Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball
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Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball
Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan Jérôme Soldani Assister à une rencontre de baseball professionnel dans un stade taïwanais ne manquerait pas de surprendre le spectateur néophyte. Il y règne un brouhaha quasi permanent et assourdissant. Et quand la cacophonie des tambours, des trompettes et des cônes en plastique que les supporteurs tapent les uns contre les autres cesse d’un côté des tribunes, c’est pour mieux reprendre de l’autre. La langue qu’on y parle est un savant mélange de termes anglais, chinois, japonais, taïwanais, et d’autres encore, appartenant au jargon du baseball ou emprunté à la culture locale. Que signifie supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan ? D’où provient l’attrait et sur quoi se fonde l’engouement des Taïwanais pour ce sport ? Quel est le sens de ce charivari et de ce charabia ? Qui sont les spectateurs qui peuplent ces tribunes ? Prennent-ils tous part, et de façon égale, à la production de cette ambiance singulière ? Pour trouver des éléments de réponse à toutes ces interrogations, le mieux est peut-être encore de faire directement l’expérience d’une rencontre. Faute de mieux, il s’agira ici d’en faire la description la plus dense possible. Une histoire centenaire, mais une ligue professionnelle jeune L e baseball est « sport national » à Taïwan. Il y fait son apparition au début du XXe siècle, alors que l’île est administrée par les Japonais (1895-1945) qui le pratiquent depuis les années 1870.13 Le parti nationaliste chinois (Kuomintang) s’y replie en 1949 et y impose la loi martiale jusqu’en 1987. Isolé sur la scène internationale à partir de 1971, date à laquelle Pékin est reconnu gouvernement légitime de la Chine aux Nations Unies, il fait du baseball un instrument de sa di13 Brother est un hôtel de luxe situé dans le centre de Taipei, Uni-President est un conglomérat alimentaire basé à Tainan, responsable de la distribution et de la gestion de grandes enseignes internationales dans l’île (7-Eleven, Starbucks, Carrefour, etc.), Wei-Chuan est un fabricant de nourriture chinoise et boissons exportées dans le monde, Chinatrust est une société de portefeuille spécialisée dans le secteur de la finance, Mercuries et Macoto sont des banques, China Times est l’un des quatre principaux journaux quotidiens de Taïwan, Sinon est un fabricant de produits agricoles (engrais, pesticides, etc.) basé à Taichung, La New est un fabricant de chaussures de Kaohsiung. Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. plomatie et un symbole de sa réussite économique. Les jeunes joueurs taïwanais, qui remportent la Little League World Series à dix-sept reprises entre 1969 et 1996, deviennent les dépositaires de l’honneur national (Sundeen, 2001). Il faut attendre 1987 pour qu’une ligue professionnelle soit planifiée. La structure est officialisée en 1989. La première saison se joue en 1990. C’est une date relativement tardive en comparaison de ses deux modèles, américains et japonais, qui ont respectivement professionnalisé la discipline en 1876 et 1934. Sa structure et son règlement sont volontairement calqués sur le modèle corporatiste de la ligue de baseball japonaise avec qui elle partage, aujourd’hui encore, de nombreux points communs (Kelly, 2006). Elle affiche une identification préférentielle des clubs aux entreprises qui en sont propriétaires. Une équipe n’est pas formellement domiciliée, mais dispose d’une « base » correspondant le plus souvent à la localisation du siège de l’entreprise qui la possède. Chaque début de saison, les clubs fixent un calendrier pour la moitié des matchs, qui seront disputés avec le statut d’hôte. Ils pourront se jouer dans n’importe quel stade du pays agréé par la fédération. L’entretien d’une équipe est présenté comme un gouffre financier (Yu, 2007 : 97), mais il est difficile d’évaluer les bénéfices en termes d’image pour ces grands groupes qui disposent pour la plupart d’un capital à côté duquel ce coût peut paraître dérisoire. 68 Jérôme Soldani La Chinese Professional Baseball League (CPBL ou Zhonghua Zhiye Bangqiu Lianmeng) débute avec quatre équipes : Brother Elephants, Wei-Chuan Dragons, Mercuries Tigers et UniPresident Lions. Les deux premières existaient déjà en tant que formations amateurs. Les deux autres absorbent les effectifs d’équipes amateurs préexistantes. En 1993, s’adjoignent deux nouveaux clubs : China Times Eagles et Jungo Bears qui deviendront les Sinon Bears en 1995 puis les Sinon Bulls l’année suivante. Un septième club se joint à eux en 1997, les Chinatrust Whales.14 La même année émerge une ligue concurrente engendrée par la Naluwan Corporation. La Taiwan Major League (TML ou Taiwan Da Lianmeng) regroupe quatre équipes formellement associées à une localité et dont les noms sont, à l’instar de « Naluwan », dérivés des langages aborigènes de Taïwan : Agan (Robots) à Taichung, Fala (Dieux du Tonnerre) à Kaohsiung et Pingtung, Gida (Soleils) à Taipei et Luka (Braves) à Chiayi et Tainan (Morris, 2006 : 79-81). En 1997, les China Times Eagles sont exclus de la CPBL. Plusieurs de ses joueurs, et certains 14 Entre le 18 février et le 1er octobre 2006, six équipes disputent un total de 300 rencontres en saison régulière, soit 100 par club, sur douze terrains différents. La répartition des matchs dans ces stades est très inégale. Le stade de Tianmu accueillait 32 rencontres, celui de Hsinchuang, 64, Hsinchu, 29, Taichung, 28, Touliu, 18, Chiayi, 10, Tainan, 46, Kaohsiung, 56, Pingtung, 3, Ilan, 10, Hualien, 3 et Taitung, 1 seulement. 69 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. d’autres clubs, ont participé au trucage de rencontres pour le compte d’organisations criminelles locales. Les affluences des matchs s’en font ressentir tandis que les paris illégaux prospèrent et que les scandales se répètent (Yu, 2007 : 119-125). En 1999, les Mercuries Tigers et les Wei-Chuan Dragons annoncent leur retrait. En 2003, c’est la Taiwan Major League qui jette l’éponge. Elle est partiellement absorbée par la CPBL au sein de deux nouvelles formations : Macoto Cobras et La New Bears. La ligue en perd deux autres au terme de la saison 2008 : les Chinatrust Whales frappés du scandale l’année précédente et les Dmedia TRex (anciens Macoto) alors directement contrôlés par les bookmakers des Triades. La dernière affaire en date remonte à la fin de la saison 2009 et à l’issue de laquelle les Brother Elephants, équipe emblématique, perdent la moitié de leur effectif et plusieurs de leurs entraîneurs. Tout joueur convaincu de corruption est radié à vie. Après deux décennies d’existence, la CPBL reste fragile. Elle est moins attractive que les ligues japonaises et américaines, régulièrement suivies par les téléspectateurs taïwanais. Les joueurs locaux réputés les meilleurs sont ceux qui officient dans ces championnats. L’affluence moyenne par rencontre en saison est de 3000 spectateurs, mais les stades de 20 000 places affichent complet lors des matchs de play-offs et de finales. La ligue peut notamment compter sur le public des Brother Elephants, l’équipe la plus populaire de Taïwan. 70 Jérôme Soldani L’arrivée du public Vendredi 1er septembre 2006.15 Hsinchuang. Dans la banlieue de la capitale, Taipei.16 17h0 0 . Il fait chaud et humide. L’air est suffocant. Le soleil brûlant a laissé place à un ciel nuageux, voire menaçant. La température est stable, autour des 27 °C. Une fin d’après-midi typique de l’été tropical taïwanais. Les portes du stade viennent d’ouvrir. La rencontre débute dans une heure et demie. Les Uni-President Lions sont opposés aux Brother Elephants.17 Pour l’heure, il n’y a pas foule. Une grande partie des spectateurs qui se rendent au stade sont des étudiants qui viennent de finir les cours. D’autres sortent à peine du travail. L’achat des places aux guichets et l’accès aux tribunes se font sans attente ni bousculade. 300 dollars taïwanais (TWD) la place, 200 TWD au tarif réduit (per15 Le choix de ce match en particulier, l’un des premiers auxquels j’ai assisté pour mon enquête, ne tient pas à son côté exceptionnel ou spectaculaire, mais au fait qu’il condense, le temps d’une seule représentation, la plupart des caractéristiques et des émotions que l’on est susceptible de rencontrer dans l’enceinte d’un stade taïwanais. 16 Son siège se situe dans le centre de Taipei, non loin de la maison-mère, l’hôtel de luxe Brother, sur la section est de la rue de Nankin. Le dortoir des joueurs est situé dans un immeuble adjacent. 