Travail social et professionnalité

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Travail social et professionnalité
« Travail social et professionnalité »
Joël AZÉMAR
In La Beluga – La lettre de l’ISCRA, numéro 2, Juin 2000.
Les effets de la décentralisation
L’espace d’intervention des travailleurs sociaux est défini balisé par les lois de
décentralisation où social et politique n’ont jamais été aussi mêlés du fait
surtout comme le souligne Jacques Ion1 que « l’espace des pratiques tend à se
superposer de plus en plus à l’espace décisionnel, et l’échelle de responsabilité
politique coïncide avec l’échelle de traitement des problèmes »
Nous dirons que l’espace professionnel coïncide dans bien des cas avec l’espace
d’exécution d’un mandat électif, ville, canton, groupement de cantons etc. les
combinaisons spatiales étant multiples et où la tentation d’instrumentaliser le
travail social à des fins de gestion du territoire est grande de la part d’élus dont
la gestion de leur carrière prime trop souvent sur la gestion politique des affaires
publiques .
La décentralisation a ainsi mis en avant un « espace de légitimité électorale »
dans lequel les élus ont créé un habitus , et notamment construisent leur
carrière sur l’empathie vis a vis des électeurs, et non sur l’affirmation, et ou le
combat pour des convictions politiques, , pour certains le pas est vite franchi qui
les amènent à contester au nom du « feeling politique » l’autonomie technique
du travailleur social, comme si l’enregistrement des doléances des électeurs
potentiels suffisait à affirmer une légitimité électorale ainsi que la pertinence
d’un propos.
Et comme le note F. Aballéa : « on peut se demander si pour un certain nombre
de conseillers généraux, au niveau de leur canton, le travailleur social n’est pas
assimilé à l’homme ou la femme à tout faire du social (..)Le profane dénie
l’expertise du professionnel et par la même conteste sa légitimité à dire et à
faire. »2
Les effets du territoire
Localement les politiques ne sont pas les animateurs (au sens de faire vivre) de
la vie publique mais les gestionnaires de « domaines de compétence
territorialisés » qu’a dessiné la décentralisation, et bien trop souvent le débat
politique se réduit à des querelles de « chefs de rayon ».
Le pire exemple demeure sur Montpellier la querelle qui a opposé G. Frèche
maire de Montpellier, G. Saumade Président du Conseil général et J. Blanc
président du Conseil régional au sujet de l’utilisation des équipements sportifs
de la ville de Montpellier par les collégiens et lycéens qui se sont retrouvés en
quelques sorte les « otages » de l’incapacité des politiques à co-œuvrer pour
l’intérêt général.
1
ION Jacques, Le travail social à l’épreuve du territoire, Dunod, (coll Pratiques Sociales)Paris 1990.
ABALLEA François , « Décentralisation et transformation du travail social », in Sociétés &
Représentations, n°5, décembre 1997.
2
Toujours dans le même registre, si nous prenons en considération la politique
locale du logement , il est significatif sur l’Hérault de constater qu’au cours de
ces dernières années du fait de la rivalité exacerbée entre le Président du
Conseil général et le maire de Montpellier il n’existait pas de politique globale de
logement réunissant les partenaires publics : L’OPAC municipal et l’OPHLM
départemental.
Cela va-t-il changer avec la nouvelle donne politique du fait que depuis les
dernières cantonales le département de l’Hérault est présidé par l’ancien premier
adjoint au maire de Montpellier ? cela serait souhaitable car si l’on prend en
considération l’étude bilan diagnostic pour l’habitat des personnes défavorisées
du département de l’Hérault commandée par la Préfecture et le Conseil général ,
il y est fait état de 1500 à 2000 ménages qui sont confrontés à des problèmes
d’accès au logement et pour 1500 à 2000 autres des problèmes de maintien … il
y a donc matière à mobilisation .
Prendre position
Il est important de remettre l’élu à sa place, c’est-à-dire reconnaître son
incontestable légitimité issue d’un scrutin démocratique ; mais cette légitimité
des urnes ne donne pas un quitus permanent à tout ce que l’élu décide, la
légitimité de son action relève du débat public ; il convient donc de mettre la
politique en débat, introduire de la conflictualité dans la logique de consensus,
comme par exemple interroger les pratiques sociales qui consistent à gérer la
précarité ou l’exclusion, transformant les intervenants sociaux en agents de
politiques sociales à court terme n’ayant pas d’autres buts que le maintien de la
paix sociale, dans une société qui génère elle même inégalités et injustices.
