l`herbe est toujours plus verte de l`autre côté de la clôture

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l`herbe est toujours plus verte de l`autre côté de la clôture
OPINIONS
par le major André Corbould
L’HERBE EST TOUJOURS PLUS VER TE
DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA CLÔTURE
L
a Revue militaire canadienne a récemment publié des
commentaires de Martin Shadwick sur les leçons qu’il serait
nécessaire de tirer au moment où les spécialistes en
planification de la défense au Canada se penchent
sur les mérites d’une éventuelle révision de la
politique de défense. Bien qu’il y ait évidemment toujours
certaines leçons utiles à retenir, ceux qui conçoivent les politiques
canadiennes devraient se souvenir que, selon le proverbe, l’herbe
est toujours plus verte de l’autre côté de la clôture.
À prime abord, le récent livre blanc australien sur la défense,
Defence 2000: Our Future Defence Force, semble être
particulièrement encourageant; il est facile d’être impressionné
par ses promesses de financement et ses nombreuses mentions de
la nécessité de rester au diapason de la Révolution dans les affaires
militaires (RAM). Ce document a des ressemblances frappantes
avec le livre blanc canadien de 1987, Défis et engagements. On y
retrouve, entre autres, le même recours à un nouveau plan
décennal de capacité, mais sans engagement de financement réel
au-delà du budget suivant, ce qui peut s’avérer sa principale
faiblesse. (Le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie
partagent cette contrainte que les budgets annuels représentent
pour un financement stable.) Dans le cas du Canada,
l’enthousiasme du gouvernement à combler l’écart qui existait
entre les engagements et les capacités s’est vite estompé lorsque,
au budget suivant, il a bien fallu faire face aux réalités fiscales. La
solidité de l’engagement du gouvernement australien envers son
plan a encore à subir l’épreuve du temps, mais les critiques
australiens de la Défense ont déjà averti le pays que le financement
approprié pourrait facilement s’évanouir lors du prochain budget
ou encore si le gouvernement changeait de mains. En outre, même
si le livre blanc reconnaît l’importance de la RAM, il contient peu
d’éléments qui tentent de régler les principaux problèmes qu’elle
suscite; plus particulièrement, la nouvelle politique est loin de
favoriser le développement de concepts opérationnels innovateurs,
et elle ignore complètement les exigences qu’une RAM peut avoir
quant aux changements organisationnels.
Le livre blanc australien promet aussi une augmentation de
l’effectif de la Force régulière, qui passerait de 51 500 à 54 000
membres. Malheureusement, cet engagement est pris à un
moment où le contexte en Australie fait que les taux de maintien
en poste et de recrutement dans les Forces australiennes de défense
sont plus bas que jamais. En outre, cette promesse va à l’encontre
d’un plan d’achat qui s’appuie sur du financement qui ne peut être
obtenu que par des économies sur les coûts en personnel.
Les promesses d’achat d’équipement constituent une
grande part de la nouvelle politique australienne. Cependant, le
gouvernement spécifie les plateformes à acheter au lieu de
dégager une stratégie d’achat fondée sur les buts à atteindre, ce
qui conviendrait davantage à la RAM. La stratégie d’achat ellemême est bien ambitieuse compte tenu de la réputation qu’a
l’Australie de prendre du retard dans ses principaux projets
d’achat tels que celui des sous-marins de classe Collins.
Une partie de la nouvelle politique australienne entre en
conflit avec la réalité de la structure de sa Force. Le nouveau
livre blanc reconnaît certains écarts de capacité, mais en néglige
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Revue militaire canadienne
d’autres. L’armée, essentiellement composée de trois brigades,
fait bonne figure sur papier, mais elle n’est certainement pas en
mesure de déployer une brigade complète durant une période
prolongée et, en même temps, un groupe tactique pour une autre
opération, comme l’exige pourtant le livre blanc. La Brigade 7
de Brisbane est une formation intégrée de la Réserve et de la
Force régulière, en quelque sorte semblable au concept canadien
dépassé des « bataillons 10/90 ». Quant à la Brigade 1 de
Darwin, elle ne comprend qu’un bataillon de la Force régulière,
alors que la Brigade 3 de Townsville ne s’appuie que sur trois
bataillons d’infanterie légère, dont un seul peut être entièrement
équipé de véhicules blindés de transport de troupes M113.