17 Un dollar américain (USD) vaut environ 30 nouveaux dollars taïwanais (TWD). Entre 2005 et 2010, la parité de pouvoir d’achat (PPA) à Taïwan varie entre 27 000 et 30 000 USD per capita, pour un revenu moyen annuel de 15 000 USD. 71 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. sonnes âgées, enfants, étudiants, handicapés), 150 TWD pour les tribunes extérieures.18 Les spectateurs qui arrivent rejoignent ceux qui ont assisté à l’entraînement durant l’après-midi. Une dizaine d’entre eux étaient déjà là pour l’arrivée du bus des Elephants, vers 15 heures. Ils ont suivi l’échauffement depuis les gradins, alors accessibles gratuitement. C’est un moment privilégié pour échanger quelques mots avec les joueurs, leur demander des autographes ou éventuellement leur offrir boissons et nourriture. C’est aussi celui où les journalistes de la presse et de la télévision écument les abris et le bord du terrain pour glaner quelques informations auprès des joueurs et des entraîneurs. Le public se divise en deux ou trois groupes dans les tribunes. Les supporteurs des Elephants occupent les gradins derrière la première base, la tribune des « hôtes ». Ceux des Lions se placent 18 À Taïwan, comme aux États-Unis, le baseball est un sport que l’on partage en famille. Mais il y est aussi très étroitement associé à l’idée d’éducation ( jiaoyu), et plus spécifiquement d’instruction morale (pinde), selon les canons locaux en vigueur. Un joueur comme « Chia Chia » Peng Cheng-min doit son immense popularité autant à ses performances de batteur hors-pair qu’à ses vertus morales : humilité, sérieux à la tâche, pugnacité dans l’effort, abnégation pour le groupe, piété filiale, disponibilité pour les fans, sympathie, etc. Cet élément fondamental de la passion des Taïwanais pour le baseball s’est révélé désastreux lorsqu’il s’est retrouvé confronté, de façon répétée, à la réalité des matchs truqués. Ce choc est, à n’en point douter, l’un des principaux facteurs de la désertion des gradins par un grand nombre de supporteurs. 72 Jérôme Soldani derrière la troisième base, la tribune des « visiteurs ». Les tribunes extérieures sont coupées en deux de chaque côté de l’écran géant, prolongeant l’occupation de la tribune adjacente. La tribune centrale, qui forme l’angle arrondi derrière le marbre, fait office de zone tampon entre les deux parties rivales. C’est là que prennent place les invités de marque et les personnalités publiques, soucieux de ne pas figurer dans les affrontements partisans. Ceux qui ne souhaitent pas se mêler aux autres spectateurs peuvent toujours faire le choix des loges en surplomb. La population des tribunes est hétérogène et peu aisément quantifiable selon des critères d’ordre sociologique. L’ouvrier côtoie l’homme d’affaires et le professeur des universités dans un même espace. Tous sont difficilement reconnaissables, en raison de la relative homogénéité d’un style vestimentaire décontracté. Toutes les catégories d’âge sont également représentées, du nourrisson au patriarche. Le match de baseball est un spectacle familial19. La majorité des spectateurs appartient à la catégorie des 15-35 ans. Lycéens et étudiants offrent une large partie du contingent des gradins. 19 En 2005, Brother Elephants recensait ses supporteurs « officiels » (inscrits sur son site Internet), à travers tout le pays. Les femmes sont 29 700 pour 36 836 hommes, soit 45 % contre 55 % (Précis de planification des propositions de partenariats, Bureau des affaires courantes de l’équipe Brother Elephants, 2005, non publié). 73 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. Une parité règne entre hommes et femmes20. Ces dernières ne sont pas uniquement des accompagnatrices occasionnelles (d’un mari, père, fils, flirt ou ami) ou de jeunes groupies hystériques qui gravitent plus autour de certains joueurs et qui ne s’intéressent pas au sport en lui-même, comme l’affirment certaines mauvaises langues. Beaucoup n’ont rien à envier à leurs homologues masculins en termes de connaissances du jeu et du club. Une femme peut être la seule passionnée de baseball de son entourage. Une mère (ou une grand-mère) seule peut accompagner ses enfants (ou petits-enfants) pour assister à un match. Dans le langage courant, tous les « spectateurs » (guanzhong) sont des « supporteurs » ou « fans » (qiumi). Les motivations varient pourtant d’un individu à un autre. Tous ne sont pas fanatiques de baseball ou supporteurs d’un club. Les supporteurs ne présentent pas toujours de signes distinctifs d’appartenance à une équipe. Le port du maillot, avec numéro et surnom du joueur correspondant au dos, 21 n’est pas systématique. Certains s’arrangent en revanche pour arborer un vêtement, parfois une paire de chaussures, 20 Les maillots destinés aux supporteurs portent le surnom de la vedette plutôt que son nom. Celui-ci est généralement inscrit en lettres latines et non en caractères mandarins, tel que le nom apparaît sur les maillots des joueurs sur le terrain. 21 Bâti en 1997, il dispose d’une tribune extérieure et d’un balcon ajouté en 2003 et peut accueillir un maximum de 12 500 spectateurs. 74 Jérôme Soldani aux couleurs de leurs favoris. D’autres affichent la panoplie complète. Côté Elephants, certains transportent un grand sac jaune imprimé d’une mosaïque de photos des joueurs du club. À l’intérieur, tout n’est que jaune, pointé de noir : casquette, sifflet, trompette et paire de cônes en plastique, porte-clés en forme de maillot numéroté, brassard pour éponger la sueur avec le numéro d’une des vedettes de l’équipe et un éventail, bienvenu par la chaleur de saison. Sur celui-ci figure d’un côté l’image dessinée d’un joueur, avec sa signature imprimée, et de l’autre, le caractère « victoire » (sheng). Tous ces articles sont en vente avec les maillots de l’équipe dans l’étal qui se trouve à droite de l’entrée principale, à l’intérieur du grand hall, côté première base. À gauche, celui des Lions. Des bannières jaunes sont disposées à l’entrée. Elles représentent la mascotte de l’équipe, un éléphant de bande dessinée. Des glaces dans des pots en carton de couleur jaune y sont gratuitement distribuées. L’omniprésence de cette couleur rappelle que c’est l’équipe de Brother qui joue à domicile. À l’entrée principale des gradins, deux jeunes filles, grandes et minces, légèrement vêtues, vendent des bières Heineken. La recherche de toute autre boisson fraîche dans l’enceinte du stade est temporairement interdite par une panne des réfrigérateurs. Ces derniers se situent derrière un comptoir destiné à la vente de boissons et de nourriture. Des employés du stade 75 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. s’y pressent pour y empiler un nombre important de boîtes en carton contenant un mélange varié d’aliments appelé piān-tong. 17h30. Les gradins se remplissent lentement. Les supporteurs des Elephants affichent déjà une nette supériorité numérique. Ils mettent d’ailleurs un point d’honneur à n’y être jamais représentés en infériorité numérique au stade de Hsinchuang22, même lorsque leur équipe y joue en tant que visiteur. Depuis la destruction du stade municipal de Taipei en décembre 2000, ils le considèrent comme la « maison » du club. Les dirigeants préfèrent le stade de Tianmu qui se situe au cœur de la capitale. Plus petit que le précédent (10 500 places), il se trouve dans un quartier huppé où, en raison des nuisances sonores, il est impossible de jouer en dehors des week-ends ainsi que d’utiliser certains instruments sonores qu’affectionnent particulièrement les supporteurs. Les gradins en champ extérieur sont encore déserts. Ils sont dominés par un écran géant encore inactivé. Le tableau d’affichage est surmonté de trois étendards, celui de chaque équipe entourant le drapeau national surélevé. Sur le terrain, les Lions achèvent leur préparation tandis que les Elephants sortent de leur abri et s’apprêtent à les remplacer. Plusieurs de leurs supporteurs quittent 22 Bâti en 1997, il dispose d’une tribune extérieure et d’un balcon ajouté en 2003 et peut accueillir un maximum de 12 500 spectateurs. 76 Jérôme Soldani leurs places pour se masser à l’avant des gradins, observer de plus près et encourager leurs champions. Six jeunes filles se lèvent et hurlent : « Allez Wang Chin-yung ! » Elles brandissent une grande pancarte de leur confection à la seule gloire de la vedette. Quelques minutes plus tard, le fond sonore pop-rock qui animait le stade depuis une bonne demi-heure s’interrompt pour laisser place aux annonces publicitaires diffusées sur l’écran géant. Une des réclames est une chanson d’un trio féminin de musique pop-taïwanaise très en vue. Le vidéo clip met en scène plusieurs joueurs des Elephants. Ce groupe est également promu par une affiche publicitaire en bas des gradins extérieurs. Une autre annonce, pour une université taïwanaise, clame le slogan : « Entrer dans cette université, c’est réaliser le «coup de circuit» de sa vie. » Dans la tribune des hôtes, tandis que les vendeuses de bières font leur tournée, deux individus revêtus de volumineux costumes et masques d’un couple d’éléphants viennent saluer les spectateurs. Ils font tous deux partie du groupe de supporteurs des Elephants. Les groupes de supporteurs 18h0 0. Précipitation dans les gradins. Un groupe de supporteurs s’active. Ils achèvent des préparatifs entamés plus tôt dans l’après-midi. Ils se distinguent par des maillots jaunes du club un peu différents. Ils sont tous marqués au dos 77 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. du numéro 99, avec l’inscription en toutes lettres « elefans ». Il s’agit du groupe de supporteurs officiels de l’équipe. Ils installent deux grands étendards à la gloire du club dans la zone au-dessus de l’abri, coupée du reste de la tribune par une grille. Un mégaphone relié par ondes à un microphone y est suspendu. Un grand tambour au tour jaune, avec la mascotte de l’équipe décalquée, est