L`art à se mettre sous la dent | Le Devoir

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L`art à se mettre sous la dent | Le Devoir
L’art à se mettre sous la dent
22 novembre 2013 | Émilie Folie-Boivin | Livres
Le contenu de L’invitation gourmande de Donna Hay (1999),
premier livre de cuisine offert en cadeau, je le connais par coeur et
je peux même vous dire ce que goûte chacun des plats — sauf les
«tamarillos au sirop de sauternes» (de... qu… han?). Pourtant, je
n’ai essayé aucune des recettes toutes simples, encore à ce jour
intimidée à la seule idée de sortir de leur environnement contrôlé
ces mets où le choix de chaque graine de sésame semble résulter
d’un scrutin uninominal à deux tours au sein de l’équipe artistique.
Merci au soin mis dans l’esthétique du visuel, la styliste et auteure
australienne a ensuite inspiré plusieurs auteurs de livres de cuisine
à faire de leurs photos de fettucine alfredo de petits chef-d’oeuvres.
«C’était révolutionnaire quand ça a commencé. Mais les jours de
Donna Hay sont terminés.»
Photo : Dominique T. Skoltz
Le gravlax de saumon, tiré du dernier
livre de Josée di Stasio, Le carnet
rouge, publié chez Flammarion Québec.
Assis au comptoir de la cuisine au fond de sa librairie gourmande,
Jonathan Cheung sort de ses tablettes One Good Dish de l’auteur et
collaborateur au New York Times David Tanis, et l’ouvre à une page
d’alléchantes moules grillées. «Il était de passage récemment et je lui ai demandé comment il en
était arrivé à ça.» Trois étapes faciles : le plat, il l’a cuisiné, l’a pris en photo, et l’équipe l’a mangé.
Pas de chichi.
Les photos qu’on se met sous la dent ne sont pas toutes une réalisation aussi simplissime — les
stylistes culinaires ne chôment pas —, mais les images croquées par le cellulaire, vues dans les
émissions à la télé, ainsi que notre quête d’authenticité ont transformé l’imagerie des publications
culinaires, comme en parlaient les éditeurs et auteurs panélistes au FoodBook Fair de Brooklyn, en
mai dernier.
Pour rendre les recettes accessibles, les publications se donnent depuis quelques années un
look«comme à la maison». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Marilou fait un tabac avec
ses recettes de Trois fois par jour (qui sortiront dans quelques mois du Web pour s’ancrer au papier).
Les photos prises par son chum Alexandre Champagne non seulement sont sublimes, mais elles nous
permettent de croire qu’on a nous aussi la possibilité d’emballer négligemment nos biscuits à la
citrouille dans un linge de table — même si, dans la vraie vie, ils finissent dans un Tupperware parce
qu’il n’y a que Marilou, il n’y a que toi et Gwyneth qui ont des torchons qui ne sont pas d’une
propreté douteuse.
D’aussi loin que la technologie l’a permis, les livres de cuisine comportaient des images. En France, le
premier ouvrage gourmand illustré en couleur date de 1867. En effet, le food porn n’est pas récent
car on peut supposer que les ménagères du XIXe siècle se délectaient de ces magnifiques dressages
de table et de plats, moins pratiques qu’esthétiques, accompagnant les recettes, raconte Julia
Csergo, professeure responsable du Certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la
gastronomie à l’UQAM. «Même si des oeuvres artistiques se retrouvaient à l’intérieur, ces livres
demeuraient des ouvrages techniques pour des gens qui cuisinaient. Bien qu’on les retrouvait dans
les bibliothèques, ils n’étaient pas pour autant considérés comme des objets d’art. »
Alors qu’aujourd’hui, avec les améliorations et les progrès technologiques dans le domaine de la
publication, on peut avancer que ceux des grands chefs sont des oeuvres en soi (d’ailleurs, mettez la
mains sur Comment cuire un oeuf de Rose Carrarini — Phaidon —, sans photo mais dont les
illustrations rêveuses de quiches donnent envie de sortir les images du livre pour les afficher au
mur).
Pensons seulement à l’immaculée confection Toqué! de Normand Laprise, qui trouve davantage sa
place sur la table à café qu’à côté du percolateur. Le livre sur la cuisine québécoise a pris un temps
fou (plus de deux ans) à réaliser puisqu’il fallait attendre la saison des framboises et des asperges
pour faire les photographies. Si ce n’est pas de l’art...
En rendant ainsi impérissables ces productions éphémères dont tout le monde parle mais que peu
d’élus peuvent déguster, les livres de chefs célèbres servent par procuration aux gastronomes une
expérience gustative juste pour les yeux. Qui donne beaucoup de plaisir.
C’est aussi là l’ultime utilité du livre de cuisine, avant même son aspect pratique. Le plaisir par les
histoires qu’il raconte dans les images, les textes et même les recettes. «En 1955, quand les aliments
transformés entraient dans notre alimentation, le magazine Maclean’s rapportait que le sujet de
conversation préféré des femmes n’était pas le sexe, ni la famille, c’était la nourriture», constate
Nathalie Cooke, professeure de littérature à l’Université McGill, qui a colligé le livre What’s to eat?
Entrées in Canadian Food History (MPUQ, 2009).
Soixante ans plus tard, ça n’a toujours pas changé. Surtout que, selon BooknetCanada, en 2012, les
Canadiens ont acheté plus de 1,7 million de livres de cuisine parmi 9823 bouquins, dont une nouvelle
cuvée de 2087 titres.
Des sociétés distinctes
Par curiosité, j’ai demandé à Karen Gelbart, présidente du concours canadien d’ouvrages culinaires
Les Saveurs du Canada, s’il y a une différence dans la présentation visuelle des ouvrages
anglophones et francophones: «En fait, c’est plutôt dans le contenu qu’ils sont distincts. Les livres
anglophones ont un penchant très… mode de vie santé. Nous avons vu passer des douzaines de
livres sur le chou kale et l’alimentation végétarienne, alors que le Québec présente des livres sur les
recettes à la mijoteuse de Ricardo autant que sur la cabane à sucre de Martin Picard. Tirez-en vos
propres conclusions, mais il y a dans la cuisine québécoise une très grande place pour le plaisir.»
Pendant que les auteurs peaufinent cet art aux chaudrons, nous pourchassons ce plaisir en solitaires,
sous les couvertures, en s’empiffrant sans remords de leurs appétissants récits.

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