L’armée australienne ne dispose que d’un régiment blindé de la
Force régulière et d’un régiment d’artillerie pour appuyer ses
trois brigades. Bien que l’armée reconnaisse pleinement ces
faiblesses, il faudra un certain temps pour les corriger.
La nouvelle approche de la Nouvelle-Zélande quant à sa
politique de défense consiste à faire cavalier seul. Le pays a
laissé tomber presque tous ses engagement envers le Pacte entre
l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis (ANZUS). La
nouvelle politique de défense en est une d’indépendance, mais
à tel point qu’elle n’est même plus en accord avec la politique
étrangère néo-zélandaise d’engagement dans la région.
Shadwick affirmait à juste titre que « l’expérience de la
Nouvelle-Zélande montre à l’évidence avec quelle rapidité un
établissement de défense peut se désagréger ». Selon lui, il est
clair que si le Canada suit cet exemple, la « “néo-zélandisation”
des Forces canadiennes ne saurait tarder ».
Pourquoi le Canada est-il si différent? Bien qu’il soit une
puissance moyenne de la taille de l’Australie, il a une situation
unique à cause de sa proximité géographique avec les ÉtatsUnis et de ses liens officiels de défense avec l’Europe, liens
fondés sur son statut de membre de l’OTAN. Dans les faits, les
engagements que suppose la participation canadienne au
NORAD et à l’OTAN rendent la politique de défense beaucoup
plus simple à gérer même si la situation stratégique globale est
mouvante. Ce n’est que sous Trudeau que le gouvernement a
osé remettre en question ces engagements et, en fin de compte,
Trudeau lui-même a dû reconnaître l’importance et la valeur de
la participation du Canada à ces alliances. En outre, le Canada
n’a pas à sa porte une zone d’instabilité comme c’est le cas de
l’Australie avec l’Asie du Sud-Est. L’Australie doit notamment
traiter avec l’Indonésie, ce qui équivaudrait pour le Canada à
avoir les Balkans à sa porte.
La leçon la plus importante qu’il faut tirer de ce qui se
passe en Australie et en Nouvelle-Zélande, c’est qu’une
révision formelle de la politique de la Défense s’impose
aujourd’hui afin de s’assurer que les Forces canadiennes
s’orientent en fonction de ce qu’elles devront faire demain pour
répondre aux exigences des politiques étrangère et de défense
du Canada dans un monde instable. Les politiques de défense
qui ont cours aux antipodes sont faites pour les antipodes, mais
pas pour le Canada.
Le major André Corbould étudie au Australian Command and Staff College
à Canberra.
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OPINIONS
par le lieutenant-colonel Richard Giguère
LA FIN DE L’INNOCENCE
L
a tragédie dantesque qui s’est déroulée le 11 septembre
dernier aux États-Unis, en direct et sous nos yeux, restera
pour toujours marquée dans notre mémoire collective. Un
monde s’est écroulé avec les tours du World Trade
Center et un nouveau monde, dont nous ne
connaissons pas encore précisément le modus operandi, est en
train d’émerger. Peu importe la nature de ce nouveau monde, les
États-Unis n’ont certainement pas l’intention de laisser ces actes
sauvages impunis, et c’est par la voix même du président Bush
qu’ils ont déclaré la guerre au terrorisme international, appuyés
en cela par leurs divers alliés. Cette guerre ne prendra pas la
forme d’une ponctuelle opération coup de poing rapidement et
rondement exécutée. Il faudra combattre un ennemi qui ne
respecte aucunement les us et coutumes de la guerre classique,
qui ne porte aucune attention au droit des conflits armés et qui ne
s’empêtre pas dans des règles d’engagement. Il s’agit d’un
ennemi diffus et fluide, qu’il faudra en tout premier lieu
clairement identifier. Bin Laden n’est en fait que la pointe de
l’iceberg, et la campagne sera vraisemblablement longue, sale,
féroce et sanglante.
ce chef se rend brusquement compte qu’il est en état
d’infériorité et se sent incapable de s’opposer au mouvement de
l’ennemi, bref, s’il se sent pris au piège. Les images montrées et
les déclarations entendues dans les médias à la suite des
attaques terroristes portent à croire qu’il y a bien eu dislocation
stratégique chez les Américains, dislocation stratégique qui
constitue en fait l’objectif même de l’approche indirecte.
