Les taches de la traduction
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Les taches de la traduction
Nicolas Froeliger 2003 Dompter le malentendu : les tâches de la traduction Nicolas Froeliger, Université Paris 7 – Denis Diderot, UFR EILA [email protected] Paru dans Tribune internationale des langues vivantes début 2004 Pour moi, la problématique du malentendu est celle qui domine la pratique de la traduction et le monde des traducteurs. Je dis pour moi, car je ne connais guère de profession plus diverse dans les conditions de son exercice : la neutralité que nous nous efforçons de conserver dans les textes qui passent entre nos mains trouve son pendant dans un jaillissement des subjectivités plurielles quant à la façon dont on exerce – et dont on devrait exercer – ce métier. Il y a malentendu parce que toute traduction suppose une méconnaissance : on ne ferait pas appel à nous s’il n’y avait pas besoin de savoir ou de faire savoir quelque chose que quelqu’un ignore. Il y a malentendu parce qu’une bonne partie de la population croit qu’un traducteur, c’est quelqu’un qui travaille derrière une vitre fumée, avec un casque sur les oreilles. Il y a malentendu parce qu’il vient souvent à l’esprit que la traduction, c’est difficile à cause du nombre de mots à connaître, ou bien que c’est facile, parce qu’il suffit d’avoir fait des langues pour y arriver. Pendant ce temps là, les traducteurs, êtres souvent discrets et modestes, affrontent des problèmes d’un ordre tout à fait différent, et qui sont d’une très grande diversité. Car il n’y a pas, et de loin, que la diversité des langues. Il ne sera donc pas inutile, dans un premier temps, de nous faire explorateurs de cette diversité avant, dans un second temps, d’envisager quels pourraient être les points d’accord qui confèrent, malgré tout, son unité à cette corporation si bigarrée. I. Les quatre diversités et leurs conséquences Bigarrée, elle l’est sous quatre angles principaux. - Celui des statuts : on peut par exemple être traducteur salarié d’une agence de traduction, d’une entreprise (petite ou grande) ou d’une organisation internationale ; on peut aussi être indépendant, auquel cas on sera assujetti à l’AGESSA ou à l’URSSAF, selon que l’on travaille pour l’édition ou pour d’autres types de clients (entreprises, sociétés savantes, administrations publiques, organisations internationales…), avec des différences de cotisation et de couverture sociale très importantes ; on rencontre également des associations de traducteurs – selon leur degré d’intégration, elles prendront la forme de sarl (sociétés à responsabilité limitée) ou de scop (sociétés coopératives ouvrières de production) employant des salariés, ou bien, à l’opposé, de sociétés civiles de moyens, voire des sociétés de fait ; on peut être pigiste, lorsqu’on travaille, par exemple, pour la presse ; certains traducteurs audiovisuels sont intermittents du spectacle, d’autres sont payés comme auteurs ; on peut enfin être traducteur occasionnel, par exemple pour des syndicats d’initiative ou des amis universitaires. Ce qui va varier, dans ces diverses situations, c’est le degré de sujétion par rapport au demandeur : ai-je la possibilité de refuser ? 1 Nicolas Froeliger 2003 - Celui du partage des fonctions : dans certains cas, traduire, c’est fournir un produit fini et directement publiable, ce qui suppose une relecture du sens et de la forme, des corrections typographiques, une mise en page, et même, parfois, la signature du bon à tirer ; dans d’autres, c’est simplement produire une succession de mots, un avant-texte qui sera ensuite haché menu par toutes sortes d’intervenants aval : relecteurs, éditeurs/rewriters, secrétaires de rédaction, metteurs en page, etc. La question, ici, c’est le volume traduit et le partage de la valeur ajoutée : lequel ou lesquels de ces intervenants ont la responsabilité de faire d’un texte traduit un texte qui fonctionne ? Je citerai à cet égard une anecdote révélatrice : il existe, en France, un hebdomadaire paraissant le jeudi et composé à plus de 90 % de traductions et dans lequel les traducteurs sont exclus de la société des rédacteurs, au motif que les journalistes ne sauraient se mélanger avec eux. Le traducteur se sent souvent mal aimé ; il en souffre parfois. - Celui de la relation avec les auteurs et les destinataires. Certains traducteurs – et c’est à mon avis un objectif majeur pour exercer ce métier avec bonheur – sont pleinement intégrés à la chaîne de communication : ils peuvent poser des questions, pointer des erreurs ou des incohérences, discuter, à la limite, de la pertinence d’un argument, bref, peser non seulement sur le texte d’arrivée, mais aussi sur le texte de départ. D’autres – parce qu’ils travaillent par exemple pour des agences qui, par peur de perdre le client, ne tiennent pas à établir un contact