disposé en bas de l’escalier qui traverse la tribune. En haut, à l’abri du balcon, des pupitres sont installés. Des coffrets sont amenés et des trompettes en sont sorties. Des paires de cônes en plastique jaune, ayant parfois la forme de battes, et des pancartes en carton de la même couleur inscrites de mots d’encouragement sont distribuées sur demande aux autres spectateurs. Le gaillard chargé de cette tâche est surnommé A-Kai. Il en profite pour saluer un nombre important de spectateurs. Pendant ce temps, la tribune opposée s’organise de façon assez similaire. Les spectateurs commencent à affluer. L’esplanade à l’extérieur du stade se retrouve soudainement envahie de scooters qui s’y garent dans un ordre tout relatif. Beaucoup ramènent de la nourriture avec eux. Bon nombre ont préféré acheter des boîtes à nourriture à l’extérieur. D’autres viennent avec un sac bien rempli de chez McDonald’s. Les gradins se transforment rapidement en un vaste champ de pique-nique. Certains apportent des boulettes de viande au nom de circonstance : « têtes de lions » (shizitou). À travers 78 Jérôme Soldani l’ingestion d’un aliment portant un nom correspondant se file la métaphore de « manger » son adversaire. Le groupe de supporteurs de Tung-yi préfère attacher des ananas (fengli en mandarin) ou des navets (bailuobo en mandarin) au-dessus de l’abri de son équipe. Ils signifient respectivement, et par homophonie « que le bonheur vienne » et « bon signe » (ou « bon début »).23 Ces pratiques ne sont pas exclusives au baseball. Elles soulignent la prégnance d’une pensée analogique24 et s’inscrivent dans la praxis25. Les supporteurs recherchent une certaine efficacité symbolique au travers de leurs paroles et de leurs actes pour influer sur ce qui se déroule sur le terrain et qui se trouve théoriquement hors de leur portée. Sur le terrain se prépare un tout autre banquet. Un grand gâteau est placé sur une table dis23 L’ananas se dit ông-lâi en hokkien. Ce terme est retranscrit par wanglai en caractères chinois, littéralement « que le bonheur vienne ». Le navet, tshài-thâu en hokkien, est homophone de caitou en mandarin (qui s’écrit avec un des deux caractères différent) qui signifie « bon signe » ou « bon début ». 24 « Une autre caractéristique de la mentalité religieuse (des Han) était cette tendance à croire que ce qui se ressemble, ne serait-ce que par homophonie, s’attire mutuellement. Ceci est visible par exemple dans la coutume d’inclure dans le repas de nouvel an du poisson parce que le mot «poisson» (yu) est homophone avec «surplus» et de poulet parce que «poulet» ( ji) et «faste» ( ji) sont homophones. À l’opposé, certains mots, comme ceux qui concernaient la mort, n’étaient pas prononcés à la légère. » (Pimpaneau, 1990 : 195). 25 Je définis par « praxis » un ensemble d’activités codifiées visant à la réalisation du but précis qui les anime. 79 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. posée au niveau du marbre. L’équipe de Brother fête aujourd’hui son vingt-deuxième anniversaire. La cérémonie est brève. Elle rassemble la plupart des joueurs de l’équipe ainsi que plusieurs de ses responsables. Des supporteurs dont l’anniversaire tombe dans les jours alentour ont été conviés à la fête. Dans les tribunes, un membre du groupe des supporteurs prend le micro en main. L’homme est connu de tous sous le surnom qu’il doit à son embonpoint, Da-pang (littéralement « le Gros »). Il invite les spectateurs à se joindre à l’évènement. En mandarin, ils entonnent à l’unisson un « Joyeux anniversaire » (zhu ni shengri kuai le). La chanson se termine par un roulement de tambour vigoureusement frappé par A-Kai, une salve d’applaudissements et les claquements assourdissants des cônes en plastique que l’on appelle « bâtons d’encouragement » ( jiayoubang). Da-pang reprend la parole. Il remercie les supporteurs d’avoir fait le déplacement. Il rappelle les difficultés que traverse actuellement l’équipe. La veille, déjà face aux Lions, les Elephants concédaient leur treizième défaite consécutive, point d’orgue d’une saison catastrophique. Hors de question cependant de ne pas célébrer cet anniversaire dans la joie. Au contraire, le speaker insiste sur le fait qu’il s’agit du moment idéal pour mettre un terme à cette série noire : utiliser « un heureux évènement pour chasser le malheur » (chongxi). Il termine par un « Allez Brother ! » (Xiongdi jiayou), immédiatement repris par tous. 80 Jérôme Soldani Chaque équipe dispose d’un ou plusieurs clubs de supporteurs (houyuanhui) officiellement reconnus, bien qu’il puisse en exister certains informels. Leur fonctionnement varie d’une équipe à l’autre. Certains de leurs membres peuvent être salariés. Il s’agit en général de ceux qui servent régulièrement d’animateurs dans les tribunes. D’autres clubs n’acceptent que les initiatives bénévoles. Celui des Elephants en compte six, respectivement basés à Taipei, Hsinchu, Taichung, Touliu, Tainan et Kaohsiung. Chacun est composé d’une trentaine de membres, tous bénévoles et régulièrement en contact. Ils ne sont jamais tous présents lors des matchs et leurs membres ne servent pas tous comme animateurs. Si leur nombre est insuffisant pour assurer le service durant un match, les animateurs locaux font appel aux membres d’un groupe voisin qui viennent bénévolement leur prêter main-forte. Majoritairement âgés de moins de 35 ans, ils peuvent appartenir à toute génération. Ils sont d’extraction sociale très diverse, tout comme leurs motivations et leur rapport au club. Peu de femmes en revanche, même si leur nombre a augmenté au cours des quatre dernières années. L’intégration au sein du groupe se fait progressivement. Des membres sont préposés à certaines fonctions (speaker, tambour, trompettiste, etc.), mais les rôles restent interchangeables selon les capacités de chacun. Les nouveaux venus sont essayés à différents postes le temps qu’ils trouvent 81 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. leurs marques. Les présidents de ces associations, quand ils viennent assister à une rencontre, se font généralement discrets, mais toujours à proximité du cœur de l’animation. Il s’agit le plus souvent de notables locaux, hommes ou femmes, qui assurent entre eux la bonne coordination des groupes de soutien. Pour les Elephants, l’appartenance à l’un de ces groupes exige une cotisation annuelle payante, à hauteur de 500 TWD (environ 15 USD). Leur présence est indispensable pour toute équipe professionnelle de la ligue taïwanaise. Ils se désignent eux-mêmes par le terme de « cheerleaders » (laladui).26 Ils portent un maillot distinctif aux couleurs de leur équipe signalant leur statut. Au dos, ils arborent un numéro qu’ils se sont choisis collégialement. Ceux des Brother Elephants ont opté pour le numéro 99, qui est en mandarin homophone de l’expression « pour toujours » ( jiujiu).27 Ces vêtements sont fournis par le club qui y fait figurer plusieurs de ses sponsors. 26 Certaines équipes engagent parfois d’authentiques meneuses de claque qui agitent leurs pompons ou des bâtons d’encouragement depuis le toit de l’abri, aux rythmes joués par les animateurs. Jérôme Soldani Les animateurs disposent de quelques avantages qui varient selon les formations et les individus concernés (entrées gratuites ou tarifs réduits, promotions chez les partenaires de l’équipe, etc.). Les animateurs en service ont un accès libre au stade. S’ils ne sont pas salariés du club, ils sont défrayés pour les dépenses de transport vers un stade loin de leur base. Ils sont le plus souvent ravitaillés en boîtes à nourriture aux frais de l’équipe. C’est le club qui leur fournit également les grands tambours, instruments indispensables à l’animation, éventuellement les grosses caisses, aussi très coûteuses, et les grands étendards qu’ils brandissent au-dessus de l’abri durant le match. Chez les Elephants, le matériel est amené avant chaque rencontre par un employé du club, ancien supporteur lui-même, qui sert aussi à la coordination entre son entreprise et les groupes de supporteurs. En dépit de leur dépendance au club, les animateurs peuvent se montrer très critiques à son égard. Le mécontentement se manifeste rarement durant une rencontre, mais il s’exprime sans anonymat ni réserve sur le forum Internet du club ouvert au public, où les problèmes de gestion de l’équipe sont pointés du doigt. 27 Ce numéro a été choisi par les membres du club des supporteurs des Elephants lors d’un vote sur Internet en 2005. Il a été préféré aux numéros 10 (en référence aux supporteurs comme dixième joueur de l’équipe) et 100 (pour 100% supporteurs). Les supporteurs des Sinon Bulls, leurs principaux rivaux, ont opté pour le numéro qui en était le plus éloigné, le 1, qui renvoie également à l’idée de « meilleur ». 82 83 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. Beaucoup de bruit pour rien ? 