En cette période où le monde entier s’interroge
impatiemment et fébrilement sur les tenants et les aboutissants
de la riposte américaine, il est instructif de se tourner vers la
pensée d’un autre grand penseur militaire pour qui la stratégie
est fondée tout d’abord sur la connaissance de l’adversaire et
de ses faiblesses. Les enseignements de Sun Tse, un général
chinois qui a vécu au IVe siècle avant notre ère, s’appliquent
parfaitement aux nouvelles réalités stratégiques.
Les terroristes ont attaqué, le 11 septembre 2001, la ligne
de moindre résistance de la puissance américaine. Alors que les
stratèges actuels sont encore sous l’emprise doctrinaire du
combat d’attrition, qui était caractéristique des tactiques de la
guerre froide et qui prévoyait le choc de fer et de feu de grandes
armées lancées dans les plaines européennes, les terroristes ont
atteint véritablement le centre de gravité des États-Unis par une
action qui a causé une véritable dislocation stratégique chez nos
voisins du Sud. Dans son livre Strategy paru en 1960, Basil
Liddell Hart, un officier britannique qui a, entre autres,
systématisé l’approche indirecte, explique comment on peut
obtenir une telle dislocation stratégique. Il affirme que, dans la
sphère physique, elle sera tout d’abord le résultat d’un
mouvement qui bouleverse le dispositif ennemi et le contraint à
un brusque changement de front ou le résultat d’une action qui
divise ses forces, met en danger son ravitaillement et menace les
routes par lesquelles il pourrait battre en retraite en cas de
besoin et se reformer, soit sur ses bases soit sur son territoire.
Dans le domaine psychologique, la dislocation résulte de
l’impression que font sur l’esprit du chef les effets physiques
énumérés ci-dessus. Cette impression est fortement accentuée si
Sun Tse affirme entre autres que les chefs doivent
distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas et ne rien
entreprendre qui ne puisse être mené à bonne fin. Il soutient
également que livrer cent combats et remporter cent victoires,
c’est bien, mais que ce n’est pas ce qui est le mieux.
Immobiliser l’armée ennemie sans bataille, voilà qui est
excellent. Selon Sun Tse, en agissant ainsi, un général
accordera sa conduite avec le Ciel et la Terre dont les actions
tendent à la production et à la conservation des choses plutôt
qu’à leur destruction. Jamais le Ciel n’approuvera l’effusion du
sang humain : c’est Lui qui donne la vie aux hommes et Lui
seul a le pouvoir de la trancher. Il s’agit donc en fait d’être
victorieux sans livrer bataille. Les grands généraux y
parviennent, selon le stratège chinois, en éventant toutes les
ruses de l’ennemi, en faisant avorter ses projets, en semant la
discorde parmi ses partisans, en le tenant toujours en haleine,
en le privant des secours étrangers qu’il peut recevoir et en lui
enlevant toute possibilité d’entreprendre des actions qui
pourraient être avantageuses pour lui. Sun Tse est un penseur
militaire qui revient à la mode aujourd’hui alors que les
principes de la guerre de manœuvre, qui tendent à remplacer
les principes de la guerre d’attrition, sont enseignés dans les
grandes écoles militaires. La pression sera forte sur les leaders
américains pour que coule le sang, ce qui est une conséquence
inévitable du choc subi par l’opinion publique traumatisée par
les nombreuses et inutiles pertes de vie causées par les actions
terroristes du 11 septembre. Les choix qui s’offrent au
gouvernement américain s’articuleront donc soit autour d’une
riposte militaire traditionnelle, accompagnée de tirs de
missiles, d’attaques aériennes, potentiellement d’une
campagne terrestre, soit autour d’une approche indirecte,
beaucoup plus secrète et sournoise, mais potentiellement plus
efficace à long terme pour contrecarrer le terrorisme
international dont les fanatiques exploitent de diverses façons
les préceptes de la guerre indirecte. L’enseignement de Sun Tse
aurait tout intérêt à ne pas être sacrifié trop rapidement sur
l’autel de la riposte traditionnelle, cinglante et médiatisée, qui
pourrait momentanément satisfaire une opinion publique à
raison furieuse, mais qui, à long terme, pourrait ne pas
favoriser ou même plutôt nuire à l’atteinte du but ultime
souhaité par l’administration Bush et entériné par ses alliés. Il
faut avant tout bien identifier la stratégie et le centre de gravité