direct entre le mandant et l’exécutant, mais aussi, bien souvent, parce que la nature de leur travail est profondément méconnue – sont privés de cette possibilité, et sont donc réduits à fonctionner en aveugles. Ce qui est ici en jeu, c’est la capacité à être reconnu – et à se faire reconnaître – comme un interlocuteur responsable1. - Et il y a bien sûr la diversité des domaines, la plus évidente. Là encore, tous les cas de figure coexistent : certains traducteurs ne sortiront jamais du cercle étroit de la réassurance ou du traitement des eaux usées, d’autres sauteront, avec plus ou moins de plaisir, d’un sujet à l’autre, parfois plusieurs fois dans la même journée, avec des destinataires ultimes qui pourront se compter par centaines de milliers (traduction de presse grand public), par milliers (comme en général dans la presse d’édition ou la presse professionnelle), par centaines (dans les finances), sur les doigts d’une main (certaines traductions juridiques), ou même être destinées à un seul individu (certaines traductions techniques) ou carrément à personne, car il existe, aussi bizarre que cela puisse paraître, des traductions qui sont faites pour ne pas être lues (certaines de celles destinées aux organisations internationales, par exemple). La question, ici, consiste à savoir si l’on préfère se penser comme traducteur spécialisé ou comme spécialiste de la traduction. La première option est plus rémunératrice ; la seconde est intellectuellement plus satisfaisante : il faut choisir. Ces multiples différences ont, on s’en doutait, une traduction monétaire. Commençons par les salariés. La rémunération mensuelle de départ d’un traducteur 1 Et je ne suis pas loin de penser que beaucoup des angoisses qu’on voit se cristalliser autour du débat sur le statut du traducteur tiennent à ce problème. 2 Nicolas Froeliger 2003 en agence est actuellement de l’ordre de 1 600 à 2 100 euros bruts. Dans une grande organisation internationale, elle atteint 4 000 euros sans aucune expérience, et 4 600 euros à partir d’un an de pratique, sans les primes . Avec le même diplôme : DESS ou maîtrise. Chez les indépendants, un traducteur d’édition peut raisonnablement facturer son feuillet (un feuillet égale 250 mots et 1 500 signes, en comptant les espaces vides) 18 euros, plus des droits d’auteurs (généralement 3 %), au-delà d’un certain nombre d’exemplaires vendus. Un indépendant assujetti à l’URSSAF facturera sa page de traduction (une page égale 300 mots et 1 800 signes) entre 15 et 27 euros si son client est une agence, et entre 45 et 120 euros s’il travaille en direct (moyenne SFT : 45 euros). Dans la traduction audiovisuelle (le sous-titrage), il est courant de facturer entre 2 et 3 euros par sous-titre pour un film qui sort en salle, mais ce tarif peut tomber à 0,356 euros pour une sortie en DVD. Je parle ici pour la combinaison la plus courante, c’est-à-dire de l’anglais vers le français. Quant aux traducteurs occasionnels, il n’est pas rare qu’ils soient payés dans des unités de compte plus exotiques : j’en ai connu un qui, pour une collaboration régulière à une revue médicale assez confidentielle, touchait des timbres de collection… Les services à thé sont aussi très appréciés, ainsi que les bouteilles de whisky. Pour ajouter à la complexité, il faut savoir que la base de calcul est très variable : - Est-ce la langue de départ ou la langue d’arrivée ? La différence (le coefficient de foisonnement) est de 15 % en faveur du français par rapport à l’anglais… Pour l’allemand, langue agglutinante, elle peut atteindre 40 %. - Est-ce qu’on parle de feuillets ou de pages (la différence de l’un à l’autre est de 20 %) ? On peut aussi compter en mots ou en caractères (avec ou sans espaces vides). En Allemagne, les demandeurs vous demanderont souvent votre tarif à la ligne de 55 caractères. Ceux de l’ONU, dans bien des cas, voudront savoir combien vous facturer, en dollars, par unité de 1 000 mots anglais, et j’en passe. Je joindrai un tableau récapitulant tous ces aspects un peu déroutants pour le profane. Par delà le côté anecdotique, il faut en retenir deux choses. La première : toujours avoir une calculatrice sous la main et savoir dans quel contexte on se trouve. La deuxième et la plus importante : il faut commencer par s’entendre sur les bases. La traduction s’effectue sur un marché, c’est-à-dire un endroit où viennent se rencontrer une offre et une demande. Et tout économiste vous dira qu’un marché fonctionne d’autant mieux que l’asymétrie d’information y est réduite : bref, avant de songer à traduire, il faut être sûr que l’on parle la même langue. Vu ces multiples diversités, on conviendra aisément que l’exercice de la profession se prête assez peu aux généralisations. Cet éclatement a trois conséquences : - Premièrement, les traducteurs ont souvent une vision d’insecte : il est tentant de ne voir que les conditions étroites dans lesquelles on exerce, et d’en tirer des vérités qu’on imagine générales. - Deuxièmement, ce corps de métier est organisé en castes, avec d’un côté ses soutiers, qui rament à fond de cale, de l’autre ses stars, qui n’hésitent jamais à 3 Nicolas Froeliger 2003 expliquer aux autres comment ils devraient faire, et entre les deux tout un parcours de rancoeurs, de jalousies et de mépris. Il y a beaucoup de traducteurs ravis de l’être ; il y en a au moins autant qui vivent très mal leur profession, souvent parce qu’elle ne s’accorde pas à leur personnalité : ce n’est pas forcément parce qu’on est bon en langues que l’on va être heureux en traduction. C’est un aspect important à préciser aux étudiants. - Troisièmement, les formations de traduction se doivent de comporter, non seulement des cours axés sur des domaines spécifiques découpés un peu à la hache (traduction générale et/ou de presse, traduction littéraire, traduction technique, traduction informatique, traduction économique et/ou financière, etc.), mais aussi des enseignements sur la terminologie, la dictionnairique, la gestion de bases de données, les langages de programmation Internet et j’en passe. Il faut surtout, je crois, un cours de méthodologie qui permette une mise en cycle de ces multiples savoirs, c’est-à-dire qui recrée une vision transversale. II. Les quatre facteurs de cohérence Où se trouvent, alors, les facteurs de cohérence ? J’en discerne personnellement quatre. - La première tâche de tout traducteur consiste, nous l’avons vu, à aplanir les malentendus potentiels sur ce que l’on attend réellement de lui. Mais, de même qu’il faut s’entendre au préalable sur les conditions matérielles dans lesquelles devra s’effectuer le travail, il faut aussi commencer par chercher à savoir la visée précise du texte commandé. Car si traduire, c’est établir une communication, essayer de combler un différentiel de savoirs, le demandeur d’une traduction n’est pas toujours, loin s’en faut, en mesure de formuler précisément ce qu’il veut. Et cet aspect là est trop souvent absent des enseignements, parce qu’en cours, il est difficile de le simuler. Il m’est arrivé de traduire une proposition commerciale sur un dispositif servant à tester les huiles et lubrifiants. Il s’agit d’appareils peu connus, avec des caractéristiques techniques aussi précises que complexes. Autant dire que les dictionnaires, dans ces cas là, servent avant tout à écrire des bêtises. Quelques recherches – infructueuses – plus loin, je dois appeler le demandeur pour y voir un peu plus clair. Et celui-ci m’explique que lui non plus n’y comprend pas grandchose, mais que ces détails lui sont au mieux indifférents, car il s’occupe de comptabilité et que la seule chose qu’il veut connaître, ce sont les conditions de paiement pour ces matériels… Cela n’interdit pas de traduire correctement le reste, mais évidemment, cela relativise la gravité des éventuelles inexactitudes sur les autres aspects. - La deuxième tâche de tout traducteur, c’est la neutralité : il est absent du texte qu’il traduit et dont, pourtant, il doit s’être imprégné. Cela peut être très difficile à vivre pour certains et franchement libérateur pour d’autres : j’ai rencontré les deux cas. Mais qu’est-ce que cela veut dire, être neutre ? Certainement pas, comme beaucoup de professionnels et encore plus d’étudiants en sont tentés, gommer toutes les aspérités et toutes les images originales d’un texte pour en 4 Nicolas Froeliger 2003 faire un festival de clichés. Cela signifie au contraire abdiquer sa propre subjectivité pour rendre compte – sans états d’âme – d’une subjectivité autre, et parfois très antipathique. Cela suppose deux approches fort différentes, selon qu’on produit des textes pragmatiques ou littéraires2. Dans le premier cas, il faut s’exprimer dans le langage – le technolecte, si on veut – d’une communauté de destinataires : la traduction d’un contrat doit non seulement être exacte du point de vue du sens, mais aussi correspondre aux règles d’écriture attendues par un juriste. De ce point de vue, c’est une école de conformisme. A contrario, si vous traduisez un audit comptable en alexandrins, cela ne va pas forcément combler les attentes de votre destinataire. Dans le second cas, celui de la traduction littéraire, c’est exactement le contraire. C’est Proust, je crois, qui résume le mieux le problème, lorsqu’il dit « tous les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère3 ». Ici, on doit aussi respecter des contraintes de forme, mais ce sont celles – singulières – définies par l’auteur unique du texte : si on traduit Faulkner, mieux vaut éviter que cela sonne comme du Thomas Mann. Cela renvoie au problème de la retraduction, avec des cas célèbres, comme The Catcher in the Rye, ou encore avec les deux