18h35. La nuit est tombée. La température n’a pas baissé. La chaleur est toujours écrasante et les éventails, mis à contribution. La rencontre est sur le point de débuter. Les joueurs de Brother entrent sur le terrain. Ils sont accueillis par les applaudissements et le vacarme des bâtons d’encouragement, rythmés par le grand tambour énergiquement battu par A-Kai. C’est au moment où les cônes en plastique sont levés pour être frappés que la tribune prend vraiment les couleurs de son équipe. Éléments indispensables de la panoplie du supporteur, ils sont les marqueurs les plus distinctifs de l’appartenance au club. Ils arborent parfois des autocollants représentant la mascotte de la formation ou l’une de ses vedettes. Une paire coûte entre 50 et 100 TWD (entre 2 et 3 USD). Elle peut être dépareillée si un club a choisi deux couleurs plutôt qu’une (le vert foncé et le orange pour les Lions). La forme des cônes varie entre celle d’une petite batte et celle d’un porte-voix, une autre de ses fonctions. En plastique rigide et de faible épaisseur, ils sont légers et relativement fragiles. Certains supporteurs en cassent plusieurs chaque saison. D’autres les font signer par leurs idoles et les conservent scrupuleusement. Les animateurs s’en servent pour réaliser des chorégraphies de moulinets en bas des gradins, immédiatement reprises par les spectateurs. Le premier batteur des Lions s’avance sur 84 Jérôme Soldani le marbre. Les supporteurs des Jaunes cessent subitement leur cacophonie. C’est au tour des visiteurs de se faire entendre. Malgré leur nombre inférieur, ils déploient la même énergie et emploient les mêmes instruments que leurs vis-à-vis. Comme eux, ils suivent rigoureusement les rythmes imposés par les supporteurs chargés de l’animation. La moindre action couronnée de succès, la conquête d’une base par exemple, est saluée par une salve plus intense et les grands drapeaux audessus de l’abri sont agités vigoureusement par les membres du club des supporteurs. En revanche, si c’est la défense qui enregistre une réussite, par une prise ou un retrait, le vacarme cesse du côté des attaquants pour laisser les adversaires manifester leur joie au roulement du grand tambour et des cônes de plastique qui s’entrechoquent. Dès que le jeu reprend son cours, le public de l’équipe en attaque reprend ses droits. À chaque batteur est associé un rythme différent, inspiré de la musique populaire. Le tintamarre des visiteurs s’arrête brutalement. Les trompettes se taisent dans une dernière note grinçante. La tribune des hôtes fête le retrait d’un troisième joueur des Lions, synonyme du passage des Elephants à l’offensive. Sur le terrain, l’alternance est vite exécutée. Le changement se fait aussi du côté du grand tambour. Confié à un membre plus jeune durant la phase de défense, il est repris par A-Kai pour cette phase d’attaque. Sa stature et sa force le prédisposent à ce poste 85 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. où la puissance du jeu influe concrètement sur la vigueur des spectateurs qu’il entraîne. Transition des pancartes également : un supporteur des Jaunes pose à côté de lui un panneau blanc imprimé d’un grand « K », pour « retraits sur trois prises » (strike out, ou sanzhen en mandarin), et en soulève un autre sur lequel est inscrit « Homerun ». DaPang, absent durant la phase précédente, se saisit de nouveau du micro. Du bas de la tribune, il exhorte le public à soutenir l’équipe. Il s’égosille dans des rengaines répétitives, faites de « coup sûr » (anda) et de « coup de circuit » (quanleida), accompagnées du nom du joueur à la batte. Ces répliques ressemblent à celles entonnées par les Lions un peu plus tôt. Elles sont reprises presque machinalement par la grande majorité du public. Un retrait, puis deux, et enfin une première base acquise. L’euphorie s’empare des gradins. Les drapeaux de Brother sont brandis au-dessus de l’abri. Les sifflets hurlent à tout rompre. La joie est de courte durée cependant. Un troisième Jaune est sorti. Fin de la première manche. L’ambiance retombe dans la tribune des hôtes aussi vite qu’elle s’en était emparée. Cette animation est bien différente de celle des stades américains. Elle se démarque de l’ambiance carnavalesque des gradins de République dominicaine (Klein, 1991). Elle ne s’apparente pas aux spectacles de masses étroitement contrôlés lors des Jeux nationaux en Chine populaire (Brownell, 1995). Encadrée rigoureusement par 86 Jérôme Soldani des groupes affiliés aux clubs, la participation et l’expression des spectateurs se conjuguent néanmoins sur le mode des festivités libres et spontanées. Cette forme d’animation ressemble plutôt à celle des tribunes japonaises (Kelly, 1997 et 2004) dont elle s’inspire largement. L’alternance du mouvement d’une tribune à une autre selon les phases d’attaque est identique (Kelly, 1997 : 75). Si, au Japon, l’animation est l’affaire des tribunes extérieures, elle est basée au-dessus des abris à Taïwan. Cela est sans doute dû à la configuration des stades et à la faible affluence dont souffrent les rencontres de la ligue professionnelle taïwanaise. Lorsque les spectateurs se font nombreux en tribunes extérieures, l’équipe des animateurs se dédouble, use d’un second grand tambour, et se coordonne autant que possible. L’unité inconditionnelle de ce groupe tranche avec la multitude des clubs de supporteurs japonais pour une même équipe, qui sont parfois en concurrence. Les instruments employés sont les mêmes. Trompettes, saxophones, sifflets et grosses caisses constituent l’orchestre des animateurs, japonais comme taïwanais. Les bâtons d’encouragement sont vraisemblablement une invention japonaise qui a rencontré le succès à Taïwan. Les taiko (ou « tambours japonais ») sont remplacés par leurs proches cousins, les dagu (littéralement « grands tambours »). Les instruments à vent, des trompettes pour la plupart, se trouvent en bas des gradins 87 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. ou sous le balcon, s’il y en a un, pour profiter de l’acoustique. Ils sont la propriété des membres du groupe de supporteurs ou sont empruntés à des associations ou des établissements publics. Les clubs de musique des écoles et des universités, dont font partie certains supporteurs, sont ainsi mis à contribution. Les partitions sont variées. Chaque joueur vedette a sa propre musique, interprétée lors de son passage à la batte.28 Des airs standards, différents selon les clubs, sont joués pour les autres. Si une vedette change d’équipe, il conserve généralement le morceau qui lui a été attribué par les supporteurs de son premier club « pour ne pas perturber ses habitudes », expliquent les animateurs de son nouveau club. De nouveaux airs de leur composition ou des chansons à succès du moment sont essayés entre deux demi-manches, durant la mi-temps ou avant la rencontre. Les mélodies sont testées auprès du public. Ces exercices sont importants pour des instrumentistes qui ne se retrouvent que rarement en dehors des matchs. La plupart des essais resteront sans suite, mais il arrive que certains connaissent un heureux destin dans les gradins. Contrairement aux instruments à vent, les grands tambours (dagu) sont indispensables. Chaque équipe est poussée par au moins un de ces instruments, parfois accompagné d’une grosse 28 Ces airs sont en libre écoute sur le site de Brother Elephants (http ://www.brothers.com.tw/). 88 Jérôme Soldani caisse. Il rythme la tribune et accueille les joueurs lorsqu’ils entrent sur le terrain en début de partie. Traditionnellement de couleur rouge, 29 il arbore ici les couleurs du club, et parfois une représentation de sa mascotte. Ils sont autrement les mêmes que ceux que l’on retrouve dans les temples et les processions de la religion populaire taïwanaise.30 Faut-il y voir la reproduction d’un rituel religieux ou le détournement d’un objet cultuel dont le son, conjugué à la danse, « constitue une représentation allégorique de la victoire des dieux sur le mal et de l’aménagement du monde » (Zheng, 1989 : 87) ? Quel est le sens de cette grande cacophonie organisée ? Le tambour, dont on retrouve l’élément graphique dans les caractères chinois « rite » (li) ou « bonheur » (xi) (Lindqvist, 2008), se distingue comme un composant fondamental des rites propitiatoires censés apporter le bonheur et auxquels il confère en partie leur efficacité. Il répondrait alors au besoin d’être entendu par les forces supérieures pour obtenir leur soutien dans le drame fait d’alea qui se joue sur le terrain. Mais quel 29 La couleur rouge est associée chez les Han, qui représentent 98 % de la population de Taïwan, à la joie et au bonheur. C’est la couleur dominante lors des mariages et de la Fête du Printemps. 30 La religion populaire taïwanaise, telle qu’elle est généralement définie, est le système syncrétique bouddhismeconfucianisme-taoïsme au fondement de la pensée religieuse de la grande majorité des Han de Taïwan. Elle connaît encore une grande vitalité de nos jours. 