du mouvement terroriste et s’en occuper avec les moyens
appropriés. Sun Tse soutient qu’il est de la plus haute
importance de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi. Utiliser des
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Revue militaire canadienne
Voir ainsi la « Forteresse Amérique » ébranlée jusque dans
ses fondements les plus profonds a quelque chose de saisissant
parce que c’est le cœur même des États-Unis qui a été frappé, non
pas par des armes traditionnelles, contre lesquelles le puissant
appareil militaire américain était préparé, mais par des moyens
asymétriques. Encore engourdis par une quarantaine d’années de
guerre froide, les leaders politiques, les analystes et les stratèges
s’éveillent tout à coup aux dures réalités de la stratégie indirecte
dont le terrorisme ne constitue que la forme la plus violente. Les
menaces asymétriques ne sont pas nouvelles. Les éléphants
utilisés par Hannibal lors de son invasion de l’Italie en 218 avant
J.C. constituaient certainement une menace asymétrique pour ses
ennemis. Les menaces asymétriques ont également été le sujet
d’une multitude de conférences et de recherches depuis la fin de la
guerre froide, mais les conclusions et les recommandations de ces
travaux sont pratiquement demeurées lettres mortes à une époque
où les fameux dividendes de la paix exigés par la fin de
l’antagonisme Est-Ouest malmenaient les budgets alloués aux
organisations étatiques responsables de la défense et de la sécurité.
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Hiver 2001-2002
tactiques classiques et traditionnelles contre un adversaire qui
exploite une stratégie indirecte est une option qu’il faudrait
revoir à la lumière de l’enseignement des stratèges qui se sont
penchés sur ces méthodes particulières et sur les meilleurs
moyens de les contrer.
Nombreux déjà sont les commentateurs et les experts qui
tentent de trouver une explication à cette attaque surprise. La
poussière des tours effondrées du World Trade Center n’était pas
encore retombée que déjà, les avis étaient partagés : la politique
américaine au Moyen-Orient, les effets pervers de la
mondialisation, le mépris de l’Occident face aux problèmes vécus
par les peuples pauvres; certaines pistes remontent même aux
croisades. Les services secrets sont pointés du doigt; les agences
de surveillance des frontières, les services d’immigration, la
sécurité des aéroports, tout est mis en cause. Devant cette
véritable chasse aux sorcières, il faut rappeler que l’on a la
sécurité qu’on mérite. Il est clair (et encore plus depuis le 11
septembre dernier) que la défense et la sécurité d’un pays doivent
constituer les priorités d’un gouvernement, bien avant
l’économie, le rayonnement culturel ou l’environnement. Mais
encore faut-il que le gouvernement soit aiguillonné, ou du moins
appuyé, dans ce sens par la société. Quelle est la marge de
manœuvre, par exemple, du gouvernement canadien en matière
de défense et de sécurité quand, selon certains sondages effectués
en 1998 par le Globe and Mail, le public préfère appuyer
n’importe quoi, même des subventions pour la réalisation de
films, plutôt qu’une augmentation de dépenses en capital pour du
VÉ
RI
TÉ
matériel de défense? Comme l’indiquait Martin Shadwick dans le
numéro de l’été 2000 de la Revue militaire canadienne, les
Canadiens sont un groupe résolument capricieux, et nombre
d’entre eux semblent vouloir que le Canada et ses forces armées
jouent un rôle dans la sécurité mondiale et dans la sécurité
humaine, mais sont sujets à une crampe incurable quand il s’agit
de signer les chèques nécessaires au maintien d’un établissement
militaire crédible.
Les événements du 11 septembre dernier nous ont menés
à une croisée des chemins. Comme elle est loin l’époque où
le sénateur Raoul Dandurand, qui dirigeait la délégation
canadienne à la cinquième assemblée de la Société des
Nations en 1924, pouvait décrire le Canada comme une
maison à l’épreuve du feu, très éloignée des matières
inflammables. Pour paraphraser John F. Kennedy, il est
maintenant grand temps de se demander non pas ce que les
organisations responsables de la défense et de la sécurité de
notre pays feront pour nous, mais plutôt ce que nous pouvons
et devons faire pour la défense et la sécurité du Canada. Je
me souviens.
