, dans les années 40, de nombreuses revues disposaient d'une version traduite dans la langue de Vondel.
Organisé en notices très lisibles (car balisées de renvois internes et assorties de mini-bibliographies
éclairantes), le dictionnaire de Lambeau nous replonge à une époque qui, malgré l'obscurité dans laquelle elle
baignait et la pénurie générale de papier qui la frappait, vit fleurir un considérable lot de bandes dessinées.
Rien de plus normal, en temps de crise, que de vouloir ménager aux lecteurs de journaux quelques bouffées
d'air frais, l'espace de quelques phylactères… Pourtant, la (sur)prodution belge en la matière ne s'explique
pas uniquement en terme de réaction au climat ambiant de morosité ou de peur. Lambeau situe l'essor de
la BD belge - son « âge d'or » - entre 1935 et 1941, à un moment où, héritière d'une tradition journalistique
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/02/2017
-1-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
e
qui remonte à la fin du 19 siècle, de grands hebdomadaires la relaient. Le talent des pères fondateurs, actifs
depuis la précédente décennie et en voie de consécration, va s'épanouir, et ce pour une raison très politique :
« La guerre elle-même contribuera à l'arrêt progressif des importations de bandes dessinées américaines, et
par conséquent à l'apparition - nécessaire - de nouveaux talents nationaux ».
Hergé est, sans surprise, omniprésent dans ces pages, et les notices lui
consacrées sont détaillées, qu'il s'agisse de présenter les cinq aventures de Tintin produites durant la guerre
(Le Crabe aux Pinces d'or, L'Étoile mystérieuse, Le Secret de la Licorne, Le Trésor de Rackam le Rouge et
Les Sept boules de cristal), le choix du Château de Moulinsart comme résidence de Haddock, ou le parcours
du créateur avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Une double page est aussi dévolue aux
Aventures de Tintin et Milou au pays des nazis, impitoyable parodie satirique publiée dans l'hebdomadaire
résistant La Patrie en septembre 1944. Le Commandeur ne doit cependant pas éclipser ses autres éminents
contemporains, comme Jijé, dessinateur au talent polymorphe, à qui l'on doit aussi bien le duo atypique de
Blondin et Cirage que des récits historiques de grande envergure (Christophe Colomb, qui s'étale de 1942 à
1945), la paternité du héros incarnant l'Ordre nouveau Jean Valhardi ou encore l'archétype de la biographie en
BD, avec celle que Jijé consacra au salésien Don Bosco. Ne pas oublier non plus Jean Dratz, dont le dessin
tout en rondeur n'est pas sans évoquer le trait de Dubout. Ni Willy Vandersteen qui, avant de devenir le père
de Bob et Bobette, commit de terribles dessins sous le pseudonyme de « Kaproen ». Quelle que soit la gravité
de leurs adhésions respectives à la politique d'occupation et à la collaboration, ceux-là comme une kyrielle
de minores n'en demeurent pas moins des personnalités nécessaires à la compréhension de l'évolution de
la BD belge.
Sur un plan plus général, et en découvrant les lignes éditoriales adoptées par certaines revues, les profils
des créateurs, les personnages imaginés, les intrigues des aventures, etc., le lecteur s'aperçoit à quel point
la presse de divertissement pour la jeunesse fonctionna comme un révélateur de son époque. Le dilemme
entre résistance et collaboration n'est pas toujours nettement tranché, en ce qui concerne les organes de
presse comme les individus. Il serait dans certains cas préférable de parler de complaisance ou de complicité
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/02/2017
-2-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
tacite que de réel engagement pro-nazi ; et dans d'autres de subversion subtilement distillée, quand ce n'est
de message quasi-subliminaux, plutôt que de prise du maquis. Il n'empêche que la Belgique peut se targuer
d'avoir vu naître durant l'Occupation pas moins de 650 feuilles clandestines, avec à la clef de ces courageuses
initiatives de nombreuses arrestations dans le milieu des imprimeurs, rédacteurs et distributeurs. En outre,
certains éditeurs ne se plièrent pas au diktat de l'occupant, sans pour autant faire de militance active. Lambeau
rappelle en guise d'exemple l'attitude d'un Jean Dupuis qui, après un bref passage à Londres, revint finalement
en Belgique afin que sa société ne passe pas dans les mains allemandes, et qui œuvra avec un souci constant
de neutralité.