89 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. sens lui donnent ceux qui, parmi les supporteurs, n’adhèrent pas à cette vision du monde ? A-Kai, animateur des Elephants à Taipei, est de confession protestante. Il dit ne jamais toucher d’objet cultuel d’une autre religion, mais jouer du grand tambour durant un match ne lui pose aucun problème. Il distingue donc l’instrument de sa fonction cultuelle. Le tambour est par ailleurs fréquemment employé dans d’autres activités artistiques, évènements sportifs et diverses festivités, sans relations directes avec la religion populaire. La performance dans les gradins n’est donc pas assimilée à un rituel religieux. On ne peut écarter en revanche une relation à sa symbolique. William Kelly conteste vigoureusement, témoignages à l’appui, l’hypothèse selon laquelle les rythmes joués par les groupes de supporteurs japonais seraient des réminiscences de chansons agricoles de l’époque médiévale qui font appel aux divinités pour la fertilité et les récoltes. Les spectateurs qu’il a interrogés affirment s’adresser plus directement au joueur qu’ils acclament. Kelly ne rejette pas pour autant une éventuelle association symbolique avec les croyances populaires autour de la déesse de la victoire (Kelly, 2004 : 88). Son commentaire ne tient pas compte cependant de l’animation dans son ensemble comme structure disposant d’une logique propre. Il n’est pas inhabituel d’observer des pratiques propitiatoires, individuelles ou collectives, faisant appel à des formes culturelles locales, 90 Jérôme Soldani dans d’autres stades et pour d’autres sports, ailleurs dans le monde. Mais il ne s’agit pas de faire du match de baseball à Taïwan un spectacle sportif identique aux autres, ni de le réduire à une forme générale de rituel séculier qui regrouperait toutes les manifestations contemporaines pétries d’exégèses (concerts de rock, meetings électoraux, etc.). Il est bien plus salutaire de souligner autant les similitudes que les écarts significatifs (ruptures, inversions, processus d’appropriation, etc.) entre cette activité spécifique et les grandes formes de rituels dont les populations locales sont empreintes (Bromberger, 1995 : 313-317).31 Le charivari des tribunes constitue une représentation codifiée, programmée et stéréotypée. La répétition et le partage sont garants de sa cohérence et de sa reproduction. Tout, ou presque, est planifié, encadré. Il y a là quelques similitudes avec les troupes processionnaires de la religion populaire taïwanaises qui sont emmenées par des spécialistes semi-professionnels et rythmées par les grands tambours (Allio, 2000 : 217). Leur but est de produire une « ambiance bruyante et chaude, mouvementée et active » (laojiat en hokkien, renao en mandarin) (Allio, 2000 : 229), c’est-à-dire « selon les critères d’appréciation 31 Quant à la question de la ritualité du spectacle sportif, elle renvoie au problème, peut-être insoluble, de la définition du concept de rituel lui-même et de savoir si ne partager qu’un certain nombre de ses propriétés structurelles est suffisant ou non pour y être assimilé (Bromberger, 1995 : 311-349). 91 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. indigènes, positive, porteuse d’efficacité symbolique » (Allio, 2000 : 222-223).32 Si l’animation des tribunes ne relève pas de la dimension de rituel religieux propre aux processions, 33 ou ne s’impose pas à leur exemple comme un devoir inconditionnel, 34 elle en assume en revanche la portée symbolique, par la certitude affichée de ceux qui la produisent qu’elle est en mesure d’affecter le cours du jeu luimême. Plusieurs supporteurs, et plus particulièrement les animateurs, revendiquent clairement cette volonté de créer une « ambiance chaude et bruyante ». Pour reprendre l’expression consacrée, il s’agit de « faire monter l’énergie » (tisheng qishi) nécessaire à l’engendrement d’un cycle positif 32 La dimension visuelle, par le jeu du mouvement et des couleurs, est aussi très présente dans ces processions. L’énergie et la vitalité que dégagent les troupes sont également appréciées. La réussite d’une fête est jugée à l’aune de son intensité évaluée par ses participants sur l’ensemble de ces critères (Allio, 2000 : 229). 33 « Le défilé et son parcours intègrent de nombreuses données relatives à l’histoire, à la géographie et à l’identité locales, marquées par des conflits ancestraux ou des pactes de solidarité mutuelle. Le défilé n’est pas narratif, ni évolutif. Au contraire, le cortège joue sur la répétition – répétition des segments, des composantes au sein du segment, des rites accomplis le long du parcours, d’une étape à l’autre et par chaque délégation. » (Allio, 2000 : 186) 34 « (...) jouer ici non seulement n’a pas pour fonction de divertir, mais c’est au contraire un devoir, une activité extrêmement sérieuse, c’est même une épreuve physique, une source d’épuisement pour les participants. » (Allio, 2000 : 189) 92 Jérôme Soldani de réussite. Ce principe répond à une certaine conception du « destin » (mingyun), étroitement liée à l’action et où la persévérance est une donnée essentielle à l’accomplissement des choses (Harrel, 1987 : 100).35 La cacophonie des tribunes participe donc à la confrontation qui se déroule sur le terrain. Les chants d’encouragement pour l’équipe supportée et les quolibets adressés aux adversaires n’en sont que le prolongement. La rhétorique des tribunes 18h50. Deuxième manche. Les spectateurs finissent d’arriver. Le stade n’accueillera pas plus de 2000 visiteurs ce soir. Les supporteurs des Lions sont à nouveau dépositaires de l’ambiance. Pour une courte durée seulement. Après trois retraits expéditifs, les Elephants reprennent la main et inscrivent le premier point de la partie sur un coup de circuit du n° 50, Chen Chih-yuan, star aborigène de l’équipe surnommé le « Golden Warrior ». L’explosion de joie est à la hauteur de l’espoir suscité par l’ouverture du score. La tribune en jaune se dresse unanimement avec 35 Après avoir frappé la balle, certains joueurs mettent toute leur force dans une course vers la première base malgré leur certitude qu’ils ne la prendront pas (chandelle, interception rapide, etc.). Ils donnent trois niveaux d’explications à leur détermination : la possibilité d’une erreur adverse, galvaniser leurs coéquipiers et la contribution à une montée en puissance de l’« énergie » (les deux premiers points pouvant résulter du dernier). 93 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. drapeaux, pancartes et bâtons d’encouragement. La sortie d’un troisième joueur n’entame pas cet enthousiasme. La fin de la manche est ovationnée par des cris, des coups de sifflets et des applaudissements. Da-Pang, comme de nombreux spectateurs, évoque déjà l’effet tant attendu de cet anniversaire. Début de la troisième manche. Les Lions occupent les trois bases en n’accusant qu’un seul retrait. Ils concrétisent en inscrivant deux points. Ce renversement du cours du jeu ne démoralise pas pour autant les supporteurs des Elephants. Ils poussent leurs favoris avec la même ferveur. Ces derniers se débarrassent des derniers attaquants, mais laissent échapper leur chance de revenir à la marque dans leur troisième phase d’attaque. 19h20. Quatrième manche. Les Elephants accumulent les fautes en défense, entraînant les cris horrifiés de leurs supporteurs qui plongent peu à peu dans la torpeur. Les Lions ne tardent pas à marquer un troisième point. Les Jaunes changent de lanceur. Rien n’y fait. Encore un point pour les Verts. Puis deux autres sur une erreur en champ extérieur. Menés 6 à 1, les supporteurs des Elephants tiennent bon, bien que quelques-uns abandonnent le stade. Avec quatre bâtons d’encouragement, des spectateurs représentent la lettre « K ». Le calvaire des Jaunes s’achève provisoirement avec le troisième retrait. Aux Elephants de tenter de se refaire. Dans les gradins, A-Kai prend la parole à travers le micro. Il 94 Jérôme Soldani tente de galvaniser le public dans ce moment difficile. Sur le terrain, c’est l’autre héros de l’équipe, le n° 23 « Chia Chia » Peng Cheng-min, qui attend à la batte. À chacun de ses passages, la vedette suscite un grand enthousiasme du public. Les spectateurs participent plus activement et plus nombreux au « Cha-cha de l’amour » (Ai qing de chacha), sa chanson attitrée. En mandarin, le surnom du joueur et le nom de la danse ne s’écrivent pas de la même façon, mais se prononcent de la même manière. Deux drapeaux à sa seule gloire sont agités par deux membres de son groupe de supporteurs personnel. Ces groupes, appelés « familles » ( jiazhu), ne peuvent exister sans l’accord préalable du club. Basés dans une partie haute des gradins, leurs membres se regroupent parfois autour des véritables membres de la famille de la vedette, quand ils n’en sont pas eux-mêmes. Leur présence n’est pas systématique et leur rayon d’activité se limite souvent à quelques stades localisés. Les drapeaux qu’ils brandissent sont maintenus tant que leur champion reste sur le terrain. Cela ne durera pas cette fois. Chia Chia est rapidement éliminé. La grande cacophonie est cependant réanimée par l’occupation des trois bases (« bases pleines », en mandarin manlei). Les spectateurs réclament le coup de circuit qui permettrait à leur équipe de remonter instantanément de quatre points en réalisant le « grand slam » (damanguan). Cet espoir est finalement déçu par la solide défense de Tung-yi. Ainsi s’achève une quatrième manche désastreuse pour les Elephants. 