NDLR - Ce texte a été écrit le 17 septembre 2001.
Le lieutenant-colonel Richard Giguère est membre du Royal 22e Régiment
et il enseigne au département de sciences politiques et économiques du
Collège militaire royal du Canada. Il est aussi chargé de recherche à
l’Institut québécois des hautes études internationales de l’Université Laval.
CE
. DEVO IR . VAILLAN
8e Conférence d’histoire militaire Canada-Québec
14 et 15 mars 2002
au Collège militaire royal du Canada
Le désir de vaincre, la soif d’apprendre
L’histoire de l’éducation militaire
Le département d’histoire du Collège militaire royal du Canada vous convie à assister à la 8e Conférence d’histoire
militaire à laquelle participeront des spécialistes du Canada, de la France, de la Pologne et des États-Unis.
Les thèmes traités seront :
L’évolution de l’éducation militaire dans le monde
L’éducation, les militaires et la guerre
L’enseignement dans les institutions militaires
La culture militaire canadienne et l’éducation
Table ronde sur l’avenir de l’éducation militaire au Canada
Frais d’inscription : 30,00 $ Étudiants : 10,00 $
Pour plus d’information : Jean Lamarre ([email protected])
Yves Tremblay ([email protected])
Roch Legault ([email protected])
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Revue militaire canadienne
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OPINIONS
par le capitaine (ret.) Chris Ankersen
QU’ADVIENDRA-T-IL DE L’ARMÉE
CANADIENNE?
la lumière des événements récents, l’utilité des forces
terrestres conventionnelles se trouve de plus en plus
fréquemment mise en question. D’une part, elles sont
incapables de protéger les citoyens et les lieux contre
des attaques terroristes. Peu importe leur nombre,
des troupes armées n’auraient pas pu empêcher les atrocités
du 11 septembre à New York ou Washington (ou même Boston).
D’autre part, les récentes représailles ont eu surtout recours à la
puissance aérienne et aux systèmes à distance. Il est évident que le
besoin de mettre des « bottes sur le terrain » se fera sentir d’une
façon ou d’une autre, mais ces bottes seront probablement portées
par des forces spécialisées (voire spéciales dans le sens militaire
du terme). Quelle place cela laisse-t-il aux troupes de combat « à
usage général », telles que celles de l’Armée canadienne?
À
Il est bien possible, comme d’aucuns le craignent,
qu’« usage général » soit devenu synonyme de la proverbiale
compétence du touche-à-tout qui n’excelle à rien. Cet état de chose,
associé à la taille relativement petite de l’Armée canadienne,
signifie peut-être qu’elle va passer assise le match qui est en train
de se jouer, tout comme ce fut le cas pour la guerre du Golfe. Se
demander quelle peut être la signification de l’absence du Canada
dans ces deux opérations peut s’avérer instructif. Cela peut en effet
vouloir dire que les FC ont atteint un tel niveau d’usage général
qu’elles ne pourront pas jouer de rôle important dans un avenir
probable. (Il reste bien un rôle, et je vais en parler plus loin.)
Tout comme certains prétendent que l’État est trop gros pour
résoudre les petits problèmes et trop petit pour résoudre les gros,
peut-être bien que l’Armée canadienne est trop à « usage
général » pour avoir une quelconque utilité dans des missions
spécialisées et trop petite pour être utilisée dans des missions plus
amples à usage général. Les raisons qu’on a données pour
expliquer que l’Armée canadienne n’a pas participé à la guerre du
Golfe sont nombreuses tant d’un point de vue militaire que d’un
point de vue politique et elles vont des théories éprouvées
jusqu’aux contes à dormir debout. En ne répondant pas à l’appel
lors des missions terrestres de la guerre du Golfe et d’opérations
futures en Afghanistan ou ailleurs, le Canada (et bien d’autres
nations, il faut le dire) lancent un message significatif.