Cela revient pour les intervenants sociaux à poser la question du sens de leur
action ainsi que du cadre axiologique dans lequel ils s’engagent.
Cela ne peut se faire dans le consensus lorsque l’on remarque l’intérêt soudain
des politiques pour les questions d’éthique et de déontologie qui ne concerne pas
« la chose publique » mais le travail social. C’est ainsi que le journal de l’action
sociale titrait : « Travail social et déontologie, les pouvoirs locaux se
mobilisent »3, et les ASH publiaient un article intitulé « Quand la déontologie se
départementalise ».4
Il existait jusqu’à présent le code de déontologie de L’ANAS, auquel vient
s’ajouter désormais le texte de références déontologiques de l’ANCE, présidé par
le très médiatique magistrat Jean Pierre Rosenczveig qui préside également le
comité de suivi de la déontologie des acteurs sociaux, dont la vice-présidence est
assurée par un inspecteur général des affaires sociales, et le secrétariat assuré
par un médecin de PMI…5
Nous ne pensons pas que ces initiatives soient le fait d’une préoccupation
axiologique, mais nous revoient plutôt à une volonté d’encadrement idéologique
du travail social .
Nous ne pensons pas qu’il soit possible de dissoudre dans la logique de territoire,
ou de consensus ce qui relève soit du cadre déontologique de l’intervention
sociale, soit des préoccupations, voire des positionnements éthiques de ses
acteurs .
3
4
5
Le journal de l’action sociale, octobre 1998.
Actualités Sociales Hebdomadaires du 16 octobre 1998
Actualités Sociales Hebdomadaires du 14 mars 1997
Promouvoir une professionnalité
Lorsque nous utilisons le concept de professionnalité c’est en référence à F.
Aballéa lorsqu’il écrit : « j’appelle professionnalité
et j’attribue cette
professionnalité à un individu ou une groupe, une expertise complexe encadrée
par un système de références valeurs et normes de mise en œuvre, ou
pour parler plus simplement un savoir et une déontologie sinon une science et
une conscience .
En ce sens il n’y a pas de profession sans professionnalité. En revanche il peut y
avoir une professionnalité sans profession, c’est à dire sans système de
légitimation et de contrôle de l’accès à la profession.
Constituer une profession n’est pas une fin en soi. En revanche définir une
professionnalité originale donc une expertise spécifique et une déontologie, ou
plus globalement un système de références propre garantissant l’efficacité et la
finalité sociale de l’activité professionnelle, du travail social peut constituer sans
doute, loin des revendications corporatistes une ambition légitime ».
Se référant à la définition anglo-saxonne de la profession, il énonce 5
critères constitutifs d’une profession : la délimitation d’un objet, la constitution
d’une expertise, la définition d’un système de références, le développement
d’une fonction de légitimation, enfin un système de contrôle d’accès à la
profession.
Professionnalité et valeurs
En nous référant à K. Otto Appel6 nous pouvons distinguer trois sphères
d’application des valeurs :
• La Macrophère. Qui ressort du champ de la communauté, de la nation
sphère de la loi des politiques publiques. Sphère de la légalité publique ,
des politiques publiques
• La Mésosphère. Qui appartient aux groupes restreints, aux établissements
aux ordres. Elle est le lieu de la déontologie de la responsabilité groupale.
Elle concerne le statut, la fonction et les divers ordres de responsabilité qui
leur sont liés, (secret professionnel par exemple). C’est la Sphère de la
Légitimité professionnelle, des dispositifs, des missions
• La Microsphère . Qui relève de l’individu de l’intime, de la responsabilité
individuelle. Elle est la sphère de l’éthique et de la responsabilité
individuelle, du libre arbitrage, (du risque ?) C’est la Sphère du sujet
singulier.
La conjugaison de ces trois éléments permet d’identifier deux espaces distincts,
parfois antagoniques qui permettent aux travailleurs sociaux de se positionner
dans le sens de prétendre à occuper une place tant vis à vis des usagers que de
leur employeur
L’espace de Subordination qui englobe tout ce qui a trait à l’exécution du
contrat de travail, qui est de l’ordre du statutaire, de l’administratif, de
l’institutionnel, du territoire ; c’est le lieu du management où s’exerce la
domination légale de l’employeur ainsi que l’activité légale des corps
intermédiaires .
6
K.OTTO APPEL, L’éthique à l’age de la science, Presse Universitaire de Lille, 1987.
J B PATURET, De la responsabilité en éducation, ERES 1995.