95 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. Dans les gradins taïwanais, on parle au moins quatre langues : l’anglais, langue source du baseball ; le japonais, langue avec laquelle les Taïwanais ont appris à jouer ; le mandarin (ou chinois standard), langue officielle de Taïwan depuis son retour sous un régime chinois en 1945 ; le hokkien, 36 langue maternelle de l’ethnie majoritaire de l’île, et une pointe de langues aborigènes.37 La traduction complète des règles du jeu en mandarin, depuis le japonais, est effectuée dans les années 1950 et s’est affinée depuis. Les commentaires télévisés sont exclusivement en chinois. Les noms propres des joueurs étrangers (yangjiang, littéralement « talents étrangers »), dont le nombre est limité à quatre par équipe, n’échappent pas à cette loi des traductions en mandarin. Imprononçables pour la grande majorité des supporteurs locaux, ils sont écrits en caractères chinois au dos des maillots des joueurs. Réciproquement, les encouragements qui leur sont adressés tombent dans des oreilles sourdes. Jim Magrane, lanceur d’ouverture américain, arrivé dans l’effectif des Elephants au début de la saison 36 Le hokkien est la langue des Hoklo (73 % de la population totale estimée à 23 millions d’habitants en 2010). Elle est plus couramment désignée par le substantif « taïwanais » (taiyu). 37 Les Aborigènes de Taïwan représentent seulement 2 % de la population totale, mais leur participation aux effectifs de la ligue professionnelle de baseball est estimée à 30 % (les problèmes de classification rendant ces statistiques discutables). 13 groupes distincts sont actuellement reconnus par le gouvernement insulaire. 96 Jérôme Soldani 2010, ne peut profiter des acclamations de son public qui l’appelle « Maikelun ».38 Le mandarin, « langue nationale » (guoyu), n’est pas parvenu à imposer son hégémonie absolue pour autant. Certaines terminologies japonaises, elles-mêmes souvent transcriptions phonétiques de l’anglais, sont conservées dans le jargon actuel du baseball taïwanais : hito (coup sûr), homuran (coup de circuit), pichah (lanceur), etc. Quelques mots d’anglais sont aussi employés. « Go » emporte les faveurs du public dont il permet de rythmer les chants avec son homologue chinois « jiayou » (allez !) qui est sans doute le mot le plus employé par les supporteurs. D’autres, comme « double play » (double jeu), sont préférés à leur traduction. Le hokkien est beaucoup plus présent. Il se mêle souvent à une réplique en mandarin pour en renforcer la rythmique ou la rime : « Ju qi ni de zuo shou, hao qiu, hao qiu. Ju qi ni de you shou (en mandarin), kòng-bē-tioh, kòng-bē-tioh (en hokkien) » (Lève ta main gauche, prise. Lève ta main droite, manque la balle, manque la balle). Les animateurs enrichissent ce langage, le transmettent aux autres spectateurs et s’assurent de son partage dans l’ensemble des stades du pays. Les contacts soutenus entre les différents clubs de supporteurs, parfois conflictuels, sont en cela né38 Ces traductions, également en ce qui concerne les termes techniques, laissent bien souvent perplexes les joueurs étrangers venus s’essayer dans la ligue taïwanaise (Soldani, 2010). 97 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. cessaire. La temporalité propre au baseball, avec la fréquence des rencontres et la répétition de situations de jeu au cours d’un match, permettent l’assimilation de chansons plus complexes. La coordination des chants revient au speaker. Les pannes régulières de microphone viennent considérablement compliquer leur tâche. Leurs cordes vocales sont rudement mises à l’épreuve, surtout lorsque les rencontres s’éternisent en manches supplémentaires et s’enchaînent au rythme de quatre ou cinq par semaine. Il n’est pas rare de voir se succéder une demi-douzaine d’animateurs au micro durant un match. Les chants de soutien aux batteurs se limitent généralement à la répétition de quelques termes de jeu et du nom du joueur en position de frapper.39 Si l’animateur souhaite modifier une cadence, il organisera une répétition entre deux demi-manches. Il peut s’agir par exemple de faire reprendre une partie de la réplique aux seuls membres masculins de l’assistance, puis l’autre, aux femmes uniquement. De nouveaux chants sont parfois essayés, puis finalement aban39 L’une des formules les plus courantes chez les Elephants donne l’enchaînement suivant : Speaker : « anda la anda » (coup sûr, un coup sûr), Public : « nom du joueur », Speaker : « anda la anda », Public : « nom du joueur », Speaker : « nom du joueur », Public : « quanleida » (coup de circuit), Speaker : « nom du joueur » (en prononçant distinctement chaque élément du nom, généralement trois caractères, donc trois syllabes), Public : « quan-lei-da » (reproduisant le rythme imposé par le speaker). 98 Jérôme Soldani donnés s’ils ne trouvent pas l’adhésion du public ou ne parviennent pas à se pérenniser. Certains sont supprimés quand ils ne plaisent pas au joueur concerné. L’enrichissement du répertoire se prépare plusieurs semaines avant le début de la saison. Durant le camp d’entraînement de printemps, les groupes de supporteurs vont faire connaissance avec les nouvelles recrues et se tiennent au courant des changements au sein de l’équipe auprès des anciens joueurs et des membres de l’encadrement. Les pancartes sont un autre vecteur d’expression pour les supporteurs. Il en existe deux sortes. Certaines sont fabriquées par le club. Elles sont confiées aux groupes de supporteurs qui les distribuent aux autres spectateurs en début de rencontre. Souvent, les spectateurs peuvent repartir avec les pancartes s’ils le souhaitent. Ce sont des supports publicitaires, où le club fait sa propre promotion et celle de ses sponsors. En 2008, Brother faisait circuler une paire de pancartes jaunes où son nom était associé à un partenaire fabricant de montres, avec les deux caractères « Xiongdi » (Brother) ou « bisheng » (victoire certaine).40 Ces pancartes, qui restent un outil d’encouragement, sont brandies durant la rencontre, sur l’incitation 40 En 2008, les Lions proposaient une pancarte orange en forme de chemise de baseball. Le seul nom de Tung-yi, en caractères mandarins, apparaissait au recto. Le verso était une réclame très détaillée du bureau du procureur de la Ville de Tainan, contre l’achat de votes lors des élections. 99 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. des animateurs. D’autres sont confectionnées par les fans et le plus souvent adressées à un joueur favori. Elles peuvent le représenter par un montage de photos ou de dessins accompagnés de mots d’encouragement. Elles se limitent parfois à un slogan.41 Certaines sont plus spécifiquement étudiées pour attirer le regard de la caméra et s’offrir un passage éclair sur l’écran géant du stade ou à la télévision.42 Certains écriteaux ou répliques recourent à un vocabulaire plus agressif. En 2006, les supporteurs des Macoto Cobras déployaient souvent une dizaine de pancartes carrées d’un mètre de côté représentant le seul caractère « sha » qui signifie « à mort ! », dans le sens guerrier de « à l’attaque ! ». Si un batteur adverse frappe une chandelle, des spectateurs peuvent lancer un « sí-lah » ou un « honnh-i-sí » (« tue-le » en hokkien). Ces emprunts au champ lexical de la mort contrastent avec le langage courant où il n’est jamais employé 41 En mars 2010, une pancarte représentant trois lignes de quatre caractères accueillait le temps d’une rencontre à Yunlin, son disctrict natal, le jeune Chu Wei-ming, joueur des Elephants portant le n° 52 : « Hûn-lîm tsù-tē / Pak-kang kiánná / 52 Chu Wei-ming » (Enfant de Yunlin / Fils de Peikang (sa ville natale) / 52 Chu Wei-ming). Sa lecture n’a de sens qu’en langue taïwanaise. 42 Cela ne signifie pas pour autant que les spectateurs taïwanais s’inscrivent collectivement dans un jeu de mise en évidence de soi. Certains utilisent ces mêmes pancartes, ou leur éventail, pour se cacher des caméras qui les dévoilent sur l’écran géant plutôt que de les saluer. 100 Jérôme Soldani à la légère. Pour les supporteurs, il va de soi que son utilisation se fait au sens figuré. Ils se distancient toujours des mots qu’ils emploient. Ils ne font que répondre à la tension du spectacle. Le stade n’est pas un champ de bataille euphémisé mais plutôt le théâtre d’une confrontation dramatisée (Bromberger, 1995 : 263-266). Certaines répliques stigmatisent l’équipe opposée. Plus une rencontre sera tendue, plus les tribunes auront recours à des quolibets à l’adresse des joueurs adverses. Leur contenu est étroitement lié à l’historique des confrontations. Deux clubs qui se disputent le titre plusieurs saisons de suite nourrissent souvent une rivalité exacerbée. C’est le cas des supporteurs des Brother Elephants qui aiment railler l’équipe des Sinon Bulls : « Hinglông lông-ioh, Hing- lông lông-ioh, Hing- lông Hing- lông bô-lōo-iōng » (en hokkien) (Sinon pesticide, Sinon pesticide, Sinon Sinon inutile)43. Des joueurs peuvent être individuellement pris à partie. Les dizaines de rencontres par saison sont autant d’occasions pour observer, puis exploiter, un épisode rocambolesque pour humilier la cible. Tsai Chung-nan, lanceur de Sinon, est moqué depuis un triste match où il avait concédé tant de points qu’il avait fini en pleurs sur le monticule : « Tsai Chung-nan, Tsai Chung-nan, difficile de 43 Le quolibet fait référence à l’activité de l’entreprise Sinon qui, dans les années 1990, donnait les noms de ses produits à ses joueurs étrangers, plutôt que de traduire leur nom en mandarin, ce qui était d’un effet pour le moins comique. 101 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. ne pas perdre de points » (Tsai Chung-nan, Tsai Chung-nan, xiang bu shi fen dou hen nan). 