Premièrement, il indique qu’on est incapable d’agir à un tel niveau
côte à côte avec les meilleurs au monde. Cela ne diminue en rien
les prouesses individuelles des soldats de l’Armée canadienne,
mais reflète plutôt le manque de capacités collectives dont souffre
la composante terrestre des FC. En témoigne l’absence de
transport aérien stratégique et de toute véritable logistique de
troisième ou quatrième échelon capable de se déployer sur le
terrain, ou celle d’une capacité de réaction et d’insertion rapides,
ou encore le manque d’hélicoptères armés, sans parler de celui des
hélicoptères d’assaut. Si l’on ajoute à cela la disjonction
débilitante entre les structures opérationnelles et celles des
garnisons, on a la recette pour fabriquer des unités lentes, lourdes
à manœuvrer et vulnérables. Peut-être la gestion « au cas par
cas » découle-t-elle de la souplesse des FC et de la mentalité du
« on peut le faire »; mais, comme certains penseurs le font remarquer, « l’espoir n’est pas en soi une façon de faire les choses. »
réalité. Personne ne songerait à dire que l’Armée canadienne
ne peut pas se défendre contre des attaques sporadiques comme
ce fut le cas lors des hostilités en Somalie ou dans la poche de
Médak. Mais se battre n’était pas la raison d’être de ces
opérations, et les combats ne s’y sont produits que
subsidiairement.
Étant donné l’absence de l’Armée canadienne lors de ces
opérations, il serait peut-être temps de réévaluer son rôle. En
cette ère de « guerre nouvelle », n’a-t-on pas besoin de
troupes hautement spécialisées (comme le serait une SAS
britannique [Special Air Service] ou une 2 FOI [force
opérationnelle d’intervention] canadienne améliorée) et
mieux entraînée pour des opérations de combat plutôt que
pour des missions de sauvetage d’otages ou de contreterrorisme dans les centres urbains? Devrait-on ajouter un
volet « vert » aux Forces opérationnelles interarmes, qui
sont essentiellement « noires »? Si c’était le cas, faudrait-il
donner de nouveaux rôles aux unités afin qu’elles puissent
fournir les muscles et les méninges alors requises? Ou
faudrait-il augmenter le nombre des soldats? Évidemment, de
telles questions ne sauraient être abordées isolément : il faut
tenir compte des aléas de l’allocation et du partage des
budgets. Si l’Aviation se met à affirmer : « c’est nous qui
sommes toujours en état d’alerte et qui patrouillons l’espace
aérien national ou qui parachutons l’aide humanitaire en
Afghanistan », et si la Marine se met à affirmer : « nos
frégates sont les seules au monde à pouvoir s’intégrer à des
groupes aéronavals américains », on ne se mettra pas à
sacrifier les marins et les équipages aériens que l’on a déjà
pour se doter de plus de soldats.
L’armée n’aimera pas entendre dire cela, mais ce qui
semblait protéger son statut au cours des dix dernières années
va peut-être devenir l’instrument de sa perte. Après avoir servi
de justification pour obtenir de meilleurs équipements, de
meilleurs salaires et de meilleures conditions d’emploi, le
maintien de la paix pratiqué à grande échelle se révélera peutêtre un cadeau empoisonné. Sans le vouloir, l’Armée s’est
peut-être lentement transformée en force policière en uniforme
parfaitement capable de mener des opérations de paix, même
celles qui exigent des combats limités, mais elle a cessé d’être
utile à quoi que ce soit d’autre. Des années d’incurie en ce qui
a trait à l’entraînement à un niveau supérieur à celui de l’unité,
un rythme opérationnel qui oblige à privilégier les rotations
pour les missions de maintien de la paix et un manque
d’expérience récente dans les combats traditionnels à large
échelle ont peut-être rendu l’Armée canadienne à peine
capable de se déployer.
À l’instar du troisième fantôme du conte de Noël de
Dickens, c’est peut-être donner là une vision beaucoup trop
pessimiste de ce qui arrivera. Cette vision n’a peut-être rien à
voir avec le présent immédiat ou le futur probable. Si tel est le
cas, il faudra beaucoup de planification constructive et une
activité acharnée pour en arriver à un avenir différent.
Deuxièmement, le fait de ne pas avoir participer à ces
opérations signifie que, lorsque le Canada parle de capacité de
combat, il est beaucoup plus question de potentialité que de
Le capitaine (ret.) Chris Ankersen, qui a été membre du PPCLI, prépare un
doctorat au King’s College de Londres.
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