Il est bien sûr à l'inverse des journaux qui s'engagèrent pleinement dans la voie de la collaboration et qui se
mirent de bonne grâce sous contrôle de l'occupant. C'est le cas de La Nation belge, surnommée La Nation
boche, truffée de caricatures antisémites et anglophobes mais qui, à se montrer si fervente, se coulera aux
yeux de la Propaganda Abteilung, désireuse de disposer d'une presse plus discrète et contenue. Dans la
nébuleuse de la presse rexiste, on retrouve le magazine de sombre mémoire La Jeune Légion, mais aussi
le familial Anne Marie, où se rencontrent des encarts publicitaires encourageant explicitement au travail en
Allemagne et qui obtiendra la cote de qualification« keine » (« aucune ») de la part des autorités allemandes
quant à sa possible nuisibilité. Il y a aussi ceux qui se plient circonstanciellement aux injonctions de la
Propaganda, comme Le Journal de Spirou, qui publie en septembre 1941, un virulent texte anti-communiste,
assorti d'un appel au départ des jeunes recrues pour le front de l'Est. L'apolitisme étant généralement de mise
dans ce périodique, la présence d'une telle diatribe s'explique sans doute par les pressions plutôt que par une
prise de position unanime de l'équipe.
Les rapports forcément très complexes avec les autorités de la censure sont maintes fois mis en évidence.
Ainsi, dès l'évocation de L'Agent VZ333, de Depierre et Funcken, dont le scénario aurait sa part de
responsabilité dans la suspension de l'hebdo Les Aventures illustrées, car il n'était pas de bon ton de mettre
en scène des espions… Combien de publications cesseront de paraître, voire seront d'emblée interdites, par
la Propaganda ?
Autre phénomène intéressant, à situer dans le prolongement de la vie des journaux : les clubs de lecteurs,
qui prennent en quelque sorte le relais des mouvements de jeunesse, et qui remporteront un succès énorme
auprès des enfants de l'école catholique. Adoptant une devise optimiste (« Toujours sourire » est celle des
Petits Belges), donnant droit à une carte de membre, un insigne, voire un uniforme, ces structures joueront
un rôle essentiel de relais et de fidélisation, via le courrier des lecteurs ou l'idée de publier la photo des petiots
dont c'est l'anniversaire…
Certains articles de Lambeau ont valeur de monographie, comme par exemple ceux consacrés à des éditeurs
(Jan Meuwissen) ou à des publications phares. L'histoire du Soir volé est bien entendu relatée, mais d'autres
organes de presse méritent autant d'attention. Bravo ! fut de ceux-là, et Lambeau consacre un dizaine de pages
à étudier l'évolution et les aléas de cet hebdomadaire en néerlandais créé en mai 1936 et qui ne devint bilingue
qu'à partir de décembre 1940. Après avoir accueilli Félix le Chat, des contes de Jean Ray, Flash Gordon ou
les dessins du peintre expressionniste Frits Van den Berghe, Bravo ! conquiert à l'époque de la guerre un
lectorat plus jeune (la tranche des 10 ans), ce qui lui permet de moins attirer l'attention de la Propaganda.
La ligne directrice restera quant à elle d'un apolitisme sans concession. Une prudence stratégique, sans
conteste, mais courageuse aussi quand il s'agissait de refuser de faire la promotion de l'anti-bolchevisme, et
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/02/2017
-3-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
qui permettra au journal d'atteindre des records de tirage (337000 en avril 1944 !) puis de se maintenir une
décennie après-guerre.