20h0 0. La cinquième manche n’amène aucun changement. « Mi-temps ». Un tirage au sort est organisé. Les vingt spectateurs dont le numéro de billet est sorti remportent un collier présenté par un joueur de Brother. L’interlude prend moins de dix minutes. Juste le temps de se ravitailler en boissons et en nourriture, ou de fumer une cigarette à l’écart des gradins. D’autres préfèrent braver l’interdiction et n’hésitent pas à s’en griller une de temps à autre depuis leur place. Sixième manche. La déliquescence des Elephants se confirme. L’équipe change encore de lanceur à deux reprises, mais concède deux points supplémentaires. 8 à 1. Les Jaunes arrêtent l’hémorragie avec un double-jeu. Les Elephants attaquent pour la sixième fois de la rencontre. L’espace d’un instant, le public croit à un coup de circuit. C’est finalement une longue chandelle facilement rattrapée en champ extérieur. Le batteur sort. Un supporteur de Brother en colère lance ses bâtons d’encouragement en direction du terrain. Il est immédiatement interpellé par Dapang, de retour au micro. Il rappelle qu’il ne faut rien lancer sur le terrain, en aucune circonstance. La manche s’achève. Les Elephants n’ont toujours pas retrouvé leurs couleurs. Da-pang répète que malgré la colère, il ne faut rien jeter. Bien que des agents professionnels de sécurité soient présents 102 Jérôme Soldani dans les stades, les animateurs sont en partie responsables de la bonne conduite des spectateurs.44 Les clubs, garants de leurs supporteurs devant la ligue, travaillent avec les animateurs pour canaliser les velléités du public. 21h00. Septième manche. Malgré leur confortable avance, les Lions maintiennent leurs opposants sous pression. Les supporteurs des Elephants, excédés, interviennent à présent durant la phase d’attaque adverse. Ils contrent leurs chants par d’étranges formules : « piāntong, piān-tong (en hokkien), huibang luokong (en mandarin) » (swingue et manque). Selon la localisation des stades, et si la situation sur le terrain est adaptée, cette formule peut être suivie de « shuiguo luwei (en mandarin), double play (en anglais) » (fruits au bouillon,45 double jeu) ; « muâ-tsî, muâ-tsî 46 (en hokkien), sanzhen chuju 44 Ces débordements dégénèrent rarement en actes de violence. Sur une centaine de matchs professionnels auxquels j’ai assisté à Taïwan entre août 2006 et août 2010, je n’ai eu connaissance que d’une seule altercation entre supporteurs. En 1992, les autorités avaient cependant pris la décision de retirer tous les fauteuils des tribunes du Stade municipal de Taipei, qui avaient la fâcheuse tendance d’être arrachés pour servir de projectiles aux supporteurs, des Elephants notamment. 45 Ce plat n’existe pas. C’est une invention sortie de l’esprit facétieux des fans de baseball. Le luwei est un bouillon d’eau salée agrémentée d’herbes gastronomiques et médicinales, variables selon les recettes en nombre comme en quantité. On n’y plonge pas de fruits cependant, mais généralement des légumes, des champignons et parfois de la viande. 46 De « Coca-Cola » qui se dit en mandarin « Kekou 103 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. (en mandarin) » (retrait sur trois prises et sors) ; « ke-thuí, ke-thuí, sí-tī-it-luí (en hokkien) » (Cuisse de poulet, cuisse de poulet, meurt à la première base). L’origine de ces expressions est difficile à déterminer. Leur paternité est parfois chèrement revendiquée. Un animateur pour les Elephants argumente : « Je me souviens très bien. Ça s’est passé dans nos tribunes. Un jour, une vieille dame qui vendait des boîtes à nourriture passait dans les gradins et criait : «piān-tong, piān-tong !» C’est alors que l’un des supporteurs, qui était vraiment concentré sur le jeu, a crié : «huibang luokong». Alors, tout le monde s’est mis à rire. Depuis ce jour, on utilise la formule. Ce sont les Elephants qui l’ont inventée. Et si les fans des autres équipes prétendent le contraire, ce sont des menteurs. » « Muâ-tsî, muâ-tsî » et « ke-thuí, ke-thuí » ne sont utilisés que par les groupes de supporteurs des Elephants du sud de Taïwan. À Taichung, dans le centre, il existe une variante qui n’est employée nulle part ailleurs : « Kele, Kele, sanzhen kuaile (en mandarin) » (Cola,47 Cola, trois prises et joie). La permanence du champ lexical de la nourriture n’est pas anodine dans un pays où discuter de ce que l’on mange est une obsession Kele ». 47 Youzhong, qui se traduit littéralement par « couilles », est un mot du langage vulgaire. Couramment usité, il n’est pas forcément employé dans un sens agressif mais, comme dans la langue française, en tant que synonyme de « courage ». 104 Jérôme Soldani (Anderson, 1988 : 210) et où le style culinaire est un important marqueur identitaire (Anderson et Anderson, 1977 : 375). Le partage de ce corpus et les divergences sont autant de marques, discrètes mais significatives, d’une appartenance locale. 21h15. Les Lions inscrivent leur neuvième point avant d’être renvoyés en défense. Stupeur dans la tribune hôte. Résignés, des spectateurs quittent le stade, persuadés qu’à présent plus rien ne permettra à leur équipe de revenir au score. Ceux qui restent, toujours supérieurs en nombre, redoublent d’énergie dans leurs encouragements, vigoureusement relancés par les animateurs de la tribune. Ils sont bientôt récompensés par un deuxième point de leur équipe. Celle-ci profite d’un relâchement défensif des Lions pour occuper de nouveau toutes les bases. Les spectateurs voient la chance enfin tourner. Mais l’espoir aura encore été de courte durée. Trois Elephants sont éliminés avant qu’un autre point ne soit marqué. 21h30. Huitième manche expéditive pour les Verts. Leurs trois batteurs sont retirés par une défense jaune retrouvée. Requinqués, les Elephants emballent le match. Ils inscrivent trois points coup sur coup. 9 à 5. Les Verts changent de lanceur. Sans effet. Brother marque encore deux points d’une seule traite. Euphorie des supporteurs. L’un deux détruit son éventail en plastique en matraquant le dossier de la chaise inoccupée devant lui. La moitié de la tribune est debout pour saluer l’exploit et continuer à pous- 105 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. ser l’équipe. Deux hommes frappent à présent le grand tambour simultanément. Mais la spectaculaire remontée s’arrête-là. 9 à 7. Fin de la huitième manche. La tension est remontée d’un cran. Les supporteurs des Jaunes y croient de nouveau et ne cessent d’invoquer un « renversement de situation » (nizhuan). La victoire n’est belle que quand elle disputée 22h0 0. La neuvième manche s’engage. Les Elephants choisissent de changer encore une fois de lanceur. La défense tient bon de nouveau. Elle renvoie les batteurs de Tung-yi sous leur abri sans que la marque ne soit aggravée. Les supporteurs de Brother ne se sont pas ménagés dans cette peine. Ils hurlent sans arrêt « à mort ! » (sha). Les Jaunes s’apprêtent à abattre leurs dernières cartes. Cette fin de match peut aussi bien être prolongée, en cas d’égalité, qu’être très brève. Mais après l’exploit accompli lors de la manche précédente, tout semble possible. En bas à droite des gradins du champ extérieur flotte maintenant une grande bannière sur laquelle sont inscrits deux caractères bien visibles qui signifient l’« esprit Elephants » (Xiang hun). Les supporteurs marquent ainsi leur distance avec l’entreprise qui préfère parler d’« esprit Brother » (Xiongdi hun) pour souligner la pugnacité affichée par les joueurs et leurs fans. Da-Pang ajoute alors : « On 106 Jérôme Soldani n’a pas besoin de beaucoup. Trois points suffisent. » Il demande aussi à tous les supporteurs de la tribune de bien vouloir se lever pour soutenir l’équipe avec plus de force. Cette phase d’attaque débute fort mal cependant. Deux Jaunes sont successivement sortis sans avoir pris une base. L’ardeur des supporteurs ne faiblit pas pour autant. Le lanceur des Lions est durement chambré, poings fermés et pouce vers le bas, bâtons d’encouragement secoués à l’envers, pour avoir volontairement lancé une balle sur un batteur expérimenté. Une succession de bons passages à la batte et une accumulation d’erreurs en défense permettent aux Elephants d’inscrire les deux points de l’égalisation. L’excitation des supporteurs et le vacarme qu’ils produisent sont à leur paroxysme. Car les Jaunes peuvent maintenant espérer remporter le match. Le lanceur des Lions donne quatre fausses balles à Chia Chia, qu’il redoutait. Cet aveu de faiblesse a de lourdes conséquences sur le terrain. Toutes les bases sont occupées. À présent, il ne peut plus se défiler. Un animateur de la tribune des Elephants le lui rappelle du haut des gradins : « Offre encore une base si tu en as les couilles ! » (Youzhong48 zai baosong !). La tension est à son comble. Le n° 55, Chen 48 Youzhong, qui se traduit littéralement par « couilles », est un mot du langage vulgaire. Couramment usité, il n’est pas forcément employé dans un sens agressif mais, comme dans la langue française, en tant que synonyme de « courage ». 