C’est un espace statique où les évolutions bien souvent dépendent du rapport
de force.
L’espace de Professionnalité qui est constitué par la mise en oeuvre par les
travailleurs sociaux de leurs compétences et qualifications en dehors de tout
corporatisme, mais dans un partage de sens au niveau de l’activité.
Cet espace, au sein duquel les professionnels se meuvent, exercent leur
profession, leur mission dans une dimension éthique, contribue à établir un cadre
relationnel dans lequel le lien peut s’établir avec l’usager.
La coexistence de ces deux registres de l’exercice de l’activité professionnelle,
qui parfois se trouvent en contradiction du fait de leurs logiques différentes,
contribue à la constitution d’un troisième espace que nous avons nommé
l’espace de conflictualité. C’est le lieu du débat, de la confrontation, où les
travailleurs sociaux peuvent prendre le parti d’évaluer et de discuter la politique
publique en toute légitimité puisqu’ils en sont les principaux utilisateurs. Et
pourquoi ne pas envisager d’y associer les usagers qui eux en sont les
bénéficiaires ?
Nous représenterons l’articulation, ou l’antagonisme de ces différents espaces
selon l’organigramme suivent, qui met en évidence une dynamique inter
relationnelle qui peut permettre l’émergence de la conflictualité, du débat, de la
délibération.
Micro sphère
L’individu
Responsabilité
individuelle
Mésosphère
Le groupe restreint
Le dispositif, la mission :
Responsabilité groupale
ESPACE DE
PROFESSIONNALITE
Macro sphère
La communauté, la
loi, les politiques
publiques, les
mandatements
ESPACE DE
SUBORDINATION
ESPACE DE CONFLICTUALITE
Vers une professionnalité Hybride
Les travaux de la MIRE concernant les emplois et les qualifications de
l’intervention sociale n’ont pas encore donné lieu à publication de résultats
définitifs.
Nous pouvons reprendre ce qu’énonce Claude Dubar7 concernant les
représentations du champ social en identifiant une logique statutaire de la
qualification et une logique de gestion des compétences.
Nous dirons que la logique statutaire de qualification renvoie à une logique de
fermeture, de discipline, d’appartenance à un corps, une corporation et d’une
déontologie qui lui serait propre. Cette logique correspond à l’espace de
subordination, où la dynamique n’est pas dans un partage, une mise en commun
des compétences mais dans une interdisciplinarité qui renvoie à la cohabitation
de techniciens où le référent technique l’emporte sur le référent axiologique,
nous pourrions représenter cette logique comme une mosaïque de communautés
professionnelles. Nous qualifierons cette logique comme étant celle du « devoir
être ».
Par contre la logique de gestion des compétences nous renvoie davantage vers
ce que nous avons nommé l’espace de professionnalité où le sens l’emporte
sur la technique, où l’hybridité est une qualité dans la mesure où elle permet la
transversalité, la coopération, l’enrichissement mutuel, un partage des droits et
des devoirs, dans une préoccupation axiologique.
Nous ne sommes pas dans une démarche de déni des qualifications, bien au
contraire, la compétence est pour nous la mise en mouvement des qualifications
en dépassant les bornes que le corporatisme où la rigidité de dispositifs aveugles
ont posé.
Il ne peut y avoir de transcendance de la qualification, ou du dispositif, mais la
nécessaire conflictualité issue du questionnement permanent de la légitimité de
la moindre injonction, de la moindre commande quelles qu’elles soient.
Nous qualifierons cette logique de gestion de compétences comme étant celle du
« savoir être ».
Pour conclure nous dirons qu’un espace de professionnalité est une ouverture
qui permet la rencontre, le mouvement dans une dimension éthique, qui favorise
la définition d’un cadre relationnel au sein duquel le lien peut s’établir d’abord
entre professionnels et avec l’usager par la suite.
Chacun n’est plus enfermé dans le pré-carré de son métier, de sa technicité, de
son protocole particulier d’intervention mais coopère dans un partage tant au
niveau de l’analyse que de l’action Cette dynamique renforce la légitimité des
acteurs à interpeller la politique publique de manière critique, à la contredire
mais aussi à l’influencer et à participer à son élaboration, à la discuter à partir de
leur professionnalité et alimenter ainsi le débat public, c’est-à-dire ouvrir un
espace où l’usager aurait une parole et non pas seulement la parole de temps en
temps.
7
DUBAR C., « Les catégorisations des métiers de l’intervention sociale », MIRE INFO, N° 40,
décembre 1997.

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