Alors que certains genres tombent en désuétude (les histoires de cape
et d'épée, plus prisées en roman), les veines les plus appréciées sont bien entendu celle des récits d'aventure
et celle du divertissement. La première procure au lecteur un dépaysement en l'emmenant dans de lointaines
contrées dont le choix n'est cependant pas toujours innocent sur le plan idéologique. Le grand Nord, L'Inde,
L'Égypte ou le plateau tibétain… Autant de destinations qui rappellent la quête de l'Ultima Thulé chère à
maints illuminés de la pureté aryenne, souvent férus d'occultisme. Le comique est représenté par une foule
de personnages, héros drolatiques de BD spinaliennes (présentées comme des images d'Épinal), en bandes
horizontales ou en gaufrier. On rencontre, parmi cette cohorte, Bimbo, l'éléphant éternelle victime de ses
espiègles neveux, ou l'étourdi de service au crâne surmonté de son unique cheveu rebelle, Le Professeur
Nimbus. Un onirisme beaucoup plus délicat et spirituel est au rendez-vous dans Les Aventures de Bimelabom
et sa petite sœur Chibiche de Jacques Laudy, qui narre les péripéties du duo, égaré dans une forêt peuplée
d'êtres plus bizarres les uns que les autres. La SF n'est pas en reste, même si elle est souvent sujette à
méfiance car suspecte d'être téléguidée par l'Oncle Sam. Il n'empêche que Sur la planète rouge de Roland
Forgues demeure un album emblématique, nourri aux mamelles de la novlangue autoritaire et d'un imaginaire
complotiste, mais où figurent de troublantes prémonitions en matière d'innovations technologiques.
À côté des portraits ou des études d'albums, l'approche thématique est particulièrement intéressante :
transversale au niveau chronologique comme idéologique, elle permet de saisir en filigrane l'évolution de la
situation de guerre. Ainsi de la mise en scène de l'alimentation, qui souligne la faim à laquelle est livrée la
population et les fantasmes de choux à la crème et de denrées rares dont elle se… nourrit, tant bien que mal.
On comprendra ailleurs à quel point le recours aux allégories animalières (représentant des lapins agiles ou
de rusés renards) fut souvent à même de tromper la vigilance des censeurs.
Les phobies sont elles aussi traitées en soi. Concernant l'antisémitisme, qui fut présent à travers la caricature
davantage que dans des histoires très élaborées, l'attitude sur laquelle il est le plus opéré de retour est celle
d'Hergé. Lambeau revient ainsi sur la fameuse scène prenant place dans L'Étoile mystérieuse et montrant
deux mercantis juifs qui se réjouissent des retombées économiques favorables qu'entraînera l'Apocalyspe
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/02/2017
-4-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
sur leur commerce… Mais le créateur de Tintin ne sera pas le seul à user de ces clichés nauséabonds. Jijé
commettra lui aussi de tels dessins, où les accents retranscrits, les traits physiques grossis, le caractère raciste
des stéréotypes ne font aucun doute quant à leur caractère antisémite.
Au rang enfin des perles et des curiosa, citons en vrac Le Voyage d'un
C.R.A.B., BD spinalienne publiée dans la Gazette de Charleroi et qui retrace le parcours d'un jeune conscrit
de 17 ans, non formé au service militaire, tentant de rejoindre le Centre de Recrutement de l'Armée Belge ;
Lambeau nous en dit que« Malgré ses défauts graphiques, ce témoignage sur cet épisode mal connu de notre
histoire possède une réelle valeur pittoresque et documentaire ». Il y aussi la passionnante trajectoire de la
maison d'édition Gordinne, appelée à devenir le foyer d'une école « franco-liégeoise » de BD mais dont, hélas,
les archives disparurent dans l'incendie de l'imprimerie en 1946 ; des figures étonnantes, à l'instar de Bernard
Heuvelmans, le conseiller scientifique d'Hergé et accessoirement fondateur de la cryptozoologie ; enfin, à un
niveau stratosphérique, l'album mythique Le Rayon U, signé E. P. Jacobs, très pertinemment analysé par
Lambeau.
Ce maître ouvrage nous invite donc à (re)visiter l'un des pans les plus obscurs d'un art réputé de pedigree
belge. Mais de quelles inestimables trouvailles sont parfois rehaussés les murs des pires souterrains…
Frédéric Saenen
Juin 2013
Frédéric Saenen est chargé d'enseignement en français-langue étrangère à l'ISLV. Il publie de la
poésie, des nouvelles et des articles de critique littéraire.
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/02/2017
-5-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Frans LAMBEAU, Préface de Philippe GODDIN, Dictionnaire illustré de la bande dessinée en Belgique sous
l'occupation, André Versaille éditeur, 334 pp., 34,50 €.
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 10/02/2017
-6-