107 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. Kuan-jen, dont c’est la première saison professionnelle, arme sa frappe et délivre finalement son équipe en frappant le « coup sûr de la victoire » (zaijian anda, littéralement « le coup sûr de l’au revoir »). Toute l’équipe envahit immédiatement le terrain pour célébrer leur triomphe. Les supporteurs sont en liesse. Nombre d’entre eux laissent exploser leur joie en bondissant dans tous les sens. Ils lancent leurs bâtons d’encouragement vers le terrain. Cette fois, il n’y aura pas de rappel à l’ordre. Si les supporteurs pensent agir sur le cours du jeu depuis les gradins, réciproquement, le drame qui se déroule sous leurs yeux influence le mouvement des tribunes. Plus une partie sera disputée, plus la tension sera palpable parmi les spectateurs. Le mode bien particulier d’encouragement déployé par les Taïwanais donne une réalité presque tangible à ce qui aurait pu n’être qu’un sentiment intériorisé. Une large victoire ou une cuisante défaite ne confère pas la même saveur à une rencontre. Le baseball offre un spectacle particulièrement attrayant en ce qu’il réserve la possibilité, même infime, d’une remontée au score jusqu’à l’ultime moment de la partie. Ces « retournements de situation » (nizhuan) rendent une partie inoubliable pour ceux qui l’ont vécue et l’inscrivent durablement dans la mémoire collective. Il en est ainsi de la rencontre du 1er septembre 2006, où les Elephants ont mis un terme 108 Jérôme Soldani à une série de treize défaites consécutives, dans leur « maison » de Hsinchuang, face à leurs plus anciens rivaux, les Lions, en renversant la situation dans la dernière manche, le soir où l’équipe célébrait son vingt-deuxième anniversaire. Épilogue 22h30. Après quatre heures d’une rencontre intense et riche en rebondissements, les Elephants tournent la page d’une longue série noire de treize défaites consécutives. Des spectateurs se précipitent à l’avant des tribunes pour voir de plus près les héros de la soirée. Les joueurs se réunissent par équipe en deux colonnes parallèles et s’inclinent face au marbre, où se trouvent les arbitres de la partie. Les joueurs des deux équipes se serrent ensuite la main. Puis, les Lions se dirigent vers leurs supporteurs qu’ils saluent en s’inclinant le long de la ligne de troisième base avant de regagner leur abri. Pendant ce temps, les Jaunes se congratulent entre eux. Les Verts partis, ils prennent place face à la tribune des visiteurs pour s’incliner à leur tour devant le public de Tung-yi. Les Elephants sont les seuls du circuit à le faire en cas de victoire. Ils gagnent ensuite la ligne de première base pour faire de même à l’attention de leurs supporteurs, puis se retournent pour adresser le même signe de respect au terrain. Ils rejoignent enfin les vestiaires sous les applaudissements. 109 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. Un podium est installé devant l’abri des vainqueurs pour accueillir le joueur élu l’« homme du match » (Dangchang zui you jiazhi qiuyuan).49 Il s’agit en l’occurrence du n° 3, Wang Chin-yung, qui se présente en larmes et s’adresse avec beaucoup de difficulté au public, qui l’acclame et le remercie. Il doit s’acquitter ensuite d’un entretien en direct avec la chaîne de télévision ludo-sportive Videoland (Weilai) qui retransmet toutes les rencontres de la CPBL depuis 1997. Après avoir rassemblé les pancartes et autres effets distribués en début de rencontre, les membres du club de supporteurs se rassemblent en cercle et s’écrient : « Les Brother Elephants n’abandonnent jamais » (Xiongdi Xiang yongbu fangqi). Ils prennent ensuite le chemin de la sortie parmi les autres spectateurs. Ils se tapent dans les mains et se congratulent, comme s’ils avaient activement pris part à la victoire. En un sens, c’est le cas. Mais beaucoup voient dans ce triomphe improbable les effets bénéfiques tant attendus de l’anniversaire de l’équipe. En quittant le stade, plusieurs spectateurs brandissent fièrement leur casquette sur lesquelles on peut lire tantôt en mandarin, tantôt en anglais : « Nous sommes tous frères » (Sihai zhinei jie xiongdi,50 ou We are all brothers). 49 Distinction décernée à la fin de chaque match de la ligue professionnelle taïwanaise par un corps de journalistes et les deux évaluateurs (scorers) de la rencontre. 50 Littéralement « entre les quatre mers nous sommes tous frères ». Le slogan est un jeu de mots qui fait référence à 110 Jérôme Soldani Une partie des spectateurs s’en retournent directement chez eux. Beaucoup veulent attraper la navette gratuite qui les reconduira dans le centre de Taipei. L’esplanade du stade est devenue impraticable en raison de la cohue des deux-roues qui tentent de la quitter dans le plus grand désordre. Pour d’autres, il est hors de question de partir sans saluer encore une fois leurs vedettes. Ils attendent aux abords du stade que le bus de l’équipe reprenne la route. Crépitements de flashes, salves d’applaudissements et pancartes brandies bien haut accompagnent les joueurs jusqu’à leur moyen de transport. La foule doit s’écarter au passage du véhicule et salue jusqu’au dernier instant les héros de la soirée. Ces derniers sont déjà en pleine collation, également abonnés aux boîtes à nourriture. Quelques irréductibles, montés sur leurs scooters, font route commune avec le bus jaune des Elephants, parfois jusqu’à leur dortoir du centre-ville. Là, les attendent déjà une vingtaine de fans qui ont fait le chemin plus rapidement, en voiture. Les joueurs, sacs de matériel sur le dos, ne parviennent à parcourir les dix mètres qui les séparent de l’immeuble qu’au prix de poses photos, signatures d’autographes et moisson de lettres de fans. Ces derniers ne partiront qu’une fois la dernière idole rentrée. De retour chez eux, certains visionnent encore le match, ou en apprécient les temps forts résumés l’entreprise Brother, propriétaire des Elephants. 111 Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan. à la télévision. Quant au résultat de la partie, il est encore disséqué, commenté et débattu sur le forum Internet du club51 par les fans qui ont suivi la rencontre depuis les tribunes ou devant leur poste de télévision, en tous cas au moins jusqu’au surlendemain, jour de la rencontre suivante. Encadrés par un groupe d’animateurs semiprofessionnels reconnus par le club, les supporteurs taïwanais, de tous âges et de tous horizons sociaux, produisent une « ambiance chaude et bruyante » dans le but de pousser leur équipe. Au rythme du grand tambour et des trompettes, ils tapent leurs cônes de plastique et entonnent des chants et des rengaines qui n’auraient de sens pour un néophyte, mais renvoient une culture du baseball locale et au jeu des appartenances. Ils sont eux-mêmes pris dans la cadence de la rencontre et cette incertitude quasi permanente qui caractérise le baseball. Le spectacle auquel ils assistent s’inscrit aussi dans une temporalité plus grande que celle du match lui-même, celle du baseball professionnel. Celle des moments qui précèdent ou suivent une rencontre. Celle des parties qui s’enchaînent presque quotidienne51 Ce forum offre aux supporteurs une plateforme pour des discussions interminables sur les détails d’une partie, la vie de l’équipe ou d’autres sujets, parfois complètement étrangers au baseball. Il compense en cela la faible sociabilité des tribunes qui ne laissent guère le temps de tisser de solides liens avec les inconnus, à moins d’appartenir à un groupe de supporteurs. 112 Jérôme Soldani ment de février à octobre. Celle des saisons qui se succèdent année après année, émaillées des longs mois d’entraînement. Celle de l’histoire d’un club qui se construit avec ses joueurs comme avec ses fans qui forgent sa mémoire. La trame narrative du baseball est vécue en direct dans les stades ou devant les postes de télévision et en différé au travers des comptes rendus médiatiques et des commentaires du quidam. Les chaînes sportives et les magazines spécialisés informent et produisent à l’envie de nouveaux récits sur les clubs et leurs membres. Un nombre important de records jalonne les compétitions52 et offre quelques consolations à ceux qui voient le titre de champion leur échapper indéfiniment. Tous ces éléments sont les objets d’interminables discussions entre supporteurs qui viennent grossir leur arsenal rhétorique à leur retour dans les tribunes. Bibliographie ALLIO F. (2000) « Marcher, danser, jouer. La prestation des troupes processionnelles à Taïwan », Jeux rituels, numéro spécial Études mongoles et sibériennes, cahiers 30-31, Paris, Klincksieck, pp. 181-235. ANDERSON E. N. (1988) The Food of China, New Haven, Yale University Press. 52 La ligue professionnelle taïwanaise enregistre 26 catégories de records individuels pour les batteurs, et autant pour les lanceurs. 113 ANDERSON E. N. et ANDERSON M. L. (1977) « Modern China: South », in CHANG K. (ed.), Food in Chinese Culture. Anthropological and Historical Perspectives, Taipei, SMC Publishing , pp. 317-382. BROMBERGER C., HAYOT A. et MARIOTTINI J.-M. (1995) Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme. BROWNELL S. (1995) Training the Body for China. Sport in the Moral Order of the People’s Republic, Chicago, University of Chicago Press. HARRELL S. (1987) « The Concept of the fate in Chinese Folk Ideology », Modern China, 13 (1), pp. 90-109. KELLY W. W. (1997) « An Anthropologist in the Bleachers. Cheering a Japanese Baseball Team », Japan Quarterly, 44 (4), pp. 66-79. KELLY W. W. 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