traductions vers l’anglais de La Disparition de Perec4. Bien sûr, cette typologie un peu brutale fait l’impasse sur tous les cas de figure qu’on peut trouver entre ces deux postures emblématiques, ainsi que sur ce qu’on a appelé les belles infidèles, et leur riche postérité, qui se rencontre notamment dans la traduction des romans Harlequin5. Dans les deux cas, néanmoins, il s’agit de constituer un texte d’arrivée au moyen de deux grilles : celle de la langue générale, mais aussi et surtout celle du discours particulier d’un auteur unique, d’un corps de métier ou d’une catégorie de destinataires. Voilà pourquoi un cours de traduction n’est qu’accessoirement un cours de langue. Il est donc impératif d’adopter une posture, une démarche pour aborder le texte, ce qui suppose de commencer par lire, par questionner et par réfléchir. Cela sonne comme une évidence, et pourtant… - Troisième impératif : avoir conscience de ce que l’on traduit, bien comprendre qu’on ne traduit pas une succession de mots, mais bien des textes, avec une visée initiale précise, qui sont, s’il s’agit de textes pragmatiques, en rapport avec une réalité extérieure, et qui doivent remplir une fonction. J’ai l’air, là encore, d’énoncer une évidence, mais il suffit de faire une expérience très simple pour se persuader de la réalité du problème : faites traduire un texte court, simple et truffé d’erreurs factuelles grossières à des étudiants, et comptez ceux qui réalisent qu’ils sont en train d’écrire des fantasmagories6. Il s’agit, au fond, d’oser se comporter de manière active et responsable face à ce que l’on traduit : de ne pas tout prendre pour argent comptant. Et c’est 2 Tout ce que je vais dire sur ce point prend le risque de la simplification, car on pourra toujours trouver des contre-exemples. 3 Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, p. 303. 4 Voir Palimpsestes ***. 5 Voir Palimpsestes ***. 6 Voir ***. En temps normal, le raccordement au réel est aussi un puissant adjuvant au moment de traduire et, surtout, de relire un texte. 5 Nicolas Froeliger 2003 d’autant plus délicat que le traducteur est bien souvent un être assez réservé, qui craint fort de se faire remarquer, et de remettre le savoir (ou l’ignorance) des autres en question. - Le pendant sympathique de cette réserve est un certain penchant pour le perfectionnisme. Mais là encore, il y a un piège. En effet, s’il est bon de tendre vers la perfection, il faut se souvenir toujours que celle-ci n’est pas de ce monde. Il n’y a pas de traduction parfaite, mais il peut y avoir des traductions acceptables7, et une traduction acceptable est d’abord une traduction rendue dans les temps. Dans ce métier, il faut savoir se dire qu’un texte est terminé au moment ou l’heure est venue de le rendre, et ne pas se torturer après sur la manière dont on aurait pu tourner telle ou telle phrase. Autrement, on risque l’épuisement. Car le problème majeur du traducteur professionnel, c’est de durer. Et c’est par souci de la perfection que beaucoup d’excellents traducteurs – j’en ai connu – quittent ce métier dégoûtés. Très rares sont les traducteurs qui estiment travailler dans des conditions idéales : il faut s’en souvenir au moment de dire pis que pendre d’une traduction qui vous tombe entre les mains. Et parce qu’on ne travaille pas dans l’idéal, mais dans un monde bien réel, il faut sans cesse, dans ce métier, accepter des compromis. Le tout est de bien appréhender lesquels. C’est la quatrième tâche du traducteur. * * * En somme, pour exercer ce métier avec bonheur, je serais tenté de dire qu’il faut se garder des états d’âme et se forger un état d’esprit : il faut cesser d’être consommateur pour devenir producteur ; il faut accéder à la responsabilité. Ceux que cela intéresse y gagnent une vue imprenable sur le monde et sur les hommes : la tâche essentielle de la traduction pragmatique consiste à sortir de l’univers des mots pour accéder à l’univers tout court ; la tâche essentielle du traducteur littéraire consiste, pour autant que je puisse en juger, à traverser une pensée pour restituer une forme originale8. C’est la différence entre le prêt-à-porter et la haute couture ; et il faut les deux pour vêtir le monde. Mais en fait, ce n’est pas très intéressant en soi, la traduction ; cela devient intéressant parce que, pour traduire correctement, on ne cesse de sortir du champ étroit de la traduction. Car ses principes organisateurs sont en dehors d’elle-même. Et pour pouvoir exercer correctement – et avec bonheur – ce métier, la qualité qui prime tout, c’est la disponibilité à aller vers autrui, vers l’étranger. Et essayer d’entretenir cette qualité, ce n’est plus seulement une tâche de traducteur, mais aussi, mais avant tout la tâche des enseignants en traduction. 7 8 Nous devons ce concept à Bruno Bettelheim, ***. Voir Antoine Bermann*** 6